J'ai souvent évoqué dans ces pages la brocante de l'
Avenue des Marins : c'est pour moi un lieu magique qui recèle toujours quelque surprise, quelque heureuse trouvaille, mais il se trouve que ma dernière visite remontait à
décembre 2017 (avec la plaque 444 du
Panicum Plicatum Linné). La brocante a lieu tous les premiers dimanches du mois (sauf en juillet-août) mais, depuis six mois, chaque fois un événement particulier m'avait empêché d'y aller traîner mes guêtres. Ce matin du 3 juin, exceptionnellement, rien ne s'étant mis en travers de mon chemin, je renouais enfin avec cette vieille habitude.
A cette époque de l'année, il commence à y avoir beaucoup de concurrence avec les brocantes de village et autres vide-greniers, aussi y avait-il beaucoup de trous dans l'enfilade des exposants. Et il n'y avait pas une foule énorme, malgré le beau temps (tant mieux, pensé-je égoïstement, je n'ai aucun goût pour la foule). Comme je commence à redescendre l'avenue, j'avise trois cartons de livres sur le trottoir. Je jette un œil : le premier livre que j'aperçois est
Danube de Claudio Magris. Je l'ai lu il y a bien longtemps, je l'avais emprunté à la bibliothèque de La Châtre,
Danube, récit admirable qui nous fait voyager des sources du fleuve jusqu'à son delta, le grand écrivain italien y retraçant dans son sillage tout ce qui compte dans la littérature de la
Mitteleuropa. C'était bon signe : de fait ces trois cartons étaient une mine d'or, ne renfermant pratiquement que des ouvrages intéressants qui signalaient un vrai lecteur, mélomane qui plus est, car abondaient les essais sur la musique. Je me tournai vers le vendeur le plus proche, mais celui-ci me répondit que je pouvais me servir, ces cartons ne lui appartenaient pas, ils avaient été semble-t-il déposés là pour qu'on se serve. Inespéré. D'autant plus que dans cette manne se trouvaient plusieurs livres qui avaient un lien direct avec mes recherches les plus récentes. La perle étant
L'enfant brûlé de Stig Dagerman dont j'ai parlé ici à propos de François Truffaut. C'était presque inouï de le découvrir ici sans l'avoir cherché.
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Une petite partie du butin |
J'ai rempli mon sac à dos. Et failli rebrousser chemin : n'avais-je pas assez à lire pour six mois (revenu à la maison, j'ai compté vingt-deux ouvrages, autant que de lames majeures du Tarot) ? Et j'en ai délaissé qu'en temps normal j'eusse emporté sans délai. Mais il fallait bien que d'autres trouvent aussi leur bonheur, et quand la chance vous accompagne ainsi, que l'on vous donne sans compter, il faut bien donner au moins un petit peu de votre côté. Aussi j'ai poursuivi ma route et j'ai acheté au petit stand de Gérard Touret son livre de souvenirs auto-édité,
Soyez réalistes, demandez l'impossible. Gérard a fait partie de ces jeunes qui ont tout quitté après 1968 pour vivre à la campagne, fuyant la société de consommation, avides de fonder un nouveau mode de vie, de participer à la construction d'un nouveau monde, à l'exemple de l'
An 01 de Jacques Doillon sur lequel il ouvre son récit. Il s'était installé avec sa compagne dans un hameau de ma commune natale (qu'il ne cite pas dans son livre - il ne cite d'ailleurs aucun nom de ville ou de village, et tous les noms des personnes sont changés). Je ne l'ai jamais bien connu, même si nous avions des amitiés en commun, mais je l'ai croisé assez régulièrement, assez en tout cas pour que l'on se reconnaisse et échange brièvement. Sa vie avait été difficile, la confrontation de l'idéal autarcique et communautaire avec la réalité berrichonne avait été souvent douloureuse, et il a fini par rentrer dans le système, dans
le processus de normalisation, écrit-il (oui, j'ai lu ce court opus d'à peine quatre-vingts pages dans l'après-midi). Après avoir essayé l'apiculture, il a trouvé du travail dans l'insertion sociale, en tant que formateur, un travail où il s'est engagé, écrit-il encore, avec sincérité et avec passion. Je veux bien le croire. De ce témoignage à la fois modeste et lucide, qui ne cache rien des rêves et des échecs, j'extrais ce passage de la fin du livre qui en résume bien le propos :
"Il avait donc pris la tangente. C'est comme cela qu'il comprenait les choses maintenant. Il savait que la tangente est cette ligne qui permet de s'échapper du cercle dans lequel on attendait qu'il se laisse enfermer. La tangente, c'est une ligne de fuite et le sens de la liberté.
Mais la tangente tient toujours à la courbe et ne peut jamais en être totalement détachée."
Paradoxalement, cette brocante est une de celles qui m'a coûté le plus cher. Après Gérard, je suis tombé sur un lavis magnifique qui m'a immédiatement accroché l’œil, alors que je ne chine jamais les tableaux en règle générale. Le jeune brocanteur avait aussi un
masque Fang du Gabon, reproduit dans un ouvrage sur Brancusi, j'ai bien failli craquer aussi.
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