jeudi 30 mai 2024

Nadal et le cheval de Turin

Comme j'avais beaucoup aimé Les fantômes comme les chats choisissent leurs maîtres, de Daniel Sangsue, j'ai commandé le volume précédent, Journal d'un amateur de fantômes, toujours aux éditions suisses de La Baconnière, qui couvre les années 2011 à 2018. 

L'année 2013 y commence au 3 janvier, avec ce titre en italiques : Turin, ville de fantômes. Et voici ce qui suit :

"A deux cents mètres de notre hôtel, dans la continuité d'une place bordée de deux palais dont l'un est la Biblioteca Nazionale, nous découvrons l'immeuble où Nietzsche a écrit Ecce Homo. Il y a une grande plaque qui commémore son séjour au numéro 6 de la via Carlo Alberto.

Le soir je lis Les Désarçonnés de Pascal Quignard (Grasset, 2012), l'un des deux livres que j'ai pris avec moi, et je tombe sur le passage suivant :

En avril 1888, Nietzsche loue une chambre au 6 via Carlo Alberto à Turin. Quand il sort, il traverse la place, il empruntera contre-allée, il suit la rive du Pô.
Le 3 janvier 1889, Piazza Carlo Alberto, devant la fontaine, il regarde un vieux cheval humilié que son propriétaire frappe avec violence. Le cheval regarde Nietzsche avec un tel air de douleur  que ce dernier court vers lui, l'enlace et perd à jamais l'esprit."

Or, il se trouve que ce livre, Les Désarçonnés, est précisément sur ma table de travail au moment où je découvre ce passage du Journal. Je l'avais ressorti le 13 mai dernier, alors que j'achevais la relecture de Matthieu, l'essai de Denis Guénoun, lu une première fois en février-mars 2021.


Pourquoi être revenu sur ce livre ? Il faut savoir que dans cet ouvrage Denis Guénoun "cherche à comprendre l'importance énigmatique prise dans sa vie par le prénom Matthieu".  Il est composé de sept chapitres, dont le premier et le septième tournent autour des grands tableaux consacrés à l'évangéliste saint Matthieu par Caravage. Ainsi celui qui orne la couverture, La vocation de saint Matthieu, de la chapelle Contarelli de l'église Saint-Louis-des-Français à Rome. Mais, dans le septième et ultime chapitre, c'est une autre toile du Caravage que Guénoun évoque : La Conversion de Paul. C'est un détail de ce tableau  qui forme précisément la couverture de l'édition folio des Désarçonnés.


Je l'avais lu en 2014 et je m'en souvenais assez pour avoir inscrit en marge du livre de Guénoun, à la page 222, au crayon de papier, le nom de Quignard. Rappelons brièvement l'histoire pour celles et ceux qui ont quelques lacunes en histoire biblique. Les Actes des Apôtres relatent au chapitre 9 sa chute de cheval, alors qu'il était en route pour Damas : aveuglé par une éclatante lumière venue du ciel « [Paul] tomba par terre, et il entendit une voix qui lui disait : Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? Il répondit : Qui es-tu, Seigneur ? Et le Seigneur dit : Je suis Jésus que tu persécutes. Il te serait dur de regimber contre les aiguillons." Conduit par  ses valets à Damas,  Paul reste aveugle pendant trois jours, sans boire et sans manger. Au troisième jour, Ananie vient et lui impose les mains : "Au même instant, il tomba de ses yeux comme des écailles, et il recouvra la vue. Il se leva, et fut baptisé ; et, après qu’il eut pris de la nourriture, les forces lui revinrent."

Bon, après ce petit détour (mais on va voir très bientôt qu'il est toujours question de cheval), je reviens à Daniel Sangsue qui note juste après la citation de Quignard : "Or nous sommes le 3 janvier ; notre visite coïncide donc avec la date anniversaire de cet épisode."


Petit saut dans le temps : le 21 mai, j'achète à Arcanes Les derniers jours de Roger Federer, Et autres manières de finir, de l'écrivain britannique Geoff Dyer (Editions du sous-sol, 2024), un livre acquis à l'intuition, car personne ne m'a jamais conseillé ou même parlé si peu que ce soit de Geoff Dyer. "Dans ce récit fragmentaire, nous dit la quatrième de couverture, Geoff Dyer confronte sa propre expérience de l’âge aux derniers jours et aux dernières réalisations d’écrivains, de peintres, d’athlètes et de musiciens qui ont compté pour lui. " Parmi ceux-ci, bien sûr, Roger Federer (Dyer lui-même est un fervent tennisman).  Et il se trouve, comme un fait exprès, que le lundi 27 après-midi, je lis ce livre passionnant (et pétri de ce bel humour British que j'adore) en même temps que je suis le match qui oppose Raphaël Nadal et Alexandre Zverev. Un moment très fort, très émouvant, pour les passionnés de tennis. On peut d'ailleurs légitimement se demander comment je fais pour faire les deux choses à la fois. De fait, je lis lentement, je passe sans arrêt de la page à l'écran. Mais en fin de compte c'est très cohérent ce qui se passe là, car c'est aussi à une fin que l'on assiste, la fin du règne insolent du Majorquin sur la terre battue de Roland-Garros. Le dernier combat du vieux taureau au cuir tanné contre le jeune prétendant fringant, confiant et implacable.

Au fragment  40 de la première partie (le livre de Dyer est divisé en trois parties de 60 fragments chacun), l'auteur rapporte ce propos de Cioran : "La grande chance de Nietzsche était d'avoir fini comme il a fini. Dans l'euphorie !" et précise plus loin, dans le fragment suivant, que Cioran "- qui a lui-même fini dans la démence sénile" - ne faisait pas allusion à la fin de la vie de Nietzsche mais à "la phase de son existence qui prit fin le 3 janvier 1889, à Turin, lorsqu'il vit un cocher frapper son cheval. Nietzsche se précipita pour entourer de ses bras le cou de la pauvre bête puis il s'écroula. Il reprit  conscience mais ne recouvra jamais la raison." (p. 82)

A quelques jours d'intervalle, retrouver cette anecdote du cheval de Turin se déroulant le 3 janvier 1889 avait quelque chose de saisissant. D'autant plus qu'à la page 86, fragment 43, Geoff Dyer se trouvait en 2013 à Turin pour un festival de jazz. 2013, la même année donc que Daniel Sangsue. Mais ils ne pouvaient s'y rencontrer, le festival de jazz, j'ai vérifié, se déroulant du 26 avril au 1er mai.

Le retour à un autre livre s'imposait alors, L'immense solitude de Frédéric Pajak, auquel j'ai consacré déjà deux articles, en 2017 et 2022. Je reproduis ici une nouvelle fois et sans aucune vergogne la présentation qu'en fait l'éditeur Noir sur Blanc (soit dit en passant, encore un éditeur suisse) :

"Cinquième édition, revue et largement augmentée, de ce livre devenu introuvable par lequel Frédéric Pajak avait fait connaître en 1999 un genre nouveau : le récit biographique et autobiographique écrit et dessiné. À première vue, Friedrich Nietzsche et Cesare Pavese n’ont rien en commun. Et pourtant : tous deux sont orphelins de père, tous deux ont grandi dans un entourage exclusivement féminin, tous deux n’ont jamais su se faire aimer d’une femme, tous deux ont eu une vie brève, solitaire et émouvante. Et puis, tous deux ont été inspirés par une ville, Turin, et son atmosphère terriblement « psychique ».
C’est à Turin que Nietzsche perd la raison : il a 44 ans. Et c’est à Turin que Pavese se suicide dans une chambre d’hôtel : il a 42 ans. Le philosophe allemand meurt le 25 août 1900, l’écrivain piémontais un demi-siècle plus tard, à un jour près, le 26 août 1950. En cherchant des rapprochements entre ces deux artistes, ces deux « jusqu’au-boutistes de la mélancolie », l’auteur se glisse dans leur drame, dans les blessures inguérissables de leur enfance. Il fait revivre les événements tragiques qui les ont conduits l’un à la folie, l’autre au suicide.
Ce livre est d’abord une rêverie, une suite de détours et de coïncidences. Les murs de Turin y transpirent. Ils parlent. Il fallait au moins trois cent cinquante dessins pour faire entendre leurs voix. « Ce livre n’est pas une biographie, ni deux biographies, et encore moins une autobiographie. Ce n’est pas un livre d’histoire, ni d’histoires, ce n’est pas un livre de géographie, ce n’est pas un roman et ce n’est pas une bande dessinée. » C’est l’un des maîtres-livres de Frédéric Pajak." (Je souligne)

Pajak représente l'épisode du cheval à la page 203.


Je n'en ai pas fini pour autant. Qu'on se le dise, d'autres prolongements vont suivre.


"Repu de jazz, je me suis promené dans les rues de la ville en écoutant "Lowlands" de Gillian Welch. Avec son rythme lourd à la batterie délibérément lancinante, "Lowlands" est une chanson sur la dépression ("quel est ce poids qui pèse sur mon esprit ?"), sur la façon dont, au bout d'un moment, on s'y habitue tellement qu'on en oublie qu'on est déprimé, qu'on en vient à considérer cet été maussade comme une réaction normale à la vie, comme la condition même de l'existence. Et plus encore : on en vient presque à l'aimer, à trouver une forme de réconfort dans le poids mort de sa familiarité. Comme Nietzsche lui-même à Rome, au printemps 1883, quand il se contentait d'"accepter la vie"." (p. 92)



lundi 27 mai 2024

Le complot des geais

Samedi matin, après passage au marché place de la République, petit tour à la Fnac. Me fait signe le dernier livre de Christian Bobin, Le muguet rouge (2022). Un livre bref, tout en fragments, comme je les aime. Avec cet incipit décapant : « Mon père mort me montre deux brins de muguet rouge. » Je feuillette ensuite le huitième tome du Journal hédoniste de Michel Onfray. Je me demande bien pourquoi, parce que si j'ai bien aimé Onfray dans ses premiers livres, il m'irrite souvent maintenant, avec sa stature de Commandeur péremptoire. Or, je tombe tout de suite sur un chapitre où il évoque Christian Bobin, sa chambre monacale, le lit étroit comme un lit d'enfant. Et en dit du bien. Un saint, dit-il, même si personnellement, en tant qu'athée revendiqué, il ne croit pas à la transcendance. Ça me réconcilie un peu avec Onfray ; en tout cas, je me suis senti fortifié dans mon achat.


Le lendemain, à Aigurande, pour la fête des mères. Après le déjeuner, plantation de framboisiers dans le jardin, le long du mur en briques qui le sépare de celui du voisin. C'est à ce moment que je perçois une sorte de remuement dans un arbre, et puis une sorte de furtif éclair bleu. C'est un geai qui mène un discret tapage et s'envole peu après, disparaissant dans la sylve retorse et obscure qui prolonge le jardin. Un geai, oui, et je me demande combien de temps a passé depuis la dernière fois où j'ai eu la chance d'en voir un.

Le soir-même, après avoir vu Scarface de Brian de Palma, qui s'achève en une apocalypse de muguets rouges de sang cubain et américain, je sens qu'un brin de poésie ne saurait faire du mal. Je commence donc le Bobin, j'arrive à la page 29 où l'on peut lire : "Le chêne s'arrête devant moi, essoufflé." Avouez que c'est une expérience rare, que le jogger dominical en forêt n'imagine même pas. Et le poète n'hésite pas à pousser plus loin le bouchon : "Ses feuilles lapent l'eau dans la coquille Saint-Jacques de mon coeur." Il exagère sans doute, mais c'est la suite qui me réjouit vraiment : "Elles couvent le complot des geais, leurs alertes claquantes de becs en bois. C'est une fin de mai."

Le geai aigurandais m'est alors revenu en mémoire. L'idée qu'il fut complotiste ne m'était pas venue à l'esprit, je dois manquer d'imagination. Christian Bobin n'en a jamais manqué, lui qui décrit l'écriture comme ce "moineau tombé du nid de la vie sainte", à qui il a "appris à donner la becquée". Il a la métaphore aviaire facile. Trop facile peut-être. Je préfère le passage qui suit : "Mon père dans le jardin de l'affreuse maison de long séjour, une semaine avant sa fin, avait trouvé un geai mort. Ses mains se creusaient en berceau pour l'accueillir. Ses yeux s'ouvraient à l'infini du bleu strié des petites ailes. Il venait d'enlever deux tours à la mort."

J'ai pensé alors à mon propre père. Dans le jardin, nous avions évoqué plusieurs fois son souvenir. Les arbres qui l'ombrageaient, en dehors d'un seul, c'est lui qui les avait plantés, greffés. Les oiseaux, il les connaissait bien aussi. Je m'étais inspiré de ses paroles pour écrire cette petite fiction brève en septembre 2008, Un peu bourru.

"- Regarde, elle est là !
Il m'a tendu les jumelles et j'ai vu la mésange qui picorait le petit sac de graisse.
- Je l'attache, sinon les merles me le foutent par terre. Les merles, ça n'aime pas manger perché.
Il avait construit trois petites maisons en bois pour les oiseaux. En châtaignier, presque aussi solide que du chêne. Nichoirs qu'il avait placés dans les arbres, dans le grand cèdre du parc et deux vieux poiriers presque centenaires.
- Je les ai posées avant l'hiver. Il faut qu'elles prennent l'habitude avant même les grands froids.
Lui qui aimait tant chasser autrefois, tirer la perdrix et la bécasse, la grive et le canard sauvage veillait donc maintenant au confort des mésanges, au bien-être des piafs et des loriots. (...)"


mercredi 22 mai 2024

Mes forêts sont de longues traînées de temps

Appel de la crue
Appel au flot sombre des mots criblés d'ajours
A la boue bouleversant le mol balancé des rives
Au tourbillon tourbeux à la tombe certaine
Que monte la hargne des troncs la clameur des biefs
Qu'elle m'emporte en sa main noire d'aragne bègue
Qu'elle précipite les nuits sur le versant lissé des jours
Qu'elle ébouriffe les toits et ventile les ruelles

Soif du poème 

Besoin en ce temps-ci de boire à la source vive de la poésie. Après avoir découvert en mars dernier le recueil étincelant de Maya Angelou, Et pourtant je m'élève, j'ai acheté le 13 avril Mes forêts, d'Hélène Dorion (Coll. Sacoche, Bruno Doucey, 2021), "première Québécoise et première femme vivante au programme du baccalauréat", nous dit la quatrième de couverture, mais ce n'est évidemment pas pour ça que je l'ai choisie alors que je ne n'en avais jamais entendu parler, mais bien plutôt pour ce qui suivait : "vit environnée de lacs et de forêts, de fleuves et de rivages, de brumes de mémoire et de vastes estuaires où la pensée s'évase." Car le besoin de poésie que j'éprouvais alors (et continue d'ailleurs d'éprouver) coïncidait aussi avec la soif d'espace, de terre et de ciel, de nuages, de rivières, de chemins creux et de lisières. C'est à haute voix que je lus la plupart des pièces du recueil, dont celui-ci qui en est l'ouverture :
Mes forêts sont de longues traînées de temps
elles sont des aiguilles qui percent la terre
déchirent le ciel
avec des étoiles qui tombent
comme une histoire d’orage (...)

Deux jours plus tôt, j'étais passé par la médiathèque où j'avais emprunté L'invité du miroir d'Atiq Rahimi (dont j'ai parlé ici), La mémoire délavée de Nathacha Appanah et Incendire, le dernier récit d'Hélène Cixous. De ce dernier j'ai commencé la lecture le 13 avril. Or, au cœur de ce livre brasillait le Grand Incendie de La Teste-de-Buch de juillet 2022, les feux de forêt en Gironde au milieu desquels Hélène Cixous était prisonnière, en sa maison d'Arcachon. D'une Hélène l'autre, je m'aviserai plus tard que j'avais mis en oeuvre le mot-valise du titre, Incendire, en disant justement les poèmes tombés d'Orion avant de plonger dans une prose où je relevai par exemple : "Celui-là est arrivé brûlant et dégageant une odeur de chair calcinée et éternellement il crépite encore dans notre mémoire, le seul que le temps et les vigoureuses équipes de l'Oubli ne réussissent pas à éteindre et aujourd'hui il flamboie dans mes forêts de rêve." (p. 47)

Mes forêts de rêve. Ainsi "mes forêts" étaient-elle partagées d'une rive à l'autre de l'Atlantique. Plus tard, le 25 avril, résonnèrent les deux vers d'Hélène Dorion : "Mes forêts sont des bêtes qui attendent la nuit/pour lécher le sang de leurs rêves."

Un autre mot allait produire sa gerbe d'étincelles : ce si beau mot d'aiguille présent dès l'envoi ("elles sont des aiguilles qui percent la terre") et que je retrouve le 3 mai page 100 :

dans un magma
elles se sont mises à tourner
les particules lumineuses
les saisons    la Terre   les planètes
l'aiguille a percé la mince couche de bleu
elle a chassé l'éternité

en même temps que dans le recueil de poèmes de Roberto Bolaño paru dernièrement au Seuil, et dont je me suis emparé immédiatement :

Quand l'aiguille à force d'être appelée
se transforme en fleur dans l'obscurité
de ton corps qui ferme les yeux (p. 95)



Et il faut dire encore que la traversée d'Incendire m'a conduit à reprendre l'étude de Lettres de fuite, le séminaire 2001-2004 d'Hélène Cixous, cet énorme pavé de 1182 pages édité par Marta Segarra. La séance du 22 décembre 2001 interrogeait la thématique du sang et se terminait par l'évocation d'un texte de Jacques Derrida, Circonfession, texte, précise Cixous, qui commence par des histoires de sang, et elle cite un passage, la scène de la prise de sang, que je vous redonne ici (sans les notes en italique de l'écrivaine) :

[...] avant la prise de sang, lorsque, par exemple, dans mon enfance, et je me rappelle ce laboratoire dans une rue d'Alger, la peur et la vague d'un glorieux apaisement s'emparaient à la fois de moi, me prenaient aveugle dans leurs bras, à l'instant précis où par la pointe de la seringue s'assurait un passage invisible, toujours invisible, pour l'écoulement continu du sang, absolu, absous en ce sens que rien ne semblait s'interposer entre la source et l'embouchure, le dispositif assez compliqué de la seringue n'étant introduit à cette place que pour laisser le passage et disparaître en tant qu'instrument, mais continu en cet autre sens que, sans l'intervention maintenant brutale de l'autre, qui, décidant d'interrompre le flot une fois la seringue, toujours dressée, retirée du corps, repliait vivement mon bras vers le haut et pressait le coton à l'intérieur du coude, le sang eût pu inonder encore, non pas indéfiniment mais continûment jusqu'à m'épuiser, aspirant ainsi vers lui ce que j'appelai : le glorieux apaisement. "(cité p. 153-154)

L'aiguille n'est pas nommément citée, mais qu'est-ce d'autre que "la pointe de la seringue" ?  

dimanche 19 mai 2024

Mortaigues : la promenade interdite

A la quadruple occurrence de la catachrèse, je voudrais ici ajouter une sorte de post-scriptum. 

Pour rappel, j'avais commencé avec Tanguy Viel et son Vivarium et terminé avec Nunki Bartt et son Rôdeur. Or, j'avais prévu dès le 2 avril d'écrire un petit texte reliant ces deux-là. L'idée m'en était venue après une balade que nous fîmes ce jour-là, Nunki et moi, dans la forêt de Châteauroux. Nous avions décidé de refaire la promenade dite de Mortaigues, une boucle que nous avions prise cette fois-ci en l'abordant par la route de Velles. Or, le panneau qui l'annonçait était sinistrement barré de noir, à cause d'un chantier forestier en cours. La promenade était interdite, ce qui contredisait nos plans, mais nous décidâmes d'un commun accord de ne pas en tenir compte (c'est que nous avons l'âme rebelle, nous les baxtériens). La longue sente qui menait vers le carrefour Pèlerin n'offrit tout d'abord aucune difficulté, de là nous gagnâmes le carrefour du Pin puis prîmes à droite le chemin blanc avant de repiquer dans la forêt sur un sentier étroit et tortueux. C'est un peu plus loin que nous tombâmes enfin sur le chantier. Personne n'y travaillait cet après-midi là, mais les arbres abattus, les tas de branchages en tous sens rendaient la marche difficile, obligeaient à des détours dans des sous-bois parfois marécageux. La promenade splendide que nous avions arpentée naguère encore était méconnaissable, la signalétique jaune avait à peu près disparue et nous avancions au jugé. Une colère noire grondait chez Bartt comme l'orage soudain qui nous avait surpris la dernière fois. La catachrèse avait cédé le pas à la catastrophe.


L'autre surprise avait été ce chevreuil aperçu sur la grande allée, et qui s'était figé longuement comme s'il nous observait aussi bien que nous le contemplions, dans la même immobilité scrutatrice. Flambée rousse, instant suspendu où nous n'osions même plus parler. Puis il avait sauté dans un fourré, et rien n'avait gardé trace de cette apparition quand nous parvînmes à sa hauteur. 

Le soir-même, reprenant la lecture de Vivarium, j'était tombé sur ce fragment que je vous redonne ici intégralement :

"Quelque animal que j'aie comme tout le monde admiré dans un zoo, je n'ai jamais connu cet éclair qui saisit quand, sur n'importe quel chemin de France, on rencontre un chevreuil, un sanglier ou même un lièvre : quelque chose dans le souffle retenu, du genre d'un contact, disons, "architerrestre". J'en conclus que ce n'est pas l'animal seul qui sait me toucher au coeur mais quelque chose de plus grand que lui, quelque chose dont il serait l'ambassadeur ou même la métaphore vivante, quelque chose : le silence boudeur de la nature qui soudain condescendrait à envoyer l'un des siens, acceptant ponctuellement de rouvrir le dialogue avec nous - nous qui l'aurions assez rompu pour nous émouvoir d'une biche dans un sous-bois, nous qui aurions si peu le sentiment de lui appartenir que ses manifestations nous seraient comme les signes d'une grâce quelques instants accordée ou pire encore : une absolution." (p. 33-34)

La grâce de cette rencontre, que décrit si bien Tanguy Viel, ne nous avait pas été accordée une seconde fois (mais bien plutôt la disgrâce de ce cheminement pénible à travers les emmêlements boueux du chantier forestier), mais je saluai comme une coïncidence bienvenue la reviviscence par l'écrivain de cette épiphanie. 

Il y a autre chose : entre Tanguy Bartt et Nunki Viel une connexion existe en la personne d'un troisième larron, un autre écrivain, Laurent Mauvignier. Qui publie son premier livre à l'âge de 32 ans : "C'était une époque où je traînais dans Tours avec Tanguy Viel  qui venait de sortir son premier livre aux Éditions de Minuit. C'est une amie bretonne qui nous a présentés l'un à l'autre." Né à Tours en 1967, il y a fait l'école des Beaux-Arts dont il sortit diplômé en 1991. Or, Nunki Bartt est né lui aussi à Tours, en 1968, et a suivi lui aussi l'école des Beaux-Arts (entre 1986 et 1989).

Apparition de Nunki Bartt en mai 2021

 


mercredi 15 mai 2024

Nos émotions si souvent naissent langées dans leurs catachrèses

Le 30 mars dernier, je commence la lecture de Vivarium, de Tanguy Viel. De lui, j'avais lu un ou deux romans, mais il ne s'agit ici aucunement de roman, ni même de récit. Il se pose lui-même la question en quatrième de couverture : Qu'est-ce que le vivarium ici ? "Cette série de fragments qui se voudraient abris vitrés pour la mouvante pensée ? Ou bien la vie elle-même qui nous enveloppe et nous prête, comme le biotope de l'animal, un milieu où tenir ?" J'y trouve en tout cas un bonheur de lecture semblable à celui que j'éprouve toujours en parcourant et reparcourant les carnets de notes d'Antoine Emaz. Sensations et pensées s'entrelacent avec fluidité ; la note échappe à la densité de granite de l'aphorisme sans se répandre parfois outrageusement comme le ferait le chapitre d'un essai. A la page 11, commentant l'idée du philosophe allemand Hermann Schmitz selon lequel nos sentiments ne se trouveraient pas seulement en nous, mais d'abord et surtout dans l'atmosphère qui nous entoure, il évoque cette exigence littéraire qui seule pourrait "dire ce fondu des choses, ouvrant le pluriel d'un vécu à l'inflorescence de ses qualités, les nouant alors musicalement, dans le respect du tremblé qui les a fait naître."Voilà bien une phrase sur laquelle on ne peut passer rapidement, et qui explique peut-être pourquoi plusieurs semaines me furent nécessaires pour aller au terminus de l'ouvrage, non pas en raison d'une quelconque aridité, mais bien plutôt parce que chaque fragment donnait passage à rêverie, indissolublement théorique et pratique, et souvent je refermai le volume après quelques pages seulement parce que j'avais assez de nourriture en moi à ruminer

Mais poursuivons la lecture du fragment en question, où Tanguy Viel se fait à lui-même objection : "Mais un tel voeu ne s'exauce pas d'être seulement prononcé et l'écriture, dont on est si prompt à croire qu'elle ouvre et déplie la matière, nous savons aussi ce qu'elle en voile, gardienne posée devant la grande porte de la perception, souriant en mille formules crispées, prêtes à l'emploi, et répétées machinalement au visiteur aventureux. Si souvent par exemple les cieux sont d'azur et les pavés luisants. Si la neige tombe, saura-t-elle étendre sous nos yeux autre chose que son grand manteau blanc ? Nous sommes les otages du monde parlé, quand nos émotions si souvent naissent langées dans leurs catachrèses." (C'est moi qui souligne)


Arrêt sur image. Catachrèse, mot bien savant. Viel ne s'attarde pas à la définition. Donnons-la pour ceux qui, comme moi, n'en sont pas familiers. Ma référence, comme toujours, est le CNRTL :

RHÉT. Procédé qui étend l'emploi d'un terme au-delà de ce que permet son sens strict. ,,À cheval sur un mur`` (Mar. Lex. 1951) :

... la catachrèse est une métaphore dont l'usage est si courant qu'elle n'est plus sentie comme telle; ex. : les pieds d'une table, les ailes d'un moulin. Ling.1972.
− En partic. Extension du sens d'un mot à une idée dépourvue de signe propre dans la langue : catachrèse p. méton.(cour « ensemble des courtisans »), catachrèse par synecdoque (bronze, « vase de bronze »), catachrèse p. métaph.(les ailes d'un bâtiment) [d'apr. P. FontanierManuel des Tropes, Paris, Flammarion, 1968 (1830), p. 213].

Un mot savant comme celui-ci, c'est comme un passant distingué qu'on ne rencontre pas tous les jours. Or, il se trouvait que la nuit précédente il m'avait déjà fait signe : dans Metavertigo, j'avais cité cet extrait de la Réponse à la lettre rouge d'Henri Pichette par Max-Pol Fouchet
"Voyez donc le langage de la poésie : c'est, au regard du langage familier, séculier, un tissage d'impropriétés. Les plus valables métaphores, les plus saisissantes images, les plus exactes catachrèses, celles qui appellent à voix inouïe ce qu'il paraissait impossible d'appeler, qui proposent des rapports avec ce qui semblait de toute éternité sans rapport , elles ne sont jamais que l'impropriété à son comble, l'impropriété montée comme une tour dans le vide." (C'est moi qui souligne)

J'avais noté alors cette résonance mais je ne pus y accorder aucun prolongement. Mais presque trois semaines plus tard, le 17 avril ( au matin, j'avais rêvé de Sarkozy qui aurait sculpté un Pinocchio, un Sarko qui aurait l'âme d'un Geppetto, bref, passons ce détail...), après avoir enfin bouclé la lecture de Vivarium, j'entame la lecture d'un livre acheté la veille, Au bout de la langue, de Martin Rueff (Nous, 2024).


Pour aller vite sur le propos de ce livre, voici ce qu'en dit Laurent Jenny dans son article sur En attendant Nadeau, du 11 mars 2024 : 

"Rueff part d’une remarque simple, si simple qu’elle est presque inaudible aux oreilles d’un francophone : le double sens du mot « langue ». En français, mais aussi en grec, en latin et dans les langues romanes, « langue » renvoie à la fois à l’organe de la parole et à la capacité de parler (ce à quoi d’ailleurs on peut ajouter l’idiome spécifique réalisé grâce à cette capacité, avec son lexique et sa syntaxe). Il suffit de se rapporter à quelques autres langues proches ou lointaines (comme l’anglais qui distingue tongue et language ou le japonais qui oppose shita et gengo) pour saisir tout ce que cette situation a de singulier. Superficiellement, on peut être tenté d’y voir une simple homonymie, comme il y en a tant en français qui nourrissent les répertoires de rimes : verre, vair et vers, par exemple. Mais cette ambivalence du mot « langue » repose sur beaucoup plus qu’un hasard phonétique, elle tient à ce que techniquement, en rhétorique, on appelle une « métalepse » : on glisse de la cause (l’organe) à l’effet (le parler) et on en vient à désigner l’un par l’autre. Cette coalescence des deux « langue » pourrait paraître anodine. Cependant, avec une érudition étourdissante et toujours limpide, Rueff en montre les effets extraordinairement riches pour une pensée de la parole, dans un passionnant voyage à travers mythologie, philosophie du langage et poésie."

Et c'est ainsi que réapparut, page 36, la fameuse catachrèse, déjà vue chez Fouchet et Viel :

"Pour décrire le rapport entre les deux acceptions du mot [langue], on peut penser qu'il s'agit d'une catachrèse, cette figure de rhétorique dont on trouve la théorie chez Aristote et Quintilien et qui consiste à détourner un mot pour étendre sa signification. Un exemple classique en français est le mot "pied" quand on parle du "pied" de la table ou de la chaise, ou du mot "bras" quand on parle du "bras" d'un fleuve. Il arrive que les poètes réactivent les catachrèses pour jouer sur le sens propre et figuré. Le poème garde la mémoire des catachrèses."

                                   

Et, pour compléter le tableau, il me faut mentionner cette quatrième catachrèse croisée le matin même dans un récit de mon ami Nunki Bartt, Le Rôdeur 1991

"Bartt se dit que c’en était fini de ce voyage idiot, que l'inexpression : « on n’est pas rendu à Loches », en se refondant en une pauvre catachrèse, avait finalement eu raison de lui. Comment repartir avec le même fardeau, avec la même distance à parcourir, quand on a l'impression de s'être fait écrasé par un couillard ? À moins, se dit- il, de considérer que le défi ne concernait que le voyage jusqu’à Loches uniquement, et qu’il était libre, désormais, de choisir son moyen de locomotion : le trébuchet, la catapulte ou bien l’autostop, discipline dont il raffolait et dont il était passé maître." (C'est moi qui souligne)

 


dimanche 12 mai 2024

Exégèse du Temps magique

"Je ne parle pas de durée. Ce fut, comme tout ce qui dure, long. Je parle du Temps qui ne se mesure pas, qui s'égoutte sans mouiller. Du Temps qu'il faut pour faire. Faire l'amour, faire un dessin, faire la couleur, faire la mort, mettre des gouttes dans les yeux de l'autre. De croire. De recevoir."

Fred Deux, Le Temps magique, p. 71.

Il me faut faire l'exégèse de ce surgissement du Temps magique dans ma vie, de cette revenance de M. trente ans plus tard. Exégèse, un mot bien savant, trop fort sans doute. Il faut l'entendre plutôt dans le sens que lui donne Philip K. Dick, de commentaire sur une expérience vécue. 


Revenir tout d'abord sur ce rêve de Marlon Brando au matin du jour qui me redonna le Temps magique. Je l'ai dit, jamais je n'avais rêvé de Brando. Etait-ce un pur hasard si l'inconscient l'avait fait leverà ce moment précis ? Aucun rapport a priori entre Fred Deux et Marlon Brando, sauf que Wikipedia m'apprit qu'ils étaient nés la même année 1924, Marlon le 3 avril à Omaha dans le Nebraska, et Fred le 1er juillet à Boulogne-Billancourt. Tiens, 1er juillet, c'est aussi la date de mort de Brando, à Los Angeles, en 2004 (à sa mort, Fred avait donc quatre-vingts ans très exactement).

Sur l'enveloppe Chronopost qui renfermait le livre, il y avait une adresse, mentionnant la ville de Prades dans les Pyrénées Orientales. Au dos de l'enveloppe, M. avait écrit sa propre adresse, à Perpignan. Me revint aussitôt en mémoire la balade effectuée cinq jours avant de recevoir le livre, le dimanche 7 avril, avec le Doc et Nunki Bartt, au signal de Fragne

"La voiture garée dans le hameau du Fragne, nous montions à pied vers le Terrier Randoin (l'autre nom du signal de Fragne) et sommes passés devant la maison d'un certain Jef, que le Doc connaissait. Il était là en train de bricoler, et nous convia à venir boire un petit coup de rosé, au milieu des ses quatre coqs et d'une pauvre poule esseulée. Il nous accompagna ensuite sur les sentiers du Fragne (nous n'allâmes pas jusqu'au sommet, encombré qu'il est de conifères qui bouchent tous les horizons). Ce pays il l'aimait beaucoup, lui qui était originaire de Perpignan et ne devait de résider ici qu'à la rencontre de gens du coin croisés par un hasard malicieux."

Le Fragne se situe sur la commune de Pouligny Notre-Dame, là où habitait M. en 1995, quand je l'ai rencontrée. Il y avait donc comme un étrange jeu de chassé-croisé entre ce Jef de Perpignan élisant domicile à Pouligny, et M. de Pouligny allant vivre à Perpignan.

Sur les sentiers du Fragne, Doc observant la lathrée clandestine.

Lathrée clandestine (Lathraea clandestina), "La lathrée clandestine pousse de préférence dans les boisements humides ou frais des fonds de vallées, en général à proximité de ruisseaux où elle parasite les racines de divers arbres (peupliers, saules, aulnes, chênes ou noisetiers) aux dépens desquels elle se nourrit. C'est un holoparasite, qui n'a ni feuilles ni chlorophylle et puise sa nourriture dans les racines de ses hôtes grâce à des suçoirs."(Wikipedia)


Il se trouve maintenant que Fred Deux et Cécile Reims vinrent habiter non loin de là, en 1973. Ils quittèrent en effet Lacoux, le village de l'Ain où ils vivaient depuis 1958 pour la maison du Couzat, une ancienne ferme dans la commune de Crevant, limitrophe de celle de Pouligny Notre-Dame. 


Alain Jouffroy, dans le texte qu'il écrivit pour Fred Deux Cécile Reims, Une vie (éditions du Cercle d'art, 2002), souligne l'importance que ce lieu eut pour Fred :
"(...) Fred et Cécile sont d'infatigables promeneurs et c'est autour de leur deuxième maison, à Couzat - le nom de l'arbre-houx qui s'élève par là dans les chemins creux boueux, au-dessus du sol, faisant flotter ses feuilles dans l'air - que Fred prit conscience du lien qui existait entre ses dessins et sa propre manière de cheminer sur les sols. Il le dit lui-même, dans ce langage à la fois très précis, très physique et clairement symbolique qu'il s'est inventé :
     "Il y avait un chemin partant de la route menant à Nouziers, sur la gauche, qui s'enfonçait sous un amas de branches que le couzat étouffait, empêchant la terre d'avaler l'eau qui stagnait comme une plaie noire. Je m'y suis avancé, botté, glissant, manquant de tomber dans cette mort molle, glacée même en plein été et ne débouchant nulle part.
    C'est dans ce chemin que j'ai trouvé la réponse à certains de mes dessins, quand ils ne finissent pas de s'étirer."
     Phrases capitales, phrases-clés pour entrer dans toute l'oeuvre. Les feuilles de papier, les cartons sur lesquels il dessine sont des sols, où il dresse des cartes qui relient, de manière directe, le monde réel et le monde imaginaire, sans aucune coupure entre les deux. Sans aucun antagonisme entre les deux. Fred Deux, cela devrait crever les yeux, est le cartographe de toutes les manières de cheminer, sur terre et ailleurs. Il marche, bifurque et s'enfonce dans le papier comme il marchait dans les sentiers, parmi les houx de Couzat." (p. 106-107)
Nous cheminions donc en ce mois d'avril dans les mêmes sentiers boueux qu'arpentaient Fred et Cécile, celui de la photo épousait même le cours naissant du ruisseau au nom énigmatique de Peud-Hun, qui se jette un peu plus loin dans la Couarde, affluent lui-même de l'Indre. Un nom aussi claque pour moi dans ma mémoire : Fred parle de la route menant à Nouziers. Nouziers, qui doit son nom aussi à un arbre, le noyer (latin nucarius), est la commune creusoise la plus proche*. Mon grand-père, Julien Dallot (1912-1969), y alla à l'école dans les années 20 car il vivait alors dans le hameau de Montservet (voir la carte), à l'est du Fragne. La chronique familiale raconte que Montservet étant dans l'Indre, on exigea un beau jour que Julien aille à l'école de la commune, donc à Crevant. Il s'y serait refusé obstinément et n'aurait jamais passé  son certificat d'études.

C'est sa petite soeur Marie, née en 1917, qui a confié ses souvenirs (Comment vivaient les Aigurandais entre 1900 et 1950, recueil de témoignages de l'Association pour la Sauvegarde du Patrimoine d'Aigurande, 2017/18), peu avant de décéder à Aigurande, à l'âge respectable de 101 ans : "A ma naissance, nous habitions à Montservet, sur la commune de Crevant, dans une maison composée de deux pièces, où il n'y avait ni l'eau ni l'électricité. Nous nous éclairions à la lampe à pétrole ou à la lampe Pigeon. Nous avions des lanternes pour aller dans les étables nous occuper des bêtes. Pour nous chauffer, il y avait la cheminée."

Julien Dallot, mon grand-père maternel 

Cette route menant à Nouziers, mon grand-père Julien l'avait assurément empruntée bien avant Fred et Cécile, et peut-être même avait-il marché dans ce chemin où l'eau "stagnait comme une plaie noire". Que tous ces gens venus de loin, de Boulogne-Billancourt, de Lituanie (pour Cécile), de Perpignan (pour Jef), de Yougoslavie (pour M.), se retrouvent reliés par-delà les époques à ce même territoire reculé, à la lisière du Berry et de la Marche, n'est-ce pas là une autre manifestation de la magie de ce Temps dont parle Fred ? 

Les arbres du Fragne dans les vitres du vieux car

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* David Glomot rattache, lui, Nouziers au noisetier (voir Bocage et métairies en Haute-Marche au XVe siècle, note 16)


lundi 6 mai 2024

Le Temps magique

Le 12 avril, j'ai rêvé au matin de Marlon Brando. Je le jure, c'était la première fois que je rêvais de Marlon Brando. L'acteur s'y suicidait après son dernier film. Une invention onirique, j'ai consulté Wikipedia et appris que Brando était mort le 1er juillet 2004 d'insuffisances cardiaque et respiratoire à Los Angeles. En revanche, sa fille Cheyenne s'est, elle, bien suicidée. Le dimanche 16 avril 1995, elle s'est pendue chez son frère, à Punaauia, près de Papeete. C'est sa mère, Tarita Teriipia, qui l'a découverte en rentrant de l'église. Cheyenne avait 25 ans.

Il y a des façons plus joyeuses d'entrer dans un nouveau jour. Mais je n'étais pas au bout de mes surprises. En fin d'après-midi, Violette, ma fille, me dit que quelqu'un était passé en mon absence, un homme assez âgé qu'elle ne connaissait pas, et qui lui avait remis un livre pour moi, accompagné d'une lettre. Ce livre, sorti de son enveloppe Chronopost, c'était Le Temps magique, de Fred Deux, catalogue réalisé à la suite de l'exposition qui eut lieu à la galerie Lambert Rouland du 12 octobre au 27 novembre 1993.


La lettre, écrite sur un papier ligné siglé Médecins sans Frontières, disait ceci : "Bonjour Patrick, C'est avec presque trente ans de retard que je te rends ton livre. Je te prie de bien vouloir m'en excuser, j'ai déménagé plusieurs fois depuis Pouligny. Je garde un très bon souvenir de nos discussions sur la littérature. Amicalement, M."

M.. Je n'en revenais pas. J'avais rencontrée cette belle femme brune lors d'un remplacement que j'avais effectué à l'école de Pouligny Notre-Dame. Elle y travaillait en tant qu'assistante de vie scolaire, le plus souvent elle gérait la bibliothèque. Elle avait fui la guerre qui faisait rage alors dans ce pays qui n'allait plus s'appeler Yougoslavie. Serbe par son père, croate par sa mère (ou bien est-ce le contraire), elle avait emmené avec elle ses trois enfants.

C'était en 1995, M. disait juste, presque trente ans s'étaient écoulés. Nous nous étions perdus de vue assez vite et jamais je ne l'avais recroisée, ni eu de ses nouvelles. Une chose m'intriguait tout de même : je ne me souvenais absolument pas lui avoir prêté ce livre, dont j'avais par ailleurs un clair souvenir. J'allais voir dans la bibliothèque, le volume était bien là, la tranche simplement un peu plus jaunie que celui que je venais de recevoir. L'avais-je racheté ? Aucun souvenir non plus. 

Je replongeai un peu plus tard dans les écrits de l'époque. J'écrivais alors dans un cahier Clairefontaine 200 pages à petits carreaux. Je notai que le 20 septembre 1995 j'avais visité l'exposition de Fred Deux à la médiathèque de Châteauroux et au Musée Bertrand, et acheté le lendemain le catalogue, Fred Deux, dessins et textes, 1949-1995, Herscher éditions. J'étais captivé par ce que j'avais vu, par ces dessins que Jean-Jacques Lerrant décrira dans un article du Monde paru le 22 septembre  (que je découpai et collai soigneusement dans le cahier) comme des "impudeurs poétiques": "Le sexe, l'anus et la bouche, les tissus cellulaires, les entrailles et tout ce qui fait écheveau à l'intérieur du corps, réel et rêvé, est porté à la surface du papier avec la grâce des apparitions."

De nombreux livres sortis de la bibliothèque de Fred Deux, disposés dans des vitrines de la médiathèque, escortaient les repères biographiques. Et beaucoup d'entre eux m'étaient à tel point familiers que je pressentais un partage possible. C'était fou : cet homme vivait avec sa femme, Cécile Reims, graveuse, à La Châtre, au 17, rue Notre-Dame, autrement dit à seulement quelques centaines de mètres de chez moi, rue du Pré de la Barre. Et jusque-là je n'en avais jamais rien su. Il faut dire que son oeuvre n'avait pour l'instant bénéficié d'aucune reconnaissance dans la petite ville. Trop inquiétante, trop morbide pour beaucoup. Le musée Saint-Roch d'Issoudun témoigna de son intérêt beaucoup plus tôt, et c'est logiquement vers lui que se tourna le couple, qui fit une grande donation quelques années plus tard.

Passons. Il fallait que je fasse quelque chose, aller frapper à leur porte m'était impossible, j'étais bien trop timide pour cela. Je résolus d'écrire à Fred, de lui confesser tout d'abord l'exaltation qui m'avait saisi à la découverte de ses dessins et de ses textes. Lettre de deux pages écrite et expédiée le 3 octobre. J'espérais bien sûr une réponse mais je n'y croyais pas. Or, elle vint, datée du 21 octobre. Il écrivait : "Ce qui est certain, c'est qu'il y a toujours une main qui s'agite. Votre lettre en est le signe." Il m'invitait à l'appeler. Je n'en fis rien, me jugeant trop empoté au téléphone, et je lui réécrivis le 24 octobre. C'est donc lui qui m'appela un après-midi, je m'en souviens parfaitement, c'était le jour où nous recevions à Lacs le Puck Théâtre de Châteauroux, qui présentait le Cirque Ambulant Chopalovitch, de Ljubomir Simović. Un poète serbe. Serbe comme M. que j'avais retrouvée dans la rue ce jour-là (mon remplacement à Pouligny était terminé depuis plusieurs semaines) juste au moment où j'allais me rendre à Lacs pour des détails d'organisation (on n'oserait pas dans un roman pareils détails, ils apparaîtraient comme des invraisemblances). Bref, nous étions en pleine discussion quand le téléphone a retenti et au bout c'était Fred. 

Fred DEUX, 17 rue Notre Dame, 2000, Gravure originale (gravée à la pointe sèche par Cécile REIMS-DEUX), Papier Japon appliqué sur Arches 50 x 65 cm

Le 3 décembre, je me suis rendu au 17, rue Notre-Dame. Je n'en menais pas large, ce gars-là avait conversé avec André Breton, qu'est-ce que je pouvais bien lui apporter ? Mon imposture allait très vite être démasquée. 

Ce fut une des plus belles rencontres de ma vie. De 16 h 45 à 19 h, ai-je précisé dans le cahier Clairefontaine.

Et en dessous, je notai les deux livres  rapportés de cette première entrevue : Voix d'Antonio Porchia, et Le Temps magique.

Ce même Temps magique qui m'était redonné (mais était-ce le même ?) près de trente ans plus tard.