Le 12 avril, j'ai rêvé au matin de Marlon Brando. Je le jure, c'était la première fois que je rêvais de Marlon Brando. L'acteur s'y suicidait après son dernier film. Une invention onirique, j'ai consulté Wikipedia et appris que Brando était mort le 1er juillet 2004 d'insuffisances cardiaque et respiratoire à Los Angeles. En revanche, sa fille Cheyenne s'est, elle, bien suicidée. Le dimanche 16 avril 1995, elle s'est pendue chez son frère, à Punaauia, près de Papeete. C'est sa mère, Tarita Teriipia, qui l'a découverte en rentrant de l'église. Cheyenne avait 25 ans.
Il y a des façons plus joyeuses d'entrer dans un nouveau jour. Mais je n'étais pas au bout de mes surprises. En fin d'après-midi, Violette, ma fille, me dit que quelqu'un était passé en mon absence, un homme assez âgé qu'elle ne connaissait pas, et qui lui avait remis un livre pour moi, accompagné d'une lettre. Ce livre, sorti de son enveloppe Chronopost, c'était Le Temps magique, de Fred Deux, catalogue réalisé à la suite de l'exposition qui eut lieu à la galerie Lambert Rouland du 12 octobre au 27 novembre 1993.
La lettre, écrite sur un papier ligné siglé Médecins sans Frontières, disait ceci : "Bonjour Patrick, C'est avec presque trente ans de retard que je te rends ton livre. Je te prie de bien vouloir m'en excuser, j'ai déménagé plusieurs fois depuis Pouligny. Je garde un très bon souvenir de nos discussions sur la littérature. Amicalement, M."
M.. Je n'en revenais pas. J'avais rencontrée cette belle femme brune lors d'un remplacement que j'avais effectué à l'école de Pouligny Notre-Dame. Elle y travaillait en tant qu'assistante de vie scolaire, le plus souvent elle gérait la bibliothèque. Elle avait fui la guerre qui faisait rage alors dans ce pays qui n'allait plus s'appeler Yougoslavie. Serbe par son père, croate par sa mère (ou bien est-ce le contraire), elle avait emmené avec elle ses trois enfants.
C'était en 1995, M. disait juste, presque trente ans s'étaient écoulés. Nous nous étions perdus de vue assez vite et jamais je ne l'avais recroisée, ni eu de ses nouvelles. Une chose m'intriguait tout de même : je ne me souvenais absolument pas lui avoir prêté ce livre, dont j'avais par ailleurs un clair souvenir. J'allais voir dans la bibliothèque, le volume était bien là, la tranche simplement un peu plus jaunie que celui que je venais de recevoir. L'avais-je racheté ? Aucun souvenir non plus.
Je replongeai un peu plus tard dans les écrits de l'époque. J'écrivais alors dans un cahier Clairefontaine 200 pages à petits carreaux. Je notai que le 20 septembre 1995 j'avais visité l'exposition de Fred Deux à la médiathèque de Châteauroux et au Musée Bertrand, et acheté le lendemain le catalogue, Fred Deux, dessins et textes, 1949-1995, Herscher éditions. J'étais captivé par ce que j'avais vu, par ces dessins que Jean-Jacques Lerrant décrira dans un article du Monde paru le 22 septembre (que je découpai et collai soigneusement dans le cahier) comme des "impudeurs poétiques": "Le sexe, l'anus et la bouche, les tissus cellulaires, les entrailles et tout ce qui fait écheveau à l'intérieur du corps, réel et rêvé, est porté à la surface du papier avec la grâce des apparitions."
De nombreux livres sortis de la bibliothèque de Fred Deux, disposés dans des vitrines de la médiathèque, escortaient les repères biographiques. Et beaucoup d'entre eux m'étaient à tel point familiers que je pressentais un partage possible. C'était fou : cet homme vivait avec sa femme, Cécile Reims, graveuse, à La Châtre, au 17, rue Notre-Dame, autrement dit à seulement quelques centaines de mètres de chez moi, rue du Pré de la Barre. Et jusque-là je n'en avais jamais rien su. Il faut dire que son oeuvre n'avait pour l'instant bénéficié d'aucune reconnaissance dans la petite ville. Trop inquiétante, trop morbide pour beaucoup. Le musée Saint-Roch d'Issoudun témoigna de son intérêt beaucoup plus tôt, et c'est logiquement vers lui que se tourna le couple, qui fit une grande donation quelques années plus tard.
Passons. Il fallait que je fasse quelque chose, aller frapper à leur porte m'était impossible, j'étais bien trop timide pour cela. Je résolus d'écrire à Fred, de lui confesser tout d'abord l'exaltation qui m'avait saisi à la découverte de ses dessins et de ses textes. Lettre de deux pages écrite et expédiée le 3 octobre. J'espérais bien sûr une réponse mais je n'y croyais pas. Or, elle vint, datée du 21 octobre. Il écrivait : "Ce qui est certain, c'est qu'il y a toujours une main qui s'agite. Votre lettre en est le signe." Il m'invitait à l'appeler. Je n'en fis rien, me jugeant trop empoté au téléphone, et je lui réécrivis le 24 octobre. C'est donc lui qui m'appela un après-midi, je m'en souviens parfaitement, c'était le jour où nous recevions à Lacs le Puck Théâtre de Châteauroux, qui présentait le Cirque Ambulant Chopalovitch, de Ljubomir Simović. Un poète serbe. Serbe comme M. que j'avais retrouvée dans la rue ce jour-là (mon remplacement à Pouligny était terminé depuis plusieurs semaines) juste au moment où j'allais me rendre à Lacs pour des détails d'organisation (on n'oserait pas dans un roman pareils détails, ils apparaîtraient comme des invraisemblances). Bref, nous étions en pleine discussion quand le téléphone a retenti et au bout c'était Fred.
Fred DEUX, 17 rue Notre Dame, 2000, Gravure originale (gravée à la pointe sèche par Cécile REIMS-DEUX), Papier Japon appliqué sur Arches 50 x 65 cm |
Le 3 décembre, je me suis rendu au 17, rue Notre-Dame. Je n'en menais pas large, ce gars-là avait conversé avec André Breton, qu'est-ce que je pouvais bien lui apporter ? Mon imposture allait très vite être démasquée.
Ce fut une des plus belles rencontres de ma vie. De 16 h 45 à 19 h, ai-je précisé dans le cahier Clairefontaine.
Et en dessous, je notai les deux livres rapportés de cette première entrevue : Voix d'Antonio Porchia, et Le Temps magique.
Ce même Temps magique qui m'était redonné (mais était-ce le même ?) près de trente ans plus tard.
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