Appel de la crueAppel au flot sombre des mots criblés d'ajoursA la boue bouleversant le mol balancé des rivesAu tourbillon tourbeux à la tombe certaineQue monte la hargne des troncs la clameur des biefsQu'elle m'emporte en sa main noire d'aragne bègueQu'elle précipite les nuits sur le versant lissé des joursQu'elle ébouriffe les toits et ventile les ruelles
Besoin en ce temps-ci de boire à la source vive de la poésie. Après avoir découvert en mars dernier le recueil étincelant de Maya Angelou, Et pourtant je m'élève, j'ai acheté le 13 avril Mes forêts, d'Hélène Dorion (Coll. Sacoche, Bruno Doucey, 2021), "première Québécoise et première femme vivante au programme du baccalauréat", nous dit la quatrième de couverture, mais ce n'est évidemment pas pour ça que je l'ai choisie alors que je ne n'en avais jamais entendu parler, mais bien plutôt pour ce qui suivait : "vit environnée de lacs et de forêts, de fleuves et de rivages, de brumes de mémoire et de vastes estuaires où la pensée s'évase." Car le besoin de poésie que j'éprouvais alors (et continue d'ailleurs d'éprouver) coïncidait aussi avec la soif d'espace, de terre et de ciel, de nuages, de rivières, de chemins creux et de lisières. C'est à haute voix que je lus la plupart des pièces du recueil, dont celui-ci qui en est l'ouverture :
Mes forêts sont de longues traînées de temps
elles sont des aiguilles qui percent la terre
déchirent le ciel
avec des étoiles qui tombent
comme une histoire d’orage (...)
Deux jours plus tôt, j'étais passé par la médiathèque où j'avais emprunté L'invité du miroir d'Atiq Rahimi (dont j'ai parlé ici), La mémoire délavée de Nathacha Appanah et Incendire, le dernier récit d'Hélène Cixous. De ce dernier j'ai commencé la lecture le 13 avril. Or, au cœur de ce livre brasillait le Grand Incendie de La Teste-de-Buch de juillet 2022, les feux de forêt en Gironde au milieu desquels Hélène Cixous était prisonnière, en sa maison d'Arcachon. D'une Hélène l'autre, je m'aviserai plus tard que j'avais mis en oeuvre le mot-valise du titre, Incendire, en disant justement les poèmes tombés d'Orion avant de plonger dans une prose où je relevai par exemple : "Celui-là est arrivé brûlant et dégageant une odeur de chair calcinée et éternellement il crépite encore dans notre mémoire, le seul que le temps et les vigoureuses équipes de l'Oubli ne réussissent pas à éteindre et aujourd'hui il flamboie dans mes forêts de rêve." (p. 47)
Mes forêts de rêve. Ainsi "mes forêts" étaient-elle partagées d'une rive à l'autre de l'Atlantique. Plus tard, le 25 avril, résonnèrent les deux vers d'Hélène Dorion : "Mes forêts sont des bêtes qui attendent la nuit/pour lécher le sang de leurs rêves."
Un autre mot allait produire sa gerbe d'étincelles : ce si beau mot d'aiguille présent dès l'envoi ("elles sont des aiguilles qui percent la terre") et que je retrouve le 3 mai page 100 :
dans un magma
elles se sont mises à tourner
les particules lumineuses
les saisons la Terre les planètes
l'aiguille a percé la mince couche de bleu
elle a chassé l'éternité
en même temps que dans le recueil de poèmes de Roberto Bolaño paru dernièrement au Seuil, et dont je me suis emparé immédiatement :
Quand l'aiguille à force d'être appelée
se transforme en fleur dans l'obscurité
de ton corps qui ferme les yeux (p. 95)
[...] avant la prise de sang, lorsque, par exemple, dans mon enfance, et je me rappelle ce laboratoire dans une rue d'Alger, la peur et la vague d'un glorieux apaisement s'emparaient à la fois de moi, me prenaient aveugle dans leurs bras, à l'instant précis où par la pointe de la seringue s'assurait un passage invisible, toujours invisible, pour l'écoulement continu du sang, absolu, absous en ce sens que rien ne semblait s'interposer entre la source et l'embouchure, le dispositif assez compliqué de la seringue n'étant introduit à cette place que pour laisser le passage et disparaître en tant qu'instrument, mais continu en cet autre sens que, sans l'intervention maintenant brutale de l'autre, qui, décidant d'interrompre le flot une fois la seringue, toujours dressée, retirée du corps, repliait vivement mon bras vers le haut et pressait le coton à l'intérieur du coude, le sang eût pu inonder encore, non pas indéfiniment mais continûment jusqu'à m'épuiser, aspirant ainsi vers lui ce que j'appelai : le glorieux apaisement. "(cité p. 153-154)
L'aiguille n'est pas nommément citée, mais qu'est-ce d'autre que "la pointe de la seringue" ?
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