En retrouvant cette magnifique sculpture huaxtèque d'Omeoteotl (le dieu Deux : de ome "deux", et teotl "dieu"), je ne pouvais pas ne pas penser à Fred Deux, le dessinateur-écrivain dont j'ai souvent parlé ici. D'autant plus qu'au mois d'octobre, j'avais cherché, avec les deux amis, le Doc et Nunki Bartt, la maison du Couzat que Fred et Cécile occupèrent entre 1973 et 1985. Expédition (le mot est sans doute un peu fort) qui devait être la matrice d'un texte pour le prochain numéro des Cahiers de Cécile Reims et Fred Deux, à la gentille invitation de Tristan Sénécal, le maître d'oeuvre de la fredologie.
Dans Exégèse du Temps magique, j'ai cité le texte qu'Alain Jouffroy écrivit sur le couple en 2002. Il suffira alors de poursuivre sa lecture pour tomber sur cette dualité exprimée par Ometeotl : Fred Deux, écrit-il, "lutte, millimètre par millimètre, avec un acharnement méticuleux, contre ce que Guy Debord appelait le régime de la Séparation. Sans l'avoir voulu au départ, Fred Deux est devenu l'unificateur d'un double monde. Et c'est parce qu'il est lui-même "Deux" qu'il pousse systématiquement dans la direction du "Un". Il ne travaille pas comme Duprey, "derrière son double'", mais "avec" son double : consciemment, délibérément , même si, à la fin des fins, il ne sait pas pourquoi, ou, plutôt, ne "veut" pas le savoir."
Je ne suis pas bien sûr d'avoir compris ces lignes, et, allons plus loin, je suis même plutôt certain de ma mécompréhension. Deux références sont avancées, non explicités, Debord et Duprey. Debord que je n'ai pas lu, que je ne connais que par la bande, et puis aussi, tout récemment, à travers la lecture du dernier opus de Philippe Jaenada, La désinvolture est une bien belle chose. Au cœur du livre on trouve le suicide d’une certaine Jacqueline Harispe, surnommée Kaki, à Paris, en 1953. Jaenada tente de comprendre pourquoi une jeune femme de 20 ans, belle et talentueuse, choisit de mourir, elle qui faisait partie d'une bande de jeunes qui fréquentaient le café Le Moineau, 22, rue du Four, dont un autre habitué était Guy Debord.
Debord n'est donc pas le personnage principal mais il est souvent cité, et le moins que l'on puisse dire c'est qu'il n'apparaît pas comme un homme très chaleureux. Ce que Jaenada confirme sans détour dans un entretien à Moustique : "Il ne m’est pas sympathique, mais il fréquente ce café Chez Moineau. Sans lui, personne ne saurait qui sont ces gens car il leur a rendu hommage dans ses films et dans ses écrits, mais je lui en veux… J’en veux à Debord d’avoir observé ce qu’il voulait observer Chez Moineau - et il faut savoir le faire - et puis après, d’avoir rejeté ces gamins comme des merdes."
Duprey, c'est Jean-Pierre Duprey, un poète né à Rouen en 1930, profondément marqué par les bombardements alliés sur la ville du 19 avril 1944. Plus de 4000 bombes larguées faisant 20 000 sinistrés et 900 morts. Suivis de la Semaine rouge, du 30 mai au 5 juin, où les ponts de la ville et les rives de la Seine sont pilonnés. « Je suis mort et pourtant bien vivant », écrit Duprey, mobilisé, avec les autres élèves de sa classe, pour participer aux opérations de sauvetage. Il confie dans son carnet intime, « être épuisé d’avoir passé la journée à refaire des morts entiers avec des morceaux pour pouvoir les enterrer. » Christophe Dauphin, de la revue Les hommes sans épaules, écrit : "Écorché, révolté, à vif, en proie au néant, entre colère et dégoût, déjà, le jeune Jean-Pierre Duprey marche dans les décombres de Rouen, le mal être en bandoulière : Donnez-moi de quoi changer les pierres, - De quoi me faire les yeux – Avec autre chose que ma chair – Et des os avec la couleur de l’air ; - Et changez l’air dont j’étouffe – En un soupir qui le respire – Et me porte ma valise – De porte en porte…"
Il rencontre à l'été 1948 une autre Jacqueline, Jacqueline Sénard, infirmière avec qui il va s'installer à Paris, où il achève l’écriture de Derrière son double, dont il adresse le manuscrit par la poste à la Dragonne, la librairie-galerie où André Breton le découvre. Le 18 janvier 1949, il répond à Duprey : "Vous êtes certainement un grand poète, doublé de quelqu’un d’autre qui m’intrigue. Votre éclairage est extraordinaire. » Peu après, Duprey assiste, en restant silencieux la plupart du temps, précise Dauphin, aux réunions du groupe surréaliste. De même, Fred Deux, après avoir rencontré Cécile Reims en 1951, fait la connaissance de Breton et assiste lui aussi aux réunions de ce groupe. Les deux artistes s'y sont-ils croisés ? On n'en sait rien. Duprey, à partir de 1950, délaisse l'écriture pour la sculpture. Il ne reviendra à la poésie qu'en 1959, année de grande crise psychique. Pour exprimer sa révolte contre la Guerre d'Algérie, il pisse sur la flamme du Soldat inconnu, sous l'Arc de Triomphe. Passé à tabac par la police, emprisonné, interné à Sainte-Anne du 7 au 30 juillet 1959, il envoie, le 2 octobre 1959, le manuscrit de son ultime livre de poèmes, La Fin et la Manière, à André Breton, demandant à sa femme d’aller le poster. À son retour, Jacqueline le retrouve pendu à la poutre de son atelier.
C'est Alain Jouffroy, justement, qui signe une des postfaces de Derrière son double, dans l'édition de Poésie/Gallimard.
«Jean-Pierre Duprey ne s'est pas contenté de se taire après Derrière son double, il lui a fallu faire succéder à la Fin et la Manière un silence double : celui de son œuvre, celui de sa vie. Il ne s'est pas borné à nous inviter à descendre dans les sous-sols mythologiques où la vie et la mort se regardent en chiens de faïence, il a réuni les rênes de sa catastrophe personnelle dans une seule main. Plus aucune illusion, plus d'antinomies, plus de bipolarité, plus de divorces baudelairiens, mais "tout le vital, ce qui est -", en bloc : "la fuite temporelle" est l'épopée de tous les phantasmes, la mêlée définitive du vrai et du faux, du tangible et de l'intangible, de l'ombre et de la lumière, et cela jusqu'à ce geste triangulaire sur lequel il nous reste à nous interroger : l'envoi du manuscrit de la Fin et la Manière à André Breton quelques minutes avant sa mort.»
Googlisant Fred Deux + Jean-Pierre Duprey, je suis tombé sur un article de la revue Mélusine, qui rend compte des travaux du Centre de Recherches sur le Surréalisme de Paris : La galerie à l'étoile scellée, par Renée Mabin. Le 28 novembre 1952, André Breton a rédigé un texte de présentation pour cette galerie d'art dont il assure la direction artistique (c'est un an plus tard exactement, le 28 novembre 1953, que Kaki se défenestre). Elle est mentionnée dans la biographie du livre Fred Deux Cécile Reims, Une vie à l'année 1954 : "Fred participe à l'exposition surréaliste à l’Étoile Scellée." Le nom de la galerie n'est pas anodin :
Au début de l’article de la revue Arts, Breton explique le choix du titre, A l’Étoile scellée, assez mystérieux, en relation avec l’Alchimie (3) . Depuis le mois de novembre 1952, Breton et ses amis suivent, tous les dimanches, à la Salle de géographie, les conférences de René Alleau sur les Textes classiques de l’Alchimie. René Alleau, un esprit brillant, lie amitié avec les Surréalistes et participe à certains de leurs débats. Placer la galerie sous le signe de l’Alchimie, c’est d’abord faire référence à toutes ces images extraordinaires qui illustrent les traités et constituent un défi pour les interprètes de notre temps. C’est aussi évoquer un langage secret qui a des analogies avec la poésie. René Alleau propose plusieurs noms énigmatiques pour la future enseigne : A la lune feuillée, Au cœur de Saturne, A l’étoile scellée. Selon Jean Claude Silbermann, c’est Julien Gracq qui fait pencher la balance en faveur de ce dernier titre qui permet une lecture plurielle. L’expression peut évoquer le secret de l’entreprise artistique, l’éclat de sa réussite, le mystère de l’œuvre elle-même, mais, phonétiquement, elle change de signification. Les enseignes populaires jouent ainsi sur une dualité de sens créée par les sonorités : Au lion d’or n’est autre qu’Au lit on dort. De même, A l’Étoile scellée peut s’entendre Ah les toiles c’est laid, ce qui rappelle avec humour que l’art surréaliste n’a pas le culte du beau. (C'est moi qui souligne)
La galerie est inaugurée le 5 décembre 1952, avec des tableaux de peintres de la première vague du groupe surréaliste, comme Ernst, Tanguy ou Brauner, "en dépit de toutes les dissensions, parce que l’œuvre des exclus reste représentative de la peinture surréaliste. André Breton reçoit, dit Robert Lebel « avec la courtoisie parfaite d’un maître de maison qui pratique l’oubli des différents et même des injures »(6). En outre, il accueille aussi des jeunes gens réunis autour du poète Jean Pierre Duprey dont le manuscrit Derrière son double, déposé en 1948 à la galerie La Dragonne, l’a enthousiasmé, et qui désormais sculpte des reliefs en béton. Font partie de ce petit groupe, Mirabelle d’Ors, Fred Deux, Maurice Rapin, Andralis."
Ce serait donc dès 1952 que Fred aurait exposé à l’Étoile scellée.
Bon, je m'arrête là pour aujourd'hui. Je reviendrai bientôt sur Debord et le régime de la Séparation.
2 commentaires:
Jaenada est incohérent lorsqu’il dit que sans Debord personne (dont lui) ne saurait qui sont ces gens car il leur a rendu hommage dans ses films et dans ses écrits… mais qu’il les a rejetés comme des merdes. En fait, Debord a quitté le café Moineau au cours de l’année 1953 car il avait mieux à faire ailleurs – par exemple, réinventer la dérive dans la ville, héritée de De Quincey, de Baudelaire ou des surréalistes.
De fait, j'en suis d'accord, cela paraît paradoxal de signaler chez Debord à la fois l'hommage et le rejet. Il y a comme une contradiction, mais elle n'est guère qu'apparente. Provoquée par le raccourci d'une interview. Le récit de Jaenada montre bien l'importance de Debord pour la mémoire du groupe Moineau, mais raconte aussi comment le penseur s'entiche de quelques éléments de ce groupe, devient leur ami proche mais les abandonne brusquement quand il a jugé qu'ils ne pouvaient plus rien lui apporter. Debord excluait facilement, à l'instar de Breton dans le groupe surréaliste.
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