jeudi 27 novembre 2025

Le centre de la perle n'est pas mort

"J'avance de nuit en écrivant ces lignes, errant comme autrefois sans les visions d'autrefois. Mais soudain, au terme de mon effort pour arracher jusqu'au souvenir du buddléia, la lecture des Alchimistes grecs me réveille tel un coup d'épée. Jusque-là abandonné au milieu d'autres, le petit ouvrage jaune vif devient mon livre de chevet. J'explore sans les comprendre, dans une pure griserie, les recettes des métallurgistes de l'Antiquité, trouvant dans leur grâce sèche un antidote à l'envahissante sentimentalité de notre époque. De manière plus personnelle, je puise dans la recette de la trempe du fer indien l'énergie pour mener à bien ma méditation sur un motif tenu secret pendant cent soixante ans pour Edmond, trente années pour moi-même."

Caroline Lamarche, Le Bel Obscur, Seuil, 2025, p. 14-15 

Au chapitre 3 du Bel Obscur, Caroline Lamarche introduit donc le motif secret qui va être au cœur du roman, l'existence de cet ancêtre, Edmond, banni de la généalogie familiale, né à Liège en 1834, mort dans un hôtel d'Orléans trente ans plus tard dans des circonstances toujours non élucidées. Que ce soit la lecture des Alchimistes grecs qui soit en somme l'élément déclencheur de l'enquête de la narratrice ne surprendra que le lecteur qui ignore l’histoire de la famille de Caroline Lamarche, dont les aïeux furent depuis le XVIIIe siècle maîtres de forge, construisant trois siècles durant un empire industriel et une fortune considérable.  Bertrand Leclair, dans un bel article sur le livre publié dans AOC, écrit : "Lui-même ingénieur mais arrivé à l’époque du naufrage de la métallurgie européenne, le père de la narratrice s’est pris de passion pour les archives familiales, les a soigneusement rassemblées, répertoriées, classées, laissant à sa mort ce précieux héritage dont elle a pu faire son miel en guise de deuil – à l’image en l’occurrence de l’autrice elle-même, qui a publié voici quatre ans une remarquable enquête documentaire remontant six générations pour entremêler vies familiales et industrielles du XVIIIe au XXe siècle, L’Asturienne (Les Impressions nouvelles, 2021)."

 

Il se trouve qu'à la fin du roman, au chapitre 68 (le roman en compte 70), la narratrice dit être de retour à Berlin où chaque matin elle lit, toujours sur le même banc, à l'ombre des grands arbres du Lietzenseepark. Et que lit-elle ? Eh bien Les Alchimistes grecs, qu'elle entreprend "de relire avec un regard neuf". Elle avait par ailleurs laissé de côté le dernier chapitre, qui n'était pas consacré aux métaux mais aux perles, "sujet qui m'intéressait médiocrement, le collier offert par ma mère s'étiolant depuis dix-huit ans au fond d'un tiroir."C'est ainsi qu'elle découvre dans les dernières pages du livre le procédé de décapage et brillantage des perles, qui permet de raviver leur éclat "au moyen d'un mélange de bière d'orge, de scammonée - une sorte de liseron -, de crottin de cheval et d'autres broyats faits d'orpiment, de magnésie et de miel. Donnée ensuite à un oiseau qu'on laissait mourir de soif, puis exhumée de ses entrailles, la perle redevenait brillante. Car si la couche supérieure est abîmée (improprement "morte"), le centre de la perle n'est pas mort."


 Mais c'est le dernier paragraphe de ce chapitre 68 qui va ouvrir pour moi une autre perspective :

Au-dessus de ma tête, tandis que je méditais ces tortures alchimiques, un oiseau invisible chantait si parfaitement, en ses trilles virtuoses, que je crus à l'un de ces enregistrements prévus dans certains parcs pour remplacer la faune ailée en voie de disparition. Alain rit quand je lui posai la question. "Il y a plein d'oiseaux à Berlin", me dit-il de sa voix rassurante. Le dernier matin de mon séjour, je capturai le chant de l'oiseau mystérieux avec mon téléphone portable. Alors qu'à l'aéroport j'attendais mon vol de retour, une application m'apprit qu'il s'agissait d'un rossignol philomèle.(p. 224)

 


Or, dans le recueil de nouvelles de la même Caroline Lamarche, J'ai cent ans, dont j'ai déjà raconté que je l'avais acquis à Paris en 2012 chez un bouquiniste (et qui fut jusqu'au Bel Obscur mon unique lecture de l'autrice), on trouve cette courte fiction d'une dizaine de pages intitulée Deux enfants menacés par un rossignol. Entreprenant de la relire, je vois qu'elle commence par ces mots : "Marie n'était pas née lors des grandes inondations de 1926." Ce motif de la crue est primordial. Deux phrases plus loin, on peut lire : "Soixante-sept ans plus tard, la Meuse et ses affluents sortaient à nouveau de leur lit : en cette veille de Noël 1993, on ne comptait plus les bourgades inondées, les maisons évacuées, et les hommes politiques renonçant à leurs vacances pour donner des interviews sur des barques, au fil de rues miroitantes."

Or la crue est aussi présente dans Le Bel Obscur.  Au chapitre 9, la narratrice rend visite à son grand-cousin Thomas, qui vit dans une grande maison au bord de la rivière Vesdre, affluent de la Meuse. C'est dans ce passage que l'on retrouve cette phrase que j'ai déjà citée : "Les cartes comme les archives font partie de ma géographie mentale."(p. 29). Elle est suivie par celle-ci : "Quand je contemple celle du bassin de la Meuse et de ses affluents, je pense à un récit qui se gonflerait peu à peu d'apports tributaires des humeurs du ciel, tranquilles ou désordonnés."

Ce récit n'est autre que le sien. Une phrase plus loin encore : "Au cœur sombre de décembre, j'arrive chez Thomas et Marie, réfugiés à l'étage six mois après les inondations de juillet 2021." Et puis : "Alors que je commence à m'intéresser à Edmond, c'est toujours un paysage de guerre, comme l'ont écrit les journalistes. Les 13 et 14 juillet 2021, l'eau a monté plus vite que surgissent des bombardiers du fond de l'horizon. Aucune sirène n'a averti les habitants, les usines étant délaissées depuis des décennies. La terrible mélancolie qui émane de ces lieux répond à la  mienne au moment où l'amour que je rêvais durable devient une demeure fantôme."

Une femme tente de se déplacer dans une rue inondée suite à de fortes pluies à Liège, le 15 juillet 2021 (AFP)

Est-ce un hasard aussi si ce chapitre se termine par l'évocation de ce collier de perles présent au chapitre 68 ? Alors que la tradition était d'offrir aux garçons un fusil, aux filles revenait un collier de perles : "Quand tu seras mariée, tu seras enfin heureuse", m'avait dit ma mère en me l'offrant. Cela l'aurait arrangée que sa garçonne d'aînée soit heureuse, et même "parfaitement heureuse", comme elle l'affirmait à son propre sujet. Je n'ai jamais porté ce collier. Les perles, amaigries, dépérissent dans leur coffret de velours. M'en vient un vague sentiment de culpabilité, une tristesse plutôt : ne dit-on pas que les perles meurent si on ne les porte pas ?" (p. 32)
 

 

Mais revenons à la nouvelle du recueil. Marie, le personnage principal s'élance dans la nuit tempétueuse à la recherche de son mari Lionel, propriétaire du terrain de camping, car elle a cru voir la caravane de la friterie emportée par le flot de la rivière. Elle parvient jusqu'à la caravane, de l'eau jusqu'aux genoux, fouettée par le vent. Par la vitre, elle reconnaît Madame Lullu la propriétaire de la friterie, en déshabillé blanc à col de cygne : "Son bras potelé était tendu devant elles, en direction des reproductions d’œuvres d'art punaisées sur la paroi, au-dessus des bacs à friture. [...] Il y avait un cerf de la grotte de Lascaux, La Joconde, Les Tournesols de Van Gogh, et un Chagall reconnaissable  au couple d'amoureux s'étreignant entre ciel et terre. De plus, en ce soir de tempête, Marie distingua une affiche représentant un curieux paysage, avec une maison orange, une barrière de même couleur, et, sur une pelouse d'un vert tendre, des personnages en grisaille semblant fuir un danger ou préparer un crime ; au-dessus d'eux volait un petit oiseau gris, à peine visible contre l'azur du ciel.

Et soudain Marie voit Lionel, qui embrasse la nuque de Madame Lullu, devant le tableau ocre, vert, azur et gris, Lionel qui rit en s'appuyant aux bacs à friture. Marie hurle son prénom et, à son cri, le vent redouble de violence et la caravane se détache de la berge et n'est bientôt plus qu'une masse noire s'éloignant au fil du courant.

Marie revient alors à elle, quand retentit la cloche de l'église. Lionel est revenu, il sort de la cuisine.

Lionel : "La friterie était ouverte, mais on ne servait pas. Alors j'ai pris des fourchettes en plastique pour Pierrot, puis je suis passé à la ferme. Quand la tempête sera calmée, on ira tous chez Madame Lullu   : elle a une nouvelle reproduction, un truc de Max... Max... Ernst ! C'est ça, oui, un tableau bizarre intitulé Deux enfants menacés par un rossignol. Max Ernst, tu te rends compte, Marie ! Il faut que Pierrot voie ça, cela     lui donnera une idée du... tu sais, ce mouvement  où on trouve des gens comme... Magritte... Salvador Dali..."

 

Deux enfants menacés par un rossignol, Max Ernst, 1924

Cette nouvelle énigmatique a été écrite entre 1991 et 1994. Il est remarquable de retrouver une nouvelle fois le motif du rossignol dans Frayure, poème de Caroline Lamarche publié dans AOC le 16 novembre 2025 (hélas, la lecture en est réservée aux abonnés). Je donne tout de même ici quelques extraits significatifs de ce texte dédié à son ami Patrick, naturaliste. Il est question aussi d'un tableau vu en rêve :


J’ai fait ce rêve :

Dans une pièce lumineuse aux murs nus,

évoquant le séjour d’un ami

qui n’y a placé qu’un petit tableau représentant un paysage de forêt

(ce tableau n’apparaît pas dans le rêve)

il me confie autour d’une tasse de café noir

qu’il a rêvé que je lui écrivais une lettre.

Au réveil je me dis

que c’est le rêve de l’ami dans mon rêve

mais qu’en réalité c’est moi qui viens de rêver

et que les lignes que je trace ici

sont peut-être le début d’une lettre.

(...)

Nous observons la pie-grièche

l’alouette ivre de ciel

la bergeronnette et son vol ondulant

le bruant jaune et la mésange à longue queue.

Puis nous quittons la prairie abondante

Pour rejoindre le couvert des arbres

en quête du chant du rossignol.

(...)

Pour l’heure c’est encore le jour

mais le rossignol reste invisible

déployant son opéra personnel au profond du feuillage.

Il chante, invente, vocalise et nuance

partition énergique, modulée, éclatante

conquête du territoire, appel de la femelle

éternité de l’instinct vital

qui siffle plus fort que mon oreille.

(...)



Le petit tableau qui n’apparaissait pas dans mon rêve

et qui orne, en vrai, le séjour clair

représente un paysage qui évoque

celui que nous venons d’arpenter.

Le tableau et le poème contiennent le jour et la nuit

le rossignol invisible

le râle des genêts solitaire

et mon rêve consolant.



Ceci n’est pas une lettre que j’écris à l’ami.

Ceci est une lettre au rossignol et au cerf

au râle des genêts et aux plantes du même nom

qui côtoient la fleur de l’églantine dans les haies

et le bourdon qui en butine le cœur.

10/11/2025

Ces vers résonnent pour moi avec le très beau texte dit par la philosophe Vinciane Despret, belge elle aussi, à la fin de La Grande Librairie d'hier soir.

 

 

lundi 24 novembre 2025

Spooky action at a distance

Je venais juste de publier l'article précédent quand je tombai sur une notification de la revue de cinéma La Septième Obsession, avertissant de la sortie ce mois-ci d'un hors-série consacré à Jim Jarmusch. Bonne idée, Jim Jarmusch est l'un de mes cinéastes préférés, et je l'ai souvent évoqué ici (dans la liste des libellés, il apparaît en troisième position derrière Tarkovski et Chris Marker, et devant Truffaut et Wim Wenders). Le sommaire comprenait un entretien avec lui, présenté ainsi : Jim Jarmusch nous livre avec générosité quelques secrets de sa méthode de travail ; qui mêle minutie, attention soutenue, synchronicité et lien à une conscience universelle. J'écarquille les yeux : la synchronicité qui est le motif récurrent des derniers billets est donc une nouvelle fois au rendez-vous des coïncidences. L'après-midi même je file au Relay de la gare me procurer le hors-série en question.

 

L’entretien est conduit par Dionen Clauteaux, qui commence par une remarque sur le dernier film, Father Mother Sister Brother, où l'on aperçoit dans la maison du père, incarné par Tom Waits, un livre sur les castors. Or, dans une interview plus ancienne, il se souvenait que Jarmusch avait parlé d'un livre sur les castors où il avait appris que lorsque d'autres animaux s'introduisent dans leur tanière en hiver, ces rongeurs les accueillaient comme des membres de leur famille et leur apportaient à manger. Mais il notait que dans le film, "au contraire, le Père et la Mère ont du mal à partager de la nourriture avec leurs propres enfants : le Père en parle mais ne prépare rien et ne sert que de l'eau, et la Mère exhibe des pâtisseries qui sont plus une décoration que des aliments." Jarmusch répond qu'en effet ils sont moins tolérants que les castors ! Et il explique que leur présence est lié au lieu de tournage, où il y avait deux petits lacs où les castors avaient aménagé des huttes. "Je les ai vus, raconte Jarmusch, j'en ai parlé aux propriétaires de la maison, qui m'ont montré un livre sur le sujet. C'est ainsi que les castors ont réussi à se faufiler dans le film." Ce n'était pas dans le script, alors Dionen Clauteaux suggère : "On peut parler de synchronicité, non ?" Et Jarmusch répond : "Exactement. Et c'est souvent comme ça que ça se passe. Bien sûr, on a un scénario, on planifie, mais sur place, beaucoup de choses imprévues nous inspirent. Par exemple, quand on tournait à Paris, la jeune Française qui me conduisait en voiture sur le plateau chaque jour m'a demandé si je voulais écouter une musique en particulier. Je lui ai plutôt proposé de me faire découvrir sa playlist. C'est comme ça qu'un jour, alors qu'on roulait vers le plateau, j'ai entendu la chanson Spooky, interprétée par Dusty Sprinfield. J'adore ce morceau, alors dès le lendemain, je lui ai demandé de le repasser. Et je me suis dit qu'il fallait qu'il soit dans le film, et que ce serait, dans le chapitre parisien, la chanson de la mère disparue des deux jumeaux. J'ai ajouté cette scène où ils l'écoutent dans la voiture de leurs parents."

 

Il précise plus loin que Spooky lui permettait de décrire l'histoire d'amour des parents à travers cette chanson qu'ils aimaient. Dionen Clauteaux dit alors que Spooky lui rappelle une composition de Sqürl, le propre groupe de Jarmusch, Spooky Action at a Distance (qui fait partie de la bande son originale de Only Lovers Left Alive) : "pour moi, il résume bien votre film, où les mots et les gestes semblent avoir des résonances importantes".


 Il faut savoir que "spooky action at a distance" peut être traduit en français par "action fantôme à distance", et désigne cette fameuse intrication quantique comme un phénomène dans lequel deux particules (ou groupes de particules) forment un système lié et présentent des états quantiques dépendant l'un de l'autre quelle que soit la distance qui les sépare.C'est Einstein, qui n'y croyait pas, qui a employé le premier cette expression "spooky action at a distance".

 

J'ai consacré un article à Only Lovers Left Alive le 27 juin 2017, où il est beaucoup question justement de cette intrication.

Jim Jarmusch répond à Dionen Clauteaux qu'il y a en effet dans ce film, comme dans la vie, beaucoup de synchronicité, rappelant donc que Spooky Action at a Distance fut composé pour la B.O. de Only Lovers : "Son titre est inspiré d'un concept d'Einstein selon lequel, lorsque des particules sont liées, elles partagent le même destin, quelle que soit la distance qui les sépare (il fait donc ici une erreur puisque Einstein ne croyait pas, je le répète, à ce concept, qui fut pourtant démontré par la suite avec l'expérience d'Alain Aspect, mais on lui en voudra pas). Ce qui pourrait s'appliquer aux deux jumeaux du film, ajoute-t-il. Même quand ils sont loin de l'autre, ils ressentent à distance ce que l'autre éprouve. Cela vient de ma mère, car ma mère avait un frère jumeau."

Et c'est sur ces deux jumeaux que s'achève l'entretien :

"Dead Man parle beaucoup de la vie et de la mort comme d'un cycle, mais ces derniers temps, je suis obsédé par des théories qui soutiennent l'idée qu'il existe une conscience universelle, dont nous avons des perceptions et des expériences distinctes. J'ai beaucoup lu Jung, Shrödinger et Terence MacKenna, et j'ai voulu essayer de ressentir cette conscience universelle... Je ne sais plus à quelle question je réponds maintenant ! (Rires) Ces jumeaux sont très tendres l'un envers l'autre. Entre eux, il n'y a pas de conflit, ils sont connectés l'un à l'autre, ils partagent leurs expériences. Un peu de tendresse peut faire beaucoup de bien dans ce monde." 


 

 

mardi 18 novembre 2025

Charlot à l'horizon négatif

Le dernier article De mon côté de la rive du temps a été publié le mardi 11 novembre à 23 h 08 très précisément. Au cœur d'icelui se tenait le récit de Marie Richeux, Officier radio, passionnante enquête autour du naufrage du cargo Emmanuel Delmas, en 1979, au large des côtes italiennes, naufrage où périrent 27 personnes, dont l'oncle paternel de l'écrivaine, Charles dit Charlot, qu'elle n'aura jamais connu. 

 

Publiant donc l'article, l'affichant sur la page, je reste (comment dire ? je cherche le mot, sidéré me semble beaucoup trop fort, surpris ne me convainc pas, pas plus qu'étonné, optons pour interdit - qui ne me sied qu'à moitié), oui, je reste interdit devant la coïncidence visuelle que voici (capture d'écran effectuée à 23 h 15) 

 

En face de l'image de couverture des Disparus de Daniel Mendelsohn, cet appel vers le site de Jean-Jacques Birgé : Phantasmata d'Eric Vernhes à la galerie Charlot. La capture d'écran était là nécessaire, car cet agencement sur la page était éphémère, le principe même de la barre latérale Autres sentes étant d'accueillir au fur et à mesure qu'ils paraissent les billets de quelques blogs dont j'ai établi depuis longtemps la courte liste. En effet, le lendemain matin, il n'y avait déjà plus trace de cette résonance avec l'oncle Charlot disparu.

Encore une fois, on peut dire qu'il ne s'agit là que d'un rapprochement fortuit, une simple péripétie du hasard. Il m'a tout de même plu d'aller plus loin : je ne connaissais pas du tout cet Eric Vernhes évoqué par J.J. Birgé, j'ai donc lu l'article, qui commence ainsi : 

"Une fois de plus je suis fasciné par les créations d'Eric Vernhes. Si Meeting Philip, son hommage critique à Philip K. Dick, fait un carton à la Biennale Nemo, son exposition à la Galerie Charlot rassemble des pièces anciennes ou récentes comme Dormeurs éveillés qui s'empare d'un texte incroyable de Gaston Bachelard"
Me rendant ensuite sur le site d'Eric Vernhes donné en lien, je file vers sa page bio où je lis ceci :

SINCHRONICITÉ

La pratique artistique d’Eric Vernhes repose sur la création « d’objets temporels ». Ce concept, issue de la phénoménologie, qualifie des dispositifs dotés d’un mouvement intrinsèque qui épouse celui de la conscience du spectateur. Eric Vernhes l’utilise dans son travail pour créer un moment magique: Celui où l’imaginaire du spectateur, mis en mouvement par l’œuvre, vient à s’incarner en elle.
Notre corps, nos émotions, nos idées sont constamment en mouvement. Confrontés  au mouvement de l’œuvre, une relation de sympathie se crée avec elle par synchronicité. Cette relation avec un objet nous fait prendre conscience de notre matérialité: Avant tout autre chose, et en l’absence de démonstration de l’existence de l’âme, le spectateur est un corps, à un moment précis, dans un lieu donné, plongé dans la contemplation de son propre imaginaire qu’il projette dans l’œuvre. Une parenthèse s’ouvre alors dans le mouvement incessant qui le propulse vers sa finitude. Il y a là une expérience intrinsèquement, spécifiquement humaine: L’expérience artistique.
Souvent l’art propose des questions. Le travail d’Eric Vernhes propose plutôt une ambition: conquérir un niveau toujours plus élevé de conscience de nous même, de nos corps, du monde et du temps afin de perpétuer, malgré tout les défis, l’expérience de notre humanité.

La synchronicité étant au cœur de mes derniers articles (la notion apparaît aussi bien chez Cécile Guilbert que chez Caroline Lamarche), je suis conforté dans le sentiment que la collision visuelle repérée dans la nuit de novembre n'est pas qu'une simple facétie aléatoire.

Je remarque en outre que l'artiste a été élève de Paul Virilio : "Après un diplôme d’architecte dirigé par Paul Virilio, Eric Vernhes travaille en production cinématographique aux côtés d’Anatole Dauman (Argos films).Paul Virilio, que j'ai évoqué à plusieurs moments, Anatole Dauman, aussi, que j'ai découvert à travers un volume chiné à Noz, en 2017.

Dans l'article du 11 novembre, je citais Laurent Demanze"La disparition de l’oncle occasionne dans le récit des cercles concentriques : pour saisir la force de rêverie et de romanesque que suscite le mot, à la façon d’un vide entraînant nos pensées dans sa gravitation, Marie Richeux mobilise Georges Perec et Daniel Mendelsohn comme des interlocuteurs de prédilection.(...)" (Passage compris dans la capture d'écran), enchaînant sur : "Georges Perec et Daniel Mendelsohn font partie des écrivains de ma nébuleuse."Or, si l'on se rend sur le lien Georges Perec, le second article collecté est Vient me chercher sur sa moto noire, du 13 juin 2025, renvoyant lui-même à un article d'avril 2020, dont le titre est aussi emprunté à un poème de Roberto BolañoSur le sentier confus et magnétique des ânes et des poètes, et comportant l'image que voici :

 

Or, sur la page de la galerie Charlot consacrée à Eric Vernhes, on peut voir, parmi les travaux présentées, plusieurs œuvres intitulées Horizon négatif.

Horizon négatif, Eric Vernhes, 2019, Acier, écran 4K, ordinateur, caméra, haut-parleur (210 x 60 x120 cm)   
 

On y retrouve, multiplement dupliquée, cette forme triangulaire dont j'avais pointé la récurrence dans les deux couvertures. 

Trucs de Charlot, me souffle l'incrédule (qui ne croit pas si bien dire).




mardi 11 novembre 2025

De mon côté de la rive du temps

11 novembre. Je continue de lire, à petits pas, La maison vide, de Laurent Mauvignier. Entre temps, il a reçu le prix Goncourt, devançant Nathacha Appanah, Emmanuel Carrère et Caroline Lamarche. Lots de consolation : le prix Femina a été remis à  Appanah tandis que Carrère a été couronné par le Médicis. Quid de Caroline Lamarche ? Eh bien pour le moment, chou blanc pour les prix. Bah, ça n'a pas beaucoup d'importance, les prix sont de l'écume, Le Bel Obscur est un très bel objet littéraire dont la trace lumineuse ne me quitte pas.

 

Cette Grande Guerre, dont on commémore donc le 107ème anniversaire de l’armistice, intervient très tôt dans La maison vide, dès la page 14, où il est annoncé que le grand-père Jules reçut à titre posthume la Légion d'honneur, après être tombé le 18 mai 1916 dans le bois d'Avocourt, près de l'Argonne. On le retrouve un peu plus loin, page 23 :

Moi, de mon côté de la rive du temps, j'aperçois tout ça comme le seul récit diffracté d'un monde dont la gloire a été - par la mort de Jules - le signe avant-coureur de la catastrophe familiale qui a nourri le récit qu'aujourd'hui quelque chose en moi cherche à comprendre, comme pour en reconstituer le puzzle - vieux cliché que l'image du puzzle, mais si limpide et évidente qu'elle s'impose avec une force telle que je me refuse à la révoquer, oui, l'image d'un puzzle dans une histoire du temps que j'ai cherché depuis ce matin à reconstituer en retrouvant le certificat de Légion d'honneur dressé en 1920 sur lequel on fait le panégyrique d'un Jules parmi les autres, mort dans la boue de la Grande Guerre avec ses majuscules tonitruantes comme une charge de cavalerie. (C'est moi qui souligne)

Lisant ces lignes, je me souvins que la même image du puzzle, - ce vieux cliché que Mauvignier ne peut révoquer - avait aussi sa place dans Le Bel Obscur. Dans un paragraphe des pages 112 et 113 :

De nombreux sens fantômes circulent entre des archives lacunaires. Si j'en choisis un plutôt qu'un autre - ici la remarque amusée de ma mère - c'est comme on passe et repasse devant un puzzle, plaçant une pièce, puis une autre, découvrant peu à peu le motif. Ma mère, si expéditive pourtant, adorait les soirées consacrées à cette passion lente. L'image entamée pouvait rester durant des semaines inachevée sur la table du salon. Chaque personne de passage rajoutait une pièce ou se contentait d'observer quel coin de ciel ou de frondaison s'était comblé, quel animal avait trouvé sa patte ou sa tête, quelle maison son toit ou sa porte. Ma récolte d'éléments offre autant d'entrées qu'un puzzle de mille pièces. La main du lundi n'est pas la main du jeudi, ni celle du matin aussi leste que celle du soir, mais toutes finissent par relier entre elles les couleurs et les formes. Sur la table je déplace ces fragments ancestraux que j'ai sortis de leur relégation comme on va chercher, un jour de pluie, la boîte contenant l'image aux pièces mélangées. Il suffit que je les rapproche pour que se révèlent des motifs qui se trouvaient déjà là. (C'est moi qui souligne)

On retrouve ici cette expression d'archives lacunaires (qu'on peut entendre d'ailleurs dans la vidéo réalisée pour Mollat), cette notion d'archives que j'avais déjà signalée à la fin de l’article sur Le Bel Obscur. Rapprocher différentes pièces d'archives révèlent donc des motifs, et c'est bien la même démarche de reconstitution de motifs à laquelle se livre Mauvignier, qui lui permet d'écrire l'histoire de ses aïeux.

Passant à la médiathèque le 5 novembre, j'ai emprunté le dernier roman de Marie Richeux, Officier radio. Je n'avais jusqu'à lors jamais rien lu de la productrice de l'émission "Le Book Club" sur France Culture. Le roman n'avait pas franchi l'étape de sélection des grands prix, ce qui ne m'inquiétait pas, bien au contraire, je crois aussi que j'aimais que ce ne fut justement pas un roman (bien que le mot soit employé par l'éditrice), mais un récit, autour de l'accident du cargo Emmanuel Delmas en 1979, au large des côtes italiennes, collision avec un pétrolier qui provoqua un incendie où périrent 27 personnes, dont Charlot, l'oncle de Marie Richeux, officier radio sur le navire.* Elle-même, née en 1984, n'a pas connu son oncle mais elle enquête obstinément sur ce drame qui a marqué sa famille.


 Et là encore, le rôle des archives est fondamental. 

Tout ça pour dire, c'est peut-être grossier, que je fais un lien entre l'office des morts et l'officier radio, entre officier pour les morts et officier à la radio. Je fais ce lien en me plongeant passionnément dans des archives d'il y a quarante-cinq ans, mais cela me permet de dire que je l'ai toujours fait. Dans mon désir - si précoce - d'enregistrer des voix, des paroles, des descriptions de lieux, de façons de vivre, de cuisiner, de partir à la pêche ou de prononcer certains mots de patois, il y a la volonté farouche de lutter contre la disparition des choses et des êtres, les enregistrer pour leur garantir une mémoire, les fixer quelque part. Il y a la conscience trouble d'un monde promis à la disparition, un certain monde agricole, marin, breton, il y a l'urgence d'aller contre l'oubli. Comment ne pas oublier, dit mon père au début de l'histoire, comment ne pas oublier, dis-je en allumant mes micros. J'officie radio, comme un office des morts en avance pour garder par-devers moi une poignée de mots des futurs disparus. Ou, à défaut, des images et du son qui seront une autre façon d'écrire pour eux. (p. 127-128, c'est moi qui souligne)

Hier (je viens seulement de m'en aviser, après avoir commencé la rédaction de ce billet), Laurent Demanze a consacré un article au livre sur AOC, et cite ce même passage donné au-dessus que j'avais consigné dans mon cahier dès le 7 novembre. Il poursuit en suggérant que "Sans doute est-ce là l’art de la conversation que déploie magnifiquement Marie Richeux dans son récit et dans ses émissions radiophoniques du « Book Club », qui consiste à lutter contre l’effacement, en rapiéçant des bribes d’histoire, en reliant les mots épars de la discussion, en ravaudant les fils ténus de la conversation : la parole comme une matière à modeler et façonner, en saisir le point d’incandescence et la faire bifurquer jusqu’à cheminer vers un nœud en travers de la gorge."

Plus haut, il avait écrit : "La disparition de l’oncle occasionne dans le récit des cercles concentriques : pour saisir la force de rêverie et de romanesque que suscite le mot, à la façon d’un vide entraînant nos pensées dans sa gravitation, Marie Richeux mobilise Georges Perec et Daniel Mendelsohn comme des interlocuteurs de prédilection. Ici La Disparition, là Les Disparus sont convoqués pour donner à cette évanescence toute son ambivalence, tout ensemble lestée des drames de l’Histoire et allégée par la possibilité du jeu de la contrainte."


Georges Perec et Daniel Mendelsohn font partie des écrivains de ma nébuleuse. Ici, j'ai particulièrement aimé ce que Marie Richeux rapporte des propos de Mendelsohn dans un épisode de Par les temps qui courent, du 24 novembre 2020. L'écrivain était au bout du fil, assis dans un fauteuil à deux heures de train de New York, dans sa maison de campagne, et elle, dans "la pénombre très rassurante du studio à Paris." Après une coupure dans la liaison radio, il avait repris avec ces mots : "Ce qui me semble extraordinaire dans le monde réel, c'est qu'il nous permet de trouver parfois ce sentiment puissant de lien que l'on connaît habituellement dans la littérature. Des connexions incroyables, des coïncidences. Quand on est sensible à une question, on commence à voir ces liens apparaître, tout le temps et partout. C'est une sensation extraordinaire. Le monde est peut-être plus structuré que nous voudrions bien le croire.

Paroles qui rejoignaient cette autre observation de Caroline Lamarche : "Étrange comme une obsession attire les coïncidences qui la documentent." (p. 134)

 

___________________

* Une autre raison du choix de ce livre est que je lis en ce moment, par bribes (uniquement dans le Lieu tranquille, au sens de Peter Handke, ce qui explique cette lecture fragmentée), L'intervieweur, d'Alain Veinstein, (Calmann Lévy, 2002), où l'auteur se nourrit de son expérience radiophonique (à l'époque, il animait l'émission Du jour au lendemain). Le livre de Marie Richeux venait là en résonance directe avec cette écriture.

 

 

vendredi 7 novembre 2025

Bon pour les filles

A Aigurande, en ce jour de Toussaint, j'avais donc acheté Le Bal des Conscrits de Louis Peygnaud. A la ferme de La Font du Four, celle des grands-parents maternels où je naquis en 1960, il n'y avait en dehors des livres d'école que quelques livres de littérature générale, je me souviens de Typhon de Joseph Conrad et de cet ouvrage de Louis Peygnaud, De la vallée de George Sand aux collines de Jean Giraudoux, publié chez Charles-Lavauzelle en 1949, et couronné par l'Académie française. 

Cette distinction n'a pas rendu l'homme célèbre et j'ai beaucoup peiné à trouver une notice biographique sur Louis Peygnaud (Google vous refourgue aussitôt une masse de sites sur Louis Pergaud, c'est très agaçant). En insistant, j'ai néanmoins trouvé quelques lignes sur le pdf d'un groupe de marcheurs de Bonnac-la-Côte en Haute-Vienne, département d'origine de Louis Peygnaud, né le 9 août 1895 dans le hameau de Chasseneuil (commune de Saint-Symphorien-sur-Couze). Après ses études primaires et secondaires, il rejoint l’école normale de Limoges. Mobilisé en 1915, il est blessé en 1918 et démobilisé en 1919. De retour à la vie civile, il est nommé instituteur à Saint-Sornin-Leulac en Haute-Vienne. En 1930, il passe l’examen d’inspecteur primaire, fonction qu’il exerce d’abord à Gordon-Murat en Corrèze et à partir de 1931 à La Châtre (Indre). Il y restera au-delà de sa retraite prise en 1958. Proche d’Aurore Dudevant (1866-1961), la petite-fille de George Sand, il était souvent invité à Nohant. Dans les dernières années de sa vie, il rejoint sa Haute-Vienne natale, où il s’éteint le 12 mai 1988 à l’âge de 92 ans. (Source : Bulletin des Amis du Vieux La Châtre, n°3, 2011).

 

Le Bal des Conscrits a été publié sans mention d'éditeur en 1968, imprimé par les bons soins de l'imprimerie Rault, fondée en 1934 par Arsène Rault pour son fils Roger, et toujours existante (reprise en 2017 par le groupe Paragon, elle est la seule entreprise importante qui subsiste à Aigurande). Le volume que j'ai acheté comporte une dédicace que je ne vois qu'aujourd'hui, et qui m'émeut car elle s'adresse à Monsieur et Madame Renaud : "Croyez bien que je n'ai pas oublié le temps de Crozon qui s'éloigne si vite !" Crozon qui est ma commune natale...


Le livre s'ouvre sur une citation de Chateaubriand, que Louis Peygnaud reprend et prolonge dans sa préface : "Dans une page admirable, Chateaubriand se souciait du sort réservé par l'avenir à la mémoire de tous ces paysans laissés en Russie - et ailleurs : "Il n'y a peut-être que moi qui, dans les soirées d'automne, en regardant les oiseaux du Nord, se souvienne qu'ils ont vu la tombe de nos compatriotes"."

Et Peygnaud poursuit ainsi : "Comme Chateaubriand, pourquoi, certains soirs autour de la Toussaint, ne resterions-nous pas attentifs à toutes ces voix étranges, mystérieuses, qui se mêlent au vent de la nuit ? Ces clameurs, ces plaintes dans le ciel ? : celle des âmes tourmentées qui n'ont pas eu accès au paradis, pensaient nos anciens, mais, bien sûr, point les âmes pures de nos infortunés petits conscrits." (p. 10-11)

La Toussaint était ainsi étrangement évoquée, jour même de l'achat du livre, et de la bande dessinée de Davodeau, Chute de vélo, où l'intrigue tourne autour du personnage de Toussaint, et de son terrible secret. Toussaint qui retrouve Irène, la grand-mère atteinte de la maladie d'Alzheimer, sur le bord de la rivière, au grand soulagement de ses enfants.


 
 
Mais ce n'est pas tout. A la salle d'Aigurande où la brocante se déroulait, passa mon ami Gary Tupolev, accompagné d'Anne-Marie et William. Des mois que je ne les avais vus, et il fut convenu qu'en retournant à Châteauroux, je m'arrête à Cluis, où une petite fête était organisée le soir-même par les jeunes de la famille. 
Là, à Cluis, Anne-Marie me montra la réponse qu'Amélie Nothomb avait faite à Gary, à la suite de l'envoi de sa bande dessinée Bon pour les filles, parue à la Bouinotte en septembre 2014. Amélie Nothomb a la réputation de répondre à toutes les lettres manuscrites qu'on lui envoie et cette réputation n'est semble-t-il pas surfaite car elle a répondu très vite au message qui accompagnait le don de l'album.
Ceci dit pour l'anecdote car ce qui me captive dans cette histoire, c'est l'accent mis tout à coup sur cette bande dessinée atypique, qui a donc onze années d'âge.
 
 
Que raconte donc Bon pour les filles Lisons le descriptif : 
"Bon pour les filles ! » Le conseil de révision a tranché : bon pour le service, trois ans sous l’uniforme, la vie loin d’ici, du quotidien. Et l’honneur de ne pas avoir été réformé. Bon pour les filles…
Désiré, lui, n’a pas franchi la toise, pour se coiffer du képi et empoigner un Lebel. Pas de chance, et adieu Mathilde, la fille du boulanger, pourtant bien jolie. Les autres y étaient, eux, bon pour les filles. Et bientôt pour les tranchées, la boue. Bon pour la peur, la fosse commune ou le poteau d’exécution.
Alors, tout faire quand même, pour aider les copains, sur le front à quelques kilomètres de là. Pour exister aux yeux de Mathilde et de son cocardier de père. Le récit court, percutant, d’une tranche de guerre « à côté » : le désespoir de ne pas en être et l’apprentissage de l’horreur, pour les yeux d’une fille que l’on aura jamais."

"Bon pour les filles", c'est  cet insigne militaire qu'on décernait au conscrit à l'issue du conseil de révision, et dont quelques exemples ornent le dos de couverture de l'album.

 
 
C'est donc une autre histoire de conscrits qui se rappelle à moi en cette soirée de Toussaint. Mais les coïncidences ne s'arrêtent pas là. Louis Peygnaud entame son livre par le chapitre Le 22 octobre 1914 avec les conscrits de la classe 1915, et ces lignes-ci :
"Le 22 octobre 1914, sept garçons de dix-neuf ans s'en revenaient de Nantiat et regagnaient leurs villages de la vallée de la Couze. sur toutes les routes qui partaient du chef-lieu d'autres garçons cheminaient vers toutes les communes du canton. Ils venaient de passer le conseil de révision."

Ces sept garçons, on les retrouve pour ainsi dire dans cette case de la page 8 : 

 

Une dernière pour conclure : le héros de "Bon pour les filles" est le pauvre Désiré Lamoureux, recalé au conseil de révision à cause de son mètre cinquante-deux.



Or, à la page 27 du Bal des conscrits, Louis Peygnaud raconte une autre conscription, celle du 10 mars 1793, an II de la République, où eut lieu la première levée en masse de 300 000 hommes. De tous les villages affluaient les hommes célibataires ou veufs sans enfants de dix-huit à quarante ans. Le 15 juillet, l'Assemblée législative avait proclamé la Patrie en danger. De fait, cette première journée ayant donné peu de résultats, il fallut remettre le couvert le 17 mars. Ainsi, au Péchereau, près d'Argenton, seuls deux volontaires s'étaient inscrits le 10 mars. Et le 17, 45 hommes durent se soumettre à la voix du sort. Le maire avait préparé 33 bulletins blancs et 12 bulletins portant la mention "soldat", et chacun vient tirer un bulletin dans un chapeau : "Mais soudain, minute pathétique entre toutes, alors que sept volontaires nationaux viennent d'être désignés, voici que se présente devant le fatidique chapeau, non plus un garçon mais un homme d'environ cinquante ans, qui dissimule avec peine son émotion. C'est Sylvain LAMOUREUX, laboureur, qui vient tirer à la place de son fils empêché par la maladie. L'assistance, quelque peu animée, devient brusquement silencieuse. Tous les présents ont le sentiment de la gravité du geste de ce père qui va décider du sort de son enfant. Le père de François LAMOUREUX prend un billet et le tend au maire qui l'ouvre et annonce le fatidique : "soldat"."

 


mardi 4 novembre 2025

La maison vide

 Depuis le 6 août dernier, j'écris des sonnets. Le premier d'entre eux commence ainsi :

Soif du poème, un truc soudain, ça vous prend comme la mer

Rien à raconter, rien à dire, mais il faut que ça sorte

Il faut sans délai tracer des mots sur la page

Pour calmer les chevaux, j'ai choisi : un sonnet

Soif du poème, c'était bien cela, une rage de dire qui ne pouvait pas s'épancher dans un article de blog comme celui-ci, qui devait avoir sa forme propre. Et le sonnet, si désuet pouvait-il apparaître, me donnait cette structure contraignante qui me permettait de rendre compte d'un moment de vie dans toute sa densité, ou du moins d'essayer. Je choisis alors de publier sur Facebook, dont j'usais parcimonieusement. L'aventure se poursuit et le 30 octobre, le dix-huitième sonnet évoquait ma dernière visite à l'ehpad de La Châtre, où je trouvai ma mère dans une grande détresse.

Retour à l'ehpad petite maman perdue
Tu tombes bien - elle m'embrasse - j'allais partir
Partir mais où partir quand la maison n'est plus
les verrous sont tirés les gares sans avenir

Dans un sac de toile rouge elle a mis pêle-mêle 
carrés de laine culottes aiguilles et photos
Elle veut prendre le large elle veut se faire la belle
De l'ehpad je m'évade bon dieu c'est pas trop tôt 

J'avoue - on a remis à plus tard la cavale
Diversion - je lui dis lis-moi Victor Hugo
Le Clair de lune du recueil des Orientales

Des poèmes elle en a recopié un quintal
La lune était sereine et jouait sur les flots 
Un peu n'importe quoi conclut-elle impériale

 

Le même jour, après avoir lu mon poème, l'ami François C. me signale la parution récente (8 octobre) de l'album Là où tu vas d’Étienne Davodeau, sous-titré Voyage au pays de la mémoire qui flanche. Présenté ainsi sur le site de Futuropolis : 

Elle s’appelle Françoise Roy. Son métier consiste à accompagner les personnes atteintes par la maladie d’Alzheimer et leurs proches dans leur vie quotidienne. Étienne Davodeau trouve que c’est là un métier passionnant. Alors il a demandé à Françoise de lui raconter au plus près les heures et les journées qu’elle passe dans l’intimité de ces femmes et ces hommes pour qui la qualité de l’instant présent est essentielle. Il lui a dit : « Là où tu vas, chaque jour, tu seras mes yeux et mes oreilles ». L’idée est de raconter au plus près la singularité de ces existences au pays de la mémoire qui flanche tout en préservant l’intimité des personnes concernées. La bande dessinée peut faire ça.
Un détail qui n’en est pas un donne une intensité particulière à ce récit : Françoise et Étienne vivent ensemble depuis longtemps. Depuis toujours, elle est sa première lectrice. Il sait qu’il n’aurait pas pu faire un livre comme celui-ci avec quelqu’un d’autre. Ce livre sera aussi, d’une certaine manière, un épisode de leur vie de couple et donc aussi le plus intime de ses récits.

Je prévois alors d'aller samedi matin à Arcanes acheter cet album. Finalement, je n'en fais rien mais pars en début d'après-midi pour Aigurande, où a lieu la Bourse Multi Collections Brocante à la Maison des Expressions et des Loisirs. Ma belle-sœur Isabelle y tient un stand, essentiellement de livres. L'occasion aussi de revoir de vieux amis de passage. Il y a beaucoup de marchands de timbres et de cartes postales, qui ne m'intéressent pas particulièrement, mais je trouve tout de même à chiner Le bal des conscrits, de Louis Peygnaud, et, plus surprenant, Les Ziaux, de Raymond Queneau, édition originale de 1943, dans la collection Métamorphoses, chez Gallimard.

Et puis j'achète quelques ouvrages à Isabelle, dont justement un Étienne Davodeau, Chute de vélo, que je ne connais pas, paru en 2004. 

 

Je le découvre le lendemain. Et surprise, il est déjà question dans cet album de mémoire qui flanche. Les enfants d'Irène, hospitalisée parce qu'elle perd la tête, préparent la vente de la maison familiale. Page 78, à deux pages de la fin, on trouve ces cases-ci :


 La maison est vide. Et je ne peux m'empêcher de penser à cet autre roman de la sélection du Goncourt que je viens juste de commencer : La maison vide de Laurent Mauvignier

 

Et je songe aussi à la maison d'Aigurande, celle de ma mère, celle dont je dis dans le sonnet qu'elle n'est plus, et qui n'est plus que parce qu'elle est vide, vidée de ce qui lui donnait vie au quotidien, lits, tables, chaises, armoires, vaisselle, tableaux, pendule, bibelots, lampes, etc.

Mais il y a un autre détail qui m'interpelle. A un moment déjà plein de tension, la vieille dame disparaît. Elle demeure introuvable. C'est la panique. Mais heureusement, un ami de la famille, un pauvre type malchanceux que toute la famille aide depuis des années à ne pas sombrer dans la misère, va la retrouver au bord de la rivière. 

Cet ami se nomme Toussaint. Or, cette brocante aigurandaise avait lieu en ce jour de Toussaint. Cette coïncidence n'est pas isolée. On va voir qu'elle est l'un des éléments de ce que Caroline Lamarche et Cécile Guilbert nomme constellation.

Ce sera au prochain épisode.

Aigurande, la maison vide. PB