lundi 20 janvier 2025

Snow is falling

Dimanche 12 janvier au soir. La Chambre d'à côté, de Pedro Almodóvar au CGR de Bourges. En version française hélas, mais il n'y avait pas le choix ce jour-là. Je suis presque surpris de n'avoir jamais parlé d'Almodóvar sur ce blog où il est tout de même souvent question de cinéma, car c'est un cinéaste que je suis depuis longtemps. Bon, il faut bien une première et c'est donc aujourd'hui. Ce qui renvoie à une autre question : pourquoi ce film-ci d'Almodóvar provoque-t-il un texte ? Mon propos n'est pas de chroniquer ma vie culturelle, absolument pas : bien des livres lus, bien des films vus n'apparaissent pas en ce lieu, en ce site. Tout simplement parce que leurs contenus ne rencontrent pas les thématiques qui m'occupent, ne croisent pas les fils narratifs qu'il me plaît de tirer. Il y faut à tout le moins une résonance. Et c'est ce que La Chambre d'à côté m'a donné : une résonance.

 

L'affiche pose bien les choses dans sa frontalité. Ingrid (Julianne Moore) et Martha (Tilda Swinton)  ont débuté leur carrière au sein du même magazine. Lorsqu’Ingrid est devenue romancière à succès et Martha, reporter de guerre, leurs chemins se sont séparés. Le film commence dans une librairie de New-York, pendant une séance de dédicace du dernier ouvrage d'Ingrid. Une amie de longue date lui apprend alors que leur amie commune Martha est gravement malade d'un cancer.

A l'hôpital où Ingrid s'est rendue sans tarder, Martha lui déclare être en phase 3 d’un cancer du col de l’utérus. Elle espère encore à cause d'un nouveau protocole de soin. Leur ancienne amitié, que les années avaient comme mise sous le boisseau, resurgit très vite : Ingrid restera au côté de Martha, d'autant plus que sa fille Michelle la délaisse (elle n'a pas connu son père et le métier de Martha l'a conduit à être une mère trop absente). Hélas, le protocole échoue et la survie est maintenant de courte durée. Martha demande alors à Ingrid de l'assister dans sa décision de mettre fin à ses jours en l'accompagnant dans "la chambre d'à côté". 

Impossible pour moi de ne pas repenser à ma jeune sœur Marie, dont les traitements de lutte contre le cancer avaient pareillement échoués, la chimio tout d'abord, puis la récente immunothérapie, dont bénéficia aussi Martha. Son souvenir était central dans deux articles récents, et le film lui-même était sorti le 8 janvier, le lendemain de son anniversaire.

Une autre résonance apparut avec la neige. Le livre que j'ai écrit (toujours inédit à ce jour) autour de Marie a pour titre La neige ne guérit pas de sa blancheur (vers emprunté à Francis Jammes), or les deux femmes regardent, au deuxième jour de leur installation dans une maison d'architecte au nord de New York, The Dead, de John Huston (1987), qui finit avec la neige recouvrant le paysage irlandais (le film se déroule à Dublin le 6 janvier 1904). Il faut d'ailleurs souligner la triple apparition du film (adapté de la nouvelle Les Morts de James Joyce, du recueil Gens de Dublin) : la première fois, c'était juste après avoir fait sa demande à Ingrid, Martha regardant la neige tomber rose sur New York (effet du changement climatique), citait la fin de The Dead, où le narrateur, Gabriel Conroy, parlait aussi de la neige tombant «évanescente, sur tous les vivants et les morts».*

 




La troisième occurrence de la neige se situe à la fin du film, quand  Michelle, la fille de Martha (interprétée aussi par Tilda Swinton), vient la voir dans cette maison qu'elle a choisi pour mourir. Ingrid essaie de dissiper le malentendu qui a brouillé les deux femmes. Au matin, allongée sur un transat, face à la forêt, Michelle se retrouve dans la même position que sa mère, qui s'est éteinte au même endroit. Et la neige tombe sur les deux femmes. Ingrid cite alors une fois encore la fin de The Dead : la neige unit les vivants et les morts.

Les grands transats de la maison font écho à ceux du tableau d'Edward Hopper, Gens au soleil, dont une reproduction est d'ailleurs visible dans un salon.

People in the sun, Edward Hopper, 1960, Huile sur toile, 102,6 x 153,4
Washinghton, Smithsonian American Art Museum

Quand Ingrid découvre Martha morte, dans sa tenue jaune, le plan général, avec ses ombres d'une netteté tranchante, est d'une texture complètement hoppérienne. Son immobilité est saisissante. Je regrette de n'avoir ici que le gros plan sur le visage de Tilda Swinton.


Une autre référence picturale, qui m'avait échappé (bien signalée par Jean-Luc Lacuve, du ciné-club de Caen, toujours précieux), se situe au moment où Martha raconte la mort de Fred, le père de Michelle, qui était parti faire la guerre au Vietnam alors que Martha était enceinte. Traumatisé par ce qu'il avait vécu là-bas, Fred avait fui, épousé une autre femme. Un jour, voyant une maison isolée en flammes, croyant entendre des cris, il s'était précipité à l'intérieur et avait succombé à l'incendie (les pompiers assurèrent ensuite que la maison était vide d'occupants). La femme de Fred s'était écroulée dans l'herbe, impuissante à le retenir. Le plan du film rappelle la toile Christina's world d'Andrew Wyeth (1948).

Christina's World, Andrew Wyeth, 1948, détrempe à l'oeuf sur bois 81.9 x 121.3 cm
New York, Museum of Modern Art.

Ceci ne doit pas donner à penser que le film croule sous les références, et que seule la connaissance de celles-ci permet de l'apprécier. Il n'en est rien. Bien au contraire, ce film, méditation sur la mort, la souffrance, l'amitié est une épure de beauté, où la douleur semble danser avec la couleur, grâce à deux grandes actrices** pleinement complices. Julianne Moore toute en écoute et regard chaleureux et doux, Tilda Swinton, d'une dignité et d'une force remarquables. Revenons à l'affiche, l'une pose ses mains protectrices sur les épaules de l'autre. La symétrie du visuel est seulement rompue par le geste de Tilda, avec son bâton de rouge à lèvres. C'est le geste qu'elle fit avant de mourir, ultime pied de nez à la camarde.

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* On relira avec plaisir ces magnifiques dernières lignes, assurément l'un des plus beaux textes dits au cinéma : "Oui, les journaux avaient raison, la neige était générale sur toute l'Irlande. Elle tombait sur chaque partie de la sombre plaine centrale, sur les collines sans arbres, tombait doucement sur le marais d'Allen et, plus loin vers l'ouest, doucement tombait sur les sombres vagues rebelles du Shannon. Elle tombait, aussi, en chaque point du cimetière solitaire perché sur la colline où Michael Furey était enterré. Elle s'amoncelait drue sur les croix et les pierres tombales tout de travers, sur les fers de lance du petit portail, sur les épines dépouillées. Son âme se pâmait lentement tandis qu'il entendait la neige tomber, évanescente, à travers tout l'univers, et, telle la descente de leur fin dernière, évanescente, tomber sur tous les vivants et les morts."

 Comme la nouvelle de Joyce, le film s'achève sur le mot "dead".  John Huston meurt dans sa maison de Newport quelques semaines après la fin du tournage de The Dead , dans la nuit du 27 au 28 août 1987, à l'âge de 81 ans. 

** Consultant leurs biographies respectives, je fus étonné de découvrir que Julianne Moore était née le 3 décembre 1960, c'est-à-dire cinq jours seulement après moi, et que Tilda Swinton était née le 5 novembre 1960, autrement dit 23 jours avant moi. Me voici littéralement "égocentré" entre les deux stars... 

samedi 18 janvier 2025

David Lynch : les fantômes de la mélancolie et du rêve

Hier la nouvelle de la mort de David Lynch m'a été un choc. Chaque jour, nous apprenons la mort de quelque personnalité, et cela parfois nous attriste quand pour celle-ci nous éprouvons estime ou affection, mais il est rare que l'on ait comme un mouvement de recul, un moment d'incrédulité, comme si cet événement annoncé n'était pas de l'ordre du possible. David Lynch, 78 ans*, et je réalisai seulement alors que je n'avais jamais pensé qu'il pût mourir un jour. C'est qu'il n'était pas vieux, je veux dire par là que je ne l'ai jamais vu, envisagé, comme une personne âgée. Ce qu'il était bien sûr, mais le physique de son visage démentait toute décrépitude. Je me souviens encore de son portrait par Nadav Kander, admiré lors de l'exposition de ses photographies à Vichy, l'an dernier.

La photo a été prise en 2007, Lynch avait donc 61 ans. La chevelure poivre et sel est incroyable par sa densité et son mouvement de vagues. Contraste entre la chemise boutonnée jusqu'au col, le calme du visage au regard bleu intense levé vers on ne sait quel horizon, et ce ressac, cette houle capillaire, cette tempête sur un crâne dont on sait quelles images troublantes il pouvait engendrer.

J'ai souvent parlé ici de David Lynch. Et sans doute n'est-ce pas fini, tant cette œuvre continuera de nourrir notre imaginaire. Je voudrais juste évoquer une anecdote que je viens de découvrir et qui résonne avec les précédents articles autour de La Prisonnière du désert, de John Ford. Dans The Fabelmans de Steven Spielberg, c'est David Lynch en effet qui incarne le vieux cinéaste recevant le jeune Sammy - alter ego de Spielberg.


Le scénariste Tony Kushner a raconté pour le magazine Première ce qui demeure pour lui comme le meilleur souvenir du tournage : 

Le jour du tournage est inoubliable pour moi. C'est vraiment unique dans une vie : Steven Spielberg qui filme David Lynch cours d'une scène où Steven Spielberg rencontre John Ford, qui est joué par David Lynch. Wow ! C'était tellement bizarre. J'étais heureux comme un gosse. C'est vraiment l'un des summums de ma carrière de scénariste.  [...]

Lynch est incroyable en plus ! Ce geste qu'il fait avec son cigare pour faire jaillir des flammes n'était pas du tout prévu, c'est lui qui s'est amusé avec, ça a attiré son attention et il a littéralement joué avec ça. En plus ce feu, cette fumée, ça ajoute un petit côté flippant au personnage, et l'on voit qu'il est facilement déconcentré, on ne sait pas comment il va réagir.

C'est vrai que cette scène est drôle. Mais elle a aussi du sens, au fond. Elle montre qu'on peut utiliser l'art pour contrôler sa vie, qu'en devenant un maestro dans son domaine, on apprend à ne plus se laisser dépasser par tout ce qui peut chambouler notre existence. Sauf qu'une fois que vous commencez à comprendre le pouvoir de l'art, vous réalisez aussi qu'il peut vous emmener dans des zones dangereuses, très sombres. Clairement, John Ford était un génie. Pourtant, ce n'était pas un homme très heureux. C'est pour ça qu'il demande à ce jeune garçon pourquoi il tient tant à devenir réalisateur. Quand il lui donne ce conseil par rapport à la ligne d'horizon, il sait que c'est une 'règle' débile, mais en même temps c'est la seule chose qu'il est capable de contrôler. C'est un outil qui lui permet de maîtriser son art et donc sa vie.

C'est d'autant plus beau grâce au passage juste avant où Sammy attend de le rencontrer sans savoir immédiatement avec qui il a rendez-vous. Il le comprend en même temps que le spectateur en voyant les affiches de ses films. Steven avait mis la musique de La Prisonnière du désert sur le tournage ce jour-là et tout le monde était scotché par cette salle avec les posters de tous ces chefs-d'oeuvre. La caméra prend son temps, film après film : La Chevauchée fantastique, Qu'elle était verte ma vallée, Le Mouchard, La Prisonnière du désert, Le Fils du désert, La Charge héroïque, Les Raisins de la colère, L'Homme tranquille, l'Homme qui tua Liberty Valance... on comprend à quel point cet artiste est important aux yeux de Sammy. Et de Steven qui rend hommage à John Ford, qu'il considère sans doute comme le plus grand cinéaste de tous les temps. J'adore cette scène en particulier, j'aime la manière dont elle met en avant son talent, d'une façon si simple, évidente." (C'est moi qui souligne)

Non, je n'en ai pas terminé avec David Lynch. J'ai réalisé aussi par la même occasion que je n'avais jamais terminé les Trois essais sur Twin Peaks, de Pacôme Thiellement, acheté en 2019. Je n'étais pas allé loin, le marque-page que j'avais rapporté de la cathédrale de Grenade, La Virgen con el Niño de Giovanni Battista Salvi (plus connu sous le nom de Il Sassoferrato), était encore placé à la page 10. 

 


On pouvait lire, au bout de cette page, cette phrase judicieuse : "Les grands films de cinéma sont ceux qui ont forcé le spectateur à regarder à l'intérieur de lui-même, dans l'espace sans dimension qui sépare l’œil de la paupière, pour montrer les fantômes de la mélancolie et du rêve que son regard, depuis toujours, portait (...)."

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* 78 ans, autrement dit le même âge que Donald Trump. Ils sont nés tous les deux en 1946. L'un disparaît alors même que l'autre s'apprête à être investi dans la fonction présidentielle. Triste signe des temps ?

mardi 14 janvier 2025

Amazonia

 A Violette, 20 ans ce jour même,

Dans le train qui nous emmenait de bon matin de Bourges vers Paris, via Vierzon, j'avais emporté un seul livre, Amazonia, de Patrick Deville (Seuil, 2019), septième opus de son projet Abracadabra, cycle de douze livres écrits sur le principe du roman sans fiction, chacun d'entre eux s'attardant sur un continent ou du moins une large partie de la planète. Il est ici question, comme le titre le laisse bien deviner, d'une remontée de l'Amazone et de l'évocation de l'histoire du sous-continent latino-américain depuis l'année 1860. Pourquoi 1860 ? Eh bien, selon l'auteur lui-même (entretien dans La Presse en 2017), parce que "c'est le moment où pour la première fois - enfin, c'est la thèse que je prends -, toutes les informations sont disponibles sur toute la planète, où toutes les civilisations et tous les peuples connaissent l'existence des autres et où un événement qui se produit quelque part a des répercussions partout. C'est la deuxième révolution industrielle, la planète rétrécit brusquement, avec les navires à coques en fer, la vapeur, les locomotives, le canal de Suez, etc., et c'est le début de l'européanisation du monde, jusqu'à la Première Guerre mondiale." 

J'avais trouvé le livre dans une bouquinerie de La Châtre, le 4 janvier dernier. J'étais alors avec Violette, contente de son côté d'avoir déniché un essai de Daniel Guérin qu'elle avait cherché sans succès jusque-là. Dans Amazonia, c'est un peu père & fille (3 chapitres), mais surtout père & fils (8 chapitres) qui constituent l'un des fils rouges du livre - ce voyage sur l'Amazone, Deville l'accomplissait avec son fils Pierre, vingt-neuf ans, dessinateur, photographe, musicien. "Nous avons décidé de mettre notre lien à l’épreuve, confie-t-il à Isabelle Rüf dans Le Temps, en partageant une cabine de bateau sur le fleuve Amazone ! On nous a mis en garde. On a fait quelques exercices, dans un chalet à Chamonix, au Brésil… Je m’étais engagé à lui soumettre le texte, il avait un veto absolu.» L'écrivain ne cache pas certains moments de tension, mais ce qui se détache c'est bien l'amour filial qui les relie (c'est tout en pudeur, ces mots ne sont jamais employés). On les retrouve au terme du voyage sur le rivage d'une île des Galápagos : "Côte à côte au bord de l'océan, nous demeurions immobiles devant le paysage immense de bout du monde, le jade très pâle des vagues écumeuses, les frégates ballottées dans le ciel par le vent fort, le sable blanc et les blocs de lave noire. (...) Un peu en retrait, j'observais son profil grave et ruisselant des eaux de la baignade et douce de la pluie, les cheveux bouclés de sa mère et les yeux noirs, un visage un peu grec."

Je n'eus pas le temps de terminer le livre avant Austerlitz. Ce n'était d'ailleurs pas mon intention. Nous avions un autre programme, nous devions faire provision de beauté, à Orsay tout d'abord, avec l'exposition Gustave Caillebotte mais aussi certaines salles des collections permanentes (oh, merveilles entre autres que ces Félix Vallotton, Pierre Bonnard, Édouard Vuillard...), et le lendemain avec Ribera au Petit Palais et la plasticienne japonaise Chiharu Shiota au Grand Palais. Je fixais des détails comme un autre fixait des vertiges. Ce qui suit est parfaitement arbitraire, des traces pour ma mémoire à venir.













Dans le train du retour, j'abordai le chapitre sirènes & amazones. Patrick Deville évoque le tournage de Fitzcarraldo, le film de Werner Herzog. Dans la scène des rapides, le long navire en fer s'écrase contre la falaise et Thomas Mauch, le directeur de la photographie, est blessé à la main, si bien qu'il faut l'opérer. Mais le médecin du tournage a épuisé ses réserves d'anesthésiants, et Mauch hurle de douleur. Herzog appelle Carmen, une prostituée, à la rescousse : "Elle m'a écarté, rapporte Herzog, a enseveli la tête de Mauch entre ses seins et l'a consolé d'une voix douce. Elle a dépassé sa condition pour devenir une pieta immanente, et Mauch est vite redevenu silencieux. Elle lui a susurré "Thomas, mi amor", encore et encore, durant les deux heures qu'a duré l'opération."

C'est l'occasion pour Deville de revenir sur Gaspar de Carvajal, le moine dominicain qui a donné son nom au fleuve. Il avait accompagné Francisco de Orellana, lieutenant de Pizarro, envoyé en reconnaissance par celui-ci pour trouver des vivres. Neuf jours avaient été nécessaires pour cela, et comme le navire ne pouvait revenir en arrière à cause du courant, Orellana décida de descendre le fleuve jusqu'à l'Atlantique. Le nom Amazone provient d’une bataille qui eut lieu contre la tribu des Tapuyas où les guerrières combattaient selon leur coutume en avant des hommes. "Chez Gaspar de Carvajal, écrit Deville, les amazones ont deux seins, comme Carmen, contrairement aux mythes antiques de l'amputation pour mieux bander l'arc." Un peu plus loin, il poursuit en rappelant qu'après Mai 1968, les femmes allaient à la plage les seins nus : "La vision de cette particularité anatomique était bouleversante pour l'enfant que j'étais, qui n'en avait jamais vu un seul, de ces seins, pas même en photographie, sans parler du cinéma, enfant qui, selon le terme médical alors en vigueur, après que déjà on avait dû l'extraire au forceps, avait "refusé le sein", et qu'il avait fallu le biberonner." La suite allait me stupéfier : "Le 22 mars 2018, cinquante ans jour pour jour après le déclenchement de ces événements de 1968 à l'université de Nanterre, ma mère avait subi l'ablation de l'un de ces seins que j'avais refusés, ces seins que mon père, mort depuis près de vingt ans déjà, avait dû rêver de découvrir pendant les longs mois que duraient alors les fiançailles."

22 mars 2018. Cette coïncidence de dates relevée par Patrick Deville m'en rappelait une autre, autour de cette même date. Le 24 mars 2018, j'avais ouvert un Cahier des Vertiges (en l'occurrence un long carnet mauve Bensimon for Quo Vadis, pages ivoire finement lignées), où je décidais de consigner toutes les apparitions, lors de mes lectures diverses, du mot vertige et de ses dérivés (vertigineux, vertigineusement, vertigo). Le cahier des charges était simple : le mot lui-même n’était jamais explicitement recherché, il devait advenir de lui-même. Repéré, je le recopiais dans le cahier, en ayant soin de le prendre dans son contexte, ou bien je photocopiais, je prenais en photo, j’imprimais. Ma besogne s’achèverait cahier rempli. Il me fallut moins d’un an.

La première prise fut le titre d’un dessin de François Matton : Vertige, écroulements, déroute et pitié, daté du jeudi 22 mars 2018, issu de son blog Sans l’ombre d’un doute. C'est l'ami Nunki Bartt qui m'apprit plus tard que le titre provenait du Poète de sept ans, d'Arthur Rimbaud.

Or, le 21 décembre 2019, dix jours après la mort de ma petite sœur Marie au CHU de Limoges, je m'avisai que ce 22 mars 2018 était aussi le jour où elle avait pris connaissance de sa maladie, ainsi qu'elle l'écrivait dans un cahier Paperblanks : "Je ne suis pas immortelle, depuis le 22 mars 2018, cette réalité m'a éclaté à la figure. Je peux à chaque instant laisser mes enfants et leur père, seuls, face à la vie, à ses tumultes, à ses joies." Elle écrivit quelques autres lignes, mais les autres pages du cahier demeurèrent vierges.

Cette quadruple coïncidence, apparue trois jours après la date anniversaire de sa naissance (7 janvier 1971), me sidéra. D'autres détails faisaient mouche : le dessin de François Matton ne mettait-il pas en valeur ces seins qui traversaient tout le chapitre sirènes & amazones ? Et puis il y a cette histoire du 21 février. "Comme chaque année, écrit Patrick Deville, à cette date du 21 février, je m'étais levé avant l'aube, dans cet entre-deux où nous accompagnent encore avec sérénité ceux qui furent puis disparurent, ces morts qui ne le sont pas encore s'ils demeurent dans les rêves de la nuit. Devant une fenêtre de cet appartement qui pourrait être une cabine immobile de navire, avec vue sur les toits de Paris et ses cheminées, plusieurs mois après notre retour, j’attendais le lever du soleil comme je l'avais attendu vingt-deux ans plus tôt, jour pour jour, devant une fenêtre de l'hôtel Morgut de Managua, la matin où j'avais commencé d'écrire la vie de William Walker, et depuis ce 21 février 1997, j'avais résolu*de consacrer cette éphéméride à l'avancement du projet Abracadabra, à son parcours autour de la planète."

Ce 21 février 2019, Patrick Deville en vécut les dernières minutes à la terrasse de l’Écailler, dans le onzième. Et quelques heures plus tard, une interne l'appela depuis l'hôpital pour lui annoncer la mort imminente de sa mère : "L'ablation du sein qu'elle avait subie moins d'un an plus tôt n'avait pas enrayé la progression du mal." Comme Marie, elle allait donc mourir en 2019 (mais je ne peux oublier que la mère de l'écrivain avait près de quatre-vingt dix ans, presque le double de l'âge de Marie). Ce qui était, selon son propre aveu "dans l'ordre des choses" (ce qui ne l'empêcha pas d'être davantage ébranlé qu'il ne l'avait prévu) ne l'était pas du tout pour Marie.

Je pense aussi, en refermant cet article, à Nathan, son fils, mon neveu, dont c'est l'anniversaire aussi ce 14 janvier 2025. Je sais aussi combien cette maman leur manque, à lui, à Tom son frère, à Lou sa sœur.

Jose de Ribera -La Pieta, 1633, Huile sur toile, 157 x 210 cm
Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid


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*J'avais résolu, dit-il, et je pense en lisant cela à cette émission de France Culture écoutée en revenant de Bourges lundi matin. Première d'une série "Les bonnes résolutions": "Résolution" est un mot polysémique. En effet, il est utilisé aussi bien dans le domaine juridique que dans la sphère scientifique... Comment comprendre cette diversité de sens ? " Les invités étant Serge Sur, professeur émérite de droit public  et Etienne Ghys mathématicien, professeur à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon.

mardi 7 janvier 2025

Cette nuit je la dispute aux chiens de l'insomnie


7 janvier 2025
tu aurais eu 54 ans
Marie ma sœur ma
petite sœur
si la vie ne t'avait pas lâchée
si tu avais survécu
à la grande guerre des cellules
Tu me manques
Tu nous manques
Je te revois dans la grande maison
des bords de Vienne
ton sourire là-bas
présent encore
dans la chambre dernière
malgré la souffrance
Cette nuit je la dispute
aux chiens de l'insomnie
J'écris pour
te parler
encore un peu
Une illusion une image
derrière la fenêtre
la rivière qui passe
son flot obscur
bientôt brisé
par le pont
Je n'oublie pas
ceux qui périrent
ce même jour
où l'on venge les blasphèmes
par des rafales de kalachs
Dans un vase du séjour
quelques menues branches
du saule tortueux
qui se mourait
au bout de ton jardin
 
 

dimanche 5 janvier 2025

Le tapis navajo

"Quand vous y réfléchissez, tout se déroule le long d’une ligne. Marcher, tisser, chanter, observer, raconter des histoires, écrire et dessiner… L’artiste Paul Klee, par exemple, disait que le dessin est une ligne qu’on emmène en promenade. Et dans son dernier discours, le chimiste August Kekulé [1829-1896, il est célèbre pour avoir découvert la structure du benzène après avoir rêvé d’un serpent se mordant la queue] s’adresse aux jeunes scientifiques en leur conseillant de « suivre les chemins des éclaireurs », « notez chaque empreinte, chaque brindille tordue, chaque feuille tombée, alors, disait-il, vous verrez où placer vos pieds pour aller plus loin ». Ce « pathfinding » de Kekulé, je l’appelle « cheminement » . Selon moi, c’est le mode fondamental par lequel les êtres vivants habitent la Terre. Chaque être vivant doit être imaginé comme la ligne de son propre mouvement ou, de façon plus réaliste, comme un faisceau de lignes. Ce faisceau est ce que j’appelle un maillage [meshwork] et ce que Gilles Deleuze appelle un rhizome. Tout est question de mouvement et pas de statique. La vie des habitants de la Terre n’est pas inscrite sur la surface mais tricotée dans son tissu même. Ils se croisent et se décroisent, leurs chemins convergent et divergent, pour former un maillage réticulé qui ne cesse de s’étendre : un domaine d’enchevêtrement."

Tim Ingold, extrait d'un entretien à Philosophie magazine, 11 janvier 2023.

Monument Valley est donc, selon Fabien Meynier, divisé en deux grandes zones associées à deux communautés distinctes. Le nord dévolu aux colons et le sud aux Indiens relèvent de deux esthétiques différentes. Au nord, certaines buttes visibles à de nombreuses reprises permettent "ainsi de les associer aux cowboys, aux militaires, aux bandits ou aux femmes qui voyagent à leurs côtés. Cette accumulation et cette répétition produisent dans la durée un « espace strié » dans lequel les buttes deviennent des points de repère permettant au spectateur de s’orienter dans ce lieu qui peut sembler uniforme." Comme l'anthropologue écossais Tim Ingold dans l'entretien cité au-dessus, Fabien Meynier en appelle ici à un concept établi par Gilles Deleuze et Félix Guattari  (Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1980), l'espace strié, dont l'une des caractéristiques est en effet que « les lignes, les trajets, ont tendance à être subordonnées aux points : on va d’un point à un autre ». ""D’un point de vue narratif, poursuit Meynier, les Blancs dans les films ne cessent de se déplacer d’un point à un autre, qu’il s’agisse de rejoindre des relais dans le désert, se rendre sur le territoire Indien, retrouver un régiment ou encore rattraper un cavalier solitaire. Dans chacun de ces épisodes, ce sont les mêmes buttes du nord qui reviennent : Gray Whiskers et Mitchell, mais aussi West Mitten, East Mitten et Merrick, ou encore El Capitan ou Stagecoach. À force de répétition et d’accumulation, les personnages tissent des liens entre les espaces, les quadrillent et les balisent. [...] Le striage de Monument Valley a donc pour conséquence de baliser le lieu, de le rendre reconnaissable. Ce qui se joue dans cette construction spatiale, c’est la conquête d’un territoire, la transformation d’un espace en un lieu intégré au territoire national."

La Prisonnière du désert, John Ford, 1956, Warner Bros – C.V. Whitney.
 

Or, il semble que ce soit une autre logique spatiale qui préside aux représentations du territoire indien, une logique à laquelle s'applique la parole de Tim Ingold : Tout est question de mouvement et pas de statique. Deleuze et Guattari  évoquent un "espace lisse" opposé à l'espace strié : "Alors que la logique figurative du lieu est l’accumulation et la répétition pour les Blancs, c’est le faux-raccord et l’intervalle qui priment pour celle des Indiens. À l’action de tracer des lignes entre des points reconnaissables, ces derniers opposent le mouvement des points en fonction de leurs déplacements. Que ce soit pour accompagner et entourer des étrangers qui pénètrent sur le territoire comme dans La Prisonnière du désert, ou suivre les déplacements des Indiens qui entament un rituel religieux dans Les Cheyennes, les concrétions rocheuses s’adaptent et se meuvent dans l’intervalle des plans : « […] dans l’espace lisse, c’est le trajet qui entraîne l’arrêt, là encore c’est l’intervalle qui prend tout, c’est l’intervalle qui est substance […] » À la sédentarité des Blancs s’oppose donc le nomadisme des Indiens qui s’incarne dans les déplacements magiques des arêtes minérales qui leur sont associées. À la territorialisation du lieu par les colons s’oppose la déterritorialisation du même lieu par les Indiens."

Et c'est à ce moment de l'étude que Fabien Meynier fait appel à cette fameuse notion de lazy line, à travers une proposition (jugée élégante) de Jean-Louis Leutrat, à propos de la correspondance entre l’art du tissage navajo et certains des motifs et des faux-raccords du film : 

"(...) la lazy line est une technique propre aux tapis navajos qui consiste à tisser un écart, une non-concordance dans les lignes d’un motif, de telle sorte qu’un décalage s’opère, inscrivant ainsi dans la matérialité du tapis la signature de l’artisane. Voulant rendre hommage à la communauté navajo ayant travaillé avec lui depuis de nombreuses années, Ford aurait déplacé cet effet de signature dans son film en insérant un certain nombre de faux-raccords et de motifs, au premier chef desquels la cicatrice que l’on retrouve à plusieurs endroits dans le film. Or, il me semble que si lazy line il y a, c’est exemplairement dans la mise en scène de Yei Bi Chei et Totem Pole. Les faux-raccords, les déplacements et les fragmentations des concrétions dans pratiquement toutes les séquences dans lesquelles elles apparaissent produisent une systématicité qui vaut comme effet de signature. Du reste, cette lazy line produite par le montage entre en opposition avec les lignes droites tracées par les Blancs, dont l’expression la plus visible s’incarne dans les plans représentant El Capitan."
Tapis Diné (Navajo) avec lazy lines , 1868 - 1890 (119.3 cm x 81.2 cm), Southwest Museum of the American Indian Collection. 

 

Je me suis souvenu que j'avais dans la bibliothèque un album documentaire sur la religion des Indiens Navajo, de Lawrence E. Sullivan (en vente encore sur Amazon, où l'on indique que l'âge de lecture est entre 3 et 5 ans, c'est un peu vexant...).


Au centre de la couverture, il y a ce dessin d'une femme navajo devant son métier à tisser (cet artisanat est réservé aux femmes dans la culture navajo). C'est bien dire son importance. Le dessin est d'ailleurs repris en page 6, celle du sommaire, un peu agrandi, et accompagné de cette légende : "Femme navajo en train de tisser un tapis. Le métier à tisser est conçu pour être facilement démonté et déplacé. De nombreux mythes se rapportent au tissage et les Navajos lui accordent une grande valeur religieuse. Tisser, c'est lier sa pensée et sa vie à l'harmonie de l'univers, comme les fils s'entrecroisent pour créer l'harmonie du motif qui apparaît dans le tapis." Un autre dessin de la couverture est reproduit dans cette même page du sommaire, et c'est celui du rocher de Spider Rock, autrement dit le Rocher de l'Araignée; Là encore la mythologie qui l'entoure a rapport au tissage.

Sacred Spider Rock at the entrance to Del Muerto Canyon, Canyon de Chelly, Navajo Indian Reservation, Arizona, ca.1900

 

"Ce roc de grès de 130 mètres de haut, nous dit la légende du livre, occupe une place importante dans l'histoire et dans la mythologie navajo. C'est de son sommet que la Femme Araignée aurait tissé sa première toile, avant d'enseigner le tissage aux femmes. La Femme Araignée aurait expliqué aux tisserandes comment composer des motifs symboliques correspondant aux récits sur la formation des étoiles. La vie des êtres humains doit en effet se référer aux étoiles, au soleil et aux éléments de la nature, afin que la pensée et l'action soient conformes à l'ordre du monde."

Il se trouve, je le répète, qu'un tapis navajo est bel et bien présent dans l'incipit de La Prisonnière du désert, posé sur une barrière du ranch des Edwards. "Ce tapis, écrit Pierre Gabaston, signale discrètement la présence de l'Autre ; à cheval sur les deux mondes." La barrière, au premier plan, "distribue deux espaces dramatiques caractéristiques de l'univers fordien. En deçà de la barrière, celui d'une maison isolée, perdue, exposée en territoire conquis [...]. Au-delà de la barrière, on entrevoit un environnement ouvert, infini, hostile, ne serait-ce que géographiquement, et, pour tout dire, primitif."

Mais il y a un autre tapis navajo dans cette séquence, qu'on aperçoit plié sur une autre barrière, dans le dos de Debbie, la fillette.

"Les tapis navajo semblent déjà sceller, dit encore Gabaston, le sort mutuel d'Ethan et de la fillette." Pourquoi cela ? Eh bien, parce que Debbie sera enlevée par les Comanches et deviendra la femme de Scar, le chef indien. Debbie qu'Ethan voudra tuer tout d'abord et qu'il ramènera finalement dans le monde des Blancs.

Merveilleux art du détail, chez John Ford.


vendredi 3 janvier 2025

Lazy line

Ce fut bon à la toute fin de 2024 de quitter le Berry, éteint dans sa grisaille, pour les monts du Lyonnais où Adrien, mon plus grand fils, vit désormais avec Bristena depuis presque dix ans. Oui, ce fut bon de se réveiller et de découvrir par la fenêtre de la chambre les prés recouverts de gelée blanche, de surprendre le soleil franchissant la colline en un ciel bleu inaltéré. Bon de se soustraire au morne et à l'humide, bon de se repaître de lumière et d'herbe qui croustille sous les pas.

Bonheur aussi de retrouver les deux petites-filles, Linn et Esmée, affectueuses, lestes et virevoltantes. C'est en les regardant dessiner à la grande table du séjour, en compagnie de E. qui n'aime rien tant que de partager cette activité avec des enfants, qu'en réalité cet article est né. Après un Pikachu de commande, E. improvisa un mandala, et j'observai que, sans prendre aucune mesure, il n'est pas si simple de conserver tout du long une impeccable symétrie. Mais je songeais aussi que certains tisserands introduisent parfois une subtile distorsion dans leur trame, une erreur presque imperceptible logée là parce que l'imperfection est le signe même de l'humanité. Et me revint en mémoire cette histoire de lazy line, de ligne paresseuse, à l’œuvre justement dans la tapisserie des Navajos. Or un tapis navajo était bel et bien présent dans cette fameuse séquence introductive de La Prisonnière du désert, de John Ford, film sur lequel Pierre Gabaston était intarissable. Sur cette lazy line, je désirais aussitôt en savoir plus, et une recherche sur le Net me conduisit alors sur un livre en libre accès sur OpenEdition Books, Cinéma et imaginaire topographique, de Fabien Meynier. Une vraie mine d'or. Le cinéma de John Ford y était en belle place, et j'appris comment Monument Valley avait été institué comme lieu filmique essentiel par le cinéaste. 

Il existe plusieurs versions sur la prise de connaissance du lieu par Ford. John Wayne déclara à son biographe, en 1974, soit un an après la mort de Ford, que c'est lui qui avait fait découvrir la vallée au cinéaste, affirmant que c'était un secret qu'il avait gardé pendant de longues années. Mais selon Ford il aurait découvert le lieu par lui-même lors de ses nombreuses excursions en voiture jusqu’au Nouveau-Mexique. Version confiée à Peter Bogdanovich, contredite par une seconde, donnée cette fois à son petit-fils Dan, qui voudrait que ce soit George O’Brien – avec qui il avait tourné notamment Le Cheval de fer (The Iron Horse) en 1924 et Trois sublimes canailles en 1926 – qui lui aurait parlé de la vallée.

La vérité semble tout autre : le plus vraisemblable est que Ford aurait connu le lieu par l'intermédiaire de photographies.

"L’origine et l’histoire de ces photographies peuvent être retracées en recoupant plusieurs récits : Harry Goulding tenait un comptoir commercial au cœur de la réserve Navajo de l’Arizona dans laquelle se trouve Monument Valley. Voulant promouvoir la culture navajo, mais surtout permettre aux Amérindiens de faire face à la crise financière liée à la Grande Dépression en accédant à une nouvelle source de revenus, il rencontra plusieurs producteurs d’Hollywood pour leur présenter la réserve à l’aide de photographies. Il montra ses images à Danny Keith, responsable des tournages en extérieur au sein de United Artists, qui les montra lui-même à Ford. Carlo Gaberscek précise que certaines des photographies avaient été prises par Josef Muench, un photographe qui s’était un temps établi en Arizona et photographia abondamment la réserve Navajo. Il semble que Muench soit arrivé à Monument Valley à la fin de l’année 1936 ou au début de l’année suivante pour y réaliser des photographies, d’abord pour son propre compte. Goulding ayant en tête son projet de promotion de la vallée, il s’adressa à ce photographe amateur pour réaliser un album de vingt-quatre photographies qu’il emporterait avec lui à Hollywood. Dans une de ses rares prises de parole, le photographe précisa cinquante ans plus tard que Goulding avait en tête de s’adresser directement à John Ford car il savait que ce dernier préparait le tournage d’un western."

Que ces photographies aient inspiré John Ford est une évidence quand on les compare avec certains plans de La Chevauchée fantastique

Monument Valley – Views of Lookout, Mittens, Sisters and Window area, Josef Muench, 1939. [NAU.PH.2003.11.3.50, Joseph Muench Photographs, Special Collections and Archives, Cline Library, Northern Arizona University] 

Ainsi cette vue des trois buttes du centre de la vallée, West Mitten, East Mitten et Merrick, se retrouve-t-elle dans ce plan du film :

La Chevauchée fantastique, John Ford, 1939, Walter Wanger Production.

Fabien Meynier commente ainsi : "Ce plan est construit de la même façon que la photographie de Muench : le point de vue surélevé est sensiblement similaire, plaçant la ligne d’horizon au pied des buttes, légèrement décentré sur la gauche pour rapprocher West Mitten et East Mitten l’une de l’autre ; on constate également la même importance accordée aux nuages fins et laiteux, et même l’heure de la prise de vue est presque similaire, la position du soleil du plan de Ford étant légèrement plus rasante. Encore une fois, dans ces premières images le cinéaste se place sous le patronage du photographe, reprenant ou s’inspirant de son style pour fonder ses propres représentations."

En vingt-cinq ans, John Ford tournera sept films à Monument Valley. Leur homogénéité thématique (la majorité met en scène les conflits entre les Blancs et les Indiens) se redouble d'une homogénéité temporelle : ils se déroulent tous peu après la guerre de Sécession "dans une période que les américains appellent « la Reconstruction », soit les quelques décennies où la nation se fonde comme une et indivisible et achève l’intégration de l’ensemble du territoire au système fédéral."

L'observation attentive du paysage dans ces films aboutit à de curieuses constatations. Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues (qui, souvenons-nous, faisaient partie des intervenants de l'émission de Luc Ponette sur France Culture) notent que « La Chevauchée fantastique, qui met en scène une diligence se déplaçant de Tonto à Lordsburg, devrait être le film par excellence du trajet, sinon de la linéarité. Il n’en est rien et l’impression ressentie est celle d’une circularité qui transforme l’espace parcouru en un labyrinthe." A trois reprises, contre toute vraisemblance, on verra les trois buttes de West Mitten, East Mitten et Merrick : "(...) la troisième fois, plus tard, alors que la diligence est censée avoir effectué une bonne partie de son trajet vers Lordsburg, juste avant de rejoindre Apach Wells, elle passe à nouveau dans la même direction devant les trois buttes. La répétition du même espace, filmé selon un point de vue presque similaire à chaque fois favorise la perception d’un mouvement circulaire dans lequel la diligence tournerait littéralement en rond. (...) De fait, la petite communauté de circonstance qui occupe la diligence semble lutter bien plus contre ces buttes qui toujours se dressent devant elle que contre les Apaches qui les attaqueront à la fin du film."

Fabien Meynier montre aussi que les personnages n'ont pas tous la même relation avec les lieux, ainsi les Blancs sont associés à certaines des buttes de la vallée, selon un principe, dit-il, d'accumulation et de répétition. C'est le cas des deux buttes de Gray Whiskers et Mitchell. Et également de El Capitan : "Si on l’aperçoit à de nombreuses reprises dans les films, le plus souvent à l’arrière-plan, elle occupe une place importante dans deux plans seulement des sept films, eux aussi similaires entre eux. Dans La Chevauchée fantastique d’abord, elle apparaît au centre du cadre lorsque la diligence quitte Tonto au début du film pour entamer son périple vers Lordsburg. Une reprise de ce plan clôt La Poursuite infernale, lorsque Wyatt Earp quitte Clementine pour partir avec son frère prévenir leur père de la mort de deux de ses fils et regagner ensuite l’Ouest et la Californie." Et Meynier ajoute que "Encore une fois, cette image est une reprise, ou plutôt une variation de celle réalisée par Josef Muench à partir de la même butte en 1937 ou 1938."

La Chevauchée fantastique, John Ford, 1939, Walter Wanger Production.

La Poursuite infernale, John Ford, 1946, 20th Century Fox.

Aux Indiens sont également réservés certains espaces. Yei Bi Chei et Totem Pole, deux concrétions très reconnaissables au sud de Monument Valley vont jouer le rôle de repères indiquant l'arrivée en territoire indien. Les deux plans de Massacre à Fort Apache où apparaissent ces deux totems minéraux vont servir de matrice aux autres films : "Cette même composition réapparaîtra à chaque fois ou presque que des personnages se rendront sur le territoire des Indiens dans chacun des films suivants."

Le Massacre de Fort Apache, John Ford, 1948, Argosy Pictures.

La Prisonnière du désert, John Ford, 1956, Warner Bros – C.V. Whitney.

Le Sergent noir, John Ford, 1959, Warner Bros – John Ford Production.

 Totem Pole avait bien sûr fait partie des sites photographiés par Muench.

Monument Valley – Totem Pole, Josef Muench, 1939. [NAU.PH.2003.11.3.57, Joseph Muench Photographs, Special Collections and Archives, Cline Library, Northern Arizona University]

Bon, je n'ai pas encore évoqué la lazy line. C'est qu'il fallait poser le cadre. C'est à peu près fait, je l'aborderai donc au prochain épisode. L'année ne fait que commencer...

Chambost-Longessaigne Valley

 

vendredi 27 décembre 2024

What Makes a Man to Wander ?

Le lendemain de l'article sur La Prisonnière du désert, je tombe en fin d'après-midi sur Télérama et réalise que le film est projeté ce jour-même, 24 décembre, sur France 3. Hélas, je ne le reverrai pas à ce moment, car il passait à 14 h 35. C'est raté.

En essayant de voir s'il y avait un replay possible (non, apparemment), je découvre une émission des Nuits de France Culture, qui reprenait un Ciné-club de 1998, une émission de Luc Ponette proposant alors une analyse du film de Ford. Une heure vingt-sept minutes, que j'ai écoutée en intégralité. Passionnant. Quatre invités : Suzanne Liandrat-Guigues, Jean-Louis Leutrat, le cinéaste Jean-Claude Brisseau et... Pierre Gabaston.

 

Détail amusant : c'est presque le même photogramme qui illustre l'article de Télérama et celui de France Culture : ce moment où Debbie est dans les bras d'Ethan. Un instant plus tôt, il la soulevait bien haut vers le ciel, dans ce geste eucharistique si bien décrit par Pierre Gabaston. 

 


Autre résonance assez troublante : à midi, ce jour-là, j'avais déjeuné au restaurant avec mon ami Gérard, cruellement éprouvé par la disparition récente de Sylviane, sa compagne, vaincue par la maladie. Quittant l'appartement qu'ils occupaient ensemble à Déols, il m'avait gentiment donné plusieurs choses dont un volume de la collection Les Dessous d'une création, consacrée à Lucky Luke, de Morris et Goscinny. Série de 38 volumes lancée par les éditions Atlas en 2009, rassemblant chaque fois deux titres et un dossier d'une vingtaine de pages. Ce volume rassemblait les deux premiers titres : La Diligence et Le Pied Tendre. Je lus La Diligence le soir-même, il y avait bien longtemps que je n'avais pas lu de Lucky Luke, un de mes héros de jeunesse. Et non seulement l'histoire est excellente (le scénario de Goscinny est formidable), mais j'eus la surprise en consultant le dossier d'apprendre que cet épisode des aventures de Lucky Luke, publié initialement dans Spirou entre février et juillet 1967, était inspiré de Stagecoach de John Ford, plus connu en français sous le nom de La Chevauchée fantastique, sorti sur les écrans en 1939.


L'auteur du dossier s'amuse à comparer le dessin de Morris avec une photo du film, écrivant : "Morris donne un mouvement et une vitesse que n'égale pas la photo extraite du film La Chevauchée fantastique. Du grand art."


Comme The Searchers, Stagecoach fut tourné (en partie) à Monument Valley. Ce fut aussi la première collaboration de John Wayne avec le cinéaste, un coup d'essai qui fit de l'acteur, jusque-là cantonnée à la série B, une star.

A Gérard, je dédie Ride Away, la chanson qui ouvre The Searchers :