lundi 16 décembre 2024

Issoudun Road




Lisière de la nuit
Retour de Maldoror
Le fil long de la plaine

Vitre cousue de pluie
Au-delà dans le vent aigre
La solitude des pylônes 

Flaques sur les champs
L'asphalte enflammé 
Par les lueurs du couchant 




Héliogravures surgies
Dans le recul des mémoires 
Aux terrains troubles

Incisions de lumière 
Sur l'horizon fossile
Le burin des nuages

Remplacée par un carton
La plaque émaillée 
De l'impasse Ah Ah




Dans l'anonymat des phares
La nostalgie des lièvres 
Ignorés des radars

Aux masses qui s'attardent
Des nuages enroulés 
Sur la dague du ciel

Espions du dernier éclat
Passons avant que retombe
La ferveur de la glèbe



samedi 14 décembre 2024

Tracer le lit du serpent

"Les marécages s'enfoncent, embrumés et opaques. les villes, Houma, Lafourche, on les traverse un jour.
On roule jusqu'à Isle de Jean-Charles, sur le bord du Golfe du Mexique, une île accidentelle et continentale et dérivée, née d'une dislocation, d'une fracture. Une terre désolée qui survit à l'engloutissement, au bout des bayous. Pour y accéder, il n'y a qu'une seule route qui perd régulièrement la bataille contre les éléments. Ensuite s'alignent de pauvres maisons de bois."

Frank Smith, Katrina, Isle de Jean-Charles, Louisiane, Éditions de l'Attente, 2015, p. 13

Cette route, Hélène Gaudy l'évoque au début d'Archipels : "La bien nommée Island Road est un cordon qui surnage entre le ciel et l'eau , reliant l'île à la côte dans un matin vaste et éclatant, immortalisé par la mauvaise photographie des camions de Google. De temps en temps, un panneau tente de rappeler que le temps existe, le temps et la distance, que quelque chose un jour viendra briser cette droite, ce bitume, cette lumière. Ce que le dernier panneau a un jour indiqué est effacé - une surface blanche, muette, maculée de rouille et de terre." (p. 11-12)

Island Road

Si j'ai fait le lien entre Archipels et le récit de Francesca Pollock sur son père Charles Pollock, c'est sans doute aussi parce que le souvenir de la rencontre récente avec Hélène Gaudy était resté vif. Elle avait eu lieu dans le cadre du Goncourt des détenus, que j'ai déjà évoqué ici à plusieurs reprises. L'écrivaine  était venue, accompagnée de son éditrice, à la centrale de Saint-Maur, présenter son ouvrage et discuter avec les participants au prix, et les bénévoles de Lire pour en sortir avaient été conviés aussi. Un beau moment, car bien qu'à la vérité les détenus n'avaient que modérément apprécié Archipels (et ils donnèrent leur avis sans hypocrisie), l'humilité et l'affabilité d'Hélène Gaudy (qui entrait dans une prison pour la première fois) permirent de féconds échanges. Je n'intervins, lors de cette réunion, qu'une seule fois, pour poser une question sur cette Isle Jean-Charles précisément, dont la présence en tête du livre m'intriguait. Et Hélène Gaudy confirma que la découverte de cette terre menacée de disparition, portant le même prénom que son père, fut l'élément déclencheur de son écriture.

Un peu plus loin dans le livre, elle cite une légende de la tribu des Chitimachas (avec les Biloxi et les Choctaw, une des trois tribus amérindiennes occupant l'Isle depuis des lustres) : le bayou Tèche, formé dans l'ancien lit du Mississipi, serait l'empreinte du corps d'un serpent géant abattu à coups de flèches. "L'eau, écrit-elle, fait son lit dans l'empreinte de ce qui a disparu, se coule dans le sillage des serpents qui meurent comme on se glisse dans le creux de ceux qui nous précèdent." (p. 56)

Dans la recherche de ce père qui affirme n'avoir pas de souvenirs d'enfance, cette légende du serpent devient une métaphore pour traduire le mouvement de la connaissance, de la traque indiciaire nécessaire quand l'accès à la mémoire directe ne semble pas possible : "Je marche sur les traces de mon père comme un pisteur dans la neige. Des traces neuves, encore vives, que je voudrais interroger alors que ses pieds viennent à peine de laisser dans le blanc leur empreinte : les saisir et le saisir, lui, dans la même mouvement, voir comment il voit, comment il les comprend - que chaque trace suscite une parole, et chaque parole une nouvelle trace." Et elle termine ainsi la première section du livre (qui en compte cinq), section intitulée Bayou, par ce paragraphe : "Dehors, la nuit est tombée, franche. Le sol est luisant de pluie fraîche. Les lumières de la ville m'accompagnent. Je vais me donner un an. Un an pour le connaître autrement que par nos mots, ou avec eux s'ils nous viennent. Pour chercher avec lui la chimère - tracer le lit du serpent."(p. 58, je souligne)

Isle Jean-Charles

La métaphore du serpent, on la retrouve dans Mon Pollock de père, quand Francesca essaie de cerner la relation de Charles (elle s'adresse  à lui de façon posthume) avec son frère Jackson Pollock :

"Les convergences entre toi et ton frère abondent. Chacun semble avoir réglé son pas sur celui de l'autre mais, secrètement. J'ignore ce qui s'est passé entre vous. Ce que je sais, c'est ce que j'ai vu de toi, et ce que tu as essayé de me cacher : ce trésor que j'ai fini par découvrir. Aujourd'hui que tout a été défriché, cela me semble vertigineux, tant tes actes ont porté à conséquence. Avec ces pages, comme avec tes œuvres, j'essaie d'insuffler de la vie là où elle brillait par son absence. J'ai en tête cette image du serpent. Comme si tu m'avais donné pour père la peau morte du serpent qui mue. Moi, ce que je veux, c'est un vrai père, un père qui tient, celui qui vient après la mue, révélé derrière l'apparat du mort." (p. 119, je souligne)

 

CHARLES POLLOCK ROME SIX, 1963 Huile sur toile / Oil on canvas 170 x 140 cm

La mue du serpent est une image employée également par Hélène Gaudy : "Tous ces fétiches en rang, ces babioles, ces ficelles, toutes ces couches comme une mue, une peau, j'essaie de les prendre de vitesse, de les écouter tant qu'il est là pour traduire." (p. 57)

Flooding on Island Road, View toward Isle de Jean Charles from Pointe-aux-Chenes, Louisiana, Kael Alford (2008)


mercredi 11 décembre 2024

Bout du bout du bayou

J'ai lu avec le plus vif intérêt Mon Pollock de père, de Francesca Pollock. J'ai découvert que dans l'ombre du célèbre Jackson Pollock il y avait un grand frère, Charles, sans qui rien ne serait sans doute arrivé. Cette quête d'une fille pour mieux comprendre un père disparu alors qu'elle n'avait que vingt-et-un ans m'en a très vite rappelé une autre, transcrite dans ce récit qui se nomme Archipels. Publié aux éditions de l'Olivier en cette année 2024, sélectionné pour le Goncourt, et que nous devons à Hélène Gaudy.

Les résonances entre les deux ouvrages sont étonnantes. 

Voici l'incipit du Pollock : "Mon père est un artiste peintre américain qui a traversé le vingtième siècle, de son Colorado natal jusqu’à Paris, où il a passé les dix-sept dernières années de sa vie. À sa mort, il a laissé une production que personne n’avait vue et une histoire ignorée de tous. Ce que j’ai le mieux connu de lui, c’est son silence – un silence qui a fini par faire de moi une archéologue de sa pensée et de son œuvre." (C'est moi qui souligne)

Archipels : "Je suis fâché avec mes souvenirs, ajoute-t-il gentiment, désolé de ne pouvoir mieux me satisfaire. / Il me confie qu'il se sent perdu, "déboussolé". Il résume : ce n'est pas une très bonne période. Chaque phrase se rapportant à sa personne suscite un léger mouvement de tête, des paupières qui se baissent. Toujours, mon père contourne la parole, ou la parole contourne mon père." (p. 19, c'est moi qui souligne)

Il ne s'agit pas de dire que ces deux histoires sont homothétiques. Non, car il y a d'abord une grande différence : Francesca entame le travail autour de son père après sa mort, tandis qu'Hélène Gaudy effectue le sien alors que Jean-Charles Gaudy est encore vivant, fatigué certes, mais bien vivant, en pleine possession de ses moyens intellectuels.

On aura noté le prénom : Jean-Charles pour Hélène Gaudy, Charles pour Francesca Pollock.

Charles Pollock à Okemos, dans le Michigan, en 1960.

Au-delà du prénom commun, les deux hommes partagent une même condition d'artiste.  

Très vite, dans Archipels, il est question de l'atelier, ce local dans le douzième arrondissement où Jean-Charles a peint pendant vingt ans,  a accumulé les tableaux, les livres, les masques africains, les éditions originales des surréalistes, les cadrans d'horloge et les carafes en grès, etc, etc. Jusqu'à ce que l'espace soit saturé, menacé d'écroulement : "Souvent, il pense à ces reliques qui reposent, là-bas, sans personne pour les voir : ces strates entre lesquelles il ne parvient plus à établir de lien, de direction, comme si tout cela n'avait servi à rien ou comme s'il ne parvenait plus à voir à quoi ça sert." (p. 21)

A cet atelier correspond dans le récit de Francesca l'immense entrepôt de New York, dans le quartier de Harlem. A l'entrée de ce bâtiment sombre et gris qui lui évoque une prison, elle est prise de vertige : depuis plus de vingt ans dormaient là des dizaines de toiles enroulées sur des cylindres et toute une série de tableaux recouverts d'un plastique transparent, des œuvres qu'à Paris personne n'avait jamais vu, et qu'elle va dès lors, avec l'aide de sa mère, s'évertuer à faire connaître.

Une autre grande différence sépare Charles Pollock de Jean-Charles Gaudy : le premier est l'aîné de cinq frères, le second est fils unique. Mais c'est bien autour de la fratrie que se nouent les destinées : parmi les nombreuses collections de l'atelier, il y a celle des fétiches. Et parmi ceux-ci, la famille africaine des ibeji. Hélène Gaudy s'attarde sur les ibeji car ces statuettes des Yorubas du Nigeria représentent des jumeaux disparus. Quand l'un des deux jumeaux meurt, on pense que son âme appelle celle de son frère ou de sa sœur pour qu'elle le rejoigne, mettant ainsi sa vie en péril. Pour rétablir l'équilibre, les parents font réaliser une statuette qui sera comme le réceptacle de l'âme afin de réunir l'esprit des deux enfants. Elle sera dès lors considérée comme un membre de la famille.

"Le premier né des ibeji est nommé Taiwo. Plus curieux et hardi, il est paradoxalement considéré comme le plus jeune, comme si son appétit était une source de jouvence, tandis que le second, nommé Kehinde, serait plus prudent et réfléchi.
Quand mon père et moi étions frère et soeur de l'enfance, nous n'avions jamais le même âge. Il était tantôt le Taiwo, plus naïf, plus téméraire, tantôt le Kehinde, hésitant et inquiet. Nous avions des amorces de dispute, des luttes d'influence mais il s'avouait vite vaincu, détestait le combat. Je restais seule à mener nos luttes fratricides. Ma colère n'affrontait plus personne puisqu'il avait brutalement repris son corps d'adulte. Il avait déserté." (p. 32-33)

 

Ibeji (Metmuseum)
 

A ce passage singulier ("Quand mon père et moi étions frère et sœur de l'enfance"), on peut faire correspondre cet autre texte curieux, écrit par Francesca après une mésaventure à Venise. Invité en 2015 par le musée Guggenheim à l'occasion d'une exposition, elle chute lourdement dans l'eau d'un canal. Il lui faut plusieurs heures pour reprendre ses esprits, puis elle rédige une lettre à la Punta de la Dogana. "Cette lettre, écrit-elle, qui me paraît étrange à la relecture, mais que je donne ici sans la retoucher, est une allégorie de la fraternité, de ce corps-à-corps impossible que j'ai vécu avec les œuvres. Chuter puis ne plus pouvoir bouger, se sentir humilié alors même que l'on est à bon port... Est-ce cela que tu as vécu ?"

La lettre est adressée au frère que je n'ai pas eu. Je n'en donnerai ici qu'un court extrait, la fin en fait: "Une trentaine de regards, tournés vers moi, m'écoutaient parler de toi - l’œuvre d'un père. [...] Le lendemain, je retournai te voir une dernière fois. J'avais le sentiment de voir certaines œuvres pour la première fois. Je me surpris même à lire les cartels, ceux-là mêmes que j'avais rédigés ! Il était temps de partir. Partir pour de bon. Tu étais au calme, entouré, loin du tumulte de la ville et de la Biennale, et, je le savais, tout le monde, enfin, te voyait." (p. 70-71)

Finissons pour aujourd'hui avec cet autre écho entre les deux récits. On a vu que l'existence de Charles Pollock et de sa fille Francesca se jouait entre l'Europe et l'Amérique, du Colorado natal à Paris où il décède. Or, Archipels s'ouvre par ces lignes-ci :

Aux confins de la Louisiane, une île porte le prénom de mon père.
Chaque jour, elle s'enfonce un peu plus sous les eaux.
J'ai appris, en même temps que son existence, qu'elle s'apprêtait à disparaître.

Par curiosité, je suis allée voir, sur un logiciel de cartographie virtuelle, à quoi elle ressemblait : à peine une terre, juste un ruban survivant parcouru des lacis immobiles d'une eau pâle. A peine une île, un réseau de rives poreuses, ligneuses, enchevêtrées. L'Isle de Jean-Charles, oubliée des Amériques, bout du bout du bayou. (p. 11)

Quelques jours plus tard, je réalisai que j'avais déjà lu un autre récit sur cette Isle Jean-Charles :  il s'agissait du très beau Katrina, de l'écrivain et vidéaste  Frank Smith.


De tout ceci nous reparlerons bientôt.




mardi 3 décembre 2024

Mon Pollock de père

A E. à qui cet article doit tout, ou presque

Soixante-quatre ans. C'est l'âge que j'atteins en ce 28 novembre 2024. 64, le nombre de cases d'un échiquier, le nombre d'hexagrammes du Yi King, deux, comment les qualifier ? deux formes, figures, aventures, artefacts, je ne sais, qui m'ont accompagné quelque temps avec ferveur. C'est à Bourges que je passe ce seuil, magnifiquement reçu, choyé. Appels, messages, merci mes enfants, mes ami(e)s, c'est par vous que j'éprouve la bonté, la beauté de la vie, malgré l'horreur du temps présent.

Dans l'après-midi, la flânerie dans les rues de la vieille cité ne peut manquer de faire une pause à la belle librairie Bifurcations. Quelques livres retiennent mon attention (euphémisme), et j'ai failli emporter (mais il fallait bien se restreindre tout de même) ce petit volume de Francesca Pollock, Mon Pollock de père, chez Verdier poche. Son père, non pas Jackson Pollock mais Charles Pollock, peintre lui aussi, mort à l'âge de 85 ans, à Paris où il vivait depuis 1971.

J'ai regretté plus tard de ne pas l'avoir chargé dans ma besace. On va voir pourquoi.

Au soir, E. me propose deux films en DVD. A moi de faire mon choix. Le dernier Jim Jarmush, The Dead Don’t Die, que j'ai déjà vu au cinéma à sa sortie (j'adore Jarmush, mais ce n'est pas son meilleur, loin de là) et Pollock, de Ed Harris (2000). Biopic du peintre, interprété par Ed Harris lui-même. Va donc pour celui-ci (aucun rapport a priori avec le livre susmentionné, E. avait préparé son coup bien avant la petite virée en ville).

 

Je lus plus tard sur Wikipedia que "depuis que son père lui avait offert un livre sur Pollock en raison d'une forte ressemblance physique, Ed Harris avait nourri une fascination pour l'artiste." Il aurait travaillé plus de dix ans sur ce projet de film, apprenant lui-même à peindre avec les techniques utilisées par Pollock, si bien qu'on le voit réaliser des oeuvres en dripping de façon tout à fait convaincante. Le film saisit l'artiste au moment de sa rencontre avec Lee Krasner (très bien interprétée par Marcia Gay Harden, qui obtint l'Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle pour ce film). Le film rend justice à cette femme, peintre de grand talent également, qui comprit très vite le génie de cet homme tourmenté, et ne cessa pas de créer les conditions favorables à son épanouissement, le protégeant de ses démons, l'alcoolisme au premier chef, sans y réussir pleinement (elle le quitte en 1956, et entreprend un voyage en Europe, pendant lequel il se tue en voiture sous l'emprise de l'alcool).

Bref, un film qui, malgré son académisme, m'intéresse beaucoup. Mais il va encore plus m'intéresser quand je vois soudain apparaître sur l'écran cette date : 28 novembre 1950. Nous sommes dans la seconde partie du film, dans un plan qui en reprend le plan d'ouverture : celui d'une femme se glissant à travers la foule, avec son magazine de Life à dédicacer (le numéro qui allait rendre Pollock célèbre), plan s'achevant sur le regard brillant du peintre. 


Je reviendrai plus tard faire cette capture d'écran. Je n'en reviens pas : je prise les hasards objectifs, mais là c'est très fort : le jour-même de mon anniversaire, voici la date qui s'inscrit sur l'écran devant moi, dix ans jour pour jour avant ma propre venue sur Terre. Je vérifie ensuite sur le net : cette date est bien celle de l'ouverture de l'exposition. En 2018, la maison Christie's mettait en vente, un petit tableau de Jackson Pollock, 22 x 22 pouces environ, dont l’estimé était de 10 millions de livres, près de 17 500 000,00 $ can (le prix fait rêver quand on voit les difficiles conditions matérielles que Pollock a connues le plus clair de sa vie). La revue Parcours commentait ainsi :

Cette œuvre de 1950, faisait partie de la troisième exposition de l’artiste à la Betty Parsons Gallery, à New York, qui a ouvert ses portes le 28 novembre 1950 (la galerie a fermé ses portes en 1981). Tenue par Betty Parsons, elle-même artiste, cette galerie a été l’une des pionnières dans la promotion de l’expressionnisme abstrait américain. Numéro 21, était l’une de treize œuvres du même format présenté à cette exposition. Toutes avaient été peintes sur l’envers d’un panneau de « Masonite » qui lui avait été donné par son frère aîné, un sérigraphe commercial. Ces panneaux étaient les restes d’une commande qu’il avait eu pour un club de baseball en 1948. (C'est moi qui souligne)

Jackson Pollock, à la Galerie Parsons en 1951.

Mais pourquoi Ed Harris choisit-il précisément cette date pour insérer ce plan qui ne correspond pas à l'une des anecdotes célèbres qui ont émaillé la vie de Pollock ? Il suffit de consulter sa propre biographie : Edward Allen Harris est né dans le New Jersey, à Englewood, le . Le jour même de l'exposition à la Betty Parsons Gallery...

Dix ans jour pour jour me séparent donc de Ed Harris...

Deux autres détails pour finir. 

1/Pollock apparaît deux fois sur Alluvions. Une première fois en 2019, dans une citation, mais c'est anecdotique ; une seconde fois le 15 décembre 2022 dans Le Métier de vivre, article qui, comme son titre l'indique, tourne autour de la figure de Cesare Pavese. Or, la date du 28 novembre est liée de près à Jackson Pollock. Capture d'écran :

2/ Je vais aujourd'hui sur le site des éditions Verdier à la page de Mon Pollock de père. Un extrait du livre est offert. Capture d'écran again :

 

Vous avez bien lu : "Mon père avait soixante-quatre ans lorsque je suis née"

Mon âge aujourd'hui.

Édition originale


mardi 26 novembre 2024

De pierre et d'os

Dans l'article précédent, j'ai établi un parallèle entre Madame de Sévigné (d'après le séminaire d'Hélène Cixous) et Eva, la narratrice de Dors ton sommeil de brute, de Carole Martinez. L'amour qu'elles vouent, l'une et l'autre, à leur fille est pour ainsi dire hors-norme, démesuré. Hélène Cixous parle pour Sévigné d'un amour absolument passionné et fou.

Il se trouve qu'à la même période j'ai été conduit à lire De pierre et d'os, de Bérengère Cournut (Le Tripode, 2020). Je ne l'avais pas choisi, c'est encore une fois F., le détenu que j'accompagne à la centrale de Saint-Maur dans le cadre de Lire pour en sortir, qui l'avait sélectionné dans le catalogue. De pierre et d'os n'a, à première vue, aucun rapport avec les deux œuvres précitées. C'est l'histoire d'une jeune fille inuit, Uqsuralik, qui est séparée de sa famille par une fracture nocturne de la banquise. Il va lui falloir survivre, seule dans ce paysage glacé. Elle parviendra à rejoindre un groupe, composé de trois familles, au sein duquel elle va devoir faire sa place. Aucune date n'est donnée, tous les personnages de l'histoire sont des Inuits, tout se passe donc en un temps où les Blancs n'ont pas encore pénétré cette civilisation du Grand Nord.


Uqsuralik devient la femme d'un chasseur, Tulukaraq, mais un jour celui-ci ne revient pas d'une expédition en kayak. A nouveau seule, enceinte, elle marche vers le nord en espérant atteindre un camp de chasseurs : "L'enfant que je devine en moi n'est pas plus lourd qu'une aile d'oiseau, mais il dévore mon sommeil et ma joie. / Je m'allonge sur la plage et j'attends le secours de quelqu'un. Si personne ne vient, je marcherai dans l'eau jusqu'à soulager cette vie qui me prend et qui, en hiver, ne résistera pas." (p. 65). Il est étonnant de retrouver dans ce passage une tonalité semblable à celle d'Eva qui, avant l'accouchement, affirme : "Je panique, c'est trop violent, je ne tiendrai pas, je ne veux plus être là, je veux partir." (p. 19) Et, encore plus étonnant, de revoir l'image de l'aile d'oiseau au moment-clé de l'expulsion : "Et j'expulse... un bruissement d'ailes. Je sens des plumes me caresser l'entrejambe, des dizaines d'ailes blanches battent contre mes cuisses ouvertes, je vois des oies sauvages s'échapper de mon corps, tout un vol d'oies sauvages partir à tire-d'aile avec ma douleur et gagner le ciel bleu de ce petit matin de mai."(p. 21)

Une autre figure, que l'on peut dire mythologique, intervient au moment de la naissance dans les deux romans, celle du Géant. Carole Martinez : "Haletant sous le masque qu'on m'a interdit de retirer, [...] je m'accroche à n'importe quoi, aux images qui surgissent dans ma tête, ces illustrations du Géant égoïste et de Nils Holgersson, des livres que j'adorais enfant, et que j'ai ressortis hier pour cette créature qui se fraye un chemin jusqu'à notre monde." Bérengère Cournut : "Sauniq appelle le bébé par des petits noms que je n'entends pas. Je ne vois que son visage noir devant la lampe qui vacille. Son ombre immense sur la tente me rappelle le géant qui m'avait parlé sur l'île où j'étais arrivée avec ma chienne." (p. 81)

Sauniq, la vieille chamane qui fait en somme office de sage-femme, reprend ensuite le bébé et lui murmure plusieurs noms à l'oreille. Mais le bébé ne réagit pas. Un peu plus tard, Sauniq redonne le bébé en disant : "Ta fille s'appelle Hila. C'est le nom du cosmos... et celui de ma mère." Pour Sauniq, c'est donc l'esprit de sa mère qui s'est transporté dans le corps de ce nouveau-né. Cet épisode de l'histoire est suivi par l'un des nombreux chants qui ponctuent le roman, ici appelé Chant de Sauniq à sa petite mère, où l'on peut entendre par exemple : 

Mmm mmm, arnaliara
Petite mère adorée
C'est une telle joie de te retrouver

Sauniq ayant souhaité adopter Uqsuralik, voilà une bien curieuse situation familiale, résumée à la page 88 : "J'ai maintenant une mère qui est également la fille de ma fille, et dont je suis aussi la grand-mère : nous sommes un cycle de vie nous trois, et les autres se trouvent naturellement reliés à nous par leurs liens à Sauniq."

Cette intrication a des résonances avec La Recherche proustienne, aussi extraordinaire que cela puisse apparaître, compte tenu des environnements si dissemblables, la toundra et Illiers-Combray, la banquise et le boulevard Hausmann... Mais rappelons-nous, je l'ai déjà noté, Madame de Sévigné est dans La Recherche comme "l'ombre, le double, la compagne, la copine de la grand-mère et de la mère." Et Hélène Cixous d'ajouter : "Le narrateur fait réciter, rejouer par la grand-mère, qui est d'abord mère principale, la mère qui, étant deuxième mère, devient première mère une fois que la grand-mère a disparu, et le narrateur, petit à petit, lui aussi, devient Madame de Sévigné ; tout le monde est un peu Madame de Sévigné dans cette affaire." (p. 296)

Les frères Proust et leur grand-mère paternelle Virginie Proust, vers 1876.
 

Il y a entre les trois oeuvres (Sévigné/Proust, Cournut, Martinez) un jeu d'échos formidable. Dors ton sommeil de brute comporte aussi un personnage de chamane. Miria, femme-médecine navajo qui va avoir un rôle essentiel à la fin du livre. Mais il faut avant cela évoquer l'événement déclencheur, un cri formidable poussé par tous les enfants de la planète pendant leur sommeil. Un rêve collectif qui court à la vitesse de la rotation terrestre dans la nuit du 1er au 2 février. Bientôt suivi d'autres rêves qui font intervenir des grenouilles puis des moustiques, entraînant des désordres considérables où l'un des personnages, Serge, un colosse solitaire, vraie résurgence de la figure du Géant, voit une réédition des neuf plaies d’Égypte de la Bible. Nageant en pleine irrationalité selon Eva, neurologue de profession, spécialiste justement de l'étude des rêves :

"J'avais toujours exploré le rêve avec nos outils occidentaux, IRM, électroencéphalogrammes, utilisé la pharmacopée pour guérir les malades atteints de troubles du sommeil paradoxal, et jamais je n'avais songé que ces gens, qui rêvaient sans verrou, étaient ailleurs considérés comme des chamans.
- Ils utilisent même les ressources qu'offre la nature pour amplifier leurs songes. Jimson weed, peyotl, ayahuasca, autant de substances sacrées dans d'autres cultures et rejetées par la nôtre. Notre propre civilisation a autrefois considéré rêves et rêveurs autrement. Dans la Bible, comme dans les mythes antiques, le divin s'est adressé aux hommes dans leur sommeil. Le rêve portait une voix universelle et prophétique. Dieu parle par des songes, par des visions nocturnes." (p. 213)

Le rêve est sans surprise un motif important dans l'histoire d'Uqsuralik. Ainsi rêve-t-elle d'un homme-lumière plusieurs nuits d'affilée. Et, un jour, au cœur d'une nuit d'hiver, Sauniq annonce aux membres du groupe qu'Uqsuralik a fait un rêve où le ciel rejoint la mer :" Nous allons bientôt recevoir de la visite." Le rêve est prémonitoire. Au septième été d'Hila, la petite fille tombe dans une langueur étrange, son corps est mou, "elle a la consistance de la glace qui fond au printemps." Elle va être sauvée par un étranger rencontré sur la banquise, un chaman lui aussi, qui va entreprendre un voyage intérieur pour sauver Hila, dont le tarniq, l'âme principale selon les Inuits, s'était envolée et "si elle ne revenait pas bien vite, son corps serait bientôt sans vie". Cet étranger c'est Atanaarjuat, l'homme rapide*, ou encore Naja, le Goéland.

De même qu'Hila est sauvé par le chaman, Lucie (qui a huit ans, autrement dit presque le même âge) a été sauvé dès le début du roman par le bon géant Serge alors qu'elle allait se noyer dans les marais. Et c'est lui qui la protège encore à la fin en la cachant dans un espace dit sacré, près d'un étang, dans une cahute** de pêcheur.

Cette fin, nous en parlerons un autre jour.

______________________

* Allusion probable au film de 2001 de Zacharias Kunuk.

** Ce mot, cahute, que l'on retrouve dans le poème de Baudelaire qui donne son titre au roman :

Et le Temps m'engloutit minute par minute,
Comme la neige immense un corps pris de roideur ;
Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur
Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute.


mercredi 20 novembre 2024

Dors ton sommeil de brute

J'ai raconté dans l'article précédent, Le goût du néant, comment  a surgi cette intuition d'ouvrir sans délai, alors que la nuit était bien avancée, le roman de Carole Martinez, Dors ton sommeil de brute. Il me faut maintenant ajouter que ce ne fut pas la seule de cette journée-là. Je veux parler d'intuition. De ce mystère qu'est l'intuition, quand elle vous traverse (et croyez-bien que c'est très loin d'être tous les jours), qui vous fait abandonner tout ce que vous faisiez l'instant d'avant, imposant sa nécessité quand bien même elle se teinte aussi d'absurde. Et absurde était bien sûr le désir de replonger le 16 novembre dans Lettres de fuite, l'énorme recueil des séminaires qu'Hélène Cixous donna entre 2001 et 2004. Absurde parce que j'avais au moins trois autres livres en route ce jour-là, et qu'il eût été logique de s'en tenir là, d'en finir au moins un. Mais non, il fallait que j'y revienne, alors que plusieurs mois s'étaient écoulés depuis ma dernière incursion dans le pavé. Et voilà, je déboule donc page 295, Lettres de la mère à la mère, ou la nudité du père. Où Hélène Cixous convoque la figure de Madame de Sévigné. Et ma première réaction, c'est plutôt du recul. Quoi, Madame de Sévigné, que je ne connais guère que par les lointains souvenirs de la classe de Français au lycée, qu'est-ce qu'une Madame de Sévigné peut encore nous dire en ce XXIème siècle ? Et puis j'avance tout de même parce que Cixous n'en reste pas bien sûr aux clichés et qu'elle assure que Madame de Sévigné occupe une place à part dans le grand courant de l'écriture littéraire en France, qu'elle est, par exemple, bel et bien inscrite dans La Recherche de Marcel Proust : "Madame de Sévigné, elle est un personnage ; elle est là comme l'ombre, le double, la compagne, la copine de la grand-mère et de la mère." L'ombre, le double... là je commence à tendre l'oreille, on arrive tout de suite sur les motifs que je traque. Il faut lire la suite : "Quand on lit le début de La Recherche, il serait enrichissant de revenir un petit peu à Madame de Sévigné, à la fois parce qu'on entendrait aussi - Proust fait appel à elle ou la fait venir pour cela - les battements de son cœur et cette histoire absolument étonnante de relation-passion entre Madame de Sévigné et sa famille. On sait que l'objet absolu de sa passion c'est sa fille, mais il n'y a pas que la fille, toute sa famille est là, fils, enfants de la fille..., et ses affectivités, ses tendresses, ses élans, ses fureurs - parce que ce sont des fureurs - maintiennent dans un état d'exaltation une famille supplémentaire qui accompagne la famille du narrateur dans Proust."(p 296)


"Entre Madame de Sévigné et Madame de Grignan, dit plus loin Hélène Cixous, quelque chose est déplacé : Madame de Sévigné - c'est criant - a avec sa fille un rapport de liaison ; c'est un objet d'amour absolu, illimité. [...] Avec Madame de Sévigné, il n'y a pas de tabou sur l'inceste ; elle parle à sa fille, elle l'aime et elle lui déclare son amour, sa flamme d'une manière qui est hors-tabou." (p. 299)

Or, ce même 16 novembre, j'ai commencé aussi la lecture de Dors ton sommeil de brute, j'ai dépassé le poème baudelairien et découvert l'accouchement de la narratrice, une neurologue qui ne voulait pas avoir d'enfant et qui a fini par céder devant l'insistance de Pierre, son mari. A ses yeux, la naissance était quelque chose d’écœurant et d'horrifique : "Je savais bien que je n'étais pas faite pour ça ! Pour être mère ! Je n'aurais jamais dû céder, mais je cède toujours à Pierre et de plus en plus facilement." (p. 21)

Huit ans plus tard, quelques pages seulement plus loin, Eve est avec sa fille, Lucie, au bord d'un lac "rose de flamants et de sel". Et rien n'est plus pareil : "Lucie s'était installé en moi en quittant mon ventre. Un lien s'était tissé, le seul qui valait désormais à mes yeux, j'étais prise dans le tissu du monde grâce à ce nœud unique. Moi qui ne voulais pas d'enfant, j'étais fascinée par cette gamine, comme amoureuse, pire qu'amoureuse. Et désormais, plus rien n'avait d'importance, tout ce qui m'avait tenue jusque-là et obligée à précipiter ma vie : mes recherches, l'hôpital, mon couple, l'humanité qui battait de l'aile... Seule comptait la prodigieuse vitalité de Lucie." (p. 27, c'est moi qui souligne)

Comment ne pas être frappé par cette coïncidence, ces rapports mère-fille en fusion chez Madame de Sévigné et dans cette fiction contemporaine, dans ces deux textes supports de ma double intuition ?

Un troisième livre va trianguler cette résonance. Ce sera pour la prochaine.


samedi 16 novembre 2024

Le goût du néant

Jeudi dernier, un autre fil de réflexion (autour d'Abraham et Isaac, qui émergera sans doute bientôt ici, mais l'heure n'est pas encore venue) me conduit à la médiathèque pour emprunter Donner la mort, de Jacques Derrida, un essai qu'il a fallu aller chercher au magasin. Comme d'habitude j'ai jeté un œil sur les livres désherbés. Et c'est donc là que j'ai trouvé Dans le café de la jeunesse perdue, de Patrick Modiano, un exemplaire qui portait le tampon de la Bibliothèque Beaulieu. Pour un euro, le voici donc tombé dans mon escarcelle. Peut-être le possédais-je déjà, je ne savais plus. Ce n'était pas le cas, je l'avais lu en janvier 2013 mais j'avais dû l'emprunter justement à la médiathèque. 

Trace est conservée sur le blog de cette première lecture, avec cet article du 14 janvier 2013, Horizons perdus. Suivi le 21 janvier d'un texte du Doc : Guy de Verre … « La recherche du lierre perdu » !*

Pourquoi revenir sur ce roman ? Eh bien tout simplement parce que le personnage central n'est autre que Kaki, la Jacqueline Harispe du récit de Philippe Jaenada. Sauf que Modiano la présente comme Jacqueline Delanque surnommée Louki, et qu'il s'inspire très librement de l'histoire de la jeune femme. Jaenada le mentionne bien sûr au début de sa quête bistrotière. Je l'ai relu aussitôt, avec un très grand plaisir. J'en avais oublié, depuis onze ans, bien des détails, et en premier lieu la citation en exergue de Guy Debord : "A la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d'une sombre mélancolie, qu'ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue."

Cette sombre mélancolie, je l'avais épinglée chez Jaenada. Sur mon agenda, j'ai recopié cinq passages, pas un de plus, de son livre de plus de quatre cents pages. Et le premier était celui-ci : "Je sentais au volant une petite nappe de brume, ou un bourdonnement, en moi, difficile à identifier, ce n'était pas de la nostalgie, je ne regrette pas cette période, je suis bien maintenant, de la mélancolie peut-être, mais pas la "sombre mélancolie" de Debord ; comme une mélancolie claire et légère, même si c'est antinomique. Une sensation de vertige." (p. 112-113)

Chez Moineau en 1956, par Ed van der Elsken

A vrai dire, ce passage je ne l'avais pas pointé pour la référence à Debord mais parce qu'il évoquait le vertige, mon inlassable thème de méditation. La seconde citation prolongeait la première, Jaenada avait posé ses valises à Saint-Jean-de-Monts : "Je me dis aussi que cela explique cette vague sensation de vertige que j'éprouve depuis Dunkerque, je tourne sur un très grand manège." (p. 158)

Et c'est sur ce mot même de vertige que s'achève le livre (et pardon de spoiler si vous ne l'avez pas lu) : "Kaky est montée là, face à la rue, elle se tient d'une main derrière elle à cette barre. Son grand cœur, étrange, malheureuse. Je me penche légèrement, je regarde en bas, les éclats de verre dans le caniveau. Une seconde quarante-six. Je regarde ma main, je regarde en bas. J'ai le vertige. "(p. 478) 

Chez Moineau, à Paris, en 1953. Jacqueline Harispe, alias Kaki, est la deuxième en partant de la gauche. (Ed van der Elsken. Nederlands Fotomuseum)
 

Je ne peux résister à citer le quatrième passage de Jaenada transcrit dans mon agenda : "Mais même si plus grand chose ne me surprend, même si la vie est une gigantesque toile de coïncidences troublantes, je reste un moment médusé en apprenant que, parmi toutes les victimes et tous les assassins possibles dans Paris, l'ancien admirateur aigri de Kaky a été tué par le meilleur ami du mari de Sarah, vingt ans après leur amitié, leurs soirées chez Moineau." (p. 446)

La vie, gigantesque toile de coïncidences troublantes. En voici une autre, de coïncidence, qui s'est déclarée cette nuit-même où je relus Dans le café de la jeunesse perdue. Trois jours plus tôt, j'avais récupéré un autre livre du Goncourt des détenus, Dors ton sommeil de brute, de Carole Martinez. F. l'avait lu et apprécié, mais je ne l'avais pas encore ouvert. Jeudi soir, après avoir revu Le Nom de la rose à l'Apollo, j'avais eu une courte conversation sur le trottoir avec Eric, le référent de Lire pour en sortir, et, sans que je l'évoque moi-même, il m'avait dit beaucoup de bien de ce roman. Et donc, un peu plus tard, alors que j'étais plongé dans Modiano, cette insistance, cet écho redoublé, me traversa l'esprit. Je connais les ruses de l'attracteur étrange pour me mettre discrètement sur une piste. Je suis allé chercher l'ouvrage qui était encore dans le sac transparent que je prends pour me rendre à la Centrale. Je l'ouvre et tombe sur le poème de Baudelaire dont un vers lui donne son titre.

              LE GOÛT DU NÉANT


Résigne-toi, mon cœur ; dors ton sommeil de brute.

Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,
L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute ;
Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte !
Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur !

Le Printemps adorable a perdu son odeur !

Et le Temps m'engloutit minute par minute,
Comme la neige immense un corps pris de roideur ;
Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur
Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute.

Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute ?

Je ne vais pas plus loin pour ce soir. Le poème m'a suffi, m'a comblé d'une certaine manière. Je sais que j'y reviendrai.

Je reviens à Modiano. Je parviens à la page 96, où je lis, avec une sorte de sidération :

"Et puis la vie a continué, avec des hauts et des bas. Un jour de cafard, sur la couverture du livre que Guy de Vere m'avait prêté : Louise du Néant**, j'ai remplacé au stylo bille le prénom par le mien. Jacqueline du Néant."

Je ne suis pas allé plus loin cette nuit-là.



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* Avec une erreur sur le nom du personnage : Guy de Vere et non Guy de Verre. 

** "Louise de Bellère du Tronchay, dite Louise du Néant, est une mystique française née en 1639 et morte en 1694. Elle est connue pour ses lettres envoyées à ses confesseurs, témoignage de la vie à la Salpêtrière au XVIIe siècle, mais surtout du basculement de l'expérience mystique vers l'état pathologique."(Wikipedia)