Nunki Bartt n'était pas venu les mains vides. Outre l'exemplaire de
La Colonie pénitentiaire, de Kafka, avec ses dessins originaux en regard du texte, il m'avait apporté - bravant pour cela la canicule en traversant la ville à pied - le DVD de
Only lovers left alive, de Jim Jarmusch, film que je n'avais pas vu en salle lors de sa sortie, ainsi qu'un livre qu'il tenait absolument à me faire découvrir :
L'écume des voyages de Vincent Jacq.
En général, je ne me soucie guère des conseils de lecture, je suis mon petit bonhomme de chemin qui ne passe pas toujours, loin de là, par les dernières parutions, les playlists des journaux et les engouements du moment, mais j'aime les goûts de Nunki Bartt en littérature, et c'est pourquoi le soir-même j'ai commencé à lire ce recueil de chroniques qui constitue une bonne moitié du livre,
Odeur d'encre, odeur d'îles. Érudition légère et sensibilité aiguë, je naviguai là-dedans sans effort et même avec grand plaisir.
Je ne l'abandonnai que pour regarder le film de Jarmusch. J'avais été, comme Bartt, enthousiasmé par
Paterson - il m'avait donné la matière et le fil conducteur de maints billets - et j'étais vraiment curieux de voir ce film qui l'avait précédé. Et je n'ai pas été déçu, l'intrigue est à peine plus dessinée que dans
Paterson, et le tempo est pareillement lent. Ce pourrait être des défauts, mais chez Jarmusch, cela tourne à la qualité, car c'est l'atmosphère qui en bénéficie. Ici aussi, les lieux ne sont pas indifférents : Tanger et Détroit forment les deux pôles de l'histoire, deux villes très différentes mais traversées par une même poésie mélancolique, que ce soit dans les avenues désertes le long des friches industrielles de Détroit ou dans les ruelles tortueuses et décaties de la médina de Tanger. Et encore une fois, c'est l'amour du couple de vampires magnifiquement campés par Tilda Swinton et Tom Hiddleston, ce type d'amour heureux si rarement représenté à l'écran, qui nous charme et nous emporte.
Paterson avait longuement sollicité l'Attracteur étrange. En serait-il de même pour
Only lovers left alive ? En ce domaine rien n'est systématique et les attentes sont souvent déçues. De fait le film s'écoulait sans qu'aucune coïncidence ne vienne s'imposer. Quand soudain, lors du retour du couple à Tanger, je notais un détail intéressant :
L'aéroport de Tanger se nommait Ibn Battouta. Normal quand on sait qu'
Ibn Battûta est né en 1304 le 24 février dans la ville de Tanger au sein d'une famille de lettrés musulmans de la tribu berbère des Luwata, et qu'il est devenu célèbre pour ses récits de ses voyages et explorations. Le titre
complet du livre de ses voyages est
Tuhfat al-anzar fi gharaaib al-amsar wa ajaaib al-asfar (Un cadeau pour ceux qui contemplent les splendeurs des villes et les merveilles des voyages), mais communément appelé
Le rihla d'Ibn Battûta (
rihla
signifie voyage). Voyage qu'Ibn Battûta entama alors qu'il n'avait que 21 ans, avec
l'intention d'aller d'abord sur le hadj à la Mecque. "
Cependant, son
voyage dura près de 30 ans. Pendant cette période, il traversa la
quasi-totalité du monde islamique connu et au-delà : de l'Afrique du
Nord, l'Afrique de l'Ouest, le sud et l'est de l'Europe, en Occident, au
Moyen-Orient, le sous-continent indien, l'Asie centrale, l'Asie du
Sud-Est, et la Chine en Orient, une distance dépassant largement celle
couverte par ses prédécesseurs ou son quasi-contemporain Marco Polo.
Lorsqu'Ibn Battûta retourna finalement au Maroc au début des années
1350, le sultan du Maroc, Abou Inan Faris, lui demanda de produire un
compte rendu de ses voyages. Ibn Battûta dicta alors son histoire au
poète Ibn Juzayy al-Kalbi."(Source :
Bibliothèque numérique mondiale)
Or, je venais précisément de rencontrer Ibn Battûta, quelques heures avant, dans le livre de Vincent Jacq (né lui-même à Rabat, la capitale du Maroc, en 1951), lors d'une comparaison avec Marco Polo (qui n'est pas à l'avantage du Vénitien) :
"Or si on compare ce que disent Marco Polo et Ibn Battûta des gemmes de Ceylan, on porte au crédit de l'Arabe une abondance de détails sur l'extraction, la lapidation et l'écoulement des pierres, sur la fabrication des bijoux, leur usage et leur valeur, quand le Vénitien donne à peine leurs noms et ne dit rien de la leur production ni de leur aspect. Il se borne à décrire le rubis du roi comme "le plus beau et le plus gros du monde", se montrant au moins moderne par son goût des records. Le lin et la soie, les belles demeures, les chevaux, ne sont pour lui que signes de richesse, il ne se hasarde guère aux descriptions raffinées que nous offre Battûta ou aux observations attentives de Rubrouck. En revanche il donne beaucoup d'intérêt aux coucheries d'auberges qui n'émeuvent guère le Tangérois, habitué à promener avec lui son harem et à trafiquer de jeunes esclaves en rendant grâce à Dieu." (pp. 45-46)
Cette petite synchronicité faisait écho à celles qui existaient dans la trame même de
Paterson. Le 4 mars dernier, j'écrivais ceci : "Nicholas Elliott note alors que si Paterson reçoit des choses
aléatoires, il trouve néanmoins dans le monde des choses qui font écho à
ses préoccupations : "
Au début, Laura lui dit qu'elle a rêvé de
jumeaux et il trouve des jumeaux tout au long du film. Ce n'est pas
seulement qu'il reçoit, mais qu'il reçoit une certaine longueur d'onde." Ce à quoi Jarmusch répond qu'il s'agit de "synchronisme aléatoire" : "
Ça
arrive souvent, quelqu'un vous parle de quelque chose à laquelle vous
n'aviez pas pensé et soudain vous le voyez partout. Je m'intéresse à ce
phénomène, mais je ne voulais pas y ajouter une chute, par exemple que
Laura annonce à la fin qu'elle est enceinte avec des jumeaux. Ce n'était
pas l'intention. Je montre juste de petites choses synchrones."
Paterson ne cherche pas des jumeaux partout, non, il ne cherche rien,
mais les jumeaux, comme surgis du rêve de Laura, soudain apparaissent,
entrent dans son paysage, sur un banc, au bar ou dans son bus. On dira
que c'est du cinéma, et bien évidemment, les jumeaux ici résultent d'un
casting étudié, mais la vie elle-même nous propose sans arrêt de tels
événements, et c'est bien ce que souligne Jarmusch, ou ce que Paul
Auster montre dans ses livres. Soyons attentifs au monde, et le monde se
révèlera dans sa cohérence vertigineuse et l'incroyable intrication de
ses composantes."[C'est moi qui souligne]
Or, c'est précisément l'intrication qui se donne littéralement à entendre à la fin du film, où Adam (Tom Hiddleston) explique à Eve (Tilda Swinton) les caractéristiques de l'
intrication quantique, phénomène que j'ai mentionné à plusieurs reprises.
Oui, même à l'autre bout de l'univers...