"Pour moi, quand je raconte une histoire, le plus important est
qu'elle soit énigmatique – qu'elle ne rende pas la vie moins mystérieuse
qu'elle ne l'est. "
Deborah Levy, entretien, Le Point, 2/11/2020
Ce que je ne veux pas savoir et Le Coût de la vie, les deux volumes de l'autobiographie de Deborah Levy prix Femina étranger ; Un Promeneur solitaire dans la foule, d'Antonio Muñoz Molina, prix Médicis du roman étranger ; bien content que ces œuvres évoquées ici et là récemment aient été distinguées (les maisons d'édition seraient bien avisées de m'adresser leurs meilleures trouvailles en service de presse), non pas que je prise plus que cela les prix littéraires, mais cela permet au moins de donner une chance supplémentaire à quelques livres qui le méritent amplement, et incidemment d'accorder une manne bienvenue à de petits éditeurs comme les éditions du Sous-Sol qui ont porté Deborah Levy à notre connaissance.
En ira-t-il de même pour les éditions Verdier, dont le récit de Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle - que je lus en cette fin d'octobre funèbre où je perdis mon père, et dont je fis l'exergue d'une chronique ouverte sur Virginia Woolf - est encore dans le dernier carré de la sélection pour le Goncourt ? Je ne sais pas, cela serait surprenant, mais on peut toujours rêver.
En tout cas, voici un livre qui m'a émerveillé, un livre où la vie et la mort se chevauchent, et dont il me faudra bien plus que cet article-ci pour en faire le tour, vaine entreprise quand l'oeuvre elle-même se veut traversée spiralaire, errance en un labyrinthe généalogique et intérieur où il a bien failli finir broyé. Labyrinthe appelé par le titre, par le nom de Thésée, sans cesse présent dans ces pages d'effroi et de douleur, qui donnent à Philippe Lançon le sous-titre - Camille de Toledo en son labyrinthe - de sa chronique du livre dans le Libération du 2 septembre : Ceux qui meurent prendront le train, décalquant ainsi le titre du film de Patrice Chéreau, Ceux qui m'aiment prendront le train - ce qui est formidablement bien vu, aimer et mourir étant alors comme l'avers et le revers d'une même pièce, amour et mort constamment à l’œuvre dans une histoire où l’artiste peintre Jean-Baptiste Emmerich venait de
mourir : "Se sachant malade, résume Erick Maurel, il avait préparé ses futures obsèques et
avait décidé de se faire enterrer dans sa ville natale de Limoges,
sachant très bien que ce choix embêterait la plupart des membres de sa
famille, tous parisiens. Il avait cependant déclaré que « ceux qui m’aiment prendront le train.
» Et effectivement ce jour-là, famille, amis et proches se retrouvent
tous sur les quais de la gare d’Austerlitz pour effectuer ensemble ce
voyage. Dans le train et ensuite à Limoges, dans la maison de campagne
du frère jumeau du mort (Jean-Louis Trintignant), une quinzaine de
personnes en crise vont alors se confronter, se déchirer, faire
ressortir des vérités pas très bonnes à entendre, voire même se
réconcilier..." Je m'éloigne, non, je ne m'éloigne pas, ou alors si, mais c'est pour mieux se rapprocher, car il en est ainsi du parcours dans n'importe quel labyrinthe médiéval : pour gagner le centre il faudra cheminer sur les périphéries ; alors que l'on croit être arrivé, il faut à nouveau s'écarter, explorer un nouveau viscère, plonger dans des corridors inconnus.
Lisez Lançon, vous y trouverez le meilleur résumé qui soit de ce texte qui échappe à tous les genres connus. Il me dispense d'y sacrifier ici, je ne saurais évidemment faire mieux. Et cela me permet d'aller de suite à ce qui m'interpelle furieusement : ce vertige généalogique qui emporte les corps et les âmes sur pas moins de quatre générations. Le motif du train n'est pas un détail, c'est par lui que s'ouvre le livre. Il n'est que de lire la quatrième de couverture : "En 2012, Thésée quitte « la ville de l’Ouest » et part vers une vie
nouvelle pour fuir le souvenir des siens. Il emporte trois cartons
d’archives, laisse tout en vrac et s’embarque dans le dernier train de
nuit vers l’est avec ses enfants. Il va, croit-il, vers la lumière, vers
une réinvention. Mais très vite, le passé le rattrape. Thésée
s’obstine. Il refuse, en moderne, l’enquête à laquelle son corps le
contraint, jusqu’à finalement rouvrir « les fenêtres du temps »…" Fuir le souvenir des siens, et avant tout le souvenir du suicide du frère aîné, Jérôme, pendu à une conduite de gaz, et celui de la crise cardiaque de la mère « retrouvée dans un bus au terminus, endormie pour l’éternité ;
jour de naissance du fils, jour de mort de la mère trente-trois ans plus
tard ; un vingt-six janvier ; et il y en aura d’autres, de ces dates qui se recoupent, de ces “synchronies” puisque c’est ainsi qu’on les nomme : des coïncidences diront celles et ceux qui ne veulent pas comprendre ».
Ces synchronies, ces coïncidences, je ne cesse de les inventorier ici, au fur et à mesure de leur surgie dans ma propre vie, alors comment ne pas se sentir concerné, d'autant plus qu'on les aura encore vécues plus nettement, plus cruellement, lors des deuils que l'on a traversés, dans ce silence entre le 5 décembre 2019 et le 7 janvier 2020, déployé par la mort de Marie, ma jeune soeur, au neuvième étage de l'hôpital de Limoges, oui encore Limoges, je ne l'ai pas fait exprès, je n'y pensais pas quand j'ai parlé du film de Chéreau. Et je sais qu'un jour je ferai un texte, un livre peut-être, des résonances qui proliférèrent alors dans ces jours de ténèbres.
La fuite à l'Est, dans cette ville de Berlin qui n'est jamais nommée, ne suffit pas à réinventer une nouvelle vie, le corps est accablé de maux inexpliqués : « Le frère qui reste se décide à ouvrir ses cartons, il se dit que,
peut-être, le temps est venu de se retourner, il n’a pas le choix,
d’ailleurs ; car les médecins qu’il rencontre pour arrêter sa chute ne
comprennent rien ; pourquoi cette douleur dans ces tempes,
l’inflammation des racines de ses dents, les os du dos ? pourquoi son
corps en feu, treize ans après la mort du frère ? (…) Thésée ne sait
plus que faire ni à quoi s’accrocher ; il rêve que des pilules – des
anti-inflammatoires – le libèrent des douleurs qui le prennent et tout
serait réglé ; il pourrait continuer à être un moderne, à aller de
l’avant, à recouvrir l’histoire d’un oubli. »
Il faudra, oui, ouvrir les cartons, examiner les traces laissées par ceux qui ont précédé, mettre à jour des secrets de famille, "dé-nouer, écrit Bertrand Leclair dans AOC, la lignée généalogique maternelle qui entrave par ses
occultations le corps de Thésée, une lignée que dénonce toute entière la
corde « archaïque » avec laquelle le frère s’est donné la mort. L’enjeu
du livre est de s’inventer dans le livre un nouveau corps à travers une nouvelle généalogie, gage d’une vita nova dans laquelle il s’agit aussi d’embarquer le frère mort (et c’est cela qui est beau : on ne se sauve jamais seul)." Dans le post-scriptum qui clôt le livre, Camille de Toledo écrit qu'il a maintenant plus ou moins accepté la mort de son frère et qu'il comprend mieux pourquoi son corps s'est mis à se plier comme autour d'une corde. "Je vois mieux, poursuit-il, ce qu'a causé le secret et d'où est venue la violence. Et pour le reste, je n'oublie plus de me mettre à l'écoute de la matière. Je fais le pari qu'il y a, dans cette écoute, une clef : ce qui devrait nous pousser à nous réattacher au monde et aux vies auxquelles nous sommes liés. Et s'il y a un sens à trouver dans nos corps-mémoire, dans ce continuum matériel qui noue nos vies entre les âges, je nourris l'espoir que, face à cette évidence encore à documenter, nous accepterons de nous voir, nous, je veux dire, notre espèce, une fois encore, comme d'humbles ignorants face à une matière qui sait infiniment plus que nous."
C'est grâce à un papier du Lorgnon mélancolique, le blog de Patrick Corneau, que j'ai eu envie de lire les carnets 2012-2017 de Françoise Ascal, L'obstination du perce-neige, aux éditions Al-Manar (belle petite maison encore une fois, qui expédie avec célérité et sans frais de port). Je n'avais jamais rien lu d'elle mais il me souvenait d'avoir croisé son nom et quelques-uns de ses vers dans une note du Poezibao de Florence Trocmé. Car il suffit parfois de quelques phrases pour aimer un écrivain, instiller le désir de le lire. Néanmoins je n'avais pas alors fait le geste d'aller vers l'oeuvre, les livres de poésie ne se trouvent pas facilement en magasin, il faut les commander le plus souvent, c'est ce que j'ai fait là immédiatement. J'aime les carnets, les notes, et très vite cela m'a rappelé les volumes de notes du poète Antoine Emaz, Cambouis, Cuisine, Planches, qui me plaisent infiniment. Et encore une fois, pas de hasard, Emaz est très présent dans ces pages. Des pages douloureuses là encore, car Françoise Ascal est atteinte d'une grave maladie des reins qui la contraint à des dialyses éreintantes, déprimantes. Et elle ne cesse de poser la question de comment vivre avec la maladie, la vieillesse, comment résister avec un corps qui souffre, en de très belles pages où la recherche de la beauté demeure un viatique contre le désespoir : « Grand calme. J’aime ce mois de novembre que
beaucoup trouvent sinistre. J’aime ces bancs de brouillard, l’impression
de temps suspendu, l’isolement dans le creux chaud de la maison. »
Quel rapport, direz-vous, avec la quête de Camille de Toledo, à part la souffrance du corps ? Eh bien, cette notation, à la page 130, datée du 3 septembre 2017 :
Vu un documentaire sur la transmission des traumatismes sur plusieurs générations. Il y aurait transmission de gènes modifiés par le stress. Les petits-enfants peuvent être atteints, présenter des troubles sans rien savoir de ce qu'ont vécu leurs ancêtres. Évidemment, me sens très concernée. Mais est-ce crédible ?
On comprend pourquoi Françoise Ascal se dit très concernée quand on se reporte à la note précédente, en date du 1er septembre :
Tandis que nous attendons sur le parvis de l'église pour assister à un concert, mon beau-frère me fait remarquer que le village a payé un lourd tribut à la guerre de 14-18. Je regarde à mon tour la haute colonne de grès avec sa liste de Morts pour la France en lettres dorées. Soudain mes yeux tombent sur Camille Thiault. Grande émotion. Mon fantôme, celui que j'avais traqué dans mon texte sur Corot, prenait corps. Cette ombre abstraite se mettait à vivre et mourir dans le même mouvement. Jusque là, en dehors d'une unique photo floue, j'ignorais si quelques traces de son passage chez les vivants demeuraient. Le lendemain, la mairie m'a délivré la photocopie de l'acte de naissance et de l'acte de décès. Simple fantassin, Camille fut tué à dix-neuf ans lors de la bataille de Sancy-Vaudesson dans l'Aisne. Pourquoi ce souci incessant de Camille, ce jeune frère de ma mère que je n'ai pas connu ?
Cette question terminale, dont Françoise Ascal ne proposera pas de réponse, prend complètement sens à la lumière de la quête labyrinthique de Camille de Toledo, qui lui aussi évoque puissamment la Première guerre mondiale à travers la figure de l'aïeul Nissim, frère de l'arrière-grand père maternel, avec cette archive officielle reproduite au sein de l’ouvrage : le certificat
de décès du maréchal des logis Nissim de Toledo, né à Andrinople en
1886, « tué à l’ennemi » le 16 juillet 1918 à Montvoisin (Marne).
Plusieurs traces dans les Carnets de cette obsession pour ce pauvre Camille, alors que l'écrivaine se plonge dans une étude sur le peintre Corot. Ainsi le 5 mars 2017 :
Étrange sensation d'avoir été fracassée par la Première guerre mondiale. Je n'étais pas née, mais les séquelles m'ont assurément atteinte. Par mon père, lui-même brisé, même s'il "assurait" ? Par la légende familiale ? par les silences mortifères ? Pourquoi n'avoir jamais connu le relâchement que donne le sentiment de sécurité, alors que je n'ai vécu qu'en temps de paix ?
Partant du prénom Camille, celui de Corot mais aussi celui du jeune frère de ma grand-mère, mort à dix-neuf ans sur le front. J'ai commencé un nouveau texte sans savoir où il va me mener. Au passage je vois la place de ce fantôme dans mon imaginaire.
Relevant ces similitudes, ces échos avec Thésée, je ne percute que quelques instants plus tard que les prénoms sont aussi en collision : Camille Corot, Camille Thiault, Camille de Toledo. Ces prénoms auxquels l'écrivain lui-même accorde une attention toute spéciale : celui de son frère suicidé, Jérôme, porte par exemple une symbolique particulière :
et Jérôme, mon frère, pourquoi as-tu été ainsi nommé ?
JÉRÔME ce prénom, que sait-il, que porte-t-il ?
le corps avec lequel j'ai grandi, la voix qui m'a nommé
toi qui as vécu à l'intérieur de ce nom
qui rappelle la vie d'un saint qui eut la charge
de traduire de vieux textes hébraïques sur l'origine du monde
"Jérôme de Stridon"
celui qui fut peint par Caravage et tant d'autres géants (p. 73)
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Saint Jérôme écrivant, Le Caravage, v. 1605-1606, Galerie Borghèse, Rome
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Dans les Temps qui courent, du 10 novembre dernier, de Marie Richeux, sur France-Culture, Camille de Toledo disait que les prénoms portent des archaïques, sont tissés dans les grands mythes de l'histoire de l'humanité.
Alors j'ai commandé
La Barque de l'aube, ce petit texte sur Camille Corot paru en poche chez Arléa en 2018. Peintre qui m'est peu connu, dont je lis la notice sur
Wikipedia, et qui m'émeut déjà par ce simple fait qu'en 1872, il acheta une maison à Valmondois, qu’il offrit à
Honoré Daumier, devenu aveugle et sans ressource.