dimanche 17 octobre 2021

Des ronces pour Algernon

A Pauline et Violette,

Cinq octobre, 18 heures. A la sortie du lycée pour récupérer Violette et filer à Poitiers. Pas de temps à perdre, le spectacle de sa soeur Pauline commence à 20 h 30, et il faut compter deux bonnes heures de route, en espérant ne pas se planter pour rejoindre le parking souterrain du TAP. Quand je dis "spectacle de sa soeur", je vais un peu vite, elle y participe seulement : il s'agit de Ronces, une création de 35 minutes (tout ce chemin pour 35 minutes, faut-il les aimer ces gamines...), sous la direction de Thomas Ferrand, un metteur en scène reconverti dans le domaine des plantes sauvages comestibles, mais qui a en quelque sorte repris du service pour monter une pièce avec l'Atelier de Recherche Chorégraphique de l'université de Poitiers. "J'ai souhaité transmettre, écrit-il dans sa présentation, un peu du savoir que j'ai acquis ces dernières années (...). J'ai pensé que porter de l'attention à la benoîte urbaine, à la datura ou au lamier pourpre, c'était une des choses les plus importantes qui soient aujourd'hui."

Ronces (sous le costume du singe vert, en fait il y a Pauline...)

Bon, pour le moment, nous sommes encore sur la route, et Violette qui, contrairement à moi, parvient parfaitement à lire en voiture, se plonge dans Le Paradoxe sur le comédien de Diderot, qu'elle doit travailler en cours de français. J'écoute alors Affaires culturelles, l'émission d'Arnaud Laporte sur France-Culture, qui reçoit l'acteur allemand Lars Eidinger¹. Et il se trouve que Laporte se met à citer précisément Diderot et son paradoxe. Une coïncidence qui nous amuse bien sûr, et surtout qui conduit Violette à évoquer une autre coïncidence qui l'a récemment bluffée. Elle venait d'avoir un cours de grec sur la sculpture cycladique (qu'elle ne connaissait pas du tout) lorsque, le soir, elle a soudain envie de dessiner, elle cherche alors un modèle et ouvre un livre d'art qu'elle avait depuis quelque temps mais qu'elle n'avait pas encore exploré. Elle tombe sur Modigliani dont elle choisit un tableau à reproduire. Ce n'est que le lendemain, à nouveau en cours de grec, qu'elle s'avise qu'il y a décidément beaucoup de ressemblances entre le style de Modigliani et ce mystérieux art des Cyclades, et c'est précisément à l'instant où elle se fait cette réflexion que la prof demande à toute la classe s'il n'y a pas dans l'art moderne des artistes que l'on pourrait rapprocher des artistes anonymes égéens. Violette a beau jeu de répondre Modigliani, qui était bien sûr une des réponses possibles (on aurait pu citer aussi Brancusi, Giacometti, Hans Arp ou Henry Moore). 


La circulation est fluide sur la route de Poitiers et nous pénétrons dans la ville à 20 h et des poussières, avec un peu d'avance bien heureusement car je prends une mauvaise direction, m'enfournant en centre-ville, dans un labyrinthe de rues étroites, dont je m'extrais avec difficulté. Avec l'aide du GPS sur le smartphone, et moyennant le problème que Violette a quelque peine à reconnaître sa droite de sa gauche (on ne peut pas être doué dans tous les domaines), on parvient à se garer en temps voulu au quatrième sous-sol du parking. Romain, le compagnon de Pauline, nous attendait sur le parvis. Tout baigne (sauf que Violette a oublié son pass dans la voiture et doit redescendre en catastrophe au quatrième sous-sol).

Le spectacle est bien ce "poème scénique volontairement inachevé et branlant, comme l'est la vie même", que décrit Thomas Ferrand. La vingtaine de danseurs/comédiens emporte l'enthousiasme du public (une majorité de jeunes, ça change des têtes grises d'Equinoxe - dont je fais partie hélas), c'est joyeux et coloré, même si parfois un peu trop didactique à mon goût (je reconnais l'empreinte de nombre de lectures récentes, par exemple Baptiste Morizot ou Anna Tsing - et justement - autre coïncidence - Pauline parle dans le spectacle des champignons (les mycètes, en langue savante) qui seraient plus proches des animaux que des plantes, or ce passage je l'avais relu l'après-midi même en apportant le livre, Le champignon de la fin du monde, à Gaëlle, qui me l'avait demandé le jour précédent, sans savoir qu'il y avait un rapport avec cette création que j'allais voir - j'en profite également pour dire qu'à la fin du livre de Tsing, Ursula K, Le Guin est longuement citée, dans un extrait de Dancing at the Edge of the World, cf. Nevermore)


Après le spectacle, nous allons avec Romain et Pauline boire un verre sur la place au-dessus du TAP. On évoque René Daumal et l'escalade dont ils sont fervents pratiquants, et c'est au tour de Pauline de raconter une coïncidence (sans qu'elle sache qu'un peu plus tôt sa petite soeur a fait la même chose) : en ouvrant un livre, elle était tombée sur la date du jeudi 17 mai (elle-même est née un 17 mai, et en effet un jeudi). Rien d'étourdissant, pensera-t-on, mais je m'aperçois, encore une fois en rédigeant cet article, que dans le billet du 14 août, Une écriture inconnue sur une enveloppe, où je mentionnais sa carte postale de Pelvoux, se trouve l'image de l'infâme carré sémiotique d'A.J. Greimas, formule empruntée à Donna Haraway, autre auteure proche de Tsing et Morizot, décrivant la création du plasticien Antoine Proux mettant côte à côte un dessin de Daumal et le champignon matsutaké au coeur de l'étude de Tsing.


Enfin, il se trouve que j'ai acheté à l'issue de la soirée deux exemplaires de la bande dessinée d'Otto T, Sauvages ! Une journée avec Thomas Ferrand (édition FLBLB). "Équipé de son carnet et de son crayon, Otto T. l’a suivi sur les rives du Clain, le long des trot­toirs, dans les friches qui bordent la cité, dans les salles de théâtre, et autour de repas bien arro­sés". Cette BD, en plus d'être très drôle, m'a donné la dernière coïncidence de cet article. Il y est question du livre Des fleurs pour Algernon, qui fut un livre de référence pour l'artiste botaniste :



Or, Des fleurs pour Algernon, de Daniel Keyes, publié en 1966, occupe une place centrale dans Sidérations, le dernier roman de Richard Powers, évoqué la veille de Ronces, dans l'article consacré à Roman Opalka.

Par exemple, pages 66-67, avec un écho explicite au titre du roman :

"En franchissant les collines déclinantes du Kentucky, en longeant le musée de la Création et de lArche de Noé, en traversant des comtés qui manifestement n'avaient que faire de la science, on écouta Des fleurs pour Algernon. Je l'avais lu à onze ans. Ce roman avait quasiment inauguré ma bibliothèque de science-fiction, grosse de deux mille volumes. Je l'avais acheté dans une librairie d'occasion : un livre de poche bas de gamme arborant en couverture un visage flippant, à mi-chemin entre la souris et l'homme. (...)

A la mort d'Algernon, il me fit arrêter l'audio livre. Sérieusement ? Il n'arrivait pas à assimiler la nouvelle. La souris est morte ? Son visage était effleuré par la tentation de ne pas écouter la suite. Mais Algernon avait déjà anéanti presque tout ce qui lui restait d'innocence. L'oeil mental connaît deux sidérations : l'arrachement à la lumière, l'entrée dans la lumière."

Mais aussi, vers la fin du livre, pages 348-349 :

"Je m'installai dans mon bureau et fis mine de travailler. Il fallut une éternité pour atteindre une heure décente de coucher. Je m'éveillai d'un cauchemar en sentant une petite main cramponnée à mon poignet. Robin se tenait près de mon lit. Dans le noir, impossible de le déchiffrer. Papa. Je pars à l'envers. Je le sens.
Je restai figé, hébété de sommeil. Il lui fallut mettre les points sur les i.
Comme la souris, papa. Comme Algernon."



Dans la nuit du retour (nous repartîmes après le pot au bar), nous avons traversé comme à l'aller la petite ville de Chauvigny. C'est ici, en bord de Vienne, dans le cimetière mérovingien de Saint-Pierre-les- Eglises, au bord de la Vienne, que repose Roman Opalka.
 

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¹ Sur la page de FC consacrée à l'émission, je découvre, en rédigeant cet article qui s'articule donc autour des deux soeurs, la vidéo de présentation de Petite Soeur, le film de Véronique Reymond et Stéphanie Chuat, qui sortait le lendemain 6 octobre, film où Eidinger joue Sven, un acteur vedette du théâtre Schaubühne de Berlin et jumeau d’une dramaturge allemande (Nina Hoss). Malade, il voit sa sœur remuer ciel et terre pour sauver sa carrière. "Un rôle à sa démesure donc, tout en jeux de miroir, qui nous donne l’occasion d’explorer en sa présence sa carrière et ses imaginaires."




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