vendredi 29 avril 2022

4 - Lulu on the bridge

Dans City of Glass, je mettais en connexion  la dérive new-yorkaise de l'écrivain ukrainien Yuri Andrukhovych avec la filature de Quinn, le héros du roman de Paul Auster. L'année indiquée par le premier cité étant 1998, je m'étais demandé quelle oeuvre du second marquait éventuellement cette année-là. Il se trouve que c'était le scénario du film Lulu on the bridge, réalisé par l'écrivain lui-même, tourné à New York et Dublin entre octobre 1997 et le 4 janvier 1998, et sorti en France le 7 octobre 1998. Un film qui déçut la critique et n'emballa pas le public. Même les fans d'Auster firent la fine bouche. L'écrivain ne se risqua plus d'ailleurs dans l'aventure cinématographique et revint sagement à ses écrits. Je ne saurais pour ma part en juger, n'ayant donc lu que le scénario et pas vu le film.

Si j'en parle tout de même aujourd'hui, quelle que soit par ailleurs la valeur du film en tant que tel, c'est que j'ai relevé, vous vous en doutez, certaines connexions avec les fils que je tirais depuis quelque temps dans cette riche trame new-yorkaise. L'élément le plus étrange du film est une certaine pierre, une pierre bleue luminescente, qui aime aussi à léviter. Dans un entretien avec Rebecca Prime, Auster avoue ne pas comprendre tout à fait ce qu'elle représente, mais il la voit comme une sorte de mystérieuse énergie vitale universelle - "la colle qui connecte les choses les unes aux autres, qui relie les gens, ce quelque chose d'inconnaissable qui rend l'amour possible.

L'amour, c'est celui qu'Izzy Maurer le saxophoniste (Harvey Keitel) qui se fait tirer dessus au début du film éprouve soudain pour Celia Burns (Mira Sorvino), une actrice qui obtient de jouer le rôle de Lulu, dans une nouvelle adaptation de la pièce de Franz Wedekind, rôle rendu célèbre par l'interprétation de Louise Brooks dans Loulou, le film de Pabst en 1929. Elle prend alors un avion pour Dublin, où le tournage doit avoir lieu. Pourquoi Dublin ? Auster ne s'explique pas là-dessus. Londres, on aurait mieux compris (Lulu s'y fait assassiner per Jack l'Eventreur), mais Dublin ? Peut-être est-il moins onéreux de tourner en Irlande qu'en Angleterre ? Je ne sais pas.

Alors, évidemment, j'ai ma petite idée, Dublin, nous l'avons vu tout récemment, c'est la ville de James Joyce, la ville d'Ulysse, de Leopold Bloom. Et cela, un écrivain comme Paul Auster ne peut l'ignorer, même si, là encore, il n'en souffle mot.

Quel est le pont (the bridge) qui est dans le titre du film ? Eh bien, c'est le Ha'penny Bridge, un petit pont piétonnier en fer forgé qui enjambe la Liffey, construit en Angleterre et acheminé par bateau en 1816. Son nom vient de ce qu'il fallait à l'origine, et jusqu'en 1919, payer un demi-penny (half penny) pour le traverser. Le péage permettait à William Walsh, à l’initiative du projet, de compenser l’arrêt de sa société de ferries qui transportaient auparavant les Dublinois d’une rive à l’autre. C'est devenu l'un des lieux emblématiques de la capitale irlandaise.

Leopold Bloom a-t-il traversé le Ha'penny Bridge ? Il ne semble pas. Une recherche dans le corps du roman, téléchargé sous format ePub,  ne m'a livré aucun Ha'penny. Légère déception bien sûr. J'ouvre alors machinalement mon exemplaire d'Ulysse à l'endroit où s'est arrêté ma lecture, page 220, et je frémis en lisant  ceci : "Comme il mettait le pied sur le pont O'Connell, une bouffée de fumée sortit du parapet comme un champignon. Péniche de brasserie avec son chargement de stout pour l'Angleterre."Et sur la page suivante, 221 : "Deux pommes pour un penny ! Deux pour un penny !".

En recherchant l'emplacement du pont O'Connell, je vois que c'est le pont qui succède en aval au Ha'penny Bridge.


La nouvelle édition d'Ulysse en Folio représente par ailleurs sur sa couverture un homme (que l'on peut identifier à Joyce, avec son chapeau, son manteau et sa canne), vu de dos sur un pont (la rivière pouvant être la Liffey, ou bien s'agit-il d'un lac ou d'un bras de mer - je n'ai pas trouvé la référence de la photo).


Le Ha'penny Bridge est le lieu de deux scènes du film. La première est la scène 58 du scénario, extérieur nuit, rues de Dublin. Celia Burns marche dans un Dublin désert, et parvenue au milieu de la passerelle, après avoir regardé autour d'elle pour s'assurer que personne ne l'observe, elle laisse tomber la fameuse pierre magique dans le fleuve. La seconde est la scène 64, extérieur jour cette fois, Celia est poursuivie par deux hommes, et elle n'a plus que quelques mètres d'avance lorsqu'elle arrive comme l'autre fois au milieu du pont. Elle l'enjambe et saute : "La scène se termine sur un plan d'ensemble : Celia volant dans les airs et tombant dans la rivière. On voit jaillir l'eau et Celia disparaît."

Celia Burns (Mira Sorvino) courant sur le Ha'penny Bridge

Ce saut dans la Liffey, on peut le rapprocher d'autre sauts dans l'oeuvre de Paul Auster. François Hugonnier, dans un article pour la Revue française d'Etudes américaines, en 2012, a bien remarqué le rôle primordial de la chute chez cet auteur : "Comme le préconisait déjà Auster à l’aube de sa carrière, bien avant que son ami funambule Philippe Petit n’effectue sa traversée aérienne entre les tours, que son personnage de fiction Peter Stillman ne se jette du pont de Brooklyn et que les authentiques falling men ne sautent des tours du World Trade Center, la chute originelle de l’homme a eu lieu « de l’œil à la bouche », dans le mouvement de perception et de représentation du monde : « The fall of man is not a question of sin, transgression, or moral turpitude. It is a question of language conquering experience: the fall of the world into the word, experience descending from the eye to the mouth. A distance of about three inches » (« Notes from a Composition Book, 1967 » [Auster 2004a, 204])."

On retrouve par ailleurs le Ha'penny Bridge dans un livre bien postérieur, Chronique d'hiver (Winter Journal), publié à New York en 2012 et chez Actes Sud l'année suivante. Un livre qu'il présente comme une autobiographie de son corps, un livre fragmentaire, souvent douloureux, lyrique, sombre et lumineux. Un livre qui interroge aussi le passage inexorable du temps. "Tes pieds nus sur le sol froid à l'instant où tu sors du lit et marches vers la fenêtre. Tu as 64 ans. Dehors, l'air est gris, presque blanc, sans soleil visible. Tu te demandes : Combien de matins reste-t-il ? Une porte s'est fermée. Une autre porte s'est ouverte. Tu es entré dans l'hiver de ta vie."

Page 21, un de ces fragments qui tissent le récit renvoie directement au tournage du film en Irlande :

"Tes mains sur le Ha'penny Bridge de Dublin, il y a treize janviers de cela, la nuit après un autre ouragan avec des pointes de cent soixante kilomètres-heure. C'est la dernière nuit d'un film que tu diriges depuis deux mois, la dernière scène, l'ultime prise de vue : il s'agit simplement de pointer la caméra sur la main gantée de ton actrice principale  au moment où elle tournera son poignet et laissera tomber un petit caillou dans les eaux de la Liffey. Ce n'est rien, aucune prise de vue n'a demandé moins d'effort ou d'inventivité durant tout le film, mais te voilà dans l'humidité et l'obscurité de cette nuit battue par les vents, épuisé comme jamais  au bout de neuf semaines de travail éreintant sur une production grevée par d'innombrables problèmes (de budget, de syndicats, de lieux, de météo), ayant perdu sept kilos depuis le début du tournage, et maintenant, après être resté des heures debout sur le pont avec ton équipe dans cet air irlandais moite et glacial qui s'st infiltré jusque dans tes os, survient le moment, juste avant la prise de vue finale, où tu te rends compte que tu as les mains gelées, que tu ne peux plus bouger les doigts, que tes mains sont devenues deux blocs de glace. Pourquoi ne portes-tu pas de gants ? te demandes-tu, mais c'est une question à laquelle tu es incapable de répondre parce que tu n'as jamais songé à des gants lorsque tu as quitté l'hôtel pour te rendre sur le pont. Tu filmes quand même la dernière scène encore une fois, après quoi, vous vous rendez, toi, ton producteur, ton actrice, l'ami de ton actrice et plusieurs membres de l'équipe, dans un pub proche pour vous dégeler et fêter l'achèvement du film."

Il est intéressant de comparer cet extrait avec les entretiens avec Rebecca Prime qui se sont tenus en février 1998, donc peu de temps après la fin du tournage. Auster confesse des difficultés mais n'en donne pas un tableau aussi noir que dans cette chronique d'hiver.

Je pense à autre chose, à ce caillou qu'on laisse tomber dans la Liffey. A la page 222 de mon folio, juste après les deux pages déjà citées, on voit Bloom acheter à la vieille marchande de pommes deux Banbury cakes pour un penny. Il en effrite la pâte friable et en jette les morceaux dans la Liffey : "« Voyez-moi ça. Les mouettes foncèrent en silence à deux, puis toutes, depuis les hauteurs où elles se trouvaient elles fondirent sur la proie. Envolé. Jusqu’au moindre morceau.
Connaissant leur voracité et leur ruse il secoua les miettes poudreuses restées entre ses mains. Elles ne s’attendaient pas du tout à ça. Une manne. Vivre de poisson, ils ont une chair de poisson, tous les oiseaux des mers, les mouettes, les plongeons. Les cygnes d’Anna Liffey descendent quelquefois jusqu’ici pour se lisser les plumes. Tous les goûts sont dans la nature. Me demande comment c’est la viande de cygne. Robinson Crusoé a bien dû en vivre.
Elles tournoyaient, battant faiblement des ailes. Je vais arrêter de leur en donner. Un penny c’est assez. Pour ce qu’elles m’en remercient. Pas le moindre cri. En plus elles propagent la fièvre aphteuse.
»

La tentation de la chute, elle était présente aussi, au moment où Bloom a vu les mouettes, un peu plus haut dans le texte : "« En regardant par-dessus bord il vit, qui battaient des ailes avec force, tournoyant entre les murs lugubres du quai, des mouettes. Sale temps au large. Si je me jetais en bas ? »


_________________________

[Ajout à 16 h 20 : Je viens de découvrir sur un fil d'informations la mort de Daniel Auster, le fils de Paul Auster.  Inculpé mi-avril d'homicide involontaire après le décès par overdose de sa fille de dix mois, il est mort mardi à New York, a annoncé jeudi la police, la presse parlant aussi d'une overdose.

"Daniel Auster, 44 ans, a été retrouvé « inconscient » sur un quai de métro à Brooklyn le 20 avril au matin et transporté à l'hôpital où il est décédé le 26 avril, a indiqué un porte-parole de la police de New York. D'après des sources policières citées par le tabloïd New York Post, Auster a succombé à une « overdose accidentelle »."] J'aurais tout aussi bien pu insérer cette tragique nouvelle dans 2. Le fils perdu.

mardi 26 avril 2022

3 - Tu as connu ce monde et l'autre

Dans l'article J'ai rêvé du Prince du Feu, j'ai mentionné cette photo de Robert Bober prise pendant un tournage en Pologne, non loin de Radom, ville d'où son père était originaire. Photo qu'il mettait ensuite en regard d'un passage des Récits hassidiques de Martin Buber. Je n'y reviens pas, je veux maintenant  remonter juste avant ce qui précède cette section du livre et qui n'est autre qu'une nouvelle évocation des Récits hassidiques, dont Bober explique qu'il avait recopié une histoire, celle du grand-père miraculeux*, pour un texte destiné à un hors-série de Télérama consacré à Marc Chagall. La publication coïncidait avec une exposition à Martigny organisée par la fondation Pierre Gianadda. La plupart des oeuvres exposées avaient été peintes avant 1922 pour le Théâtre d’art juif de Moscou. Chagall lui-même avait longtemps pensé qu'elles étaient perdues. Heureusement, elles n'avaient été que cachées. La relecture de son texte rappelle alors à Robert Bober un de ces mystères dont il avait parlé avec son acolyte Pierre Dumayet, à l'occasion, précise-t-il, du poème Tête perdue **de Pierre Reverdy.

Il filmait le tableau nommé Le Miroir (1915, huile sur carton, 100 × 81 cm), lorsque l’éclairagiste créa un reflet en déplaçant un projecteur placé en lumière frisante, ce qui fit fugitivement apercevoir, sur la droite du tableau, dans sa partie la plus sombre, des caractères hébraïques. 

Marc Chagall, Le Miroir, Musée russe de Saint-Pétersbourg.

« Reconnaissant des lettres à peine reconnaissables : un shin, un aleph (plus tard, Rachel Ertel distinguera deux yod), que ce miroir nous restituait.

Longtemps, dans la salle de montage, j’ai regardé ces images. Lentement, une à une, sans jamais savoir ce qui l’emportait : la recherche de ce qui avait été recouvert ? l’émotion ressentie devant ce miroir peint par Chagall ?

C’est l’envie de savoir qui me faisait chercher. Mais c’est la recherche qui est passionnante. Et je ne suis même pas sûr, aujourd’hui, de vouloir savoir ce que, il y a quatre-vingts ans, Marc Chagall avait inscrit sur le carton. Et je sais pourtant qu’une radiographie est possible. Mais ce qui m’intéresse et qui m’émeut au-delà même de la recherche, c’est que quelque chose soit inscrit là, quelque chose de tenace, révélé par le miracle de l’éclairage et de l’attention. Et que ce soit dans un tableau qui représente un miroir. Et que ce miroir ne reflète qu’une lampe – détail décisif, invisible à l’extérieur –, comme si cette lampe avait pour seule fonction d’éclairer ce qui avait été recouvert par la surface peinte : une trace de ce qui un jour avait existé et qui témoignerait contre l’oubli.  » (p. 215)

Je n'entrerai pas plus que Bober dans l'interprétation du tableau (notons tout de même en passant que la petite silhouette qui tient sa tête dans ses mains sur le bord de la table est Bella, la femme du peintre, épousée cette même année 1915 à Vitebsk). Si j'évoque ce couplage Buber-Chagall - qu'il serait plus beau de désigner comme rencontre - dans le livre de Robert Bober c'est qu'il était aussi présent dans deux articles que j'ai écrits récemment : De la théologie à Recup-Auto et Chagall et le dominicain

Et c'était comme une douce confirmation de les retrouver une fois encore dans ce récit plein de souvenirs et d'émotions.

Marc et Bella Chagall, photographiés par André Kertesz, à Paris en 1929.

____________________

* Cette histoire, la voici :

«  Un jour qu’on demandait à un Rabbi (dont le grand-père avait été le disciple du Baal-Shem) de raconter une histoire, il répondit : “Une histoire, il faut qu’on la raconte de telle sorte qu’elle agisse et soit un secours en elle-même.” Puis il fit ce récit : “Mon grand-père était paralysé. Comme on lui avait demandé de raconter quelque chose de son maître, il se prit à relater comment le Baal-Shem, lorsqu’il priait, sautillait et dansait sur place. Et pour bien montrer comment le Maître le faisait, mon grand-père, tout en racontant, se mit debout, sautillant et dansant lui-même. À dater de cette heure, il fut guéri. Eh bien, c’est de cette manière qu’il faut raconter.” »

Cette histoire, précise Bober, on la retrouve à la page 201 d’Autobiographie d’un lecteur. Histoire à laquelle tu as ajouté cette phrase qui mérite d’être soulignée : « Sinon les histoires ne servent à rien.  »

** Ce poème, que l'on trouve dans Plupart du temps (Poésie/Gallimard, p. 128) a été écrit en 1916 :

Dans la rue où personne ne passe

Entre le numéro 13 et le numéro 30

Quelque temps qu’il fasse

Tout ce jour-là et les suivants

Je suis là j’attends

Je t’attends

 

De loin de là-bas de partout

D’où tu viens tu ne reviendras pas

Tu as connu ce monde et l’autre

Et tout ce que tu ne connaissais pas

Ce que tu niais

Ce dont tu riais

Mais le soir où il a fallu partir tu pleurais

Maintenant la cloche sonne et je suis là

Près de moi il y a des gens qui ne me regardent même pas

D’autres que j’ai vus et qui ne me voient pas

Des gens riches et d’autres qui ont du talent

Enfin tous ceux dont on parle en ce moment

 

Et toi où es-tu ?

Pourquoi n’es-tu pas encore revenu

 

Un grand bruit se fait dans la cour

Ce n’est pas encore pour moi ni pour eux

C’est ton tour

Te voilà

Toujours triste

Quelle figure

Il y a des gouttes de pluie qui brillent 

Dans ta chevelure 


A la suite de quoi, Robert Bober s'interrogeait sur les mystères sans réponse que suscitait le poème :

"À qui Pierre Reverdy, en 1916, a-t-il pensé en écrivant : « Je suis là j’attends

Je t’attends »

Et : « Tu as connu ce monde et l’autre »

Et : « Mais le soir où il a fallu partir tu pleurais »

Et encore : « Et toi où es-tu

Pourquoi n’es-tu pas encore revenu » ?

Cette rue « où personne ne passe », où se trouvait-elle ?

Qu’y avait-il « entre le numéro 13 et le numéro 30 » ?

J’ai longtemps cherché une explication, multipliant les questionnements. Avec acharnement. Jusqu’à l’épuisement. Butant sans cesse sur l’absence de réponse. Qu’est-ce que ce poème avait à me dire ? Qu’au-delà de l’espace et du temps passé on pouvait avoir des « souvenirs » communs ? »

 

lundi 25 avril 2022

2 - Le fils perdu

"La patience des grands romans est infinie. Ils attendent dans le silence que les lecteurs oublieux se rappellent qu'ils existent. Et lorsqu'ils viennent vers eux, ils leur disent : telle est ta vie."

Philippe Forest, Beaucoup de jours, d'après Ulysse de James Joyce, Gallimard, 2021, p. 144.

Philippe Forest parle d'or : j'avais commencé Ulysse au début des années 90 (estimation au jugé) et n'étais pas allé bien loin (d'ailleurs je ne possède toujours que le tome 1 de cette édition Folio). Non pas que je n'y trouvais aucun intérêt, non, simplement j'ai dû diverger vers des lectures plus immédiates, moins exigeantes. Mais toujours j'ai nourri le fantasme d'y retourner, de me plonger enfin dans ce que je savais être l'un des phares littéraires du XXème siècle. Il y aura fallu trente ans.

Trente ans et la publication de cet essai de Philippe Forest, Beaucoup de jours, déjà édité en 2011 chez Cécile Defaut (mais je l'avais manqué à l'époque), qui dissipe beaucoup d'obscurités autour de l'oeuvre, et surtout montre qu'il n'est pas le livre fastidieux et inutilement compliqué qu'on aime souvent à présenter. Dès lors, je poursuis la lecture en alternance, entre Joyce et Forest, et je dois dire que cela ne va pas bien vite, mais c'est très bien comme ça.

J'ai souvent cité dans ces pages Philippe Forest, dont on sait que toute l'oeuvre est aimantée par la mort en 1996 de sa petite fille Pauline, d'un cancer alors qu'elle était âgée de quatre ans. La dernière fois, c'était en janvier dernier, je mentionnais l'un de ses romans, L'oubli. Or, c'est d'un oubli encore dont il témoigne dans Beaucoup de jours, en avertissant qu'on ne le croira certainement pas quand, relisant Ulysse il y a quelques mois, "décidé une bonne fois pour toutes à comprendre ce que ce roman, pour moi, pouvait bien vouloir dire, j'avais tout à fait oublié aussi le sort de Bloom et comment pèse sur son existence l'ombre d'un double deuil, celui de son père, celui de son fils unique, déterminant son errance absolue à travers le monde." (p. 144) 


Page 160, Forest enfonce le clou, en débutant la seconde partie du chapitre 6 par cette phrase : "Donc, j'avais tout à fait oublié." Il concède juste après qu'il se rappelait bien sûr parfaitement "la démonstration un peu délirante que Dedalus développe un peu plus loin dans le livre et qui vise à établir comment le Hamlet de Shakespeare ne peut être compris qu'à la lueur de cet événement minuscule auquel les biographes du dramaturge n'accordent, en général, qu'une ou deux lignes d'intention, la mort de son fils unique, Hamnet. A une lettre près, Shakespeare faisant donc au fictif prince danois le don du nom de son propre enfant disparu." Cela, assure-t-il, il ne l'avait certainement pas oublié, mais, en revanche, il ne se souvenait plus du tout "que le drame dont Dedalus élabore la théorie et qui paraît ne concerner que Shakespeare, Joyce avait choisi d'en faire le fardeau qui, tout au long du roman, pèse sur les épaules de Bloom, celui-ci traînant avec lui le souvenir mélancolique d'un père perdu et d'un fils disparu."(p. 162)

Forest pose alors une autre question : que savait-il, Joyce lui-même, de la mort ? Pas grand chose en fait, dit-il, avant de signaler pourtant une épreuve dans l'existence du romancier, à laquelle les biographes de Joyce n'accordent pas plus d'importance qu'à la disparition du fils unique de Shakespeare - "comme si, précise-t-il avec un peu d'ironie amère, ces triviaux incidents n'intéressaient que la nursery et ne méritaient pas d'avoir exercé quelque influence que ce soit sur la library de la littérature universelle." Ce "trivial incident", le voici :

"Le 4 août 1908, donc, Nora, mère déjà d'un petit garçon et d'une petite fille, Giorgio et Lucia, perd en fausse couche celui - ou celle - qui aurait dû être son troisième enfant. La grossesse s'interrompt brutalement  et sans que l'on puisse savoir pourquoi au bout de trois mois. La jeune femme ne se trouvera plus jamais enceinte. A son frère, Stanislaus, Joyce confie être probablement le seul "à regretter  l'existence tronquée" de cet être qui ne sera pas. Et il lui avoue avoir longuement examiné le foetus rejeté du ventre de sa femme." (p. 166)

"Avec un enfant meurt le futur, écrit plus loin Philippe Forest. Ce qui manque, c'est ce qu'il aurait été. "L'infinie possibilité des possibles" dont parle Joyce justement. Bloom à propos de son fils : "Si mon petit Rudy avait vécu. Le voir grandir. Entendre sa voix dans la maison. En train de marcher à côté de Molly dans son complet d'Eton. Mon fils. Moi dans ses yeux. Etonnante sensation que ce serait. Issu de moi." (p. 167)


Ces jours-ci, je lisais donc aussi le Journal des années hongroises (1943 - 1948) de Sándor Márai. Or, il se trouve que lui aussi a perdu son fils unique en bas âge, à trois ans si j'ai bonne mémoire. "On l'apprend incidemment, écrit Philippe Lançon dans l'article qu'il consacre au Journal dans Libération, le 1er novembre 2019 : «Quand mon père est mort, je suis aussitôt sorti de sa chambre fumer une cigarette dans le couloir de l'hôpital. J'ai agi de même quand mon fils est mort. Il semblerait que je sois vraiment un grand fumeur.» C'est le ton de Márai : celui d'un désespoir observateur et ironique. Le couple va adopter un enfant abandonné, Janos."

A plusieurs reprises, le chagrin de ce fils perdu revient bousculer l'écrivain. En 1945, il note : "Toute la matinée, je n'ai cessé de penser à mon petit enfant mort ;  je vois distinctement son gentil visage de petit d'homme et ses yeux tristes. Comment vivre, pourquoi resterait-il quoi que ce soit au monde si même les petits enfants meurent ?" Plus tard, toujours en 1945 : " Ma plus grande douleur, la mort du petit enfant. Pas dans l'immédiat  ;  plus tard, des années après. Ma plus grande joie ? Je n'ai rien eu de ce genre. Mais c'est la vie qui fut bonne, magnifique, surprenante, tout cela, oui. Malgré les atrocités." 

Incidemment, c'est aussi Joyce qui apparaît ici et là, car Márai est un fin connaisseur de tout ce qui compte en littérature. En 1944, il parle de Gens de Dublin : "Morceaux à la Flaubert, réalistes. Mais dans chaque ligne, on sent la tension qui fera un jour exploser la réalité pour l'élever au rang d'épopée." Et en 1948, il dit lire l'étude de Valéry Larbaud sur Joyce, et ensuite une nouvelle de jeunesse toujours dans Gens de Dublin, "Une rencontre" : "Le personnage est effrayant. Le "réalisme" de Joyce gratte une plaie de ses doigts froids, fouille en tâtonnant les tréfonds d'une perversion infectée de pus. Il ne serait pas intérêt de relire Ulysse."

En relisant Cité de verre, de Paul Auster*, j'ai également constaté (c'est un détail important que j'avais oublié) que Quinn, le personnage principal, est veuf et a perdu aussi son jeune fils. On ne sait pas dans quelle circonstance. Depuis ce temps-là, il a renoncé à écrire des poèmes, des pièces de théâtre et des essais et ne se consacre plus qu'à l'écriture de romans policiers, sous le pseudonyme de William Wilson. Auster ne prend pas la peine de préciser qu'il s'agit d'une nouvelle d'Edgar Allan Poe, où le thème du double est particulièrement prégnant (j'ai écrit là-dessus en 2017 : William Wilson et Pierrot le Fou). Incidemment (décidément, j'aime bien cet adverbe), on retrouve mention de William Wilson dans une entrée du Journal de Márai en 1947 : "Nouvelles de Poe. Nul n'a décrit la schizophrénie avec une telle maestria que le poète américain quand il parle de William Wilson - pas même Maupassant dans Le Horla, Charcot non plus."


Enfin, ce thème du fils perdu m'est apparu aussi lors de ma recherche autour du film de Douglas Sirk, Le Temps d'aimer et le Temps de mourir. On sait que le réalisateur a fui l'Allemagne en 1937, laissant derrière lui un fils issu de son premier mariage avec l'actrice Lydia Brincken, laquelle, devenue une fanatique hitlérienne, avait déjà obtenu des autorités nazies que le cinéaste soit interdit de voir son fils. « C'était un garçon extrêmement beau. Un jour, il travaillait sur un plateau de la UFA, à 150 mètres de moi, mais je n'ai pas eu le droit de lui adresser la parole. Ma seule façon de le connaître, c'était d'aller le voir au cinéma », racontera le cinéaste à Jon Halliday (Conversations avec Douglas Sirk,  Ed. Cahiers du cinéma, coll. " Atelier "), à la seule condition que ces confidences ne soient publiées qu'après sa mort. Ce secret va en revanche irriguer en profondeur plusieurs de ses films. 

"Impossible désormais, écrit Marine Landrot,  de ne voir qu'un joli figurant dans ce plan final de Paramatta, bagne de femmes, sur un petit garçon blond qui chante dans le choeur du mariage de l'héroïne. Impossible de ne pas s'émouvoir devant cette complicité sobrement filmée entre une mère et son fils qui jouent à faire de la luge sur un tapis, dans La Habanera. Il y a aussi cette première scène de A scandal in Paris (1946), adaptation hollywoodienne de Vidocq, où une malencontreuse tache d'encre sur un livret de naissance rend le nom du père illisible à jamais... Et cette autre séquence initiale de La Ronde de l'aube (1958) où un pauvre type harcèle un garçonnet illégitime d'une sadique question : « Qui est ton vieux ? »

Le Temps d'aimer et le Temps de mourir c'est la tentative de Sirk d'imaginer la fin tragique de Klaus, cet enfant qui lui est arraché à l'âge de quatre ans, et qui périra à dix-neuf ans sur le front russe en 1944. Cette histoire est racontée sous la forme d'une biographie romancée par Denis Rossano, dans Un père sans enfant (Allary éditions, 2019).


Denis Rossano a retrouvé la trace de Klaus, qui quitte Berlin fin 1943, envoyé sur le front par Goebbels, qui soupçonne cet adolescent délicat d'être homosexuel. Et Goebbels a horreur des homosexuels. Le récit s'achève sur cette mort de Klaus en Ukraine, où d'autres combats aujourd'hui continuent d'enlever la vie à de jeunes hommes :

« Klaus Detlef Sierck est tué quelques jours avant ses dix-neuf ans, le 6 mars 1944. L’adolescent fait partie de la fameuse division d’infanterie Großdeutschland, la Grande Allemagne. Il meurt lors d’une bataille que se livrent les troupes nazies et soviétiques en Ukraine, dans la région de Kirovohrad, que les Soviétiques appellent alors Kirovograd. La ville est occupée par les nazis depuis le 5 août 1945. En 1943, les Allemands, sous l’assaut soviétique, reculent sur le front de l’est. L’armée russe libère Kirovograd le 8 janvier 1944. La division Großdeutschland, à quelques kilomètres, tente de résister. C’est la fonte des neiges, les soldats, les chevaux, les camions s’engluent dans la boue paralysante du printemps naissant, la raspoutitsa. Klaus est un fusilier, poste qui a disparu de l’armée allemande en 1919, mais qui est restauré en 1943 au sein de la Wehrmart. Ils servent de bataillons de reconnaissance.

Klaus est enterré dans un cimetière à quinze kilomètres de Kirovograd. Une petite bourgade du nom d’Iwanowka. »

__________________________

* Sinistre écho à notre thème du fils perdu, avec cette sombre nouvelle lue dans Libération du 17 avril dernier : Daniel Auster, le fils de Paul Auster, a été arrêté par la police de New York à la suite de la mort de sa fille Ruby, dix mois. "L’autopsie conclut d’abord à l’absence de traumatisme physique ou interne, mais des examens toxicologiques révélèrent par la suite que l’enfant avait succombé à une «intoxication aiguë» à l’héroïne et au fentanyl, cet opioïde de synthèse dont la surabondance sur le marché américain des stupéfiants – notamment comme recours pour couper d’autres drogues, quitte à en démultiplier la dangerosité et la puissance addictive – est responsable de la majorité des overdoses aux Etats-Unis, causant des dizaines de milliers de victimes chaque année."

L'article de Julien Gester précise que "Daniel Auster, 44 ans aujourd’hui, fut successivement un acteur fugitif du film Smoke (écrit par son père), puis DJ, photographe, puis plus grand-chose d’identifié. Il ne saurait être tout à fait un étranger pour les lecteurs les plus fervents des romans de son père ou de sa belle-mère Siri Hustvedt : son ombre portée marque certains de leurs écrits du début des années 2000, à travers des figures de fils toxico, un peu maudit, trempant dans des affaires qui sentent le sang et la poudre (Tout ce que j’aimais, d’Hustvedt, en 2003 ; la Nuit de l’oracle, d’Auster, 2004)."

[Ajout du 29 avril : Sur mon fil FB, j'ai surpris avant-hier cette vidéo de France tv arts, qui résume en quelques minutes certaines choses à savoir sur Hamlet, la pièce la plus célèbre du monde. Les commentaires sont d'Olivier Py. La mort d'Hamnet, le fils de Shakespeare, est abordée. ]




mercredi 20 avril 2022

1- Par les yeux vides des fenêtres on aperçoit le ciel

"Voilà qui nous ramène à Jacques Delamain.
Ma surprise, lisant son Journal de guerre et n’en connaissant que ce qui apparaissait dans le court moment où tu exprimais ton regret, c’est que dans les 53 pages sur lesquelles les années 1915, 1916, 1917 et 1918 sont échelonnées, la guerre n’est présente que sur deux pages à peine. Et tu en donnes des exemples :
« 6 mai 1915 : Une Fauvette des jardins ne suspend pas sa petite strophe commencée sous un coup de 90. Pendant une salve de 75 (trois coups) le Verdier chante et le Moineau piaille.  »

Robert Bober, Par instants, la vie n'est pas sûre, P.O.L, 2020, p. 46

Cet article est le premier d'une série de sept, numérotés donc de 1 à 7. Ils ne constituent nullement une rupture avec les articles antérieurs, et ne se présentent pas comme une suite ordonnée. Chacun restera relativement autonome et se résume pour le moment à quelques notes laconiques. On peut alors s'interroger sur la raison d'un tel ensemble. A la vérité, c'est plus une obscure intuition qui l'a commandé qu'une réflexion patiente. Ce n'est guère qu'après-coup que j'y vois un avantage : celui de mener à bien un programme, aussi hétéroclite soit-il : en effet, je suis souvent sujet aux digressions et bifurcations et il m'arrive de perdre le fil initial de mon investigation. Ce ne sera pas le cas mais, bien évidemment, il est presque certain que digressions et bifurcations se dresseront néanmoins sur ma route, et il ne sera pas question de les passer sous silence. Simplement, elles attendront leur tour, et prendront place après la série septénaire, par des dérivations classiques : ainsi une bifurcation sur l'article 3 sera traitée sous le numéro 3.1, une seconde sous celui de 3.2, bref, on a compris. Rien que de très ordinaire (cela tendra à ressembler, j'y pense maintenant, à un livre de Jacques Roubaud)

Chaque matin de ce temps funeste, on frémit d'allumer radio ou télévision car il est bien rare que dans la minute qui suit on n'entende pas parler de quelque bombe ou missile tombé sur une ville, une usine, une gare ou un hôpital. Aujourd'hui, je lis que les Russes accusent les Occidentaux de "faire durer la guerre" en livrant des armes aux Ukrainiens : ils ont raison, bien sûr, ces grands humanistes, il serait tellement plus sain et plus économique de leur livrer des lance-pierres. En trois jours la guerre serait finie, ce clown de Zelensky pendu place Maïdan ou, dans un grand élan magnanime du Tsar, envoyé casser du caillou ou creuser du permafrost en Sibérie orientale, les nazis éradiqués pour les siècles des siècles. Mais les nazis ne sont peut-être pas seulement parmi ceux qui résistent encore dans les souterrains de Marioupol.

Le siècle des bombes, c'est le sous-titre de ce livre terrible et indispensable de l'écrivain suédois Sven Lindqvist, Maintenant tu es mort (Le Serpent à plumes, 2002). Il voulait parler du XXème siècle, qui voit les premières expérimentations de lâcher de bombes par voie aérienne en 1911 jusqu'à Hiroshima et Nagasaki. Aucune autre bombe atomique n'a pour l'instant été utilisée, la dissuasion nucléaire a, toujours pour l'instant, été efficace, mais l'avenir n'est jamais garanti et l'on voit comme la guerre en Ukraine a fait resurgir les pires craintes. Le XXIème siècle s'inscrit donc dans le sillage mortifère du siècle précédent : les bombes, que les états-majors affirment invariablement cibler des objectifs militaires, tombent en réalité sur les civils, leurs maisons, leurs terres, dans une stratégie cynique de la terreur.

L'effet de ces bombardements, j'en ai rencontré la description dans plusieurs oeuvres ces derniers temps, et c'est une coïncidence dont je me serais pour une fois bien passé. Elle s'est imposée, la voici donc.

Le 1er avril, j'ai acheté le Journal des années hongroises, 1943-1948, de Sándor Márai, un des plus grands écrivains hongrois, que j'ai lu pour la première fois à Budapest (L'héritage d'Esther) lors d'un court séjour dans cette très belle ville en 2019 (j'y ai consacré un article : Perec et Houellebec hongrois, où je mentionne déjà le Journal de Márai, chroniqué par Philippe Lançon).


C'est un témoignage précis et lucide des années terribles, où Márai, écrivain alors renommé, assiste avec un froid désespoir à la collusion du régime avec l'Allemagne nazie. Les Croix fléchées, les fascistes hongrois, sèment l'épouvante, les juifs sont raflés, parqués dans des ghettos avant d'être déportés dans les camps d'extermination. Sa femme Ilona Matzner, dite Lola, épousée vingt ans auparavant, étant d'origine juive, le couple se réfugie à Leảnyfalu, un village au nord de Budapest. « Márai le mentionne de manière très discrète dans le Journal, mais il a aidé beaucoup de Juifs pendant la guerre », dit Catherine Fay, sa traductrice, à commencer par son beau-père qu’il échouera cependant à faire sortir du ghetto de Kassa (aujourd’hui la ville slovaque de Košice) et qui sera déporté en Pologne, sans doute à Auschwitz, d'où il ne reviendra pas.

Le 19 mars 1944, les Allemands occupent la Hongrie. Les Alliés, qui ont à cette époque la maîtrise du ciel, commencent à bombarder le pays. Márai donne rarement les dates des entrées de son journal, mais c'est sans doute fin juin, début juillet qu'il note "Bombardement tectonique - au sens propre du terme, un véritable tremblement. Je suis assis dans le jardin sous un arbre. Les avions américains volent bas dans le ciel./ Je lis Causeries du lundi de Sainte-Beuve." Cette dernière notation peut surprendre, mais elle illustre bien la posture de l'écrivain, qui refuse en toutes circonstances de céder à la panique, et pourtant les bombardements sont effroyables : "Tant qu'on n'a pas vécu cela, on ne sait pas ce qu'est la guerre. Pendant la nuit, une mine aérienne tombe si près que la maison, la pièce, le lit où je dors en sont ébranlés. Et à tout cela, on s'habitue. Tandis que j'écris, la terre tremble, on se bat entre Szentendre, Szigetmonostor et Dunakeszi." Son appartement de Budapest sera pulvérisé, et il ne pourra sauver que quelques-uns des cinq mille livres de sa bibliothèque.

"De là, à la cave où un obus aérien a fait écrouler les décombres des appartements du rez-de-chaussée ; l'abri n'a pas été touché. Dans ce terrier vivent aujourd'hui trente-deux personnes, des habitants de la maison et des étrangers, des sans-abri. On est justement en train de balayer lorsque nous y entrons ;  il y a trente lits les uns à côté des autres sur le sol argileux  ;  c'est la dixième semaine que ces gens vivent ici, sans lumière, qu'ils y font la cuisine, la lessive et leur toilette et qu'ils attendent que la journée et la nuit se passent, qu'ils attendent... quoi ? Ils ne savent pas eux-mêmes. Ces gens sont des gueux, comme moi."

Le même 1er avril, j'ai acheté au vil prix d'un euro un livre désherbé par la médiathèque : La première main, de Rosetta Loy (Mercure de France, 2008). Rosetta Loy est une grande écrivaine italienne dont je n'avais encore jamais rien lu. Pourquoi me suis-je chargé de ce récit, au milieu des dizaines d'autres livres expurgés par les bibliothécaires pour des raisons qui souvent m'échappent ? Sans doute, dans le cas présent, parce qu'il appartient à cette collection Traits et portraits, dirigée par Colette Fellous,  que j'aime tout particulièrement : récits toujours à la première personne, en dialogue souvent féconds avec des photographies, lettrage d'Alechinsky et typo élégante. Je le lus les 6 et 7 avril, et découvris l'enfance d'une petite fille de la haute bourgeoisie romaine, enfance que l'on eût pu dire dorée si la guerre là encore ne l'eût pas recouvert de ses cendres. A nouveau, sans que j'eusse pu le prévoir à la lecture de la quatrième de couverture, c'est la litanie des bombes qui refait son apparition. Au soir du 19 juillet 1944, il est encore question de partir en vacances à la montagne, en wagons-lits jusqu'à Turin et de là, gagner le Val d'Aoste.

"Mais à onze heures du soir, avant même que l'alarme retentisse, une tonitruante tempête de coups déchire l'air immobile de la canicule. Sinistres, profonds, ils semblent naître du ventre même de la terre alors qu'ils pleuvent d'en haut et ébranlent les murs pendant qu'au-dessus de nos têtes se propage le grondement sourd et omnivore des Forteresses volantes. Elles passent et repassent sans trêve dans un fracas assourdissant et les vitres des fenêtres ouvertes vibrent comme des feuilles. Nous descendons aussitôt dans l'abri installé dans la cave. C'est la première fois : nous sommes assis sur les bancs qui courent le long des murs et le dos appuyé contre la pierre reçoit maintenant le contrecoup des explosions comme des coups de poing. Et en même temps explose, terrifiante, une peur jamais rencontrée."

 


Le père de l'auteure ne renonce pas pour autant à partir en villégiature : deux jours plus tard, toute la famille prend le train pour Turin à onze heures du soir, et n'y parvient qu'à deux heures de l'après-midi, "et pendant tout le voyage le train longera les murs écroulés de ce qui avait été des chambres à coucher, des cuisines, des escaliers. Des pans de tapisserie sont encore collés sur les cloisons aux portes arrachées, des balcons sont suspendus en équilibre sur le vide, prêts à tomber au premier choc. Et partout des gravats et des bouts de fer tordus, la fumée du train qui nous fait les narines noires pendant que tout le monde parle des morts : combien ici, combien là, comme une compétition." La correspondance pour Aoste est ratée, il faut attendre la prochaine, alors, dans l'intervalle, le père emmène sa progéniture voir la maison où il est né. Il n'a pas plus de chance que Márai avec son appartement : "c'est un pèlerinage dramatique et triste, les rues de Turin sont parsemées d'immeubles éventrés et même papa reste sans voix sur la piazza San Carlo devant l'immeuble où se trouvait autrefois la porte du numéro 9 : il n'est resté que la façade et par les yeux vides des fenêtres  on aperçoit le ciel maintenant."

Hongrie, Italie, des pays qui s'étaient ralliés au Reich hitlérien, et sur qui tombe le feu anglo-saxon. Mon troisième pays victime des bombes, c'est justement l'Allemagne, à travers un film cette fois, vu le lundi 4 avril sur Arte, Le Temps d'aimer et le Temps de mourir, de Douglas Sirk (1958). Dans ce mélodrame bouleversant, Ernst Graeber (John Gavin), après deux ans de combat, revient en 1944 du front russe pour une permission de trois semaines. Sa maison a été détruite par les bombes et ses parents ont disparu. Errant dans les ruines, il rencontre Elizabeth Kruse (Liselotte Pulver), fille du médecin de sa mère, déporté dans un camp de concentration pour avoir critiqué le régime. Les deux jeunes gens vont vivre un bref amour et se marieront avant qu'Ernst ne retourne au front où il trouvera la mort.


Ce film, admiré par Jean-Luc Godard ("Je n'ai jamais cru autant à l'Allemagne en temps de guerre qu'en voyant ce film américain tourné en temps de paix" écrira-t-il dans les Cahiers du cinéma en avril 1959), est le reflet d'un drame personnel de Douglas Sirk. De son vrai nom Hans Detlef Sierck, né le 26 avril 1897 à Hambourg, Allemand d'origine danoise, il est d'abord metteur en scène de théâtre. Il rencontre beaucoup de succès jusqu'à ce qu'il monteen 1933, Le Lac d'argent, de Georg Kaiser et Kurt Weill, juifs engagés à gauche. La pièce devient le lieu d'un affrontement : chaque soir, raconte Marine Landrot, un tiers de la salle est rempli de nazis sifflant le spectacle, pendant que les deux autres tiers conspuent les chemises brunes et acclament la pièce...  

Marine Landrot encore : 

"Condamné à quitter le théâtre, après cette épreuve dont il gardera toujours un souvenir exalté, Douglas Sirk passe au cinéma, en 1934. Son génie pour diriger Zarah Leander, la future star du cinéma nazi, lui vaut une proposition empoisonnée : devenir le cinéaste officiel du Reich, à condition qu'il divorce de Hilde Jary, sa femme juive. Il paraît que le Führer, qui se fait projeter un film par soir, aime beaucoup ce qu'il fait. Hitler n'a pas dû saisir le message de La Habanera (1937), dont l'héroïne fantasque revendique le droit d'épouser un modeste torero plutôt qu'un banquier suédois. Il n'a pas dû bien regarder non plus la façon extraordinaire dont Sirk filme les domestiques noirs et asiatiques dans Paramatta, bagne de femmes (1937). Ils ne s'effacent pas devant leur maître. Au contraire, ils passent dignement dans le champ de la caméra pour devenir, l'espace d'une seconde, des personnages de premier plan d'une noblesse bouleversante..."

Il fuit l'Allemagne en 1937, laissant derrière lui un fils issu de son premier mariage avec l'actrice Lydia Brincken. Devenue une fanatique hitlérienne, elle obtiendra des autorités nazies que le cinéaste soit interdit de voir son fils.

Pour en revenir au thème des bombardements, ceux-ci sont particulièrement importants dans le film de Sirk, où, note Antoine Gaudé dans Leblogducinéma,  "les longues journées sont rythmées par les alertes aux bombardements provoquant ce même mouvement répétitif vers les fameuses zones d’abris. À ce titre, la séquence la plus spectaculaire du film est probablement celle du restaurant où le couple d’amoureux formé par John Gavin et Liselotte Pulver se voit dans l’obligation de terminer le dîner dans une cave où toute la « petite » bourgeoisie allemande se retrouve cloîtrée, continuant cependant à boire et à chanter sous le bruit des explosions et dans les décombres. « Beauté » du chaos, ou comme le dit cyniquement la chanteuse « profitez de la guerre, la paix sera horrible », le film est traversé de ces moments absurdes où l’horreur de la guerre (la robe blanche en feu !) côtoie ces instants poétiques formés par la romance innocente de deux amis d’enfance. On retrouve cette harmonie des contraires ; une dialectique présente dans chaque plan de ruines où deux amants se réconfortent malgré la déchéance d’un monde qui les menace à tout instant. "


Dans le film, on voit bien que les bombardements réalisés par les escadrilles des Alliés touchent essentiellement des cibles civiles. C'est cette destruction aveugle et systématique que W.G. Sebald dénonçait en 2001, l’année de sa mort accidentelle à l’âge de 57 ans, dans un texte intitulé De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, reprenant un cycle de conférences données à Zurich en 1997. Ce bombardement massif qui aura provoqué la mort de 600 000 civils apparaît comme un sujet tabou de la mémoire collective allemande. Sebald avance de façon plausible que le peuple allemand aurait bien été en peine de demander des comptes aux vainqueurs alors que la Luftwaffe avait inauguré elle-même les raids de terreur sur les populations étrangères.
Mais, dès 1999, Sven Lindqvist avait pointé du doigt la stratégie de bombardement des Alliés, le Bomber Command. Prenons un seul exemple, l'attaque aérienne contre Hambourg, le 28 juillet 1943 : elle a tué plus de personnes que l'ensemble des frappes aériennes allemandes contre toutes les villes anglaises visées. Environ 50 000 personnes, en majorité des femmes, des enfants et des vieillards sont morts en une seule nuit. Mille deux cents tonnes de bombes incendiaires sont tombées sur les zones d'habitation. "Plusieurs jours de forte chaleur et de faible hygrométrie, précise Lindqvist, ont rendu les maisons particulièrement inflammables. Les pompiers, qui étaient occupés à éteindre les incendies provoqués par les frappes antérieures, se trouvaient loin de la zone concernée. Des milliers de petits incendies se sont réunis en un énorme foyer attirant en son centre de grandes masses d'air, où tout l'oxygène a été consommé. La tempête de feu a atteint la force d'un ouragan."
La justification d'un tel massacre de civils ? Saper le "moral" du peuple allemand. En croyant précipiter ainsi la fin de la guerre. En croyant que les maisons en flamme vont pousser la classe ouvrière allemande à se révolter contre Hitler.

Selon les Britanniques, seules "les industries-clés nazies" essuyaient les attaques de la R.A.F.

Au fracas des bombes répond le seul espoir du chant des oiseaux. C'est le sens du Journal de guerre de Jacques Delamain que cite Robert Bober. Et je ne peux résister au plaisir de citer à nouveau cette épiphanie de Maurice Genevoix, qui, en cette même Grande Guerre, n'oubliera jamais la merlette meusienne qui filait devant lui, un lointain matin de septembre :
"Nous nous étions battus toute la nuit, aux éclairs d'un orage dont les éclats brisants roulaient au loin sur le plateau. La pluie dardait des flèches phosphorescentes. Les cris des hommes, le crépitement énorme d'une fusillade frénétique, les déchirantes lueurs mauves qui vibraient à travers le ciel, des ombres d'hommes à peine entrevues, l'épaisseur des ténèbres qui refluaient sur de confuses mêlées, tout nous précipitait au coeur d'un cauchemar fantastique, nous y maintenait, nous rejetait à sa monstrueuse sauvagerie.

C'était la nuit du 9 au 10 septembre 1914. Guère plus d'un mois auparavant, nous vivions dans la paix enchantée des vacances. Et voici que, le matin venu, aux lisières mêmes de l'âpre bataille, nous suivions une allée forestière dans la douceur de l'herbe mouillée. Nous venions de gagner la bataille de la Marne, mais nous ne le savions pas. Il y avait seulement ce layon glauque où nos pas s'étouffaient, cette fine pluie d'après l'orage, ce calme, ce divin silence ; et soudain, presque sous nos pas, soulevant les feuilles du vent de ses ailes, ce petit oiseau brun du bon Dieu, ce messager du monde vivant qui me disait : "Tout continue. La paix existe."

vendredi 15 avril 2022

City of Glass

"Il descendit Broadway jusqu'à la 72ème rue. Là, il tourna à gauche et arriva à Central Park West qu'il suivit jusqu'à la 59ème rue et la statue de Christophe Colomb. Il continua alors vers l'est, le long de Central Park South, jusqu'à Madison Avenue, où il vira à droite, marchant jusqu'à la gare Grand Central. Après avoir déambulé au hasard, il poursuivit vers le sud pendant un kilomètre et demi pour se retrouver au carrefour de Broadway, de la Cinquième Avenue et de la 23ème rue. Là, il fit une pause pour regarder l'immeuble Flatiron, puis changea de direction, prenant vers l'ouest jusqu'à la Septième Avenue où il vira à gauche et s'enfonça plus avant vers le sud."

Paul Auster, Cité de verre, Trilogie New-Yorkaise I, Le Livre de Poche, 1987, p.147-148.

C'est en écrivant l'article précédent que le souvenir de Cité de verre de Paul Auster s'est imposé à moi. J'ai dû le lire en 1995, et, complètement emballé, j'avais dévoré dans la foulée les deux autres tomes de la trilogie, avant de plonger dans Le voyage d'Anna Blume et ce chef d'oeuvre qui est L'invention de la solitude. La dérive alcoolisée de Yuri Andrukhovych et de son ami peintre Le Long me renvoyait soudain à la filature inquiète de Quinn, l'écrivain mué en détective de Cité de verre, à travers les gratte-ciel de Manhattan. Je relus entièrement l'ouvrage, dont j'avais oublié bien évidemment beaucoup de détails depuis ma première lecture il y a 28 ans, et je fus particulièrement saisi par cette déambulation de Quinn s'étendant de la page 147 à la page 149. Dans le passage cité plus haut, je retrouvai en quelques lignes seulement Central Park, la statue de Christophe Colomb, et le Flatiron Building, qui ponctuaient aussi l'errance des deux ukrainiens. 


Dans le roman, Quinn suit un certain Peter Stillman, tout juste relâché d'un hôpital psychiatrique et que l'on suspecte de vouloir se venger de son propre fils, prénommé Peter lui aussi, qu'il a séquestré pendant neuf années, "une enfance entière passée dans l'obscurité, sans contact humain, sauf une raclée de temps à autre". Le vieil homme, qui a pris une chambre dans un hôtel miteux qui se nomme ironiquement Harmony,  en sort tous les matins à huit heures et semble déambuler au hasard, ramassant des objets sans valeur et les fourrant dans un sac. Quinn commence à douter de sa mission, mais décide de noter tous les détails des pérégrinations de Stillman. Il en vient aussi à cartographier ses déplacements et s'aperçoit que le trajet de chaque jour correspond à une lettre. Tout cela finissant par composer l'expression Tower of Babel. Ces schémas sont inclus dans le roman original et plus ou moins repris dans la très bonne adaptation en bande dessinée de Paul Karasik et David Mazzuchelli (Actes Sud, 2013).


Je me suis alors demandé si l'itinéraire de Quinn donné avec une grande précision pages 147 à 149 ne dessinerait pas une figure symbolique quelconque. Ayant retrouvé une carte Berlitz en papier glacé de New York, achetée je ne sais plus quand à Noz, j'ai tracé au marqueur noir le chemin décrit par Auster.


Ce trajet qui commence et finit près de Central Park s'enfonce comme une pointe de couteau au coeur de Manhattan, mais je ne parviens pas à y voir une forme bien déterminée. Sans doute est-ce une fausse piste, mais cela m'a au moins permis de vérifier que le chemin emprunté est parfaitement cohérent avec la réalité des lieux. Un bel écho à cette tentative se trouve être cette planche du roman graphique montrant Quinn marchant à travers le plan de Manhattan :

Si nous revenons maintenant à la dérive de Yuri et le Long, nous y discernerons quelques résonances troublantes avec Cité de verre. Ils sont parvenus à la pointe de l'île, dans Lower Manhattan : "Après Wall Street, nous avons de nouveau pris à gauche, ensuite sur Pearl Street et je crois avoir compris pour la première fois que nous allions vers le pont de Brooklyn. Mais avant, il y a eu un phare en mémoire du Titanic, puis nous avons traversé South Street et après un certain (ou plus précisément, incertain) temps, nous avons déambulé dans la vieille ville, où je répétais tout temps que c'était Franyk, Franyk, c'est Franyk, car tout semblait trop petit pour New York." Franyk, à ce qu'il semble, n'est autre qu'Ivano-Frankivsk, la ville natale de Yuri, en Ukraine occidentale, anciennement Stanisławów, ville polonaise avant sa reprise par les Soviétiques en 1944. Une ville marquée durement, comme bien d'autres en Ukraine, par l'holocauste : "le 12 octobre 1941, pendant le tristement connu « Dimanche sanglant », quelque 10 000 à 12 000 Juifs ont été abattus dans des fosses communes au cimetière juif, par les SS allemands du SIPO et des bataillons de la police de l'Ordre, conjointement avec la police auxiliaire ukrainienne. Deux mois après le massacre, un ghetto a été officiellement créé pour les 20 000 Juifs restants, clôturé le 20 décembre 1941 et fermé en février 1943 après sa liquidation."(Wikipedia) La suite du texte d'Andrukhovych semble faire écho à cette histoire tragique, mais c'est bien de New York dont il est question : "Mais le Long disait que tout reposait sur des ossements, sur des squelettes, sur des carcasses de bateaux qui ont coulé, sur les détritus des chantiers, sur la terre apportée des fondations creusées quelque part."
Et, un peu plus loin, il commence la 17ème et dernière section de ce texte sur New York par ces mots : "Nous nous tenions sur le pont de Brooklyn et regardions la statue de la Liberté." Or, Quinn apprend à la fin du livre que Peter Stillman a sauté du pont de Brooklyn (et voilà encore une noyade qu'il faudrait rapprocher de celles d'Andrew Jackson Downing, Calvert Vaux, et le Long lui-même, surtout lui, car il semblerait que Stillman soit mort en l'air avant de toucher l'eau*).

La statue de la Liberté est évoquée dans Ellis Island, description d'un projet, un des textes de Georges Perec inclus dans Je suis né. Il est précédé d'une citation de L'Amérique, de Kafka : "La statue de la Liberté, qu'il observait depuis longtemps, lui apparut dans un sursaut de lumière. On eût dit que le bras qui brandissait l'épée s'était levé  l'instant même, et l'air libre sifflait à travers ce grand corps." Citation sur laquelle Perec aussitôt rebondit : 
"Etre émigrant, c'était peut-être très précisément cela : voir une épée là où le sculpteur a cru, en toute bonne foi, mettre une lampe. Et ne pas avoir réellement tort. Car au moment où l'on gravait sur le socle de la statue de la Liberté les vers célèbres d'Emma Lazarus** 

Donnez-moi ceux qui sont là, ceux qui sont pauvres,
Vos masses entassées assoiffées d'air pur,
Les rebuts misérables de votre terre surpeuplée,
Envoyez-les moi, ces sans-patrie ballottés par la tempête,
Je lève ma lampe près de la porte d'or ! 

toute une série de lois était mise en place pour tenter de contrôler et un peu plus tard de contenir l'afflux incessant des émigrants venus d'Italie du Sud, d'Europe centrale et de Russie."
La notice de Wikipedia sur ce poème cite explicitement Paul Auster : "Bartholdi, le sculpteur de la statue de la Liberté, avait initialement conçu celle-ci comme un hommage au républicanisme international. Mais c'est avec le poème d'Emma Lazarus qu'elle a pris sa dimension symbolique de protectrice des opprimés, de phare guidant les immigrants et réfugiés venus chercher un nouveau départ dans le Nouveau Monde."***


Retrouver Auster dans cette approche textuelle de Perec n'a rien de fortuit, comme en témoigne l'étude de  Jean-Luc Joly, (Une seconde musique du hasard : Georges Perec et Paul Auster) qui écrit : "La conjonction Perec-Auster est tout d’abord formée par certaines confluences objectives : les deux auteurs, pratiquement contemporains même si Perec se situe légèrement en amont, sont d’origine juive polonaise et leur histoire familiale est semblablement marquée par un exil où l’îlot d’Ellis Island joue un rôle historique ou symbolique particulièrement fort ; ensuite, tous deux « originent » leur entreprise d’écriture dans la mort d’un proche (le père pour Paul Auster ; le père et surtout la mère pour Georges Perec)." Le chercheur voit aussi comme l'un des indéniables traits d'union entre les deux oeuvres l'importance des contraintes existentielles. Cette question a selon lui "le mérite de mettre en exergue ce qui se joue dans ces deux œuvres quant au problème du sens, source de leur position singulière dans la modernité puisque à rebours d’une doxa de l’a-signifiance, Georges Perec et Paul Auster semblent plutôt appartenir à cette ère de l’épilogue, de l’après-mot, que George Steiner définit dans Réelles Présences comme un temps postérieur à la déconstruction nihiliste contemporaine où il s’agit pour l’essentiel de refonder le sens par la recherche et l’affirmation d’un sens du sens qui ne cède par ailleurs rien de la lucidité sémiologique acquise."****

Jean-Luc Joly définit la contrainte existentielle en dressant un parallèle avec la contrainte d'écriture : "Tout comme la contrainte d’écriture impose de restreindre le champ des possibles linguistiques, de choisir, dans la multiplicité des potentiels du langage ou de l’écriture, ceux qui répondent à une définition préalablement imposée, qu’elle soit arbitraire ou motivée, diminuant ainsi la surface du domaine de référence et permettant même parfois son épuisement, la contrainte d’existence impose de choisir, dans la multiplicité des possibles d’un acte de vie, généralement « infra-ordinaire » (se déplacer, manger, avoir des activités quotidiennes...), ceux qui ont été « définis » au préalable (ne manger que des aliments d’une couleur donnée ; se déplacer en fonction d’itinéraires réglés non par l’utile ou la nécessité, voire la pure et simple fantaisie ou l’inconscient urbain de la dérivemais bel et bien conformément à une contrainte — comme dans l’idéal perecquien de parvenir à traverser Paris en empruntant des rues dans l’ordre alphabétique par exemple)." C'est sur cette notion d'itinéraire réglé, emprunté à Bernard Magnéqui écrit dans sa préface à Perec/rinations que les itinéraires réglés « sont à la géographie parisienne ce que les textes à contraintes sont à la littérature », qu'il en vient à citer longuement Cité de verre. Mais avant cela, il repère dans le roman Un homme qui dort, publié en 1967, une évolution significative du thème. Face à l'inextricable multiplicité du monde, le héros entreprend de limiter et de contraindre sa vie, d'en tracer une épure, et, par exemple, de se donner une contrainte cartographique : l'homme qui dort doit se déplacer dans la ville comme sur un plan : "Tu inventes des périples compliqués, hérissés d’interdits qui t’obligent à de longs détours. Tu vas voir les monuments. Tu dénombres les églises, les statues équestres, les pissotières, les restaurants russes./ Avec une rigueur louable, tu règles tes itinéraires. Tu explores Paris rue par rue, du parc Montsouris aux Buttes-Chaumont, du Palais de la Défense au Ministère de la Guerre, de la Tour Eiffel aux Catacombes. Tu manges chaque jour, à la même heure, le même repas. Tu visites les gares, les musées. Tu bois ton café dans le même café. Tu lis le Monde de cinq à sept." Et parfois, note Jean-Luc Joly, un certain soulagement se fait jour : "à la sensation d’être écrasé par le réel informe et multiple succède le sentiment d’une maîtrise de ses manifestations les plus énigmatiques :
Parfois, maître du temps, maître du monde, petite araignée attentive au centre de la toile, tu règnes sur Paris : tu gouvernes le nord par l’avenue de l’Opéra, le sud par les guichets du Louvre, l’est et l’ouest par la rue Saint-Honoré."page17image11001920

La comparaison avec les déambulations décrites dans Cité de verre s'impose d'elle-même : "Tout le début de la filature est consacré à suivre le vieillard dans d’immenses pérégrinations new-yorkaises, apparemment sans but ni itinéraire précis et au cours desquelles Stillman ramasse inlassablement des objets cassés ou des rebuts de la vie citadine qu’il ramène ensuite à son hôtel et prend des notes dans un petit carnet rouge. Coïncidence qui n’en est pas tout à fait une, Quinn prend lui-même des notes sur le comportement de Stillman dans un petit carnet rouge, notes tout d’abord éparses et maigres puis bientôt plus abondantes et suivies, ce journal de filature aidant Quinn à supporter patiemment les déambulations erratiques du vieillard."

Car la question se pose : pour qui Stillman écrit-il sur le cadastre de la ville ? Une amorce de réponse est proposée :

"Les pensées de Quinn s'envolèrent fugitivement vers les dernières pages du récit de Poe, Les Aventures d'Arthur Gordon Pym, et vers la découverte des étranges hiéroglyphes sur le mur intérieur du gouffre — des lettres inscrites dans la terre même comme si elles essayaient de dire quelque chose qui ne pouvait plus être compris. Mais, en y repensant, cette comparaison boitait. Car Stillman n'avait laissé de message nulle part. Il avait certes créé les lettres par le mouvement de ses pas, mais elles n'avaient pas été inscrites quelque part. C'était comme dessiner dans l'air avec un doigt. L'image disparaît au fur et à mesure qu'on la constitue. Il n'y a pas de résultat, pas de trace qui marque ce qu'on a fait.

Pourtant les dessins existaient : pas dans les rues où ils avaient été exécutés mais dans le cahier rouge de Quinn."

Les hiéroglyphes d'Arthur Gordon Pym


J'ai beaucoup parlé en 2017 d'Arthur Gordon Pym, et d'Edgar Poe en général, mais Yuri Andrukhovych  évoque lui aussi le poète américain en signalant le point de départ de la dérive avec le Long, l'immeuble 2245 sur Broadway, qui n'est autre que l'épicerie fine Zabar's où ils achetèrent une bouteille de vodka. Ceci est prétexte à un questionnement sur l'adresse exacte du Long :
"Donc, si on considère que Zabar's, situé entre la 80e et la 81e Re , était sur notre chemin, on peut supposer que l'appartement du Long était quelque part entre la 81e et la 83e, pas plus haut. Car si devait être plus haut, alors il serait venu me chercher plus haut, à la 86e. Deuxièmement, il ne pouvait pas venir à la 84e, car elle avait un nom : Edgar Allan Poe Street. Il n'aurait pas passé ce fait sous silence et me l'aurait dit tout de suite. N'avions-nous pas lu à haute vois en juin 1978 les nouvelles de Poe ? N'est-ce pas à nous qu'elles ont d'abord été lues par un autre génie, Smytchok ? Ne les avais-je pas lues à Indra en fin de compte ?
Edgar Allan Poe était notre funeste ami commun."
En ce qui concerne le cahier rouge, il existe dans la réalité, comme le précise Jean-Luc Joly dans sa 58ème note de bas de page : "L’édition à part de ce texte (publiée en 1993, à tirage limité, chez Actes Sud) précise sur la quatrième de couverture : « Le carnet rouge existe bel et bien. Depuis des années, Paul Auster y consigne des événements bizarres, coïncidences, étrangetés et autres invraisemblances dont il fut un jour victime, confident ou témoin. » Naturellement, Le Cahier rouge n’est pas le seul texte de Paul Auster où les singularités du hasard jouent un rôle important (par exemple, Le Livre de la mémoire, deuxième partie de L’Invention de la solitude, consigne lui aussi les coïncidences extraordinaires, et ces dernières jouent un rôle important dans la plupart des grands romans de Paul Auster, à commencer, naturellement, par La Musique du hasard) mais son intérêt tient ici à son appartenance au genre autobiographique. Perec s’intéressait lui aussi à ces partitions de la « musique du hasard » dans sa vie et son œuvre. Sur ce point, je renvoie à : Jean-Luc Joly, « Pièges de sens. Contrainte et révélation dans l’œuvre de Georges Perec », dans : Christelle Reggiani et Bernard Magné éds., Ecrire l’énigme, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2007, p. 289-304."



_________________________
* Ce ne serait donc pas à strictement parler une noyade, comme dans le cas du Long : "La mort l'avait rattrapé dans l'eau mais ce n'était pas une noyade. Peut-être que son coeur n'avait pas supporté la beuverie de plusieurs jours d'affilée et que le saut dans l'eau froide s'était avéré être le dernier excès." Yuri Andrukhovych finit par cet épilogue (au ciel) :

Volodia. Je sais que tu es en vie.
Celui qui a brûlé n'est pas toi.
Tu as sauté dans l'eau. Tu t'en es tout de même sorti."

** Vers originaux :

Give me your tired, your poor,
Your huddled masses yearning to breathe free,
The wretched refuse of your teeming shore.
Send these, the homeless, the tempest-tossed to me,
I lift my lamp beside the golden door!

*** Cf Paul Auster : « Bartholdi's gigantic effigy was originally intended as a monument to the principles of international republicanism, but 'The New Colossus' reinvented the statue's purpose, turning Liberty into a welcoming mother, a symbol of hope to the outcasts and downtrodden of the world ». In : Collected Prose: Autobiographical Writings, True Stories, Critical Essays, Prefaces, and Collaborations with Artists. Picador. 2005.

**** J'ai lu ce livre de Georges Steiner en 1994, un peu avant, donc, de découvrir Paul Auster. J'ai retrouvé le passage invoqué par Joly, mais je ne sais plus pourquoi j'avais entouré ce mot d'épilogue (que je viens d'employer dans la première note de bas de page sans savoir que j'allais très vite le retrouver).


Pour enfoncer le clou, notons qu'à la fin de son article, Jean-Luc Joly cite, en écho à ce passage austérien, "Il chercha à quoi ressemblait la carte retraçant tous les pas qu’il avait faits au cours de sa vie et quel serait le mot qu’elle dessinerait," la fin d'un très court texte de Borges intitulé « Epilogue » (dans L’Auteur, un recueil de 1960 — Œuvres complètes, tome II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 61) : 
« Un homme se fixe la tâche de dessiner le monde. Tout au long des années, il peuple l’espace d’images de provinces, de royaumes, de montagnes, de golfes, de vaisseaux, de maisons, d’instruments, d’astres, de chevaux et de personnes. Peu avant de mourir il découvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l’image de son visage. »