jeudi 23 octobre 2025

Esthète de l'incongru

"Ceux qui m'aiment organisent des réjouissances pour la Sainte-Cécile le 22 et mon anniversaire le 29 ? Ils ignorent que ces dates n'ont jamais empêché mon âme de geler à partir de novembre où je ne fais que tomber malade en attendant que tout ce que j'aime reprenne vie et couleurs."

Cécile Guilbert, Feux sacrés, Grasset, 2025, p. 9. 

Dans le prologue de son récit, Cécile Guilbert évoque cet article de magazine lu un de ces jours sombres de novembre. Article qui racontait que le cadavre d'un prince indien avait été retrouvé dans les ruines d'un pavillon perdu dans la forêt de Delhi. L'homme en question - un certain Ali Raza - se faisait appeler "prince Cyrus", ultime rejeton, prétendait-il, d'une famille royale ayant régné depuis plus de 2500 ans sur l'ancienne province de Oudh (ou Awadh), situé au centre de l'état actuel de l'Uttar Pradesh. Une petite photo montrait la misérable pièce où il vivait, "meublée seulement d'un châlit recouvert d'une cotonnade usée et d'une petite table de rotin surmontée du portrait peint d'un vieillard enturbanné." De cette photo, l'autrice avoue qu'elle ne pouvait en détacher ses yeux, elle la ramenait obstinément "trois ans en arrière, vers la douleur et le chagrin" : 

Et pourtant, je me sentais proche de Cyrus comme d'un frère.
Un frère mort comme un clochard ou un squatteur.
Seul.
Dans la pauvreté et l'indifférence de tous.
Car il avait fallu plusieurs jours à ses voisins pour s'apercevoir de son effacement avant de retrouver son corps. 

Il faudra attendre la page 269, le chapitre intitulé Disparition, pour connaître le fin mot de l'histoire ici juste effleurée : le 29 janvier 2014, elle apprend la mort de son frère David, retrouvé dans son appartement  plusieurs jours après son décès pour des causes qui resteront toujours floues.

Et c'est à la fin du livre que ces rapprochements prennent toute leur dimension. Il faut en revenir à cet extrait que je donnai dans l'article précédent : "Les battements de mon cœur s'accélèrent quand ma lecture voit se télescoper le nom de Thomas Browne, celui de Cyrus et l'histoire d'un homme retrouvé plusieurs jours après sa mort. Sur le coup, je n'y vois ni présage ni hasard : plutôt une nécessité ainsi qu'un encouragement. "

Le chapitre qui suit immédiatement se nomme Constellations, et développe l'histoire de Thomas Browne. Sir Thomas Browne (1605 - 1682), qu'elle qualifie d'esthète de l'incongru, et dont elle affirme n'avoir pas "le souvenir d'un jour de pluie dont l"ennui n'ait été dissipée par sa prose baroque toute hérissée de bizarreries et constellée de mots étranges."

 

Il se trouve que j'ai déjà écrit sur Thomas Browne*, et la dernière fois c'était il y a presque un an, à la même époque, avec l'article Labyrinthe et jardin de Cyrus, rédigé après une visite au village potier de La Borne. J'ai donc un peu l'impression de me répéter, mais oublions cette impression et suivons Cécile Guilbert dans son récit sur Thomas Browne. Elle dit qu'il a vécu à Norwich, ville d'exil de Sebald et point de départ des Anneaux de Saturne : "Très vite, par un enchaînement causal qui semble moins devoir à la contingence qu'à la nécessité se frayant un chemin dans l'inconscient, le narrateur séjourne  dans l'hôpital où le crâne de Browne a été longtemps exposé." Le même narrateur évoque un ami du nom de Michael Parkinson, quadra célibataire, "un être innocent et pur qui tire le diable par la queue et a eu la sagesse de trouver sa joie dans la frugalité." Et plus loin il écrit que cet homme a été découvert mort dans son lit, couché sur le flanc, et "de l'enquête, poursuit Sebald, il résulta that he had died of unknown causes, une conclusion à laquelle j'ajoutai moi-même : in the dark and deep part of the nights."

Cécile Guilbert interrompt sa lecture "en percutant ces lignes ténébreuses". Lui reviennent en écho les souvenirs de la mort obscure de son frère David, comme celle du prince Cyrus dans son galetas de la forêt de Ridge : "Michael Parkinson ne leur ressemble-t-il pas au moral comme un frère ? On comprendra que lorsque Les Anneaux de Saturne mentionnent plus loin Le Jardin de Cyrus, l'ultime livre de Browne, je n'ai plus qu'une idée en tête : me procurer cet opus insolite de l'Anglais et tous les livres de l'Allemand."

Elle lit donc l’œuvre entière de Sebald durant l'été 2020, selon elle, "dans un état proche de l'hypnose": "découvrir à quel point  leur auteur s'est attaché aux coïncidences dans l'espace et le temps, à l'entrelacs des chiffres et des dates liés par Freud à la compulsion de répétition, m'électrise."

 *

Mathias Enard : 

Alors que je parvenais presque à la librairie Büchner, je voyais plus clairement  qu'une enquête sur la littérature était une investigation de ses limites et de son pouvoir, pour moi encore assez flou, sur l'au-delà, sur ce qui s'agite après la frontière, qu'on entrevoit dans les territoires de l'altérité, de l'imaginaire. Comme l'hypnose et l'imagination, la fantasmagorie, plus qu'une affaire d'archéologie du cinématographe ou une question de projection, d'optique, devenait une allégorie, entre croyance, image et réalité, du projet du récit : raconter, c'est franchir la distance qui nous sépare de l'absent ; c'est enfouir par le langage le réel dans l'irréel, dépecer le monde pour l'offrir, comme la fumée des cuissots de chèvre des sacrifices achéens, à des dieux silencieux : la littérature est cette fumée résidu divin qui signifie l'absence de ce qui l'a provoquée, à jamais. (p. 164)

 

____________________________

* La traduction du Jardin de Cyrus en français a été assurée par Bernard Hoepffner. Il ne me semble pas anodin de noter que ce grand traducteur  et écrivain est mort noyé le 6 mai 2017, emporté par une vague à St-David's Head (Pembrokeshire) au Pays de Galles. Son corps a été retrouvé le 9 juin sur la plage de Tywyn beach à South Gwynedd, Pays de Galles du nord.


 

jeudi 16 octobre 2025

Les Anneaux de Saturne

Quand deux fils se rejoignent... Je poursuis depuis la mi-août une série d'articles inspirés par la lecture du récit de Mathias Enard, Mélancolie des confins, Nord, et dont le premier d'entre eux s'intitule Là où tout s'achève déploie tes ailes. Je me suis aussi autorisé plusieurs digressions, dont la dernière a été provoquée par le Feux sacrés de Cécile Guilbert. Or ces deux ouvrages par ailleurs très dissemblables ont au moins un point commun, celui de comporter une référence à l'écrivain en tête de ce que j'ai nommé la Nébuleuse, autrement dit la liste des libellés des billets publiés ici depuis 2006, je veux parler bien sûr de W.G. Sebald

Il apparaît chez Mathias Enard à la page 127, à la suite de l'évocation des bombardements sur Berlin, qui détruisirent cinq cent mille appartements, le tiers du total. "Dans sa conférence sur la guerre aérienne prononcée à l'université de Zurich*, rappelle Enard, W.G. Sebald soutient que la littérature allemande de l'après-guerre ne s'est pas approprié la destruction des villes d'Allemagne, n'en a pas fait état - les littérateurs, pense Sebald, n'ont pas vu les ruines ; et s'ils n'ont pas vu les ruines, ils n'ont pas non plus vu les cadavres : les centaines de milliers de victimes des bombardements alliés sur l'Allemagne nazie." Il parle de crimes de guerre incompréhensibles, "comme la destruction de Hambourg, de Dresde, ou celle, le 27 février 1945, de Mayence, quand cinq cent mille bombes incendièrent la ville alors qu'Américains d'un côté et Soviétiques de l'autre tenaient déjà l'Allemagne à leur merci, quelques semaines avant la mort d'Hitler (...) Ces moments resteront comme un "secret de famille", dit Sebald, dans la mémoire collective. Conscients d'appartenir au peuple des bourreaux, les Allemands (c'est du moins la thèse de Sebald) ont tu leurs souffrances, souffrances considérées comme honteuses face aux visages innombrables des victimes du nazisme."  

Il faut attendre la page 361 de Feux sacrés pour voir apparaître le nom de Sebald, dans un chapitre dont le titre est Une inquiétante étrangeté, où l'autrice commence par rappeler le point de départ de son projet de livre : "Inspirée par les liens tissés entre l'Inde et mes morts autant qu'intriguée par les coïncidences de dates détectées à l'occasion de diverses expériences marquantes, je décide d'ouvrir mon gros carton d'archives pour revisiter ma vie  et en reconstituer la chronologie  à l'aide de mes vieux agendas." Elle ajoute un peu plus loin qu'elle profite du confinement pour s'atteler à ce chantier, lorsque survient au même moment "un événement qui agit comme un formidable accélérateur : la rencontre des livres de l'écrivain allemand W.G. Sebald dont j'avais curieusement, je m'en souviens, appris l'existence au moment de sa disparition, en décembre 2001. Comme son compatriote exilé, le sexy Helmut Newton, un infarctus au volant de sa voiture avait provoqué son décès sur une petite route d'Angleterre. Et, coïncidence troublante comme tout ce qui ressemble à une prémonition, un de ses amis avait raconté que huit jours avant l'accident, l'écrivain lui avait montré, dans un album de famille, une photo prise par son père qui l'avait hanté toute son enfance : un soldat mort, allongé parmi les fleurs, qui s'était tué dans un accident de voiture."

Le moins que l'on puisse dire c'est que ce ne fut pas un coup de foudre. "Lisant ses nécrologies, écrit Cécile Guilbert, j'avais découvert un homme qui portait le deuil à la boutonnière, dont la mélancolie profonde irradiait tous ses livres comme un astre noir." Elle avoue que ses voyages moroses dans la mémoire de la destruction de l'Europe la rebutaient un peu, et que même son écriture, "réputée pour ses longues incises et se digressions nuageuses (ennuyeuses ?) d'une aboulie illimitée" lui semblait "aux antipodes du vif-argent sec et rapide des écrivains des Lumières "qu'elle plaçait au sommet de son panthéon stylistique. Cependant elle confesse qu'elle parcourait toujours ses nouvelles parutions (notons ce verbe : parcourir, qui dit bien ce qu'il veut dire, il ne s'agissait pas d'une véritable lecture), et elle précise que l'intriguaient surtout les images énigmatiques insérées dans ses pages. Pourquoi alors, soudain, en pleine pandémie, près de vingt ans après la mort de Sebald, replonger dans cette œuvre ?

L'événement déclencheur est la mort, à cause du virus, d'un ami cher, Jacques (le nom n'est pas donné), qui tenait un blog culturel dont Cécile Guilbert relut alors l'intégralité, et elle fut frappée en particulier par les pages consacrées à Austerlitz, le dernier grand roman de Sebald. Lui vient alors l'idée que les écrits de cet écrivain "obsédé par les traces laissées par les malheurs et les deuils" pourraient l'aider dans l'écriture de son propre récit. Hypothèse saugrenue, ajoute-t-elle, contraire à ses goûts, et lestée au demeurant d'une difficulté majeure : "Demander de l'aide à Sebald équivaut à s'en remettre à un manchot pour apprendre à jongler."Et puis elle n'entend pas écrire un livre triste sur ses deuils, mais bien évoquer les ressorts acquis dans la souffrance et l'épreuve. Nonobstant ces réserves, elle se procure plusieurs livres de Sebald, "élisant d'abord Les Anneaux de Saturne pour son titre qui fait écho à mes propres spirales de souvenirs où les morts reviennent en boucle. Et tandis que je découvre que l'auteur est décédé à l'âge qui est le mien en ce printemps pandémique, je frissonne."

 

J'en reviens à Mathias Enard, poursuivant sa méditation autour de Sebald. Il écrit que "pour qui avait le cœur à la peine, une promenade dans Berlin se transformait vite en un gymkhana entre les souvenirs de la destruction, ses ruines et ses fantômes - je me rappelai soudain, alors que la neige fondue recommençait à tomber  et que la Kollwitzstrasse s'illuminait de ses lucioles glacées, sombrant vite sous la lumière  des phares, que c'était E. qui m'avait fait découvrir, quinze ans plus tôt, l’œuvre de W.G Sebald, juste après la mort brutale de ce dernier  dans cet accident d'automobile, consécutif à un malaise cardiaque, du côté de Norwich."

La synchronie est ici troublante : Enard et Guilbert ont donc découvert Sebald au même moment, juste après la mort accidentelle de l'écrivain, et dans les deux cas, la véritable connaissance de l’œuvre est le fruit d'une médiation amicale, marquée des deux côtés par la maladie, le virus pour l'ami Jacques, l'accident cérébral pour E.

Les résonances ne s'arrêtent pas là : page 134, Mathias Enard cite cet incipit :

En août 1992, comme les journées du Chien approchaient de leur terme, je me mis en route pour un voyage à pied dans l'est de l'Angleterre, à travers le comté de Suffolk, espérant parvenir ainsi à me soustraire au vide qui grandissait en moi. 

Et il continue ainsi : "Voilà de quelle façon commencent Les Anneaux de Saturne, de W.G. Sebald, par un mouvement." Et un peu plus loin, il écrit qu'en marchant dans Berlin sombre et désert, il ressentait à la fois ce qui le poursuivait et grandissait en lui : "L'époque était celle des désastres. L'accident de E. était le plus personnel, peut-être, et j'ignorais comment échapper à ce vide. Berlin avait changé de couleur. L'afflux de réfugiés syriens remplissait la ville des victimes de la guerre, des cris des torturés, des bombardements massifs."Mathias Enard a vécu longtemps en Syrie et il est très affecté par la tragédie que ce pays a vécu. Il raconte peu après la terrible histoire de Rami, un Syrien de Seidnaya, chrétien orthodoxe d'environ trente-cinq ans, arrêté à Damas, emprisonné, torturé atrocement, libéré six mois plus tard, puis exilé à Berlin où l'écrivain l'a rencontré. Berlin où il est à nouveau arrêté après avoir agressé et blessé un policier dans un épisode psychotique. On l'avait retrouvé, assis sur un banc, un sac en plastique sur les genoux, qui contenait un crâne et quelques ossements noircis. "La psyché de Rami avait été brisée par la torture et la prison, et ses blessures s'étaient aggravées elles-mêmes, comme la lave s'échappe d'une fissure et finit par brûler ce que le tremblement de terre avait pourtant épargné."

Cette histoire fait sinistrement écho au film de Jafar Panahi que j'ai vu cet après-midi à l'Apollo, Un simple accident, où d'anciens prisonniers retrouvent par hasard leur tortionnaire. Celui-ci nie totalement et le doute s'installe. Les traumatismes de la détention y sont décrits avec précision, la vie de celles et ceux qui l'ont subie en est à jamais bouleversée.

 


Mathias Enard écrit qu'il n’arrivait pas à raconter, qu'il était incapable de parler de l'histoire de Rami avec qui que ce soit, qu'il ne comprenait pas ce qu'il faisait avec ces ossements, à quoi il les destinait. Dans la même page, il évoque à nouveau Sebald qui "mentionne, dans Les Anneaux de Saturne, les tribulations d'un crâne, tout à fait humain celui-ci : le véritable ossement de l’écrivain anglais Thomas Browne, qui mourut à Norwich en 1682, crâne qui eut un destin bien différent du reste de son corps. S'il faut en croire W.G. Sebald, Thomas Browne écrivit cette sentence :"Qui peut se vanter de connaître le destin de ses propres ossements, qui sait combien de fois on les enterrera ?"

Et devinez par quoi se termine le chapitre Une inquiétante étrangeté dans Feux sacrés

Les battements de mon cœur s'accélèrent quand ma lecture voit se télescoper le nom de Thomas Browne, celui de Cyrus et l'histoire d'un homme retrouvé plusieurs jours après sa mort. ** Sur le coup, je n'y vois ni présage ni hasard : plutôt une nécessité ainsi qu'un encouragement. 

 


 

___________________-

* Publiée sous le titre De la destruction, comme élément de l'histoire naturelle (Actes Sud, 2004). Mathias Enard indique que le titre originel allemand est plus simplement Luftkrieg und Literature, "Guerre aérienne et littérature".

** Autre résonance troublante : je viens d'achever ce matin un des livres de la sélection du Goncourt, emprunté à la bibliothèque de la centrale de Saint-Maur (qui participe cette année encore au Goncourt des détenus). Il s'agit de Un frère, de David Thomas. Récit tissé autour de la vie de son frère Édouard, marquée par la schizophrénie. Son corps fut retrouvé dans son appartement, trois jours après sa mort.


 

lundi 13 octobre 2025

L'odore dell' India

"Six ans plus tard, avec Colette, dans un autre taxi, je suis cueillie par les mêmes émotions. Mêmes visions. Même choc de sensations. Même étrange familiarité saisie à travers la chaleur moite de l'air - son humidité, son intimité - car même l'odeur d'excréments et d'urine, de détritus brûlés et de grande pauvreté si singulière qu'elle a donné son titre au petit livre angoissé de Pasolini, L'odore dell' India."

Cécile Guilbert, Feux sacrés, Grasset, 2025, p. 182. 

C'est Bombay (Mumbai) que Cécile Guilbert décrit dans ce paragraphe - et un vieux souvenir de lecture entrait en collision avec ses lignes : celui de l’écrivain V.S. Naipaul dont le récit, L'Inde, fut publié en 1992. Naipaul était d'origine indienne, mais ses grands-parents venus d’Uttar Pradesh au nord de l’Inde avaient émigré sur l'île antillaise de Trinidad en 1880, afin de remplacer, dans les plantations, les esclaves noirs affranchis à partir de 1834. Le sous-titre de l'ouvrage était éloquent : Un million de révoltes. Le récit de ses cinq mois de voyage dans les différentes provinces indiennes commençait donc par Bombay, avec la  saisissante description du gigantesque bidonville de Dharavi, le deuxième plus grand bidonville d'Asie (après Orangi Town, de Karachi au Pakistan), un million d'habitants et une latrine pour 1440 personnes.

 

Mais c'est sur la référence à Pier Paolo Pasolini que je veux m'attarder aujourd'hui. Ce petit livre, je ne le connaissais pas avant d'avoir assisté très récemment aux dernières Rencontres de Chaminadour : René de Ceccatty y marchait précisément, selon la formule consacrée, sur les grands chemins de Pasolini. Je ne suis allé à Guéret que le premier jour de ces Rencontres, le jeudi 18 septembre, où j'ai écouté la conférence inaugurale de René de Ceccatty, vivement apprécié les extraits du spectacle Pasolini en forme de rose, donnés par le chanteur Antonio Interlandi accompagné par l'accordéoniste Wilfried Touati, et un peu souffert de la lourde phraséologie du jeune philosophe Yorick Secretin dissertant sur la poétique et métaphysique pasoliniennes, auquel succéda avec bonheur Laurent Lasne qui, sans aucune note, nous éclaira sur l'importance du football dans l'existence du grand poète et cinéaste italien.


Je ne quittai pas bien sûr Guéret sans acheter quelques livres dans le hall de la salle de spectacle. Et l'un d'entre eux était justement L'odeur de l'Inde (que j'achetai en pensant aussi à ma fille Violette dont j'ai déjà dit qu'elle revenait d'un petit voyage dans le Kérala).

Je n'avais pas encore lu le livre lorsque j'ai abordé Cécile Guilbert, et ce n'est que la semaine dernière, au château de Saint-Jean le Blanc, près d'Orléans, où E. exposait avec des amis, que j'ai plongé dans ces pages fiévreuses, installé dans l'angle de l'une des salles comme un gardien de musée. C'est en 1961 que Pasolini, en compagnie d'Elsa Morante et Alberto Moravia, fait ce voyage entre des essais destinés à Fellini et le tournage d'Accatone qui commencera au printemps. Au même moment, il publiera le recueil de poèmes La Religion de mon temps, dont je découvre, en cherchant l'image de sa couverture, qu'elle montre (comme pour donner raison à Laurent Lasne), Pier Paolo shootant dans un ballon.

 

René de Ceccatty écrit dans sa biographie de Pasolini (Gallimard, 2005, 2022) que ce recueil est un long panoramique de l'"humble Italie", où les termes "misère" et "frères" reviennent souvent. Il en cite un extrait où le poète observe, "après deux journées de fièvre", "par la fenêtre deux jeunes garçons aux cheveux brillantinés qui gravissent une côte. Il se souvient, dit-il, de sa jeunesse à Casarsa et à Bologne."

(...) J'observe, en me penchant 
à ma fenêtre, ces deux gamins qui vont légers
sous le soleil ; et je me tiens comme un enfant

qui ne gémit pas seulement pour ce qu'il n'a pas eu,
mais aussi pour ce qu'il n'aura pas...
et dans ce pleur, le monde est odeur,

rien d'autre ; des violettes, des champs, qui sait ?
ma mère, et dans quelles primevères...
Odeur qui tremble pour devenir, là

où le pleur est doux, matière
d'expression, ton... 

Le monde est odeur, écrit Pasolini. Et l'Inde qu'il découvre en 1961 "va être tout entière odeur, odeur des bûchers au bord du Gange."

    Cette odeur de pauvres nourritures et de cadavre, qui, en Inde, est comme un continuel souffle puissant, qui donne une sorte de fièvre. C'est cette odeur, qui, devenue, peu à peu, une entité physique presque animée, semble interrompre le cours normal de la vie dans le corps des Indiens.

Écrire cette chronique est en soi une sorte de paradoxe, pour moi, entendez bien, qui a perdu l'odorat à la suite du Covid et désespère de le retrouver un jour...

 

vendredi 3 octobre 2025

Raskolnikov et Kérala

"Ce soir-là, la curiosité m'avait assaillie. Frustrée par la brièveté de l'article, je voulais mieux connaître les circonstances de la mort du prince. Je m'étais d'abord demandé si son corps était encore frais, lisse, ferme comme celui d'un homme trompant Thanatos avec Hypnos."

Cécile Guilbert, Feux sacrés, Grasset, 2025, p. 12 

Comme d’habitude, j'avais beaucoup de livres en cours de lecture ou en attente (ne serait-ce que le Crime et châtiment de Dostoïevski, qui avait été choisi par F. , le détenu de Saint-Maur que j'accompagne), pour me permettre raisonnablement d'en acquérir un nouveau. Néanmoins, quand j'ai parcouru à la librairie Arcanes (j'ai bien conscience que je me jetais là dans la gueule du loup), la quatrième de couverture de Feux sacrés de Cécile Guilbert (dont je n'avais guère lu jusque-là que Warhol Spirit), j'ai su que je ne pouvais faire l'impasse. 

N’ayant d’autres maîtres à vingt ans que Rimbaud et Nietzsche, comment une intellectuelle rationaliste et sceptique s’ouvre-t-elle à la spiritualité hindoue ?
Dans ce récit intime, à la fois tendre et profond, Cécile Guilbert raconte les chagrins et les joies qui ont rendu possible cette métamorphose. Le scandale de la mort qui s’acharne – celle de son cousin adoré, suicidé ; de sa grand-mère veillée dans son agonie ; de son oncle qui s’éteint au Kerala ; de son petit frère dont le cadavre est découvert dans des circonstances dramatiques. Mais aussi les événements et les expériences qui lui ont permis d’accéder à une dimension supérieure de l’être – la rencontre de l’amour, la lumière dans le regard des sages et des yogis, les livres incandescents, les voyages en Inde jusqu’aux bûchers de Bénarès, les signes et les coïncidences magiques…
Deux mots-clés : le Kérala tout d'abord, d'où ma fille Violette revenait tout juste. Son premier voyage en Inde, motivé par ses études (elle venait d'avoir sa licence de sanskrit et le directeur de mémoire de son prochain master enseigne en partie à Cochin). Et puis "les coïncidences magiques", bien sûr. Là, je fus servi. Je trouvai en Cécile Guilbert une même sensibilité aux hasards objectifs. L'Inde, écrit-elle, est "ce point physique et métaphysique du globe" qui "a fini par occuper une place grandissante dans mon existence. D'abord en termes d'ignorance - puis de connaissances et de renaissance impossibles à isoler les unes des autres tant j'y vois liées toutes sortes de circonstances diffractées, de correspondances, de coïncidences, d'arcanes de riante ou d'inquiétante étrangeté que j'ai mis une vie à saisir et des années à vouloir démêler." (p. 17)

L'inquiétante étrangeté, c'est bien sûr faire référence au célèbre article de Freud, Das Unheimliche, mais là où Freud voit un signe d'infantilité et de névrose obsessionnelle dans une quête de sens de ces phénomènes de répétition, Cécile Guilbert prend un parti inverse : "La vie n'est-elle pas remplie de coïncidences et pas seulement dans les rêves ? De dates, de lieux, de rencontres. D'événements auxquels nous n'accordons aucun sens et que nous négligeons de relier entre eux. Des synchronicités, pour parler comme Jung, qui définissait ainsi la survenue de deux événements concomitants sans relation de causalité, possédant une signification pour l’observateur." (p. 18)

Elle cite juste après cette définition de Roberto Calasso que je ne connaissais pas : "la coïncidence c'est l'apparition d'une constellation dans la vie de chaque individu." Elle avait pour moi un parfum de déjà-vu, car à de nombreuses reprises j'avais utilisé cette image de la constellation pour décrire le réseau de liens parfois proliférant entre des choses et des événements, comme par exemple dans cet article du 17 octobre 2017, La constellation et les lucioles, où j'évoquais aussi le roman éponyme Constellation d'Adrien Bosc, qui désigne aussi l'avion qui emmena Marcel Cerdan, Ginette Neveu et quarante-six autres personnes dans la nuit des Açores du 27 octobre 1949 dont ils ne devaient jamais revenir, trajectoires fatales dont Adrien Bosc retraçait, écrivais-je, la pelote serrée.


 

Cécile Guilbert écrit que "rien n'est plus enchanteur que ces phénomènes parallèles qui nourrissent l'intuition que notre existence n'est pas complètement le produit d'un chaos aléatoire, d'une contingence arbitraire - voire l'idée un peu folle qu'elle possède un sens qu'il nous serait loisible de déchiffrer à travers les coups du sort ou de ce qu'on appelle pompeusement "le destin"."

Je sais très bien cependant que cet enchantement n'est pas partagé par tout le monde, et que vous avez beau donner des exemples étonnants de constellations symboliques, la plupart des gens (et il s'agit même parfois d'amis très proches) restent aussi incrédules que le père de Philémon dans la bande dessinée de Fred. Il y a longtemps que j'ai renoncé à vouloir convaincre quiconque sur ce sujet. C'est une question qui touche à la conversion.

Et la coïncidence que je vais mentionner maintenant ne changera donc certainement rien à cet état de choses. 

Je disais au tout début que Crime et châtiment figurait dans mon programme de lecture.  J'arrive alors, en ce même jour où je découvre Feux sacrés, au chapitre VI de la première partie, qui commence d'ailleurs par cette phrase : "Raskolnikov apprit plus tard, par hasard, pourquoi le marchand et sa femme avaient invité Lizaveta à venir chez eux." Et le second paragraphe nous apprend ceci : "Mais, depuis quelque temps, Raskolnikov était devenu superstitieux. On put même par la suite découvrir des traces indélébiles de cette faiblesse en lui. Et, dans cette affaire, il inclina toujours à voir l'action de coïncidences bizarres, de forces étranges et mystérieuses." Diable, je me trouvais en quelque sorte plongé dans une coïncidence au carré : une coïncidence sur le fait même de la coïncidence. Avec cette sorte de vertige en prime : n'étais-je pas moi-même une victime de la superstition, marchant sur la même pente que l'assassin Raskolnikov ?

L'affaire, comme dit Dostoïevski, va se corser. Dans la suite de l'histoire, l'étudiant entre dans "une mauvaise taverne", demande du thé et se met à réfléchir. A une table presque voisine de la sienne conversent un étudiant et un jeune officier, qui viennent de jouer une partie de billard. "Tout à coup, écrit Dostoïevski, Raskolnikov entendit l'étudiant parler à l'officier de l'usurière Aliona Ivanovna et lui donner son adresse. Cette seule particularité suffit à lui paraître étrange : il venait à peine de chez elle et il entendait aussitôt parler d'elle. Ce n'était sans doute qu'une coïncidence, mais il était justement en train de chasser une impression obsédante, et voilà qu'on semblait vouloir la fortifier (...)." Raskolnikov ne perd pas un mot du dialogue entre les deux jeunes gens, qui en viennent ni plus ni moins à évoquer en riant l'assassinat de l'usurière comme d'un bienfait pour l'humanité. Dialogue qui se termine ainsi :

 - (...) j'ai aussi une question.
- Vas-y.
- Eh bien, voilà ; tu es là à pérorer avec éloquence, mais dis-moi, cette vieille, tu la tuerais toi-même
- Naturellement que non. Je parle au nom de la justice... Il ne s'agit pas de moi.
- A mon avis, si tu ne te décides pas toi-même à tenter la chose, eh bien, il ne faut plus parler de justice. Allons jouer encore une partie." (p. 141) 

Cette conversation provoque, on s'en doute, une agitation extraordinaire chez Raskolnikov : "Mais pourquoi lui fallait-il entendre exprimer ces pensées au moment même où elles venaient de naître dans son cerveau, ces mêmes pensées ? Et pourquoi, quand il sortait de chez la vieille avec cet embryon d'idée qui se formait dans son esprit, tombait-il sur des gens qui parlaient d'elle ?..."

En voilà une, de synchronicité, tout à fait remarquable ! Et Dostoïevski conclut ce passage par ce paragraphe essentiel :

"Cette coïncidence devait toujours lui paraître étrange. Cette insignifiante conversation de café exerça une influence extraordinaire sur lui dans toute cette affaire : il semblait en effet qu'il y eût là une prédestination... le doigt du destin..." 

Dostoïevski exagère : la conversation n'avait rien d'une brève de comptoir, et était tout sauf insignifiante. On peut dire qu'elle a précipité et affermi la décision de Raskolnikov de perpétrer son crime. Bien sûr nous sommes dans une fiction, mais il est tout de même singulier que l'écrivain ait choisi de motiver en partie la résolution de son personnage par cette coïncidence étrange (dont il ne fera pas état par la suite, si je ne me trompe, comme si elle avait disparu de sa mémoire), et que l'on peut bien considérer comme tout à fait irréaliste (quelle probabilité pour qu'un crime à peine prémédité soit évoqué par des inconnus juste au même moment, dans la taverne d'une ville immense qui doit en compter plusieurs milliers ?).

Ici, dans ce roman russe, la coïncidence est mortifère. Et c'est peut-être ce qu'il importe aussi de ne pas oublier : à côté des hasards heureux, il en est de malheureux. Et tout est complexe, car il est aussi des événements négatifs sur le moment qui s'avèrent  providentiels par la suite. En tout cas, je continuerai, comme Cécile Guilbert, de me "rendre consciemment attentif à certains surgissements d'êtres et de choses. A ce qui se répète, insiste, revient, ne veut pas nous lâcher, insiste mieux, revient encore. Il peut s'agir de chiffres et de saisons. D'apparitions d'êtres de chair et d'os. Ou encore de livres importants qui agissent au bon moment comme des révélations."(p. 19)

 

mercredi 1 octobre 2025

Hypnos et Thanatos


Le baron Étienne Félix d'Hénin de Cuvillers (1755-1841) est le premier, en 1812, à utiliser le préfixe hypn (hypnose, hypnotisme, hypnotiseur) pour rendre compte du magnétisme animal cher à Mesmer

Mais c'est surtout après la publication en anglais en 1843 de l'ouvrage du chirurgien écossais James Braid Neurypnology ; or the rationale of nervous sleep, considered in relation with animal magnetism, que le terme « hypnotisme » se répand parmi les médecins français pour désigner un sommeil ou un somnambulisme provoqués volontairement et artificiellement. La forme courte « hypnose » qui apparaît vers 1880, d'abord pour désigner l'état hypnotique, provient d'un mot grec ancien signifiant "sommeil" : ὕπνος, húpnos (hypnos).  

Dans la mythologie grecque, Hypnos  est le dieu du sommeil, l'équivalent de Somnus chez les Romains. Il est le fils de Nyx et le frère jumeau de Thanatos, la Mort. Il est aussi le père de Morphée, dieu des rêves et des songes. Homère fait mention de Hypnos dans l’Iliade, pendant l'épisode de la mort de Sarpédon.

« Purifie Sarpédon, hors de la mêlée, du sang noir qui le souille. Lave-le dans les eaux du fleuve, et, l'ayant oint d'ambroisie, couvre-le de vêtements immortels. Puis, remets-le aux jumeaux rapides, Hypnos et Thanatos, pour qu'ils le portent chez le riche peuple de la grande Lycie. »

Tête d’une statue en bronze représentant Hypnos, copie romaine d’un original hellénistique (env. 275 av. J.-C.), British Museum, Londres.

On se souvient que Mathias Enard est venu à Berlin pour rendre visite à une amie chère (désignée par E.), victime d'un grave accident cérébral.  

 "En 2002, la première lettre que je reçus de E., à Barcelone, alors que nous ne nous connaissions pas encore, mentionnait (elle parlait de mon premier roman, dont elle venait d'en lire le manuscrit) les jumeaux Hypnos et Thanatos. Cette coïncidence, lorsqu'elle me revint en mémoire, lorsque me revint en mémoire ce message que j'avais oublié et dont, par une simple recherche informatique dans ma correspondance, je pus m'assurer de la réalité, cette coïncidence secoua un moment l'univers autour de moi, comme s'il s'était mis à trembler - bien évidemment le premier courrier de E. évoquait les personnages de ce roman de guerre que je venais d'achever et ne contenait aucune prémonition d'aucune sorte quant à son état actuel, mais les mots, comme l'étendue d'eau que les ondes provoquées par un caillou, par une branche, plissent jusqu'à l'infini, avaient troublé un moment la réalité autour de moi, car la seule personne avec qui j'aurai pu, alors, partager nos craintes et nos réminiscences était E. elle-même. (p. 93)
Cratère dit d'Euphronios, en calice attique à figures rouges (H. 47, 5 cm ; diamètre 55,1 cm), env. 515 avant J.-C. Musée archéologique national, Cerveteri (Italie). © Wikimedia Commons.

Sur cet ébranlement provoqué par une simple (?) coïncidence, je reviendrai au prochain article.