vendredi 31 mai 2019

Phénix des hôtes de ces bois (dormants)

En octobre 2015, dans le billet intitulé Les mystères de Bruxelles, j'ai raconté comment j'avais acheté, place des Martyrs, un exemplaire d'occasion du Journal de l'analogiste de Suzanne Lilar. J'y citai ce résumé de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, que l'auteure intégra d'ailleurs en 1956 :
"Le journal de l'analogiste, paru en 1954, lui vaut, à Paris, le prix Sainte-Beuve. Comme Montaigne, l'auteur se prend pour premier sujet d'étude et, à partir d'expériences vécues, retrace la genèse d'une approche originale du phénomène poétique. Lilar définit la poésie comme la nostalgie platonicienne de l'âme qui conserve la mémoire de la présence de Dieu. Breton et Gracq ont approuvé cette distinction entre le beau et la poésie, car si la beauté est dans les choses, c'est nous qui y projetons la poésie. Éternelle habitante des bois dormants de la pensée, c'est en nous qu'elle attend le réveil des analogies et c'est le monde extérieur qui joue le rôle de l'enchanteur." [C'est moi qui souligne]
En cette fin d'année 2015, je délaissai le numérique pour écrire au crayon de papier dans le carnet Pantone sulphur spring 13-0650, et je revenais, à la date du 12 décembre, sur l'approche poétique de Suzanne Lilar, recopiant le fragment suivant où se trouve en toutes lettres la phrase surlignée ci-dessus :
"Si l'on est toujours invité à la poésie, c'est avec l'engagement, l'implication que cela suppose. On pourrait croire que la poésie sommeille, tapie sous l'apparence des choses, prête à s'animer sous la baguette des enchanteurs. Mais c'est à la manière du reflet qui surgit dans l'eau, de l'image dans le miroir. Alors que la beauté est dans les choses, c'est nous qui y projetons la poésie. Éternelle habitante des bois dormants de la pensée, c'est en nous qu'elle attend le réveil des analogies et c'est le monde extérieur qui joue le rôle de l'enchanteur." (p. 98)
Et j'ajoutai que cette idée forte était reprise par Julien Gracq dans la préface qu'il avait donnée à l'ouvrage, quand il affirmait que Suzanne Lilar "sait et dit admirablement que dans l'idée que nous nous faisons aujourd'hui de la poésie, c'est à celui qu'elle vient combler de faire la moitié du chemin. La poésie n'est pas un don qui nous est tendu, n'est pas un prêt-à-consommer qui nous trouverait passifs. Elle n'est qu'une proposition dont il dépend du génie de chacun de nous qu'elle se matérialise." [C'est moi qui souligne]

C'est donc à nous, lecteurs, selon Lilar et Gracq, qu'il revient de s'avancer dans ces bois dormants de la pensée, ronces et épines de la réalité livrant passage jusqu'à la poésie. Je notai alors qu'il m'était revenu en mémoire ce beau recueil de poésie de Gérard Macé, intitulé justement Bois dormant (en découvrant Belle dormant, le film d'Adolfo Arrietta, j'avais bien sûr éprouvé la même réminiscence).

Dans la postface de Jean Roudaut, présente dans cette édition Poésie/Gallimard de 2002, on retrouvait le même appel à l'intervention du lecteur :
"Nous sommes frappés de somnolence, à la façon de "la belle au bois dormant", et laissons la stérilité gagner notre langage. Notre liberté ne dépend cependant que de nous, et de notre capacité à désentraver notre mémoire. Les subterfuges poétiques ont pour rôle d'ouvrir, pour la pensée, une voie parmi les brumes de la distraction."
Plus loin : 
"Nous parlons une langue endormie en un château, isolée par une forêt sauvage."
Et encore : 
"La parole est coupée par la douleur : on s'arrache des mots. De cette misère le poète est le thérapeute ; il éveille notre parler comme le roi la princesse dormant au fond du bois, et, par là, restaure le royaume, celui qu'on a en soi, celui dans lequel on vit."
Même brillant, écrivai-je alors, il faut s'émanciper du commentaire et aller au texte même, au poème en prose Bois dormant, dernier du recueil du même nom :
"Château de fougères et sommeil dans un nid de flammes, la forêt s'est refermée sur une belle endormie au visage d'ébène, une morte maquillée de vermillon.
Vierge enceinte à son insu, mère du jour et de l'aurore qui la réveilleront bientôt, elle dort sans rêve et sans parole au coeur du livre entrouvert, où l'enfant qui vient d'apprendre à lire la regarde à la dérobée, un doigt sur les lèvres en attendant le baiser sur la bouche.[...]"
Mise en italiques par Gérard Macé, la notation rimbaldienne est extraite de Nuit de l'Enfer, qui fait partie de La saison en enfer. Scrutons le passage en question :
Ah ça ! l’horloge de la vie s’est arrêtée tout à l’heure. Je ne suis plus au monde. – La théologie est sérieuse, l’enfer est certainement en bas – et le ciel en haut. – Extase, cauchemar, sommeil dans un nid de flammes.
Que de malices dans l’attention dans la campagne… Satan, Ferdinand, court avec les graines sauvages… Jésus marche sur les ronces purpurines, sans les courber… Jésus marchait sur les eaux irritées. La lanterne nous le montra debout, blanc et des tresses brunes, au flanc d’une vague d’émeraude…
Jésus flagellé, décrit dans les évangiles comme couronné d'épines, recouvert du manteau écarlate par les soldats romains, marche ici sur des ronces, mais "sans les courber", marche magique comme celle du prince qui voit devant lui les ronces s'écarter. Le rouge de son manteau a passé dans les ronces, à moins que ce ne soit là la pourpre de son sang.
Il ressuscitera comme le phénix sur son bûcher, son nid de flammes. Significativement, le mot grec φοῖνιξ / phoînix, avant de désigner l'oiseau fabuleux, nommait la pourpre, tirée d'un petit coquillage (Murex brandaris).


Phénix par Friedrich Justin Bertuch, 1790-1830.
Comment ne pas s'émerveiller aujourd'hui de la surgie de ces correspondances nouvelles : Adolfo Arrietta ne réalise-t-il pas en 1979 ce film considéré comme son chef d'oeuvre, Flammes ? Film qui sert de fil rouge aux entretiens avec Philippe Azoury : "Histoire d'une jeune femme fascinée par les pompiers, Flammes joue avec le feu, porté par une fille du Palace qui n'avait pas encore gagné un nom dans la chanson (Caroline Loeb) et par un nouveau venu qui ne laissait aucun doute quant à l'acteur qu'il allait devenir (Pascal Greggory)." (Extrait de la quatrième de couverture)



Le critique Jean-Claude Biette n'écrivit-il pas dans le n° 290-291, juillet-août 1978 des Cahiers du cinéma, un article intitulé « Le cinéma phénixo-logique d'Adolfo G. Arrietta » ?

Et sur le site Avoir à lire, rendant compte du livre d'Azoury, n'est-il pas étrange de voir, en contrepoint à Flammes et à la couverture d' Un morceau de ton rêve..., l'affiche du nouveau film de Cécile Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu, où Adèle Haenel semble, comme le Phénix, s'élever au-dessus d'un nid de flammes ?




Cet article est le 700ème article d'Alluvions.

lundi 27 mai 2019

Un ange passe

En 1970, au festival de Pesaro, Marguerite Duras découvre, "abasourdie", écrit Philippe Azoury dans Un ange passe*, le film qu'Adolfo Arrietta a tourné en 1969 avec Florence Delay et Jean Marais, Le Jouet criminel. Ils deviennent rapidement amis. "On allait à la plage, raconte Arrietta, on se baignait ensemble. Elle nageait très bien. Il y avait de grandes vagues. On était dans l'eau, sa tête apparaissait, disparaissait, on se regardait à travers les vagues. De façon romantique, je pourrais dire que tout notre rapport, par la suite, a été comme ça, rythmé de la même manière : des vagues nous séparaient ou nous rapprochaient."
Par la suite, c'est dans l'appartement même de Marguerite Duras qu'Arrietta commence à tourner Le château de Pointilly, moyen métrage inspiré de Sade, avec l'ex-mari de Duras, Dionys Mascolo, dans le rôle du père, et Virginie Mascolo dans celui de la fille.

Le château de Pointilly (avec cette figure de l'ange omniprésente dans le cinéma d'Arrietta)
Il est utile de savoir tout cela pour avoir la clé d'un autre nom de personnage dans Belle dormant, ce conte réalisé plus de quarante-cinq ans après Pesaro et la rencontre avec Duras. Je veux parler de la bonne fée Gwendoline interprétée par Agathe Bonitzer et qui prend figure dans le monde moderne en tant que Maggie Jerkins, soi disant archéologue à l'Unesco.  Oui, me demandai-je, pourquoi Maggie Jerkins ?
Une première recherche sur Jerkins ne me mena guère qu'à un certain Rodney Jerkins, producteur de musique RnB, qui me sembla sans rapport avec notre histoire. Je subodorai alors qu'Arrietta (si l'on  postule que ce choix ne fut pas fait au hasard) avait brouillé légèrement les pistes. Il y suffit parfois d'une lettre. Et si sous ce nom "Jerkins" il fallait lire en réalité "Perkins" ? Alors, bien sûr, on pense immédiatement au Norman Bates de Psychose, à Anthony Perkins. Il reste que je ne voyais toujours pas de lien avec Arrietta.
C'est en consultant sa notice sur Wikipedia que je découvre qu'il a joué dans Barrage contre le pacifique (This Angry Age), film de René Clément (1958) d'après le roman homonyme de Marguerite Duras publié en 1950. Il y incarne Joseph, le fils d'une veuve, madame Dufresne, propriétaire d’une concession en Indochine qui essaie de protéger ses rizières contre les marées et les typhons du Pacifique. Je ne peux croire que cela soit fortuit, d'autant plus que le prénom de l'archéologue s'en trouve éclairé : Maggie n'est-il pas le diminutif anglo-saxon de Marguerite ?

Ce n'est pas tout : au terme de la notice wikipédienne, un lien externe nous renvoie vers une archive de l'Ina, avec un extrait du film projeté le  12 avril 1962 dans l'émission Discorama. On y voit Perkins dansant avec sa soeur Suzanne (Silvana Mangano).




Or, ces danses trouvent un parfait écho dans Belle dormant, où l'on voit justement Maggie Jerkins danser avec le prince Egon lors d'une réception au château royal. Moment inscrit dans la bande annonce du film :



Et si vous l'avez regardé jusqu'au bout, vous aurez vu aussi danser la princesse réveillée. Inutile de préciser que cela n'est aucunement présent dans le conte original, que ce soit Grimm, Perrault ou une version antérieure. Eugenio Renzi, dans une critique parue dans Café des images, et intitulée significativement Arrietta, maître de danse, peut ainsi écrire :
"Le charme de la parole est certes puissant, mais il est aussi facile, immédiat et fondamentalement éphémère: la parole arrête, immobilise, définit. Contre elle, Arrietta et sa fée dressent un héros dont la bravoure consiste, très simplement, à mettre en mouvement ce qui est endormi. D’où la très belle scène où il danse avec Gwendoline un twist qu’il faut prendre au plus près du mot: il annonce moins un amour entre la fée et le prince que le retournement final, quand Egon, sous les yeux quelque peu attristés de la bonne fée, « swinguera » avec sa nouvelle épouse, comme il convient lors d’une première nuit de noces. Par-delà la métaphore sexuelle – to swing c’est à la lettre bouger en avant et en arrière –, il s’agit là, pour Arrietta, d’une manière de remettre en scène l’essence du cinéma."
Twist, swing, cela ne renvoie pas à des danses spécialement contemporaines, de ces années 2000 où s'ancre le film, mais bien plutôt à ces danses que Perkins et Mangano exécutent joyeusement dans les bars de la colonie indochinoise**.

Autre rime entre les deux extrémités temporelles de l'oeuvre d'Arrietta, l'aile d'ange que découvre Maggie Perkins, et qui évoque furieusement les dessins de la petite fille de Pointilly, et les ailes découpées dans le papier lors d'un plan ultérieur.

Belle dormant


Pointilly

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* Introduction au livre d'entretien de Philippe Azoury avec Adolpho Arrietta, Un morceau de ton rêve... Underground Paris-Madrid 1966-1995, Capricci, 2012. J'ai commandé ce livre en occasion dans une librairie de l'Ain, dont j'ai beaucoup aimé la mosaïque de timbres sur l'enveloppe :



** Jerkins commence par jerk, autre danse née dans les années 60, dont le nom anglais signifie« mouvement brusque », « secousse ».

dimanche 19 mai 2019

La Belle dans la jungle dormante

"J'avais rencontré Adolfo Arrietta, qui était devenu un ami, et je lui avais proposé de jouer le prof de théâtre, mais il était tellement perché qu'il n'est même pas venu le jour du tournage."

Virginie Thevenet, La nuit porte conseil, entretien in Cahiers du Cinéma, mai 2019, p. 70.

C'est Nunki Bartt, encore lui, qui m'a fait découvrir ce fou d'Adolfo Arrietta, en me prêtant le dvd de Belle dormant (sorti en janvier 2017) qu'il avait lui-même emprunté à la médiathèque de Déols. Comme le titre l'indique, il s'agit d'une adaptation du célèbre conte dont existent plusieurs versions, dont les plus connues sont celles de Perrault et de Grimm. Comme je subodore que peu d'entre vous ont vu ce film, reprenons le pitch d'Allociné : "Dans le royaume de Letonia, le jeune prince Egon (Niels Schneider) passe ses nuits à jouer de la batterie. Le jour, il n'a qu'une idée en tête : pénétrer le royaume de Kentz pour retrouver la belle dormant et briser le charme. Mais son père (Serge Bozon), le roi, qui ne croit pas aux contes de fées, y est totalement opposé. C'est Maggie Jerkins (Agathe Bonitzer), archéologue de l'Unesco, qui va lui donner la clef."On aura compris que la temporalité adoptée n'est pas celle du conte traditionnel : en effet, la belle est devenue dormante en 1900, et c'est donc cent ans plus tard, à notre époque, qu'elle va être réveillée par le baiser du prince.


Cette confrontation des époques donne lieu à une scène assez comique où l'on voit le prince, blouson noir et sac à dos, photographier avec son smartphone, comme n'importe quel touriste d'aujourd'hui, les tableaux figés des habitants du palais dormant.


Les décalages sont intéressants à observer : ainsi est-il dit que ce royaume de Kentz est perdu dans la jungle. Arrietta s'en explique en disant qu'il avait "toujours imaginé le château de la Belle dormant au milieu d’une jungle, et non au milieu d’un bois. Le titre du conte pourrait être La Belle dans la jungle dormante". Ailleurs, il dit s'être inspiré d'une version anglo-saxonne du conte, écrite par C.S. Evans en 1920 et dont les illustrations d'Arthur Rackham lui auraient soufflé l'idée de jungle. On peut les voir sur Gallica, et le moins que l'on puisse dire c'est qu'avec ses silhouettes noires Rackam n'évoque guère les luxuriances de la jungle tropicale, mais bien plutôt le traditionnel réseau inextricable de ronces entremêlées.



Toujours est-il que ce n'est pas du tout une jungle qui est filmée mais bel et bien un bois, une belle futaie de milieu tempéré (même si l'ambiance sonore est bien celle d'une forêt équatoriale - le contraste produit l'étrangeté). Cependant, les personnages ont adopté la convention et ne parlent que de jungle. La parole est ici souveraine.
Dans le conte, peu de noms propres. Le prince n'a pas plus de nom que le royaume. Ce n'est pas le cas dans le film où Egon est le prince de Letonia. Si cela évoque à l'évidence la Lettonie, Egon ne peut que renvoyer à Egon Schiele, ce peintre autrichien dont l'une des oeuvres les plus célèbres, Le Cardinal et la Nonne, montre précisément un baiser, "paraphrase expressionniste, provocatrice, du Baiser de son aîné, Gustav Klimt" (Wikipedia). 

Le Cardinal et la nonne, huile sur toile d'Egon Schiele (1912). Musée Leopold, Vienne.
Le Baiser, Gustav Klimt, 1908-1909, Palais du Belvédère, Vienne.
Le Baiser dans Belle dormant (photogramme transposé verticalement)
Egon Schiele, mort de la grippe espagnole à 28 ans, en 1918, restera à jamais le jeune peintre aux oeuvres érotiques scandaleuses, classées par les nazis dans l'art dégénéré. Le prénom d'Egon était donc tout à fait cohérent pour désigner un jeune prince en lutte contre son père. 
Quant au royaume de Kentz perdu dans la jungle, comment ne pas penser au Coeur des ténèbres de Joseph Conrad, écrit en 1898, deux ans donc avant cette date de 1900 choisie par Arrietta ? Et donc au film Apocalypse now de Coppola, qui en est l'adaptation cinématographique placée au temps de la guerre du Vietnam. La remontée du fleuve jusqu’au plus profond de la jungle pour éliminer le colonel Kurtz (Marlon Brando) est en quelque sorte rejoué par la percée du prince charmant à travers la forêt maléfique du royaume de Kentz hantée par la méchante fée incarnée par Ingrid Caven, recluse en sa cabane.


D'ailleurs pourquoi avoir choisi Ingrid Caven pour ce rôle ? Actrice et chanteuse allemande, elle fut la femme de Rainer Werner Fassbinder pour qui elle joua dans de nombreux films. Elle monta, semble-t-il, pour la première fois sur scène en 1943, à l'âge de quatre ans, pour interpréter des chants de Noël devant les soldats du Reich. Or, si je me souviens bien (je n'ai plus le film sous la main), c'est de ses chants que la bonne fée Gwendoline prévient Egon de se méfier pendant la traversée de la jungle.

Pierre Eugène, sur le site Critikat, écrit que "Le récit de Belle dormant est sage comme une image : tout le monde le connaît et sa transposition contemporaine (bien qu’imaginaire) et les quelques aménagements qu’Arrietta lui fait subir (malgré l’élision du titre, il y a quand même un bois) ne malmène pas le cours linéaire de l’intrigue." Sage comme une image, vraiment ? On peut donc en douter si on fait la somme de ces allusions à Egon Schiele, Conrad et Coppola. Certes, Arrietta ne souffle mot de ces références, n'entre pas dans les raisons profondes qui l'ont conduit à réaliser ce film, se contentant de dire que la magie du conte lui était réapparue à la relecture. On ne fait pas un film à partir de cette simple observation. Bien sûr on peut se demander si ces connexions, qui me semblent maintenant assez évidentes, sont conscientes chez lui. Je n'en jurerais pas, l'artiste semblant plus s'appuyer sur son intuition que sur un système de pensée très élaboré. Pour en terminer provisoirement (je m'aperçois que je n'ai pas écrit la moitié de ce que j'avais prévu de dire sur Arrietta), je voudrais citer un passage d'Au coeur des ténèbres, qui me semble pleinement résonner avec cette obsession de la batterie dans le film. Une obsession qui traverse toute la filmographie d'Arrietta : "C’est un son qui ne m’a pas abandonné depuis Le Jouet criminel. Je crois que le tam-tam apparait dans le film Les Mines du roi Salomon qui m’avait complétement enchanté. Également dans L’Âge d’or de Buñuel, et dans Le Testament d’Orphée de Cocteau. Par ailleurs, la percussion est la plus ancestrale des musiques. C’est un rythme magique qui existe dans toutes les cultures. Je crois qu’on entend des tam-tams dans presque tous mes films, même dans Flammes. Egon joue de la batterie lorsqu’il ne pense pas à la Belle Dormant. La percussion, c’est sa fuite de la réalité, sa désobéissance. Cette idée était dans le scenario, et quand j’ai rencontré Niels, j’ignorais qu’il savait jouer de la batterie." Et Arrietta oublie de citer son film nommé explicitement Tam-tam (1976). Bref, voici le passage en question de Conrad :
"Les longues avenues d'eau s'ouvraient devant nous et se refermaient sur notre passage, comme si la forêt eût enjambé tranquillement le fleuve pour nous barrer la voie du retour. Nous pénétrions de plus en plus profondément au cœur des ténèbres. Il y régnait un grand calme. Quelquefois, la nuit, un roulement de tam-tam, derrière le rideau des arbres, parvenait jusqu'au fleuve et y persistait faiblement, comme s'il eût rôdé dans l'air, au-dessus de nos têtes, jusqu'à la pointe du jour. Impossible de dire s'il signifiait la guerre, la paix ou la prière. [...] Nous étions coupés de toute compréhension de ce qui nous entourait : nous glissions pareils à des fantômes, étonnés et secrètement épouvantés, comme le serait un homme sain au spectacle d'une émeute enthousiaste dans un asile d'aliénés."

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Ajout du 20/05 : Une quasi-synchronicité : je découvre aujourd'hui le Blow Up de Luc Lagier, "Apocalypse Now en huit minutes". Rien de mieux et de  plus jubilatoire pour se remettre en mémoire ce film incroyable, présenté à Cannes il y a tout juste 40 ans. Francis Ford Coppola y  remporta la palme d’or (ex-aequo avec Le Tambour).


lundi 6 mai 2019

Ou que le ciel jalouse l’oiseau à l’aile éclose

37 - § 1017 - Avec ce moment-paragraphe n°37 de la branche 6 de la prose que j'invente sous le titre général de "Le grand incendie de Londres", branche dont le titre est La Dissolution, je commence la seconde section de la première partie de cette branche,

Jacques Roubaud, La Dissolution, éditions Nous 2008, p. 177

Fini les seaux, retour à Roubaud. Jacques Roubaud, le poète, le mathématicien, l'oulipien dont ce livre La Dissolution m'a tenu en haleine plusieurs mois. Tenu en haleine n'est sans doute l'expression qui conviendrait, car, à la vérité, nous sommes aux antipodes du pageturner et du thriller, et je ne conseillerais ce livre à personne... Roubaud n'est pas Musseaux... (Mais je ne conseillerais pas plus Musseaux, qui n'a d'ailleurs pas besoin que quiconque conseille ses livres). Dans ses cinq cents pages et quelques, malgré le déploiement chatoyant des couleurs et le jeu subtil des typographies, j'ai connu quelques traversées du désert, et, fort heureusement, une bonne poignée d'oasis (car je ne suis pas un masochiste de la lecture) qui compensent certains développements ennuyeux comme la pluie sur un rond-point de la zone industrielle déserté par les gilets jaunes. Que nous dit donc le dit Roubaud à l'amorce de ce chapitre 7 intitulé Dispositions et s'ouvrant donc sur le moment-paragraphe n°37 ? Eh bien, que "légèrement effrayé" par la longueur de la première section de la première partie, il s'est imposé, pour cette seconde section, "d'en plafonner le nombre de signes" (je mets en rouge car Roubaud met en rouge ce passage, obéissant à une contrainte dont je vous passe le détail), et subséquemment, de limiter au nombre exact de cent onze mille cent onze (111111) caractères - dont il précise qu'il "vaut trois fois trente sept mille trente sept, nombre dont l'intérêt numérologique est assez grand"(je passe au violet parce que, enfin vous avez compris).

J'ai relevé ça le 21 janvier dernier, et c'est aujourd'hui seulement que je viens à en rendre compte ici (j'ai pris du retard sur beaucoup de choses) ; évidemment vous vous doutez bien, rusés comme je vous connais, que cette observation ne vient pas seule : en effet, quelques jours plus tôt, le 16 janvier, Rémi Schulz publiait De la Pâque à Paco, article où il annonçait que deux romans découverts à peu près en même temps (Les Pâques du commissaire Ricciardi, de Maurice de Giovanni et Déviances, de Richard Montanari), concernent deux années successives où le Vendredi saint tombe le 25 mars, "et en 2005, précise-t-il, j'ai composé le poème (11+11+11)(11+11+11), inspiré par ce fait et par un carmen quadratum de Raban Maur illustrant par 4 croix de 69 lettres les 276 jours passés par Jésus dans le giron de Marie, du 25 mars de l'Annonciation au 25 décembre."


J'ai déjà évoqué Raban Maur (v. 780 - 856) théologien, poète et homme de science germanique, dans un article du 8 juin 2017, 4/4/44, où je présentais du même coup les trouvailles de Rémi Schulz. 

Et l'on n'en reste pas là puisque ce même 21 janvier, je me trouve à lire Cinquante choses à faire avant de mourir, transcription sur la revue Papiers n° 27, janvier-mars 2019, d'une émission de novembre 1981, où Jacques Bens et Nadine Vasseur recevaient Georges Perec, autre oulipien bien connu. L'écrivain y décrivait petits et grands projets qu'il aurait aimé réaliser avant de disparaître. De fait, il mourra quelques mois plus tard, le 3 mars 1982, sans avoir eu le temps de les mener à bien. Il finissait ainsi :
" - Enfin il y a deux choses qui sont impossibles aujourd'hui car elles impliquent des gens qui sont morts, mais qui auraient été possibles il n'y a pas si longtemps. J'aurais aimé me saouler avec Malcolm Lowry. J'aurais beaucoup aimé rencontrer Malcolm Lowry à Paris en 1955 ou 1957 et puis passer une nuit à bore avec lui, à parler avec lui, à raconter tous les trucs qu'il raconte dans sa vie.

- Et puis faire la connaissance de Vladimir Nabokov. Voilà. Je suis arrivé à 37. J'ai décidé qu'il y en aurait 37."

Il ne donne pas plus d'explication. 37 donc et non cinquante. 37 comme le 37 de Roubaud, le 37 de 3 x 37037.

Or, Rémi Schulz n'est pas l'homme d'un seul site, le fameux Quaternité que j'ai souvent cité, il a commis auparavant Perecqation, (titre qui sans ambiguïté montre sa filiation avec l'auteur de La Disparition) dont le dernier article remonte au 22 novembre 2018. C'est sur ce site que l'on est conduit si l'on clique plus haut sur (11+11+11)(11+11+11). Et de là, on ira sur 11 x (11 + 11) + 11. Titre et texte composé pour le catalogue d’une exposition de Jacques Poli en 1979 (repris in G. Perec, Beaux présents belles absentes, Paris 1994, p. 25-26). La contrainte principale fonctionne sur le procédé des ‘beaux présents’ qui consiste à n'employer que les lettres du nom du dédicataire (en l'occurrence, les 11 lettres de Jacques Poli). "Le titre, explique Rémi Schulz, est une opération à base de 11 dont le résultat est 253, correspondant au nombre de mots du texte, dont la dernière des 9 sections compte d’ailleurs 11 mots, conformément au programme énoncé dans le titre."
Perec s'était donné une autre contrainte  : "Après les mots viennent les lettres, dont le comptage livre un total immédiatement significatif, soit 990 lettres de la série JACQUESPOLI plus deux ‘intruses’, X et T. Or 990 c’est 22 x (22 + 22) + 22, et il est évident que, s’il peut exister d’autres textes dont les lettres soient en relation algébrique avec les mots, celui-ci dont le titre même énonce cette relation est un cas bien particulier."

Georges Perec

Un peu plus loin dans le même article, Rémi Schulz s'interroge : "Onze et ses doubles ont-ils quelque importance par ailleurs dans l’oeuvre de Perec ? Que oui ! Nous devons à Bernard Magné[4] maints approfondissements sur les nombres de l’autobiotexte perecquien où 11 occupe une place prépondérante. Il y aurait notamment:
- 11 et 43, parce que la mère de Perec a disparu le 11 février 43, déportée vers Auschwitz.
- 7 et 3, surtout leurs combinaisons 73 et 37, parce que Perec est né le 7 mars 1936 (le 7.3).
- 24, parce que la famille Perec habitait à Paris 24 rue Vilin, dans le XXe."
[4] Le phare Magné à Toulouse, comme l’a surnommé Hugo Vernier. Multiples articles dont certains recueillis dans Perecollages, Toulouse 1993.

Nous voyons donc surgir le 37. Qui est aussi le nombre de chapitres de W ou le souvenir d'enfance. On commence à comprendre pourquoi Perec s'est arrêté à 37 dans la liste des choses à faire avant de mourir. Mais, comme l'écrit Rémi, "il n’est pas possible de s’arrêter là puisque la dernière section de 11 x (11 + 11) + 11 compte 11 mots et 37 lettres: Ou que le ciel jalouse l’oiseau à l’aile éclose. 37 lettres = Cécile* qui viennent donc après 22 x 11 mots évoquant la sainte Cécile le 22.11." Il faut savoir que Cécile est le prénom francisé de sa mère (Cyrla). Dans W, Perec écrit qu'il doit au prénom de sa mère "d’avoir pour ainsi dire toujours su que sainte Cécile est la patronne des musiciennes et que la cathédrale d’Albi -que je n'ai vue qu'en 1971- lui est consacrée."

J'aurais bien aimé me saouler avec Georges Perec.

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* Cécile = 37, numérologiquement (A = 1 ; b = 2 ; c = 3...). Rémi Schulz encore : "La partition CEC = 11, ILE = 26, serait exactement homologue à la structure de W en 11 et 26 chapitres séparés par un (...); et la partie romancée prend un nouveau départ dans la seconde partie pour décrire l’île W." En note, il ajoute que "Perec a déclaré s’être trouvé bloqué dans l’écriture de W jusqu’à la découverte de cette structure. Auparavant, le projet prévoyait 3 fois 19 chapitres, les 19 du feuilleton originel, 19 de souvenirs, 19 d’intertexte... Peut-être ce 19 signifiait-il S, l’initiale de la compagne dont le lâchage l’avait douloureusement marqué."

jeudi 2 mai 2019

Des seaux et des hommes

J'avais passé la nuit dans la maison de campagne du Baroudeur, tout juste revenu du Laos où il continue d'étudier l'auto-médication des éléphants. Pas une très bonne nuit, je dois dire, dans cette chambre rose des murs au plafond, héritage des anciens propriétaires, car j'avais été saisi la veille, à la fin du dîner, par des crampes intestinales assez inhabituelles. Le sommeil était venu tard, avec son lot effiloché de rêves. Par bonheur, au petit matin, la fenêtre de l'étage ouvrit sur un paysage ensoleillé, un pré verdoyant encore couvert d'une écharpe de brume. Thé laotien (ils en cultivent mais ils n'en boivent pas ou peu, me dit le Baroudeur, au contraire des Birmans et des Vietnamiens) mais pain beurré bien berrichon. Les heures passeront tranquilles et avant de partir, avant midi, j'aurai vu le couple de lézards verts qui a élu domicile dans un buisson de lavande sur la terrasse de ciment.


Aujourd'hui, où je me décide à rédiger cet article sur les seaux que j'ai en tête depuis une quinzaine de jours, je songe que ce cadre campagnard n'est pas au fond très éloigné de celui qui a déclenché cette envie de revenir sur cet objet rustique que j'ai déjà abordé voici deux ans, en mai 2017, à travers L'enfance d'Ivan d'Andreï Tarkovski. En effet, j'ai découvert, encore une fois grâce à la plateforme Mubi, le cinéaste Jonas Mekas, récemment décédé le 23 janvier 2019. Après avoir visionné son premier film, en noir et blanc, Guns of the trees (1961), je suis passé à Reminiscences of a Journey to Lithuania (1972). Prisonniers dans un camp de travail allemand près de Hambourg, exilés de  Lituanie, Jonas et son frère Adolfas étaient parvenus en Amérique en 1949. Ce n'est que 27 ans plus tard qu'ils purent revenir à Seminiskiai, leur village natal. "On y voit la vieille maison, raconte Mekas, ma mère (née en 1887), tous mes frères célébrant notre retour, les endroits que nous connaissions, la vie aux champs et autres détails insignifiants. Ce n'est pas une image de la Lituanie actuelle, ce sont les souvenirs d'une « personne déplacée » retrouvant sa maison pour la première fois après vingt-cinq ans."
Or, dans ces scènes tournées avec sa petite caméra Bolex, Jonas Mekas montre à plusieurs reprises ces modestes seaux dont aucun paysan (lituanien ou berrichon) ne saurait se passer, et l'écho aux films de Tarkovski (qui n'était par ailleurs pas du tout dans l'intention de Mekas, j'en suis certain) me conduisit à procéder à des captures d'écran.

Le seau dans Le Sacrifice (Andreï Tarkovski)

Le seau chez Jonas Mekas (Reminiscences of a Journey to Lithuania)
Dans une très belle scène de rêve de L'enfance d'Ivan, on assiste à une chute brutale, à tous les sens du mot, celle du seau tout d'abord, en contre-plongée vertigineuse, puis celle de la mère, gisant au sol, arrosée par une gerbe d'eau. Le seau occupe le premier plan.


Le seau et le puits sont aussi associés chez Mekas :


La mère est aussi le personnage le plus important de Reminiscences. Les retrouvailles des deux fils avec leur mère constituent l'événement le plus fort du film. Sur le site du Centre Pompidou qui garde mémoire de sa projection le 31 décembre 2012, le photogramme choisi pour illustrer la page n'est autre que celui qui représente la mère marchant sur une route, avec son sac à main d'un côté et le pot à lait de l'autre.

Une image qui résonne pour moi avec celle de la mère dans L'enfance d'Ivan, porteuse du seau d'eau douce que son fils boira comme une éternelle eau de vie.


Peu de temps avant de voir le film de Jonas Mekas, un dimanche 31 mars à Aigurande, j'avais arpenté la ville où la vigueur de la floraison printanière ne masquait pourtant pas à mes yeux le lent mais irrésistible déclin démographique. Je pris en photo les dizaines de maisons à vendre, et dont il est à craindre que la majorité ne trouve jamais preneurs. Et puis, arrivé sur la petite place au bas de la rue Casse-Cou (qui se nomme pourtant la Grand Place, comme un vestige de sa primauté médiévale), je vis le seau rouillé accroché aux grilles de l'un des plus beaux puits de la ville. Cabossé mais étincelant, il rutilait dans le soleil du Bélier.