mercredi 9 mars 2022

De la dernière harde aux falaises de marbre

« Vous connaissez tous cette intraitable mélancolie qui s’empare de nous au souvenir des temps heureux. Ils se sont enfuis sans retour ; quelque chose de plus impitoyable que l’espace nous tient éloignés d’eux. Et les images de la vie, en ce lointain reflet qu’elles nous laissent, se font plus attirantes encore. Nous pensons à elles comme au corps d’un amour défunt qui repose au creux de la tombe, et désormais nous hante, splendeur plus haute et plus pure, pareil à quelque mirage devant quoi nous frissonnons. Et sans nous lasser, dans nos rêves enfiévrés de désir, nous reprenons la quête tâtonnante, explorant de ce passé chaque détail, chaque pli. Et le sentiment nous vient alors que nous n’avons pas eu notre pleine mesure de vie et d’amour, mais ce que nous laissâmes échapper, nul repentir ne peut nous le rendre. Ô puissions-nous, d’un tel sentiment, tirer une leçon dont nous nous souviendrons à chaque instant de notre joie ! Plus doux encore est le souvenir des années que nous versa le ciel, si ce fut une soudaine épouvante qui les termina. Nous comprenons alors quel bonheur c’est déjà pour nous autres hommes, que de vivre au fil des jours en nos petites sociétés, sous un toit paisible, parmi les bonnes conversations, salués d’un bonjour et d’un bonsoir également tendre. Hélas, nous reconnaissons toujours trop tard que la fortune qui nous donnait ces choses nous ouvrait déjà ses trésors. »

Incipit de Sur les falaises de marbre, Ernst Jünger, 1939 (trad. Henri Thomas)

En avril 1938, Ernst Jünger part en voyage vers l'île de Rhodes et, en mer, fait un rêve où il affronte avec succès Hitler (qu'il surnomme Kniébolo dans ses Journaux) et sa bande. L'année suivante, il commence à Überlingen près du lac de Constance la rédaction de ce qui deviendra Sur les falaises de marbre, son plus célèbre roman. Il l'achève le 28 juillet 1939 dans le presbytère de Kirchhorst, un gros village près de Hanovre, où il a déménagé avec sa famille. Mobilisé dès le 26 août, Jünger corrige les épreuves du livre à Blankenburg, où il effectue un stage d'instruction militaire. Après l'avoir lu, son frère, Friedrich Georg, lui dit : "Ton livre, ou bien ils l'interdiront dans les quinze premiers jours ou bien jamais." De fait le Reichsleiter Boulher, président de la commission de censure du parti nazi avait demandé à Hitler d'intervenir, mais celui-ci, par admiration pour les premières œuvres de Jünger, avait demandé qu'on le laissât tranquille. Henri Thomas réalisera une magistrale traduction en 1942.


C'est dans cette édition de septembre 1979 de l'Imaginaire que j'ai lu pour la première fois en 1986 Sur les falaises de marbre. On peut trouver sur le net de nombreux exemples de la fascination qu'exerce ce livre qu'on qualifie plus souvent de fable que de roman. On ne peut en effet s'empêcher d'y lire les rapports étroits avec la situation du moment, avec la montée en puissance du régime nazi, qui allait déferler sur le monde. Pour les besoins de cet article, je l'ai relu et je suis sorti éprouvé de cette lecture, car l'épouvante qui est décrite me semblait trouver des échos très contemporains. Jünger lui même s'offusquait de ce que l'on appliquât à son oeuvre  une grille de lecture trop rigide : bien sûr, il voulait montrer la barbarie du régime hitlérien, qui s'était particulièrement déchaînée à partir de la Nuit de cristal, mais la figure du Grand Forestier pouvait aussi bien désigner Staline, ou n'importe quel autocrate aux mains couvertes de sang. "À la libération, rapporte Amaury Nauroy sur le site de Gallimard, il a de même la surprise, le 30 juin 1945, d’entendre commenter les Falaises de marbre par l’émetteur de Londres ; mais il est un peu agacé qu’on veuille n’y lire qu’un récit à thèse là où il a voulu renouer dans des circonstances tragiques avec les puissances fraternelles d’un monde sans âge. Le hasard veut aussi que, une fois l’Allemagne envahie par les Alliés, un officier du nom de Stuart Hood ait fait partie de ses « occupants », au presbytère de Kirchhorst ; découvrant avec passion Sur les falaises de marbre, celui-ci le traduit de retour en Écosse."

Bernard Maris commence son essai, L'homme dans la guerre, par cette évocation, dont j'ai déjà parlé, du libraire toulousain, ancien para qui l'initia, lui et ses jeunes amis, anarchistes de droite ou de gauche, religieusement, dit-il, à Ernst Jünger. Et le premier livre cité n'est autre que Les Falaises de marbre : "Je revois ces jeunes gens, un verre de vin rouge à la main, écoutant Georges réciter le début des Falaises de marbre, inspirés, romantiques, germaniques mais oui ! amoureux du chasseur de cicindèles et du reclus des forêts, O Tannenbaum !"(p. 11)

Dans la confrontation qu'il conduit ensuite avec brio entre les deux œuvres de Jünger de Maurice Genevoix, Maris s'appuie essentiellement sur les textes de guerre, et en premier lieu Orages d'acier et Ceux de 14. J'aimerais aujourd'hui ajouter une petite pierre à l'édifice, car il est un roman de Genevoix que l'on pourrait rapprocher, malgré leurs différences évidentes, des Falaises de marbre. Ce roman, paru en 1938, est La Dernière Harde. Maris l'évoque d'ailleurs à deux reprises. Tout d'abord à la page 64 :

"Les hommes tombent. Un grand vide se fait à côté du sous-lieutenant Genevoix, qu'il évoque dans Ceux de 14, puis dans nombre de ses livres, un vide qui témoigne de l'unité non seulement de l'espèce humaine, mais de la vie sur terre.

C'est ce vide créé par la mort qui est l'une des plus belles scènes de La dernière harde, lorsque la mère, la biche, meurt en plein galop tuée à côté de son faon, lequel ressent comme un gouffre près de lui. Genevoix a vécu ce qu'a vécu ce faon. Un homme tombe à côté de lui. Il n'ose regarder. Il perçoit le trou dans l'unité de la vie, se tourne, voit l'homme dont les jambes sont secouées de spasmes et les mains raclent le sol - ce raclement épouvantable, pitoyable, que l'on retrouve évidemment chez Jünger, dans toutes les descriptions de combats depuis l'Iliade : ce désespoir de l'homme qui s'accroche à la terre."

On retrouve cette sensation de vide dans La mort de près, avec ce passage : "Cette chair morte jetée à terre, ce jeune coureur immobile dont la place vide continue de me suivre, de me poursuivre", qu'il faut mettre en parallèle avec cette phrase de La Dernière Harde : "Et tout à coup, alors qu'ils franchissaient ensemble un fossé près de la lisière, il avait senti contre lui un vide glacial, extraordinairement profond, qui le suivait dans son élan."


Genevoix achève l'écriture du roman le 16 février 1938, avant qu'un autre vide glacial ne l'éprouve durement, la mort de son épouse le 9 novembre de la même année, d'une maladie de coeur, un an après leur mariage en 1937. Yvonne Montrosier n'avait que trente ans. Médecin scolaire installée dans le Loiret, elle était la fille du patron de l'auberge de Saint-Victor-et-Melvieu, dans l'Aveyron. C'est dans ce village qu'il vint se réfugier en 1940, s'installant dans une petite maison au fond du jardin de l'auberge. Il se remariera en 1943 avec Suzanne Neyrolles, aveyronnaise elle aussi, institutrice, qui a déjà une petite fille, Françoise, que Genevoix reconnaîtra. De cette union naîtra Sylvie Genevoix, en 1945, qui épousera donc Bernard Maris en 2007.

Celui-ci cite une seconde fois La Dernière Harde page 122 : "Sur les falaises de marbre comme Forêt voisine, Raboliot, La dernière harde sont des romans de la forêt. Des romans "réactionnaires", car la forêt protège de la civilisation. [...] En 39, Genevoix, abattu par la mort de son épouse, part se réfugier sous les grands arbres du Canada. En fait, deux lieux échappent à la foule, aux hommes et au progrès : la forêt et la bibliothèque."

A ce stade, je pense que l'on peut aller plus loin sur la piste esquissée par Bernard Maris, amenant sur le même plan la fable de Jünger et le roman de Genevoix. Mais, en même temps, je dois m'inscrire en contre de cette idée de romans "réactionnaires", "car la forêt protège de la civilisation" : est-ce vraiment de la civilisation que Genevoix veut se protéger ? N'est-ce pas la civilisation qui est en passe d'être détruite par celui que Jünger désigne comme précisément comme le Grand Forestier ? 

Cette vue me semble pour une fois chez Maris trop rapide et même carrément fausse. Réactionnaires, Sur les Falaises de marbre et La Dernière Harde, ces œuvres ne le sont que dans le sens où elles s'érigent contre la pulsion de mort, la barbarie qui vient. Mais, pour celles et ceux qui n'ont pas lu le roman de Genevoix, il faut éclairer quelque peu son propos (et je préviens que je vais de ce fait spoiler son contenu, alors si vous désirez le découvrir par vous-même, n'allez pas plus loin).

La force de ce roman est de nous faire vivre la forêt dans ses différentes saisons à travers le point de vue des animaux, ici des cerfs de la harde, et plus particulièrement du Rouge, ce cerf magnifique que l'on suivra, faon perdant sa mère lors d'une chasse à courre, daguet cheminant au côté du Vieux Cerf des Orfosses, jeune cerf prisonnier de l'enclos du piqueux La Futaie duquel il s'évadera avant même que le chasseur ne le relâche, majestueux dix-cors, chef de la harde traqué jusqu'à l'agonie finale. Genevoix dira de lui, dans Trente mille jours : "J'ai été le Cerf rouge." Tout cela sans anthropomorphisme, sans prêter à l'animal autre chose qu'une sensibilité exacerbée, une intelligence des situations, une vigueur et une volonté de vivre hors du commun.

"Malgré l'hymne à la vie qui est au centre de l'oeuvre, c'est toutefois bien la mort qui triomphe", constate Mireille Sacotte, dans la belle et pertinente introduction qu'elle donne au roman dans l'édition de Garnier-Flammarion. Et la mort viendra de deux hommes qui n'ont au départ en commun - mais ce n'est pas peu - que la connaissance intime de la forêt : le premier piqueux La Futaie, autrement dit l'homme de vénerie responsable de l'entretien des meutes et de leur conduite à la chasse, et le braconnier Grenou, que Genevoix n'hésite pas à désigner comme le Tueur. Car il y a loin de Grenou à l'autre braconnier célèbre de Genevoix, Raboliot. Raboliot tue bien sûr, lui aussi, mais il n'est pas mû par le plaisir de tuer, Grenou si. La Futaie, qui a pourtant sauvé le Rouge à trois reprises avant qu'il ne soit devenu le chef de la harde (et une fois du gourdin même de Grenou), fera alliance avec le braconnier pour forcer le cerf dans son repaire forestier. Malgré la répugnance qu'il éprouve à se compromettre avec lui, dominé par son désir de venir à bout de la ruse de la bête : "Attiré, repoussé, il scellera d'une poignée de main dont il a honte le triomphe de la mort. En contravention avec les lois de la nature, La Futaie n'attend pas que le grand cerf ait assuré la survie de la harde en fécondant les biches, car c'est le moment du rut. Suivant les conseils de son âme damnée, Grenou, qui, lui, agit en pleine connaissance de cause pour le mal, il prend un risque contre la vie et la vie lui en tient grief."

Le Bruit des loups, spectacle créé et interprété par Etienne Saglio, vu le 28 février à Equinoxe, magie de la scénographie forestière avec cette apparition unique d'un cerf, dont on se doute qu'il n'est qu'une projection mais l'illusion était très belle.

Mireille Sacotte a bien perçu le caractère en quelque sorte prémonitoire du roman : "Pour celui qui a vécu l'horreur des massacres de 1914-1918, ce livre a certainement valeur d'avertissement : à un massacre succédera toujours un autre massacre jusqu'à ce qu'il n'y ait plus personne pour vivre. Ici, Maurice Genevoix sent venir et dénonce le prochain massacre, le règne des Tueurs - le seul vainqueur, celui qui a obtenu ce qu'il voulait : vive la mort, c'est Grenou -, les compromissions des hommes de bonne volonté - comme La Futaie instrument du Mal alors qu'il est le Bien et qu'il pouvait le rester -, le comportement moutonnier et stupidement irresponsable de tous les autres, qui ne méritent même pas la reconnaissance d'un nom."

En effet, si les animaux sont nommés, cerfs, chiens et même sanglier, "le maître d'équipage et les siens, note Mireille Sacotte, bien qu'ils soient ceux par qui et pour qui a lieu la chasse à courre, n'ont pas le droit à un nom propre, trop inaptes à la tragédie." Le nom porte sens : Grenou n'est en somme que l'anagramme du Rouge, avec le n en plus, qui veut dire la haine, ou bien la négation : N-rouge, Grenou, celui qui tue le vieux mâle noir, le Pèlerin - qui aurait pu lui aussi assurer la survie de la harde -, avant de verser à son tour dans le néant. Et la fin de La Dernière Harde est en quelque sorte plus tragique et plus pessimiste que celle des Falaises de marbre ("Alors nous franchîmes ces portes grandes ouvertes, comme on entre dans la paix de la maison paternelle") :

"Au soir tombant, dans la Bouverie, ils ont pris le Daguet- Fourchu : le Tueur a entendu l'hallali. Voilà une heure, dans la Grand-Plaine, la Futaie a porté bas le Rouge : le Tueur a entendu le chien  qui hurlait à la mort et reconnu la voix de Tapageaut. Maintenant, il a tué le Pèlerin : les biches sont veuves dans les Orfosses."

Je reviendrai bientôt sur d'autres traits communs entre les deux récits, dont a pu dire, pour l'un, qu'il était roman-poème (La Dernière Harde, sur Wikipedia), ou, pour les Falaises de marbre, "que son vrai pouvoir réside dans sa langue, qui tire le livre entier vers le poème en prose"(Amaury Nauroy). Ce qui fait écho à cette parole de Genevoix (dont je sais bien qu'elle heurtera mainte conscience écolo, qui ne se risquerait guère à traverser le rideau des apparences) : "La chasse n'est rien si elle n'est d'abord poésie."


3 commentaires:

Alain sennepin a dit…

Je connais moins mal Genevoix que Jünger, le second surtout de réputation à travers ses orages d'acier, et suis heureux de découvrir ces falaises de marbre. De Genevoix j'ai adoré "La dernière Harde", mais aussi "La Forêt Perdue" et Waudru, l'étrange esprit du lieu, "paléanthrope relique" comme ceux étudiés par Boris Porchnev, comme "Lan-Jen" découvert par Baïkov dans "Mes chasses dans la taiga de Mandchourie", comme Khô-Khô imaginé par Charrière dans "La Forêt d'Iscambe"... Forêt perdue, d'autant plus qu'à l'ombre de tout Grand Forestier, fourmillent des millions de petits besogneux (les tyrans ne sont rien sans leurs esclaves qui parlent et agissent à l'unisson, aurait dit le Comte de Bonald)...
J'ai toujours eu beaucoup de mal de dissocier Genevoix et Giono (aussi bien celui de "Colline" et de "Un roi sans divertissement" d'une part, que celui de "Que ma Joie demeure" d'autre part)...
Quant à certaines formules de "La Dernière Harde" : (HIVER) "le fil ruisselant de clarté bleue"... (ETE) "Et tous les arbres rapprochés ne formaient qu'un seul dais immense qui semblait se gonfler par-dessous, se tendre et s'immobiliser sous le poids de la lumière"..., elles évoquent irrésistiblement en moi cette formule que Bernard Maris avait commise dans une des "Chroniques d'Oncle Bernard" : "Un sentiment océanique de profusion" (hélas, ni mon frère, qui échangeait fréquemment avec lui, ni moi-même n'avons été capables de retrouver la référence de celle-ci). Oui, 100 fois oui, la Forêt protège la civilisation!
Bien Cordialement. Et Bravo et Merci pour ses découvertes, merveilleusement ciselées.

Patrick Bléron a dit…

Merci, Alain, pour ce commentaire précieux. La citation de Bernard Maris se situe dans son livre "Plaidoyer (impossible) pour les socialistes" : "La contemplation des fresques Chauvet coupe le souffle plus que celle des grands tableaux, car se glisse avec elle ce sentiment océanique que l'on nomme profusion." Le sentiment océanique étant une notion que l'on doit par ailleurs à Romain Rolland.

Alain sennepin a dit…

Merci infiniment.
Quant au "Comte" de Bonald, il s'agit bien sûr du vicomte du même nom, Louis-Gabriel-Ambroise (1754-1840), auteur de "Du pouvoir et du devoir dans la société"...