vendredi 3 octobre 2025

Raskolnikov et Kérala

"Ce soir-là, la curiosité m'avait assaillie. Frustrée par la brièveté de l'article, je voulais mieux connaître les circonstances de la mort du prince. Je m'étais d'abord demandé si son corps était encore frais, lisse, ferme comme celui d'un homme trompant Thanatos avec Hypnos."

Cécile Guilbert, Feux sacrés, Grasset, 2025, p. 12 

Comme d’habitude, j'avais beaucoup de livres en cours de lecture ou en attente (ne serait-ce que le Crime et châtiment de Dostoïevski, qui avait été choisi par F. , le détenu de Saint-Maur que j'accompagne), pour me permettre raisonnablement d'en acquérir un nouveau. Néanmoins, quand j'ai parcouru à la librairie Arcanes (j'ai bien conscience que je me jetais là dans la gueule du loup), la quatrième de couverture de Feux sacrés de Cécile Guilbert (dont je n'avais guère lu jusque-là que Warhol Spirit), j'ai su que je ne pouvais faire l'impasse. 

N’ayant d’autres maîtres à vingt ans que Rimbaud et Nietzsche, comment une intellectuelle rationaliste et sceptique s’ouvre-t-elle à la spiritualité hindoue ?
Dans ce récit intime, à la fois tendre et profond, Cécile Guilbert raconte les chagrins et les joies qui ont rendu possible cette métamorphose. Le scandale de la mort qui s’acharne – celle de son cousin adoré, suicidé ; de sa grand-mère veillée dans son agonie ; de son oncle qui s’éteint au Kerala ; de son petit frère dont le cadavre est découvert dans des circonstances dramatiques. Mais aussi les événements et les expériences qui lui ont permis d’accéder à une dimension supérieure de l’être – la rencontre de l’amour, la lumière dans le regard des sages et des yogis, les livres incandescents, les voyages en Inde jusqu’aux bûchers de Bénarès, les signes et les coïncidences magiques…
Deux mots-clés : le Kérala tout d'abord, d'où ma fille Violette revenait tout juste. Son premier voyage en Inde, motivé par ses études (elle venait d'avoir sa licence de sanskrit et le directeur de mémoire de son prochain master enseigne en partie à Cochin). Et puis "les coïncidences magiques", bien sûr. Là, je fus servi. Je trouvai en Cécile Guilbert une même sensibilité aux hasards objectifs. L'Inde, écrit-elle, est "ce point physique et métaphysique du globe" qui "a fini par occuper une place grandissante dans mon existence. D'abord en termes d'ignorance - puis de connaissances et de renaissance impossibles à isoler les unes des autres tant j'y vois liées toutes sortes de circonstances diffractées, de correspondances, de coïncidences, d'arcanes de riante ou d'inquiétante étrangeté que j'ai mis une vie à saisir et des années à vouloir démêler." (p. 17)

L'inquiétante étrangeté, c'est bien sûr faire référence au célèbre article de Freud, Das Unheimliche, mais là où Freud voit un signe d'infantilité et de névrose obsessionnelle dans une quête de sens de ces phénomènes de répétition, Cécile Guilbert prend un parti inverse : "La vie n'est-elle pas remplie de coïncidences et pas seulement dans les rêves ? De dates, de lieux, de rencontres. D'événements auxquels nous n'accordons aucun sens et que nous négligeons de relier entre eux. Des synchronicités, pour parler comme Jung, qui définissait ainsi la survenue de deux événements concomitants sans relation de causalité, possédant une signification pour l’observateur." (p. 18)

Elle cite juste après cette définition de Roberto Calasso que je ne connaissais pas : "la coïncidence c'est l'apparition d'une constellation dans la vie de chaque individu." Elle avait pour moi un parfum de déjà-vu, car à de nombreuses reprises j'avais utilisé cette image de la constellation pour décrire le réseau de liens parfois proliférant entre des choses et des événements, comme par exemple dans cet article du 17 octobre 2017, La constellation et les lucioles, où j'évoquais aussi le roman éponyme Constellation d'Adrien Bosc, qui désigne aussi l'avion qui emmena Marcel Cerdan, Ginette Neveu et quarante-six autres personnes dans la nuit des Açores du 27 octobre 1949 dont ils ne devaient jamais revenir, trajectoires fatales dont Adrien Bosc retraçait, écrivais-je, la pelote serrée.


 

Cécile Guilbert écrit que "rien n'est plus enchanteur que ces phénomènes parallèles qui nourrissent l'intuition que notre existence n'est pas complètement le produit d'un chaos aléatoire, d'une contingence arbitraire - voire l'idée un peu folle qu'elle possède un sens qu'il nous serait loisible de déchiffrer à travers les coups du sort ou de ce qu'on appelle pompeusement "le destin"."

Je sais très bien cependant que cet enchantement n'est pas partagé par tout le monde, et que vous avez beau donner des exemples étonnants de constellations symboliques, la plupart des gens (et il s'agit même parfois d'amis très proches) restent aussi incrédules que le père de Philémon dans la bande dessinée de Fred. Il y a longtemps que j'ai renoncé à vouloir convaincre quiconque sur ce sujet. C'est une question qui touche à la conversion.

Et la coïncidence que je vais mentionner maintenant ne changera donc certainement rien à cet état de choses. 

Je disais au tout début que Crime et châtiment figurait dans mon programme de lecture.  J'arrive alors, en ce même jour où je découvre Feux sacrés, au chapitre VI de la première partie, qui commence d'ailleurs par cette phrase : "Raskolnikov apprit plus tard, par hasard, pourquoi le marchand et sa femme avaient invité Lizaveta à venir chez eux." Et le second paragraphe nous apprend ceci : "Mais, depuis quelque temps, Raskolnikov était devenu superstitieux. On put même par la suite découvrir des traces indélébiles de cette faiblesse en lui. Et, dans cette affaire, il inclina toujours à voir l'action de coïncidences bizarres, de forces étranges et mystérieuses." Diable, je me trouvais en quelque sorte plongé dans une coïncidence au carré : une coïncidence sur le fait même de la coïncidence. Avec cette sorte de vertige en prime : n'étais-je pas moi-même une victime de la superstition, marchant sur la même pente que l'assassin Raskolnikov ?

L'affaire, comme dit Dostoïevski, va se corser. Dans la suite de l'histoire, l'étudiant entre dans "une mauvaise taverne", demande du thé et se met à réfléchir. A une table presque voisine de la sienne conversent un étudiant et un jeune officier, qui viennent de jouer une partie de billard. "Tout à coup, écrit Dostoïevski, Raskolnikov entendit l'étudiant parler à l'officier de l'usurière Aliona Ivanovna et lui donner son adresse. Cette seule particularité suffit à lui paraître étrange : il venait à peine de chez elle et il entendait aussitôt parler d'elle. Ce n'était sans doute qu'une coïncidence, mais il était justement en train de chasser une impression obsédante, et voilà qu'on semblait vouloir la fortifier (...)." Raskolnikov ne perd pas un mot du dialogue entre les deux jeunes gens, qui en viennent ni plus ni moins à évoquer en riant l'assassinat de l'usurière comme d'un bienfait pour l'humanité. Dialogue qui se termine ainsi :

 - (...) j'ai aussi une question.
- Vas-y.
- Eh bien, voilà ; tu es là à pérorer avec éloquence, mais dis-moi, cette vieille, tu la tuerais toi-même
- Naturellement que non. Je parle au nom de la justice... Il ne s'agit pas de moi.
- A mon avis, si tu ne te décides pas toi-même à tenter la chose, eh bien, il ne faut plus parler de justice. Allons jouer encore une partie." (p. 141) 

Cette conversation provoque, on s'en doute, une agitation extraordinaire chez Raskolnikov : "Mais pourquoi lui fallait-il entendre exprimer ces pensées au moment même où elles venaient de naître dans son cerveau, ces mêmes pensées ? Et pourquoi, quand il sortait de chez la vieille avec cet embryon d'idée qui se formait dans son esprit, tombait-il sur des gens qui parlaient d'elle ?..."

En voilà une, de synchronicité, tout à fait remarquable ! Et Dostoïevski conclut ce passage par ce paragraphe essentiel :

"Cette coïncidence devait toujours lui paraître étrange. Cette insignifiante conversation de café exerça une influence extraordinaire sur lui dans toute cette affaire : il semblait en effet qu'il y eût là une prédestination... le doigt du destin..." 

Dostoïevski exagère : la conversation n'avait rien d'une brève de comptoir, et était tout sauf insignifiante. On peut dire qu'elle a précipité et affermi la décision de Raskolnikov de perpétrer son crime. Bien sûr nous sommes dans une fiction, mais il est tout de même singulier que l'écrivain ait choisi de motiver en partie la résolution de son personnage par cette coïncidence étrange (dont il ne fera pas état par la suite, si je ne me trompe, comme si elle avait disparu de sa mémoire), et que l'on peut bien considérer comme tout à fait irréaliste (quelle probabilité pour qu'un crime à peine prémédité soit évoqué par des inconnus juste au même moment, dans la taverne d'une ville immense qui doit en compter plusieurs milliers ?).

Ici, dans ce roman russe, la coïncidence est mortifère. Et c'est peut-être ce qu'il importe aussi de ne pas oublier : à côté des hasards heureux, il en est de malheureux. Et tout est complexe, car il est aussi des événements négatifs sur le moment qui s'avèrent  providentiels par la suite. En tout cas, je continuerai, comme Cécile Guilbert, de me "rendre consciemment attentif à certains surgissements d'êtres et de choses. A ce qui se répète, insiste, revient, ne veut pas nous lâcher, insiste mieux, revient encore. Il peut s'agir de chiffres et de saisons. D'apparitions d'êtres de chair et d'os. Ou encore de livres importants qui agissent au bon moment comme des révélations."(p. 19)

 

mercredi 1 octobre 2025

Hypnos et Thanatos


Le baron Étienne Félix d'Hénin de Cuvillers (1755-1841) est le premier, en 1812, à utiliser le préfixe hypn (hypnose, hypnotisme, hypnotiseur) pour rendre compte du magnétisme animal cher à Mesmer

Mais c'est surtout après la publication en anglais en 1843 de l'ouvrage du chirurgien écossais James Braid Neurypnology ; or the rationale of nervous sleep, considered in relation with animal magnetism, que le terme « hypnotisme » se répand parmi les médecins français pour désigner un sommeil ou un somnambulisme provoqués volontairement et artificiellement. La forme courte « hypnose » qui apparaît vers 1880, d'abord pour désigner l'état hypnotique, provient d'un mot grec ancien signifiant "sommeil" : ὕπνος, húpnos (hypnos).  

Dans la mythologie grecque, Hypnos  est le dieu du sommeil, l'équivalent de Somnus chez les Romains. Il est le fils de Nyx et le frère jumeau de Thanatos, la Mort. Il est aussi le père de Morphée, dieu des rêves et des songes. Homère fait mention de Hypnos dans l’Iliade, pendant l'épisode de la mort de Sarpédon.

« Purifie Sarpédon, hors de la mêlée, du sang noir qui le souille. Lave-le dans les eaux du fleuve, et, l'ayant oint d'ambroisie, couvre-le de vêtements immortels. Puis, remets-le aux jumeaux rapides, Hypnos et Thanatos, pour qu'ils le portent chez le riche peuple de la grande Lycie. »

Tête d’une statue en bronze représentant Hypnos, copie romaine d’un original hellénistique (env. 275 av. J.-C.), British Museum, Londres.

On se souvient que Mathias Enard est venu à Berlin pour rendre visite à une amie chère (désignée par E.), victime d'un grave accident cérébral.  

 "En 2002, la première lettre que je reçus de E., à Barcelone, alors que nous ne nous connaissions pas encore, mentionnait (elle parlait de mon premier roman, dont elle venait d'en lire le manuscrit) les jumeaux Hypnos et Thanatos. Cette coïncidence, lorsqu'elle me revint en mémoire, lorsque me revint en mémoire ce message que j'avais oublié et dont, par une simple recherche informatique dans ma correspondance, je pus m'assurer de la réalité, cette coïncidence secoua un moment l'univers autour de moi, comme s'il s'était mis à trembler - bien évidemment le premier courrier de E. évoquait les personnages de ce roman de guerre que je venais d'achever et ne contenait aucune prémonition d'aucune sorte quant à son état actuel, mais les mots, comme l'étendue d'eau que les ondes provoquées par un caillou, par une branche, plissent jusqu'à l'infini, avaient troublé un moment la réalité autour de moi, car la seule personne avec qui j'aurai pu, alors, partager nos craintes et nos réminiscences était E. elle-même. (p. 93)
Cratère dit d'Euphronios, en calice attique à figures rouges (H. 47, 5 cm ; diamètre 55,1 cm), env. 515 avant J.-C. Musée archéologique national, Cerveteri (Italie). © Wikimedia Commons.

Sur cet ébranlement provoqué par une simple (?) coïncidence, je reviendrai au prochain article.


 

 

 

 

jeudi 25 septembre 2025

L'orme de Buzancy

Retour au récit de Mathias Enard, Mélancolie des confins, Nord. Est-ce le fait d'avoir détourné mon attention, le temps de deux autres articles portant sur des sujets différents, mais je dois confesser ma difficulté à saisir ici et maintenant l'amorce de ce nouveau billet. Je ne sais pas où commencer. Je lis et relis sans pouvoir me décider. Le ciel maussade, la fraîcheur de l'air, la grisaille de ce début d'automne me plombent légèrement le moral, et ce ne sont les désespérantes nouvelles du monde qui vont me sortir du marasme. 

Il faut tout de même avancer. Au chapitre suivant - la croisade contre soi - Mathias Enard évoque les séances d'hypnose commencées le 25 septembre 1922, voici donc 103 ans jour pour jour, rue Fontaine, chez André Breton. Le poète et sa femme Simone reçoivent ce jour-là Man Ray et sa compagne Kiki, René Crevel, Paul et Gala Eluard, Max Morise et surtout Robert Desnos. Je dis"surtout"parce que c'est lui, Desnos, qui va vite s'avérer le plus réceptif à l'hypnose. Ses sommeils hypnotiques deviendront célèbres, il écrit, dessine, à carnets entiers (plus de cinq cents pages de ce jour à avril 1923). Man Ray photographie le phénomène.

 

L'hypnose n'est autre qu'un produit dérivé du "magnétisme animal" cher à Mesmer. On a vu qu'après avoir dû quitter Vienne il s'était établi à Paris, où il avait connu un succès presque immédiat. Contrecarré quelques années plus tard par les plus hautes autorités. Soumis par décision royale à une double commission d’examen de l’Académie des sciences et de la Société royale de médecine, le magnétisme animal est déclaré officiellement, en août 1784, n’avoir aucune valeur scientifique. "Malgré ses protestations,  écrit l'historien Bruno Belhoste, Mesmer voit sa doctrine renvoyée dans la catégorie infamante des fausses sciences, voire des charlataneries ; ses partisans sont chassés de la faculté de médecine ; lui-même ne s’en relèvera pas. En 1837, un nouveau rapport du médecin Frédéric Dubois reprend l’argumentaire des commissaires royaux de 1784 pour prononcer une deuxième condamnation, avalisée par l’Académie de médecine. Le retour en grâce ne viendra qu’en 1882, avec une note de Jean-Martin Charcot, chef de service à la Salpêtrière, à l’Académie des sciences sur le rôle de l’hypnose. Charcot et ses disciples prennent cependant bien soin de distinguer l’hypnose d’un magnétisme animal qui reste totalement déconsidéré dans les milieux scientifiques, même s’il n’a pas cessé, en fait, d’être pratiqué depuis Mesmer."

L'un des disciples de Mesmer est Amand Marc Jacques de Chastenet, marquis de Puységur, colonel d’artillerie commandant le régiment royal de Strasbourg. Féru de physique et de mathématiques, il s’est instruit auprès du maître autrichien à Paris, et il commence d’expérimenter le magnétisme auprès de jeunes soldats malades. Mais c'est dans son domaine seigneurial de Buzancy, en Soissonnais, que sa vocation va prendre un virage essentiel. L'historien Jean-Pierre Peter raconte ces débuts dans un article de La Revue d'Histoire du XIXe siècle

Son régisseur se plaint à lui des maux de dents de sa fille. Puységur la magnétise, – un peu par jeu, dira-t-il. Le mal s’apaise. Le résultat impressionne assez pour que le lendemain on le requière à la ferme pour un jeune valet, nommé Victor, qui souffre d’une forte pneumonie. Crachats sanglants, fièvre, vive douleur de côté. Une fois magnétisé, Victor se trouve déjà mieux. Puisque c’est ainsi, il faut continuer le traitement.

Les choses prennent alors une forme toute nouvelle. Contrairement aux sujets nobles et riches qu’à Paris les passes magnétiques de Mesmer mettaient en état de transe convulsive, le paysan Victor, lui, s’endort, et Puységur en est fort surpris. Craignant d’avoir commis quelque erreur, il prolonge ses passes magnétiques. Et l’endormi se met à parler. Les yeux fermés, il dit voir à l’intérieur de son propre corps le siège de son mal. Il nomme ce mal et, dans les termes d’un savoir commun de l’époque, il sait en qualifier la nature, il en précise l’étiologie, prédit le jour et l’heure de sa guérison, indique de quelle façon et par quels moyens elle interviendra. Nous sommes le 4 mai 1784. Les jours suivants viendront confirmer ces prédictions. Et les mêmes phénomènes surprenants s’y reproduisent, s’amplifient même : sommeil profond, l’esprit en éveil. Des personnes présentes autour de lui, Victor, les yeux fermés, peut percevoir, chacune à chacune, l’état de santé de leurs organes et fonctions. De là, diagnostic, pronostic, et traitement proposé.

Passionné par l’expérience, Puységur la tente auprès d’autres sujets, accumule les résultats, est assiégé de demandes. De toute la région les gens accourent pour se faire soigner. La plupart se déclarent soulagés par les passes. Nombreux sont ceux qui s’endorment, parmi lesquels certains se mettent à manifester cet éveil somniloquace, ces facultés d’autoscopie, de pronostic, de diagnostic des maladies d’autrui, de suractivation des fonctions intellectuelles, dont Victor avait inauguré la série. En ces premiers jours de mai 1784, d’abord pris de vertige, Puységur comprend l’importance de ce qu’il vient de faire apparaître : selon lui, une dimension jusqu’alors inconnue de la nature de l’homme.

Dès lors, il se détermine à fixer par écrit tout ce qui se produit. Il avertit par courrier ses correspondants scientifiques. Il publie une première brochure, puis d’autres, dont il tirera bientôt la matière d’un livre en deux volumes, imprimé à Londres en 1786, les Mémoires et Suite des mémoires sur la découverte du magnétisme animal. (en ligne sur Gallica)

On retrouve Puységur dans le Bulles de Peter Sloterdijk, où le philosophe écrit qu'il effectuait de préférence ses traitements sous des arbres magnétisés auxquels ses patients étaient accrochés par des cordes - "ce sont ces arbres magiques de la tradition de la médecine populaire, et dont il a fallu attendre une période récente pour que l'on rappelle la signification dans l'histoire de l'esprit." (p. 254) En note de bas de page, il cite son propre ouvrage, L'Arbre magique : La naissance de la psychanalyse en l'an 1785, Flammarion, 1998. 

 

La couverture de l'édition allemande représente d'ailleurs l'orme de Buzancy sous lequel Puységur installait ses patients.


 Jean-Pierre Peter explique dans son article le recours de Puységur à cet orme : 

(...) lorsque dès les premiers jours la foule des mal-portants afflua auprès de lui, Puységur, débordé par leur nombre, usa à l’improviste d’un expédient. Il y avait, auprès de la fontaine de Buzancy, un grand orme. Le marquis le « magnétise » et y fait attacher des cordes aux maîtresses branches. Les patients s’y agrippent et la plupart y trouvent du mieux-être. Le choix par Puységur d’un grand vieil arbre pour y établir une source d’énergie vitale curative, au cœur du village et à côté d’une fontaine, nous fait apparaître comme significatif cet accord culturel sensible, entre lui et la population, sur des représentations cosmiques communes concernant les forces telluriques. 

Un peu plus loin, il écrit :

Ces capacités très spéciales qu’il découvre, et qu’il pose comme proprement humaines et naturelles, Puységur les rapporte à un sens interne qui, nous l’avons dit, fait du sujet mis en état de somnambulisme artificiel un passeur susceptible d’ouvrir entre les êtres souffrants un échange libératoire, un chemin de guérison.

Tel est donc le somnambulisme artificiel, une forme spécifique de transe calme, intéressante parce que le sujet y est comme extérieur à lui-même, à mesure qu’il se trouve plus profondément ancré en soi, par une symbiose avec celui qui l’y a conduit, et dans une ouverture soudaine à l’être de ceux qui l’entourent. Dans une alliance aussi et un don réciproque. Rappelons les termes de la lettre au sujet de Victor : « […] mon homme, ou, pour mieux dire, mon intelligence, […] quand il est en crise, je ne connais rien de plus profond, de plus prudent, et de plus clairvoyant » *. Ici, par ces mots, de plein gré, un grand seigneur fait, d’une certaine façon, d’un valet de ferme son égal et son complémentaire. Le processus d’identification, propre aux divers phénomènes de possession ou d’adorcisme, semble ici jouer fortement, mais en miroir, à double sens, chacun habité par l’autre. Mais nous ne sommes ici ni dans le vaudou ni dans le chamanisme. Étrange mécanisme, hors de tout modèle pensable à son époque – peut-être encore à la nôtre.

Passage en résonance avec ce paragraphe de Mathias Enard qui suit l'évocation des séances hypnotiques des surréalistes :

Suffoquer dans le vertige d'autrui, d'autrui accompagnant soi vers soi, entre la sûreté en soi et l'appartenance à autrui, voilà peut-être l'espace qui s'ouvrait avec l'hypnose, avec la transe, un élément mystique, c'est-à-dire qui joignait le mythe, le mystère et la mystification. Même si aujourd'hui les psychiatres ou les neurologues en savent un peu plus quant au fonctionnement neurologique de l'hypnose, ou en tout cas à celui de ses effets, bien des recoins du triangle rêve-sommeil-veille nous restent obscurs. (p. 87)

Goya, Colin-Maillard, 1797

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*  A. M. J. de Puységur, Mémoires pour servir à l’histoire du magnétisme animal, 1784, p. 27. 

mardi 16 septembre 2025

Malaise dans la vie intérieure

"Quand on danse, on fait appel au côté mécanique du corps, le squelette, mais aussi au côté sensuel. Le corps est toujours émotionnel car il porte les traces de toutes les expériences possibles, depuis mon enfance mais aussi depuis là d'où je viens : mes parents, mes ancêtres... Un corps est toujours un corps social. C'est une façon d'organiser l'espace. C'est une façon de penser le monde, c'est la chose la plus naturelle, donc la plus spirituelle."

Anne Teresa de Keersmaeker, Quand elle danse, Entretiens avec Laure Adler, Seuil, 2025, p. 128-129. 

 

"Le corps est toujours émotionnel (...) Un corps est toujours un corps social." Découvrant ces paroles de ATdK, je ne pouvais pas ne pas repenser à ces deux livres lus récemment. Le très récent Explosive modernité, Malaise dans la vie intérieure, de la sociologue Eva Illouz (Gallimard, 2025) et le plus ancien Effusion et Tourment, le récit des corps, Histoire du peuple au XVIIIe siècle de l'historienne Arlette Farge (Odile Jacob, 2007).

Ce qui m'avait convaincu de me plonger dans le premier, c'est ce passage de la quatrième de couverture : "Ce livre est l’exact opposé d’un manuel de développement personnel : il ne nous invite pas à ausculter sans fin notre « moi », mais à ouvrir notre intériorité à l’analyse sociale pour y découvrir que ce qui nous hante est avant tout l’écho des forces à l’œuvre dans notre vie collective." Quand je vois à Cultura, par exemple, les mètres linéaires consacrés à cette para-littérature de l'intime, comparés aux maigres rayonnages accordés à la sociologie et à la philosophie, je suis chaque fois ébahi. J'y vois un symptôme, la preuve de ce malaise dont parle Eva Illouz dans le prolongement du Malaise dans la civilisation de Sigmund Freud. Les nouveaux charlatans font des best-sellers en prétendant vous guérir. Le monde va mal mais il ne dépend finalement que de vous d'aller bien. 

Illouz contre l'illusion : "Les émotions, de même que le langage, ne sont pas cantonnées à notre for intérieur. Elles sont liminales (du latin limen, seuil). Ma jalousie pour mon voisin, ma peur de l'étranger, mon amour de la patrie sont autant de manières de créer, négocier et maintenir le seuil entre moi et le monde. Pour le dire autrement : les émotions constituent (pour la plupart) le dialogue que nous menons sotto voce avec le monde." (p. 27) Et un peu plus loin :"La modernité occulte ainsi les répercussions considérables, véritablement explosives, de la vie moderne dans cette chambre d'écho qu'est l'intériorité de l'individu. Elle nous enjoint de trouver en nous-mêmes les moyens de guérir des blessures qui sont pourtant souvent infligées par les puissantes forces sociales de la modernité." (p. 29)

 

Effusion et tourment, l'essai d'Arlette Farge, je l'avais acheté, lui, lors d'une brocante à la Halle au blé, à Bourges, le 30 mars dernier. Il attendait paisiblement son heure, noyé dans une pile d'autres ouvrages glanés dans le même temps. Je ne sais pas exactement pourquoi je me suis lancé dans sa lecture, au même moment où je lisais Eva Illouz. Mais l'intuition qui m'a mû alors n'était pas vaine : entre la sociologue des émotions décrivant les mécanismes subtils et souvent délétères de notre modernité et l'historienne du peuple en chair et en os du siècle des Lumières, il y eut immédiatement, malgré le décalage des temporalités, des résonances, dont la plus saisissante fut une même citation de Pierre Bourdieu. Un extrait des Méditations pascaliennes (Seuil, 1997), dans la page 168, mis en exergue de l'introduction d'Eva Illouz, La civilisation émotionnelle :

"C'est parce que le corps est là (à des degrés inégaux) exposé, mis en jeu, en danger dans le monde, affronté au risque de l'émotion, de la blessure, de la souffrance, parfois de la mort, donc obligé de prendre au sérieux le monde (et rien n'est plus sérieux que l'émotion, qui touche jusqu'au tréfonds des dispositifs organiques), qu'il est en mesure d'acquérir des dispositions qui sont elles-mêmes ouverture au monde, c'est-à-dire aux structures mêmes du monde social dont elles sont la forme incorporée."

Eh bien, ce même passage est présent, au mot près, à la page 48 de l'étude d'Arlette Farge, dans une section où elle rend compte du Tableau de Paris 1782-1789 de Louis-Sébastien Mercier, dont elle écrit qu'il "dresse un paysage du peuple de Paris sans concession et pourtant profondément humain".

 

Elle écrit que "la force du Tableau est de faire pénétrer le lecteur dans les prisons fangeuses, les métiers sordides, les cabarets de débauche, tandis que son sens de la description, fût-elle atroce et parfois dégoûtée, laisse toujours transparaître un désir de dignité pour l'homme et la femme du peuple. C'est une gageure au XVIIIe siècle qu'une telle écriture devienne le procès-verbal charnel, mouvementé, bouleversé, coloré des heures du jour et de la nuit." (p. 50)

Par ailleurs, Arlette Farge a écrit ce livre en prenant notamment appui sur les archives de police, dont les procès-verbaux, souvent minutieux, établissent les faits divers, querelles, incidents qui émaillent la vie des quartiers, rapports auxquels les historiens ont montré le plus souvent peu d'intérêt. "Les émotions, pourtant, affirme-t-elle, sont le fondement du lien social, qu'elles soient négatives ou positives." Et les émotions mettent le corps en branle : "Parler et simultanément toucher, comme cela arrive fréquemment entre voisins, ouvriers d'atelier, passants des carrefours ou amis de boisson, fait vibrer les corps, les met en alerte. [...] Le corps ne ment pas, lui que Nietzsche appelle "la grande raison", et le monde fébrile des sensations le fait passer d'un état à un autre."(p. 72)

Des corps souvent malmenés, abîmés par le travail. Ouvriers "tremblants de mercure", "peigneurs" aux doigts transpercés,  tondeurs aux poignets démis et foulés, tendons anesthésiés et doigts mutilés, etc. Corps dont longtemps on fit peu de cas. Arlette Farge relève que la description des souffrances au travail et des pathologies qui en découlent est resté une rareté, malgré le précurseur que fut l'italien Bernardino Ramazzini, avec son De morbis artificum diatriba (Traité des maladies des artisans) publié à Padoue en 1700, mais qui ne fut édité en France que 77 ans plus tard.

 

En évoquant ces corps mutilés du XVIIIe siècle, je ne peux m'empêcher de penser à ces autres corps mutilés du XXIème, ces teufeurs du film d'Oliver Laxe, Sirāt. Extrait d'un entretien du cinéaste sur le site Bande à part :

Tout le monde a noté que les « teufeurs » que vous montrez sont dans une forme de mise à nu, souvent mutilés, blessés. Qu’est-ce qui vous a poussé à cela ?

En tant qu’étudiant en psychologie, je pars du principe que nous sommes tous cassés. Mais les teufeurs le savent, tandis que, nous, nous ne le savons pas. Nous sommes plus attachés à une image idéalisée de nous-mêmes. Les teufeurs représentent mieux l’état d’esprit de l’être humain en 2025, selon moi. Un être humain plus honnête, plus proche de sa vérité. Et je vois en eux quelque chose qui me touche, notamment le fait qu’ils ont quand même besoin de transcendance. Et ce besoin n’est peut-être pas exprimé de la meilleure des manières, ils n’ont peut-être pas les meilleurs outils, car enfin, c’est très difficile d’être dans une démarche de transcendance aujourd’hui, à moins d’avoir une pratique spirituelle très orthodoxe, très rigoureuse. Sinon, pour le reste, c’est très compliqué. C’est donc quelque chose qui me touche : cet être humain va, comme il l’a fait durant des milliers d’années, danser dans des lieux pour prier et faire une catharsis avec son corps, célébrer sa blessure et sa petitesse, avec son incapacité à se transcender. Tout ça me parle en ces temps.

 

samedi 13 septembre 2025

Sirāt, quand elle danse

Petit intermède dans le fil de méditation autour de Mélancolie des confins de Mathias Enard.

C'est qu'un film vu mercredi soir est passé par là. Ainsi qu'un livre d'entretiens autour de la danse.

Le film c'est Sirāt, d'Oliver Laxe, prix du jury à Cannes. Un film qui vous retourne, qui vous sidère, qui a suscité les plus vifs enthousiasmes comme les rejets les plus acides (minoritaires, il faut bien le dire). Un de ces films qu'il est important aussi de ne pas trop dévoiler de crainte de gâcher l'expérience du spectateur. On va s'en tenir, du moins pour l'instant, au point de départ : une gigantesque rave dans le désert marocain, où débarque un homme, Luis, (Sergi Lopez) avec son fils de dix ans, Esteban (Bruno Nuñez Arjona), à la recherche de sa fille Mar, dont il est sans nouvelles depuis cinq mois. La rave étant interrompue par l'armée, les teufeurs s'enfoncent dans le désert vers une autre fête en direction de la Mauritanie. Et Luis et Esteban les suivent dans l'espoir de la retrouver là-bas. Le road-movie qui commence alors prendra des accents du Salaire de la peur. Mais c'est peut-être trop dire déjà.

 

La musique (de David Letellier alias Kangding Ray) revêt une importance primordiale. Dans Libération, Lelo Jimmy Batista écrit qu'elle est utilisée "ici d’une manière qui semble n’avoir jamais été entendue, jamais pensée. Une pulsation qui traverse le film en s’amplifiant, inexorable, jusqu’à avaler le monde, puis se fragmente, s’éparpille, ne devient plus qu’un souffle, une enveloppe, une particule." Oliver Laxe a vécu lui-même plusieurs années au Maroc et il aurait découvert le monde des ravers par une nuit étoilée, alors qu'il était installé dans une palmeraie à Ouarzazate : "Les saccades rythmiques, écrit Laurent Rigoulet, étirées à l'infini faisaient écho à son attirance pour la transe, celle des derviches tourneurs qui sortent d'eux-mêmes et "se soutirent à l'attraction de leur égo."Dans la revue de cinéma La Septième Obsession, Oliver Laxe confie à Jérémie Oro que pour atteindre l'extase poétique, ce ravissement que le film cherche à provoquer, il faut une "rencontre entre la dimension horizontale et la dimension verticale, l'aventure physique et l'aventure métaphysique",  et il évoque le philosophe et mystique René Guénon, auteur d'un ouvrage intitulé Le Symbolisme de la croix (paru en 1931).

 

Il se trouve que la veille de ma vision du film, je me suis rendu à la médiathèque Equinoxe, que j'avais délaissée cet été. J'y ai emprunté Quand elle danse, un livre d'entretiens de la danseuse et chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker avec Laure Adler. Ma lecture, qui s'est prolongée sur plusieurs soirs, s'est donc superposée au film et à la forte empreinte qu'il m'avait laissé, et j'ai été étonné par les résonances qui s'établirent alors. Ainsi, dans le chapitre V, Répétition, ATdK évoque son travail avec Radouan Mriziga : "Il est d'origine marocaine, issu d'une famille de fermiers de l'Atlas, tandis que moi je viens d'une famille de fermiers tout près de Bruxelles."

 

Cette danse arithmétique que décrit cette vidéo rejoint les méthodes d'ATdK. A Laure Adler qui lui fait remarquer qu'il y a toujours dans ses studios des dessins au sol, des cercles, des marques, elle répond qu'il y a toujours chez elle des trames géométriques sous-jacentes, "depuis le solo de Violin Phase, où j'ai eu le désir d'avoir une trame géométrique, un dessin."


 Cette musique de Steve Reich est basée, explique-t-elle, sur la musique kletzmer : "Le violoniste qui va sur la place du village, qui commence à jouer et tout le monde danse, on fait tourner les jupes, que ce soient les femmes ou les hommes." Ce qui lui attire cette question, un peu bête, de Laure Adler : "Votre définition de la danse, c'est de faire tourner les jupes ?"(elle ne prétendait nullement à une définition), et elle répond ainsi : "Non, mais quand on demande à un enfant de danser, qu'est-ce qu'il fait ? Il tourne. Il saute. Sauter, c'est sur l'axe vertical, tourner c'est sur l'axe horizontal. Ou bien il ondule avec ses mains ou avec son bassin. [...] Et puis c'est la notion d'accélérer et décélérer. Et de faire un déphasage, la répétition extrême, de sorte que certaines gens ont fait l'association avec les derviches tourneurs." Et Laure Adler de récidiver : "Donc danser c'était faire tourner la tête, les têtes, pour Anne Teresa ?" Mais Anne Teresa ne désarme pas : "Non, c'est d'abord charger l'espace, c'est communiquer. [...] Je crois que le corps humain est comme une antenne. Sur un axe vertical et horizontal. Ça semble un peu ésotérique, ce que je n'aime pas, mais c'est connecter l'énergie du ciel et de la terre. Connecter cet axe vertical et horizontal, c'est ce que l'on fait. L'homo vitruviano de Leonardo da Vinci, avec les cinq points, les deux jambes, les deux bras et la tête. C'est la croix, et puis c'est le pentagramme, à l'intérieur du cercle, lié au carré.

Et Laure Adler, (pas très inspirée, décidément, ce jour-là, à moins qu'elle ne surjoue les candides, oui, ce doit être ça) de rebondir : "Tout ça est très intellectuel."

Et encore une fois, c'est "Non c'est extrêmement concret. Ce n'est pas conceptuel. C'est comme Brancusi, "the abstraction is the essence"." 

Laure enfonce le clou : "Mais le corps n'est pas une abstraction."

Et pour la quatrième fois, c'est non : "Non, mais c'est quoi la définition d'une abstraction ? C'est abstraire, enlever. Abstrahere, c'est tirer et enlever. C'est une opération de déblayage."

 

Cette notion d'abstraction est aussi utilisée par Oliver Laxe quand Jérémie Oro lui parle de la musique, en lui disant qu'on est happé par la manière dont il filme les enceintes, "comme des vaisseaux spatiaux, des objets venus d'un autre monde" (dans son article sur le film, le même Oro écrivait qu'elles "évoquent immédiatement les mégastructures de Premier Contact (Denis Villeneuve), elles-mêmes inspirées du monolithe de 2001, L'Odyssée de l'espace (Stanley Kubrick)."

Oliver Laxe répond donc ceci (et je finirai là-dessus pour aujourd'hui) :

"Ça vient de la culture teuf, de la culture rave. Je ne peux pas dire que j'en fais partie, mais cette culture m'a aidé à me connecter à ma blessure. Dans ces fêtes, les danseurs ne font pas face à un DJ, mais aux enceintes. Il y a une abstraction. C'est d'ailleurs ce qui m'a fait aimer cette culture : on se fiche de l'artiste, on ne veut pas voir sa tête, on veut juste danser. Les enceintes elles-mêmes sont déjà une abstraction ; ce sont des objets matériels qui émettent de la musique, et cela reste un mystère. D'où vient ce son ? D'où vient cette musique électronique ? Ce n'est pas un instrument, c'est abstrait et donc parfait pour évoquer le bruit de l'univers. En filmant les enceintes, on sent, je l'espère, le mystère du monde. Le mystique Rûmi disait : "Danse comme si personne ne te voyait."

 


mardi 9 septembre 2025

Mesmer et Mademoiselle Paradis

"L'hypnose, le magnétisme animal, comme l'appelait Franz Anton Mesmer, le premier médecin magnétiseur de l'histoire au XVIIIe siècle, avait, me semble-t-il, quelque chose de très littéraire que l'aventure de Gerlach ne faisait que confirmer - l'hypnose s'adressait à l'imagination, au fluide de l'imagination, à l'aspect ductile, presque façonnable de la psyché humaine : le bloc de terre sur le tour du potier, auquel la paume de la main, humide, immobile pourtant, imprime un mouvement qui fait se lever, se tordre, se creuser la glaise jusqu'à lui donner forme - mais rien dans le geste de la main ou dans la pulpe du doigt ne laisse deviner a priori cette forme en soi." (p. 69-70)

Le surgissement de Franz Anton Mesmer à cet endroit du récit de Mathias Enard a fait aussi remonter le souvenir de Bulles, le formidable premier tome de la trilogie "Sphères" du philosophe allemand Peter Sloterdijk. Lecture de l'année 2004, plus de vingt ans déjà, mais qui demeure prégnante. Mesmer y apparaissait à la page 244, désigné comme "le véritable instigateur de la médecine romantique magnétopathique." Alors qu'Enard écrit que Mesmer "est plus ou moins contraint de quitter sa ville de Vienne et son épouse en 1778 après une demie-guérison obtenue sur une jeune pianiste aveugle, Maria Theresia von Paradis", Sloterdijk, dans une note de bas de page, propose que "pour délimiter la période de floraison du premier classicisme de la psychologie des profondeurs à l'aide de dates-clés symboliques, on pourrait se référer à la migration de Mesmer de Vienne à Paris, en 1778, et à l'année de de publication de la dernière somme sur les traditions magnétopathiques, Du magnétisme de la vie et des effets magiques en général, de Gustav Carus, en 1856."

 

Je ne connaissais pas l'histoire de cette jeune pianiste aveugle, Maria Theresia von Paradis, elle vaut qu'on s'y attarde un peu. Fille de Joseph Anton Paradis, secrétaire impérial au Commerce et conseiller à la Cour de l'impératrice Marie-Thérèse, elle commença à perdre progressivement la vue à partir de l'âge de deux ans. La notice de Wikipedia affirme que Mesmer, avec ses séances de magnétisme initiées en 1776, "réussit à stabiliser provisoirement son état". Mesmer, dans son Précis historique des faits relatifs au magnétisme animal jusques en avril 1781, est plus radical : "Je lui rendis la vue", ne craint-il pas d'écrire.

Si Mesmer a dû quitter Vienne, c'est précisément à cause de Mademoiselle Paradis. Pour mieux la soigner, il l'avait accueillie à son domicile. Mais selon lui un complot se trama : on fit craindre à M. Paradis la perte de la pension que l'impératrice lui versait en raison de sa cécité, et il vint l'enlever de force. Le père entre, l'épée à la main, chez Mesmer, accompagné de la mère. Il est désarmé, la mère et la fille tombent évanouies. Quelle scène, s'écrie Mathias Enard. La rumeur publique gronde, le scandale couve, et Mesmer est obligé de rendre la jeune femme à ses parents et de quitter la capitale autrichienne. "Une chose semble à peu près certaine cependant, affirme Enard, Maria Theresia von Paradis, Marie-Thérèse du Paradis ne recouvrait la vue qu'en présence de Mesmer : elle était donc aveugle en son absence. On peut en conclure ce que l'on veut."(p. 75)

Il semble que les deux se rencontrèrent de nouveau à Paris où Maria Theresia se rendit pour une tournée en . Il veut assister à un concert qu'elle donne à la cour le mois suivant, mais il n'est pas le bienvenu et doit quitter la salle. Elle fera en tout quatorze apparitions à Paris, saluées par les critiques de l'époque. Elle aidera aussi Valentin Haüy à fonder la première école pour aveugles, qui ouvrira à Paris en 1785.

C'est en cette même année 1784, lis-je dans Sloterdijk, que Mesmer exposa les principes de sa méthode curative dans une loge secrète parisienne qu'il avait lui-même fondée, "devant un groupe d'élèves sélectionnés parmi lesquels on trouvait des célébrités actuelles et futures, comme les frères Puységur, le général La Fayette, l'avocat Bergasse, George Washington et le banquier Kormann."(p. 246)

 


Maria Theresa von Paradis avait-elle été amoureuse de Mesmer ? s'interroge in fine Mathias Enard. "Etait-ce l'imagination et la passion amoureuse qui l'avaient temporairement guérie comme, un siècle plus tard, ces patientes hystériques qui aimaient surtout le pouvoir que Jean Martin Charcot avait sur elles ?"

 

Séance de magnétisme animal autour d’un « baquet ». La légende indique : « Importante découverte par Mr Mesmer, Docteur en Médecine de la Faculté de Vienne en Autriche »

Département des estampes de la Bibliothèque nationale de France


 

vendredi 5 septembre 2025

Les datchas de Berlin

Outre le Stalingrad de Theodor Pliever, il existe un autre grand texte allemand sur la bataille de Stalingrad, c'est celui de Heinrich Gerlach*. Alors que Plievier avait écrit son livre à partir de témoignages, Gerlach avait vécu l'enfer directement, ayant combattu d'août 1942 jusqu'à la reddition de la VIe armée allemande en janvier 1943. Il fait alors partie des 91000 soldats qui rejoignent les camps soviétiques dont 5000 seulement survivront aux terribles conditions de captivité. Gerlach participe aux activités de propagande du Comité national pour une Allemagne Libre, une organisation qui fait collaborer communistes, exilés allemands et officiers de la Wehrmacht désabusés par la défaite et le régime nazi. Il écrit par ailleurs son récit de Stalingrad et l'achève en 1945. Comme il craint de se le faire confisquer par le NKVD, les services secrets soviétiques, il tente d'en faire sortir une copie par un ami mais cette copie est saisie, et le manuscrit original également en décembre 1949, peu avant sa libération. Gerlach retrouve alors sa ville de Brake, près de Brême, en 1950, mais ne peut se résoudre, écrit Mathias Enard, "à abandonner ses camarades, les morts, les vivants, leurs récits. Il cherche à récrire le récit perdu. Il n'y parvient pas. Il a la sensation que sa mémoire lui fait défaut. Que les souvenirs sont trop lointains. La première version disparue le hante." (p. 64)  

Il prend alors contact avec Karl Schmitz, un psychiatre et hypnotiseur munichois, pour l'aider à dépasser ses blocages. L'hypnose, précise Enard, ne lui restitue pas le texte oublié mais permet surtout de soigner le stress post-traumatique. Gerlach mettra cinq ans à écrire cette seconde version : Die verratene Armee, L'Armée trahie, publié en 1956.    

 

Au début des années 1990, le chercheur Carsten Gansel retrouve, de façon presque miraculeuse, le manuscrit original à l'ouverture des archives soviétiques, qui sera publié sous le titre Éclairs lointains. Percée à Stalingrad.


La comparaison entre les deux textes est bien sûr passionnante : elle permet tout d'abord de savoir que Gerlach avait bel et bien réussi son pari de reconstituer son roman. Mais les petites différences aussi sont éclairantes, Enard en donne plusieurs exemples. 

En marchant vers une librairie de la Wörtherstrasse, il se demande s'il serait capable à son tour de reconstituer un de ses livres. "Sans doute pas, conclut-il. Une phrase par-ci par-là, peut-être. Probablement parce que je n'ai pas vécu les événements que je décris. La fiction s'oublie-t-elle plus vite que la réalité ? Qu'une réalité aussi violente que la bataille de Stalingrad, sans doute. La littérature naissait bien dans cet espace entre trois pôles, entre le vécu, le souvenir et l'écriture ; le roman cherchait à franchir les frontières entre ces trois moments et l'imagination romanesque n'était sans doute que le moyen de parvenir à traverser ces fossés."(p. 69)

Sur Stalingrad, les livres de Plievier et Gerlach sont dépassés seulement, estime Enard, par les deux romans de Vassili Grossman, Pour une juste cause et Vie de destin. J'ai eu envie à ce moment-là de revenir, non à ces deux livres (que je n'ai pas encore lus, j'en suis presque honteux et stupéfait), mais à ce recueil de souvenirs et correspondance, Vassili Grossman (Calmann Lévy, 2023), qui m'avait ému et passionné. Un marque-page y est toujours, placé à la page 165. J'en extrais ce paragraphe, extrait du carnet n°16 de l'écrivain :

Les datchas de Berlin. Tout disparaît dans les fleurs, tulipes, lilas, fleurs roses décoratives, pommiers, pruniers, abricotiers. Les oiseaux chantent : la nature n'est pas mécontente des derniers jours du fascisme.

Dans le bourg de Landsberg près de Berlin, des enfants jouent à la guerre sur un toit plat. A Berlin, au même instant, on porte les derniers coups à l'impérialisme allemand, tandis qu'ici, avec des épées et des lances en bois, des gamins aux longues jambes, nuques rasées, franges blondes, poussent des cris perçants et se transpercent les uns les autres, sautant et bondissant comme des sauvages. Ici une nouvelle guerre est en train de naître. C'est éternel, indéracinable.

 


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* Né à Königsberg, comme Käthe Kollwitz. 

lundi 1 septembre 2025

Une vie de catastrophes berlinoises

Dimanche pluvieux. Remonter la rue de Strasbourg pour aller à l'Apollo voir le film de Christian Petzold, Miroirs n°3. J'avais encore en tête l'entretien qu'il avait donné à France Culture la semaine dernière, ses paroles sur l'automne, saison de ses films. En fait, Miroirs n°3 a une teneur plutôt estivale, se déroulant dans une campagne paisible, lumineuse, si ce n'est que l'on entend de temps à autre le cri des grues. On ne les voit jamais et c'est un détail qui échappera sans doute à beaucoup de spectateurs, car cela reste discret. Mais c'est pour moi un son marquant et inoubliable : les grues traversent le ciel du Berry deux fois par an, la région est située sur leur immuable couloir de migration. Le spectacle de leurs géométries ondoyantes m'a toujours fasciné. 

 

Ce genre de détails subtils est bien dans le style délicat de Christian Petzold, qui a construit ce film avec une grande économie de moyens. Un autre détail m'a saisi : Laura fait part à Barbara de son désir de cuisiner, elle propose de faire des boulettes de Königsberg. Barbara s'arrête alors (elles roulent toutes les deux à vélo, Laura sur le porte-bagages car la selle de l'autre vélo est cassée*), comme surprise, déclarant que c'est un plat qu'elle rate toujours. Et c'est le plat que l'on voit servir dans la bande-annonce, au mari et au fils qui découvriront Laura par la même occasion. Les boulettes de Königsberg (Königsberger Klopse) me rappelaient évidemment Käthe Kollwitz, originaire de cette ville aujourd'hui sous dominance russe.

C'est donc à l'automne aussi que meurt Peter Kollwitz sur le front belge, le 22 octobre 1914. Peter Kollwitz qui était membre du Wandervogel, un mouvement de jeunesse auquel Walter Benjamin avait lui aussi appartenu jusqu'à cette année fatidique. Selon Mathias Enard les deux jeunes hommes se seraient rencontrés en 1913. C'est aussi à cette époque, en 1915, ajoute-t-il, "que débute l'amitié entre Walter Benjamin et Gerhard Scholem, qu'on n'appelle pas encore Gershom ; le spécialiste de la kabbale et de la mystique juive est lui aussi un jeune Berlinois, comme Benjamin issu d'une famille "assimilée" - les parents de Benjamin habitent, à Grunewald, une villa assez cossue dans laquelle Benjamin profite, nous raconte Scholem, "d'une grande chambre pleine de livres, qui me fit l'impression monacale d'une cellule de philosophe." (p. 49)

Ceci faisait écho à ce Journal de jeunesse, 1913-1923, de Gershom Scholem que j'avais aussi commencé de lire cet été, intitulé aussi Quitter Berlin (Rue d'Ulm, 2025).

 
 
Le Journal de Käthe Kollwitz s'ouvrait sur la mort de Peter, qui l'avait plongée dans  une terrible tristesse, veinée, écrit Enard, de culpabilité :  pour pouvoir s'engager comme volontaire, il avait dû obtenir de ses parents leur assentiment écrit. Adrien Cauchie raconte que "Käthe Kollwitz réagit en s’attelant à la réalisation d’un monument funéraire qui, au départ, devait être un mémorial dédié aux jeunes soldats morts à la guerre. En 1932, après dix-huit ans à y travailler régulièrement, ce sont finalement deux Parents en deuil qui prennent place dans le cimetière militaire allemand de Vladslo, près de Dixmude, en Belgique, où repose son fils et où ils sont toujours visibles aujourd’hui."
 
Käthe Kollwitz, Les Parents, troisième version abandonnée de la planche 3 de la série »Guerre«, 1920, lithographie au crayon (report), Kn 149

Käthe Kollwitz, Les Parents, Gravure sur bois, Kn 174 V b


Käthe Kollwitz: The Grieving Parents, a memorial to Kollwitz' son Peter, now in Vladslo, Diksmuide, West Flanders, Belgium
 
Toute l’œuvre de Käthe Kollwitz est marquée par le deuil. Presque trente ans après, en octobre 1942, le petit-fils, le fils de son fils aîné, nommé Peter aussi en mémoire du premier, est tué sur le Front de l’Est pendant la terrible bataille de Rschew/Rjev en Russie à 200 km de Moscou.
 
"Une vie de catastrophes berlinoises", conclut Mathias Enard.  

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* Et ce sera la tâche du fils, Max, garagiste comme son père, de la réparer. De même un robinet qui goutte et un lave-vaisselle. Il est beaucoup question de réparer dans le film. Les objets littéralement, mais aussi les âmes, plus symboliquement.

jeudi 28 août 2025

Käthe Kollwitz et la Rose blanche

 "Comment Berlin et la célèbre Alissa Eberhardt étaient-elles entrées dans sa vie ?"

Ian McEwan, Leçons, Folio/Gallimard, 2023, p. 211. 

 

J'avance pas à pas dans le récit magnifique et poignant de Mathias Enard, et voudrais aujourd'hui m'attarder un peu sur la grande artiste qu'il évoque dans le chapitre dénommé "Hermann". Il s'agit de Käthe Kollwitz (1867-1945), qui a donné son nom à un quartier de Berlin, le Kollwitz Kiez. Je ne la connaissais pas du tout, alors que le musée de la ville qui lui est consacré assure qu'elle est l'artiste allemande la plus connue au niveau international du 20e siècle. On restera jusqu'au bout un ignorant... Ce musée, Enard l'avait visité avec l'écrivain espagnol Juan Trejo, de passage à Berlin, et il confesse que cette visite les avait tous les deux émus aux larmes : "nous étions tout simplement tombés amoureux de Käthe Kollwitz, de ses dessins, de ses gravures. Il y avait là une sorte de miracle, les œuvres de Käthe Kollwitz incarnaient à la fois les luttes des pauvres, des exploités, d'une façon collective, très politique, mais aussi intime : à travers les visages , les corps, l'identité, la spiritualité, Käthe Kollwitz parvenait à donner à ceux qu'elle représentait, au travail, à la maison, ou luttant pour leurs droits, une individualité, comme un rayon de soleil permet soudain de distinguer une figure dans la foule. Un être apparaissait - la singularité de sa souffrance était inséparable du collectif de son combat."(p. 45-46)

Journal de Käthe Kollwitz (bonne recension d'Adrien Cauchie dans En attendant Nadeau)
 

Née le 8 juillet 1867, à Königsberg, l’ancienne capitale de la Prusse orientale (aujourd’hui Kaliningrad en Russie), Käthe Kollwitz s'installera avec son mari Karl dans le quartier ouvrier de Prenzlauer Berg où ils vivront et travailleront pendant plus de 50 ans et où naîtront leurs deux fils, Hans en 1892 et Peter en 1896. Elle est morte en avril 1945 à l'âge de 77 ans, "sans voir l'aube, écrit Mathias Enard, succéder à la longue nuit dans laquelle l'Allemagne était plongée. Aube de toute façon relative : Prenzlauer Berg et la place qui porte aujourd'hui le nom de Käthe Kollwitz se trouvaient dans la Sowjetische Besatzungzone, la zone d'occupation soviétique qui, en 1949, se convertirait en capitale de la République démocratique allemande et serait coupée de la partie ouest de la ville par la construction du mur en 1961."(p. 48)

Ceci me donne l'occasion d'évoquer le second livre ayant trait à Berlin et que j'avais donc lu à la même époque que Mélancolie des confins : le très beau roman de Ian McEwan, Leçons (Gallimard, 2023). Qui commence à Londres, en 1986, au moment où le personnage principal, Roland Baines, voit sa vie basculer : sa femme Alissa l'abandonne pour se consacrer à l'écriture de son roman, alors même que leur fils, Lawrence, n'a que quelques mois. Alissa est la fille d'une anglaise, Jane Farmer, ancienne journaliste, et de l'allemand Heinrich Eberhardt, qui avait été sympathisant du groupe de la Rose blanche, de Hans et Sophie Scholl.  Groupe qui avait rédigé et diffusé clandestinement des tracts contre Hitler, à Munich et dans les villes alentour. Sophie Scholl avait été surprise par le concierge Jakob Schmid en train de distribuer le sixième et dernier tract, conçu après la capitulation de Stalingrad en février 1943 ; dénoncée, elle avait été arrêtée ainsi que tous les membres du mouvement. Après un procès expéditif (en trois heures seulement), elle avait été condamnée et décapitée, ainsi que Hans et Christoph Probst, le 22 février 1943. Elle n'avait que 21 ans.

Sophie Scholl photographiée par la Gestapo, le 18 février 1943.
 

Ce n'est pourtant pas grâce à Alissa que Roland Baines a découvert Berlin, cela il le doit à une liaison plus ancienne, Mireille Lavaud, journaliste française vivant à Camden, qui lui propose de rendre visite à son père, diplomate en poste depuis peu à Berlin. C'est au cours de ce séjour qu'ils se rendent à Berlin-Est, à Pankow précisément, chez Florian et Ruth Heise, des amis de Mireille vivant dans un petit appartement au septième étage d'un immeuble miteux. Florian lui montre sa collection de vinyles cachée dans une valise planquée sous un lit : Dylan, le Velvet Underground, les Stones, Grateful Dead, Jefferson Airplane. Deux mois plus tard, Roland lui apporte, sous un déguisement, Slow Train Coming  et le troisième album du Velvet, le seul que Florian ne possédait pas. Au total, il fait neuf voyages à Berlin-Est en quinze mois entre 80 et 81.


 

Et puis un jour tout bascule. Il apprend de Mireille que la Stasi a arrêté Florian et Ruth, que l'appartement a été fouillé et saccagé, la collection de disques confisquée, les deux petites filles du couple confiées à leur grand-mère, Marie. Dès le lendemain, Roland se rend à Berlin, l'appartement de Pankow est déjà réoccupé, et, selon une voisine croisée dans l'escalier, Marie est à l'hôpital.

"Il n'eut pas envie de quitter ce quartier, de renoncer à retrouver cette famille. Il n'eut pas le choix. La pénombre et le silence étouffant de Berlin-Est envahissaient peu à peu les immeubles autour de lui. Il prit un bus vers le centre et descendit sur un coup de tête à Prenzlauer Berg. Il bouillait intérieurement, avait son col de chemise trempé, se fichait de ce qui pouvait lui arriver, d'où la vitesse avec laquelle il fit à pied les vingt minutes de trajet jusqu’au ministère de la Sécurité d'Etat dans Normannenstraße. Sans surprise, il se fit refouler par les gardes armés à la porte." (p. 235)

Peter Kollwitz, le fils cadet de Karl et Käthe, né à Prenzlauer Berg le 6 février 1896, meurt le 22 octobre 1914 non loin de Dixmude, dans les Flandres belges.

National Gallery of Art, Washington, D.C.: Peter Kollwitz, âgé de 7 ans, modèle pour la femme gravée avec un enfant mort, Käthe Kollwitz.

 Je parlerai plus avant de Peter dans le prochain épisode.

 

mardi 26 août 2025

Überall liegen Tote

Jeudi dernier 21 août, je revenais d'Exideuil-sur-Vienne où j'avais passé deux jours au camping de la Rivière avec quelques amis. Plutôt que de reprendre la route de l'aller, qui passait par Limoges, j'avais choisi de suivre la vallée et de traverser Saint-Germain de Confolens, où le souvenir de ma petite sœur Marie m'était toujours présent. J'avais écouté les Midis de France-Culture, qui diffusaient un entretien avec le cinéaste allemand Christian Petzold, dont le dernier film, Miroirs n°3, doit sortir en salles le 27 août. Ses premiers mots me touchèrent d'emblée : "Dans ce studio, à Berlin, je vois passer les derniers jours de l'été, ça déclenche une certaine mélancolie." Et comme on lui fait remarquer que la mélancolie est aussi présente dans son dernier film, il ajoute : " Je crois que j'ai écrit tous mes scenarii à l'automne. Je crois que je vais maintenant changer et passer au printemps, ça changera un peu."

Évidemment. je ne pouvais pas ne pas penser à Mélancolie des confins de Mathias Enard, que j'ai commencé à évoquer dans le dernier article, qui se déroule à Berlin et dont l'automne est la saison phare : "Je ressentis soudain, dans la bourrasque, cette angoisse qui me prenait, enfant, au moment de la chute des feuilles - je me revois observer, chaque jour à mon retour de l'école, les feuilles mortes sur le gravier et celles qui se recroquevillaient dans les arbres, certain qu'elles ne reviendraient pas, que cet hiver-là serait le dernier, l'hiver définitif (...)." (p. 21) 

Quelques lignes plus haut, il avait écrit que "le sanatorium de Beelitz ressemblait au Vaisseau des morts du roman de B. Traven, un lieu flottant entre la peur et la déréliction." Roman dont l'existence m'avait été révélé par la lecture de Viva de Patrick Deville, que j'avais trouvé ensuite dans un bac de livres d'occasion et auquel j'avais consacré un article. Ce dont je ne me souvenais pas c'est que cet article avait été publié le 7 janvier 2023, et que je l'avais dédié précisément à Marie car c'était le jour de son anniversaire (et pour en rajouter dans le hasard objectif, il faut savoir que dans mon sac à dos j'avais, comme unique viatique littéraire, Equatoria du même Patrick Deville, déniché quelques jours plus tôt à la bouquinerie Le futur archaïque, rue d'Auron, à Bourges).

 

Mathias Enard raconte ensuite la dernière grande bataille qui eut lieu sur le sol de l'Europe entre le 16 et le 19 avril 1945, près du petit village de Seelow, dans une zone très marécageuse - bataille de la dernière chance pour retarder l'Armée rouge dans sa course vers Berlin. Un million deux cent mille hommes s'affrontent là. Les Russes sont dix fois plus nombreux, leurs pertes seront colossales mais ils vaincront et le dernier verrou sur la route de Berlin aura sauté. Une statue monumentale a été érigée sur une hauteur, première du genre, "qui montre bien l'importance que revêt cette victoire de Seelow et le sacrifice consenti pour elle, ces dizaines d'Ivan crevés droits dans leurs bottes sous leur capote comme le soldat de Lev Kerbel, grand sculpteur de héros soviétiques, qui sculptera des soldats morts toute sa vie, jusqu'en 2000, quand, à l'âge de quatre-vingt-trois ans, on lui commandera son dernier combattant de bronze, un marin de quatre mètres de haut, un matelot pour honorer les cent-dix-huit héros qui périrent en mer Baltique à nord du Kursk, un sous-marinier tout contre son submersible comme le biffin de Seelow est près de son char d'assaut, l'infirmier de Beelitz s'appuie sur son brancard et la Belle au bois dormant penche la tête sur ses rosiers de rêve." (p. 29)

Monument aux soldats soviétiques sur les hauteurs de Seelow par L. E. Kerbel
 

Les morts allemands n'ont pas eu droit à pareil hommage. Morts sans gloire, morts en silence. Enard écrit que leurs tombeaux sont dans les livres de Theodor Plievier, "le militant antifasciste qui réussit le prodige de conter les douleurs des soldats allemands de Stalingrad à Berlin sans jamais être complaisant avec l'idéologie que ceux-ci défendaient, bien au contraire. Stalingrad et Berlin sont le miroir allemand de Vie de Destin de Vassili Grossmann ; en les lisant parallèlement on a la sensation que les morts se parlent, que les vivants se répondent d'un camp à l'autre, que leurs cris sont les mêmes, cris pour survivre, cri contre le totalitarisme, cri pour la gloire des sans gloire."

 

Vingt mille soldats allemands sont morts en vain pour défendre leur capitale perdue d'avance. Et Mathias Enard de se demander où sont les tombes. Pas d'immense cimetière, écrit-il, sous la lune du Brandebourg, pas d'alignements infinis de croix blanches. Comme il pose la question à la gardienne du petit musée de Seelow, elle lui répond : "Il y a des morts partout."  Überall liegen Tote.

 Überall liegen Tote. Il se remémore cette phrase en avançant vers la gare de Beelitz-Heilstätten et en se souvenant d'avoir découvert, non loin de là, dans une forêt à quelques kilomètres du village de Halbe, au pied d'un hêtre centenaire rescapé des bombes, une petite plaque, "seul signe de l'emplacement d'une tombe collective où gisaient cent-soixante-dix-sept inconnus, soldats et civils ; civils, c'est -à-dire réfugiés de l'Est qui accompagnaient le 9ème armée de Busse dans sa fuite éperdue vers Beelitz. Tous moururent ensemble, réfugiés et soldats, écrasés sous les obus soviétiques, rajoutant une catastrophe à la catastrophe, une déroute à la déroute, une débâcle à la victoire russe, débâcle, le nom de la fonte subite des glaces, quand les corps sont emportés, en pièces, dans une mortelle rivière : quelques dizaines de milliers de morts de plus dans cette belle forêt hantée, ces pins magnifiques, ces feuillus auprès des cours d'eau, graves fantômes de femmes et d'hommes disparus." (p. 35)