"A Bourges, j'allais changer d'époque. Je faisais l'expérience de la singularité, une nouvelle façon de voir les choses, un système de valeurs inconnu."
Jean-Paul Kauffmann, L'Accident, p. 265.
Ce n'est pas la première fois que Jean-Paul Kauffmann évoque son séjour de jeunesse à Bourges, en 1961. Dans son récit précédent, Venise à double tour (Équateurs, 2019), après le compte rendu de son entrevue avec don Antonio, archidiacre du chapitre de la basilique Saint-Marc, il insère, sans qu'il y ait de rapport évident avec ce qui précède, l'épisode de son job de vacances à la cathédrale Saint-Etienne.
Avant de s'y pencher plus avant, rappelons que Venise à double tour raconte la quête de JPK sur les églises closes de la ville (et elles sont nombreuses). Installé pendant plusieurs mois dans un appartement de la Giudecca, il ne cesse de trouver les moyens pour se faire ouvrir ces édifices qui abritent parfois des œuvres remarquables :"Mon séjour à Venise, je vais le consacrer à forcer les portes de ces sanctuaires. Approcher des administrations réputées peu localisables, régentées par une hiérarchie aussi contournée qu'insaisissable. La burocrazia." (p. 20)
On devine déjà que l'affaire ne sera pas simple. Il y faudra bien des rencontres, beaucoup de patience, de l’opiniâtreté même et, parfois, un brin de bonne fortune, pour réussir à pénétrer dans quelques-unes de ces églises de l'ombre et du secret. On suit l'écrivain dans son périple vénitien comme on suivrait un détective un peu foutraque dans un polar poisseux.
Bourges surgit donc sur ces entrefaites aux deux tiers du livre. JPK donne des détails qui n'apparaissent pas dans L'Accident, précisant par exemple qu'il commentait les scènes du Jugement dernier qui figuraient sur le tympan du portail central. "Le portail central ! s'exclame-t-il. Déjà le seuil à franchir pour s'introduire à l'intérieur ! A force d'arpenter les nefs , le sanctuaire n'avait plus de secrets pour moi. J'en connaissais tous les recoins."
Il raconte ensuite qu'il découvre un jour, dans une des chapelles de l'abside, une porte ingénieusement dissimulée au milieu d'une boiserie, qu'il suffisait de faire pivoter pour accéder à un passage donnant accès à tout l'arrière-décor de la cathédrale : "C'est une manie chez moi depuis le début : je veux m'introduire dans les lieux prohibés. "Interdit au public", "staff only", à la vue de ces inscriptions, je ne cherche pas aussitôt à entrer, mais j'essaie d'abord de comprendre ce qui bloque. Où est le code caché ? Quel est le sésame ?" Il rapporte alors comment il entraîne une jeune Berruyère dont il était amoureux dans ce dédale ignoré des touristes : "Nous restions des heures dans l'une des deux tours, alors inaccessibles aux visiteurs. De ce lieu interdit, appuyés à la balustrade, nous regardions, bien au-delà de la vieille cité, les faubourgs et la campagne au loin." Et pourtant, malgré les heures passées, le moment ne vint jamais pour le jeune Breton de déclarer sa flamme. Trop timide, dit-il dans L'Accident. Il est plus prolixe dans Venise à double tour : "L'alphabet occulte des entailles et marquages sur les poutres provenant d'arbres abattus au XIIIe siècle, les chapiteaux grossièrement sculptés de figures monstrueuses, tout ce monde clandestin à la fois nous menaçait et échauffait notre imagination. Aucun bruit. Nous étions intimidés par cet envers de voûtes et de coupoles. Parfois je croisais son regard noir intense et ses yeux moqueurs - ou peut-être méprisants. Attendait-elle un geste de ma part ? Les coulisses de cette cathédrale ont gardé pour moi une charge érotique."
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Cathédrale Saint-Etienne (Wikimedia Commons) |
Je me demande si cette porte dérobée dans une chapelle de l'abside existe toujours, si elle n'a pas été bloquée depuis 1961 (c'est le plus probable). Il est bien tentant d'aller le vérifier, je ne l'ai pas fait jusqu'à présent, mais un de ces jours peut-être...