mardi 18 novembre 2025

Charlot à l'horizon négatif

Le dernier article De mon côté de la rive du temps a été publié le mardi 11 novembre à 23 h 08 très précisément. Au cœur d'icelui se tenait le récit de Marie Richeux, Officier radio, passionnante enquête autour du naufrage du cargo Emmanuel Delmas, en 1979, au large des côtes italiennes, naufrage où périrent 27 personnes, dont l'oncle paternel de l'écrivaine, Charles dit Charlot, qu'elle n'aura jamais connu. 

 

Publiant donc l'article, l'affichant sur la page, je reste (comment dire ? je cherche le mot, sidéré me semble beaucoup trop fort, surpris ne me convainc pas, pas plus qu'étonné, optons pour interdit - qui ne me sied qu'à moitié), oui, je reste interdit devant la coïncidence visuelle que voici (capture d'écran effectuée à 23 h 15) 

 

En face de l'image de couverture des Disparus de Daniel Mendelsohn, cet appel vers le site de Jean-Jacques Birgé : Phantasmata d'Eric Vernhes à la galerie Charlot. La capture d'écran était là nécessaire, car cet agencement sur la page était éphémère, le principe même de la barre latérale Autres sentes étant d'accueillir au fur et à mesure qu'ils paraissent les billets de quelques blogs dont j'ai établi depuis longtemps la courte liste. En effet, le lendemain matin, il n'y avait déjà plus trace de cette résonance avec l'oncle Charlot disparu.

Encore une fois, on peut dire qu'il ne s'agit là que d'un rapprochement fortuit, une simple péripétie du hasard. Il m'a tout de même plu d'aller plus loin : je ne connaissais pas du tout cet Eric Vernhes évoqué par J.J. Birgé, j'ai donc lu l'article, qui commence ainsi : 

"Une fois de plus je suis fasciné par les créations d'Eric Vernhes. Si Meeting Philip, son hommage critique à Philip K. Dick, fait un carton à la Biennale Nemo, son exposition à la Galerie Charlot rassemble des pièces anciennes ou récentes comme Dormeurs éveillés qui s'empare d'un texte incroyable de Gaston Bachelard"
Me rendant ensuite sur le site d'Eric Vernhes donné en lien, je file vers sa page bio où je lis ceci :

SINCHRONICITÉ

La pratique artistique d’Eric Vernhes repose sur la création « d’objets temporels ». Ce concept, issue de la phénoménologie, qualifie des dispositifs dotés d’un mouvement intrinsèque qui épouse celui de la conscience du spectateur. Eric Vernhes l’utilise dans son travail pour créer un moment magique: Celui où l’imaginaire du spectateur, mis en mouvement par l’œuvre, vient à s’incarner en elle.
Notre corps, nos émotions, nos idées sont constamment en mouvement. Confrontés  au mouvement de l’œuvre, une relation de sympathie se crée avec elle par synchronicité. Cette relation avec un objet nous fait prendre conscience de notre matérialité: Avant tout autre chose, et en l’absence de démonstration de l’existence de l’âme, le spectateur est un corps, à un moment précis, dans un lieu donné, plongé dans la contemplation de son propre imaginaire qu’il projette dans l’œuvre. Une parenthèse s’ouvre alors dans le mouvement incessant qui le propulse vers sa finitude. Il y a là une expérience intrinsèquement, spécifiquement humaine: L’expérience artistique.
Souvent l’art propose des questions. Le travail d’Eric Vernhes propose plutôt une ambition: conquérir un niveau toujours plus élevé de conscience de nous même, de nos corps, du monde et du temps afin de perpétuer, malgré tout les défis, l’expérience de notre humanité.

La synchronicité étant au cœur de mes derniers articles (la notion apparaît aussi bien chez Cécile Guilbert que chez Caroline Lamarche), je suis conforté dans le sentiment que la collision visuelle repérée dans la nuit de novembre n'est pas qu'une simple facétie aléatoire.

Je remarque en outre que l'artiste a été élève de Paul Virilio : "Après un diplôme d’architecte dirigé par Paul Virilio, Eric Vernhes travaille en production cinématographique aux côtés d’Anatole Dauman (Argos films).Paul Virilio, que j'ai évoqué à plusieurs moments, Anatole Dauman, aussi, que j'ai découvert à travers un volume chiné à Noz, en 2017.

Dans l'article du 11 novembre, je citais Laurent Demanze"La disparition de l’oncle occasionne dans le récit des cercles concentriques : pour saisir la force de rêverie et de romanesque que suscite le mot, à la façon d’un vide entraînant nos pensées dans sa gravitation, Marie Richeux mobilise Georges Perec et Daniel Mendelsohn comme des interlocuteurs de prédilection.(...)" (Passage compris dans la capture d'écran), enchaînant sur : "Georges Perec et Daniel Mendelsohn font partie des écrivains de ma nébuleuse."Or, si l'on se rend sur le lien Georges Perec, le second article collecté est Vient me chercher sur sa moto noire, du 13 juin 2025, renvoyant lui-même à un article d'avril 2020, dont le titre est aussi emprunté à un poème de Roberto BolañoSur le sentier confus et magnétique des ânes et des poètes, et comportant l'image que voici :

 

Or, sur la page de la galerie Charlot consacrée à Eric Vernhes, on peut voir, parmi les travaux présentées, plusieurs œuvres intitulées Horizon négatif.

Horizon négatif, Eric Vernhes, 2019, Acier, écran 4K, ordinateur, caméra, haut-parleur (210 x 60 x120 cm)   
 

On y retrouve, multiplement dupliquée, cette forme triangulaire dont j'avais pointé la récurrence dans les deux couvertures. 

Trucs de Charlot, me souffle l'incrédule (qui ne croit pas si bien dire).




mardi 11 novembre 2025

De mon côté de la rive du temps

11 novembre. Je continue de lire, à petits pas, La maison vide, de Laurent Mauvignier. Entre temps, il a reçu le prix Goncourt, devançant Nathacha Appanah, Emmanuel Carrère et Caroline Lamarche. Lots de consolation : le prix Femina a été remis à  Appanah tandis que Carrère a été couronné par le Médicis. Quid de Caroline Lamarche ? Eh bien pour le moment, chou blanc pour les prix. Bah, ça n'a pas beaucoup d'importance, les prix sont de l'écume, Le Bel Obscur est un très bel objet littéraire dont la trace lumineuse ne me quitte pas.

 

Cette Grande Guerre, dont on commémore donc le 107ème anniversaire de l’armistice, intervient très tôt dans La maison vide, dès la page 14, où il est annoncé que le grand-père Jules reçut à titre posthume la Légion d'honneur, après être tombé le 18 mai 1916 dans le bois d'Avocourt, près de l'Argonne. On le retrouve un peu plus loin, page 23 :

Moi, de mon côté de la rive du temps, j'aperçois tout ça comme le seul récit diffracté d'un monde dont la gloire a été - par la mort de Jules - le signe avant-coureur de la catastrophe familiale qui a nourri le récit qu'aujourd'hui quelque chose en moi cherche à comprendre, comme pour en reconstituer le puzzle - vieux cliché que l'image du puzzle, mais si limpide et évidente qu'elle s'impose avec une force telle que je me refuse à la révoquer, oui, l'image d'un puzzle dans une histoire du temps que j'ai cherché depuis ce matin à reconstituer en retrouvant le certificat de Légion d'honneur dressé en 1920 sur lequel on fait le panégyrique d'un Jules parmi les autres, mort dans la boue de la Grande Guerre avec ses majuscules tonitruantes comme une charge de cavalerie. (C'est moi qui souligne)

Lisant ces lignes, je me souvins que la même image du puzzle, - ce vieux cliché que Mauvignier ne peut révoquer - avait aussi sa place dans Le Bel Obscur. Dans un paragraphe des pages 112 et 113 :

De nombreux sens fantômes circulent entre des archives lacunaires. Si j'en choisis un plutôt qu'un autre - ici la remarque amusée de ma mère - c'est comme on passe et repasse devant un puzzle, plaçant une pièce, puis une autre, découvrant peu à peu le motif. Ma mère, si expéditive pourtant, adorait les soirées consacrées à cette passion lente. L'image entamée pouvait rester durant des semaines inachevée sur la table du salon. Chaque personne de passage rajoutait une pièce ou se contentait d'observer quel coin de ciel ou de frondaison s'était comblé, quel animal avait trouvé sa patte ou sa tête, quelle maison son toit ou sa porte. Ma récolte d'éléments offre autant d'entrées qu'un puzzle de mille pièces. La main du lundi n'est pas la main du jeudi, ni celle du matin aussi leste que celle du soir, mais toutes finissent par relier entre elles les couleurs et les formes. Sur la table je déplace ces fragments ancestraux que j'ai sortis de leur relégation comme on va chercher, un jour de pluie, la boîte contenant l'image aux pièces mélangées. Il suffit que je les rapproche pour que se révèlent des motifs qui se trouvaient déjà là. (C'est moi qui souligne)

On retrouve ici cette expression d'archives lacunaires (qu'on peut entendre d'ailleurs dans la vidéo réalisée pour Mollat), cette notion d'archives que j'avais déjà signalée à la fin de l’article sur Le Bel Obscur. Rapprocher différentes pièces d'archives révèlent donc des motifs, et c'est bien la même démarche de reconstitution de motifs à laquelle se livre Mauvignier, qui lui permet d'écrire l'histoire de ses aïeux.

Passant à la médiathèque le 5 novembre, j'ai emprunté le dernier roman de Marie Richeux, Officier radio. Je n'avais jusqu'à lors jamais rien lu de la productrice de l'émission "Le Book Club" sur France Culture. Le roman n'avait pas franchi l'étape de sélection des grands prix, ce qui ne m'inquiétait pas, bien au contraire, je crois aussi que j'aimais que ce ne fut justement pas un roman (bien que le mot soit employé par l'éditrice), mais un récit, autour de l'accident du cargo Emmanuel Delmas en 1979, au large des côtes italiennes, collision avec un pétrolier qui provoqua un incendie où périrent 27 personnes, dont Charlot, l'oncle de Marie Richeux, officier radio sur le navire.* Elle-même, née en 1984, n'a pas connu son oncle mais elle enquête obstinément sur ce drame qui a marqué sa famille.


 Et là encore, le rôle des archives est fondamental. 

Tout ça pour dire, c'est peut-être grossier, que je fais un lien entre l'office des morts et l'officier radio, entre officier pour les morts et officier à la radio. Je fais ce lien en me plongeant passionnément dans des archives d'il y a quarante-cinq ans, mais cela me permet de dire que je l'ai toujours fait. Dans mon désir - si précoce - d'enregistrer des voix, des paroles, des descriptions de lieux, de façons de vivre, de cuisiner, de partir à la pêche ou de prononcer certains mots de patois, il y a la volonté farouche de lutter contre la disparition des choses et des êtres, les enregistrer pour leur garantir une mémoire, les fixer quelque part. Il y a la conscience trouble d'un monde promis à la disparition, un certain monde agricole, marin, breton, il y a l'urgence d'aller contre l'oubli. Comment ne pas oublier, dit mon père au début de l'histoire, comment ne pas oublier, dis-je en allumant mes micros. J'officie radio, comme un office des morts en avance pour garder par-devers moi une poignée de mots des futurs disparus. Ou, à défaut, des images et du son qui seront une autre façon d'écrire pour eux. (p. 127-128, c'est moi qui souligne)

Hier (je viens seulement de m'en aviser, après avoir commencé la rédaction de ce billet), Laurent Demanze a consacré un article au livre sur AOC, et cite ce même passage donné au-dessus que j'avais consigné dans mon cahier dès le 7 novembre. Il poursuit en suggérant que "Sans doute est-ce là l’art de la conversation que déploie magnifiquement Marie Richeux dans son récit et dans ses émissions radiophoniques du « Book Club », qui consiste à lutter contre l’effacement, en rapiéçant des bribes d’histoire, en reliant les mots épars de la discussion, en ravaudant les fils ténus de la conversation : la parole comme une matière à modeler et façonner, en saisir le point d’incandescence et la faire bifurquer jusqu’à cheminer vers un nœud en travers de la gorge."

Plus haut, il avait écrit : "La disparition de l’oncle occasionne dans le récit des cercles concentriques : pour saisir la force de rêverie et de romanesque que suscite le mot, à la façon d’un vide entraînant nos pensées dans sa gravitation, Marie Richeux mobilise Georges Perec et Daniel Mendelsohn comme des interlocuteurs de prédilection. Ici La Disparition, là Les Disparus sont convoqués pour donner à cette évanescence toute son ambivalence, tout ensemble lestée des drames de l’Histoire et allégée par la possibilité du jeu de la contrainte."


Georges Perec et Daniel Mendelsohn font partie des écrivains de ma nébuleuse. Ici, j'ai particulièrement aimé ce que Marie Richeux rapporte des propos de Mendelsohn dans un épisode de Par les temps qui courent, du 24 novembre 2020. L'écrivain était au bout du fil, assis dans un fauteuil à deux heures de train de New York, dans sa maison de campagne, et elle, dans "la pénombre très rassurante du studio à Paris." Après une coupure dans la liaison radio, il avait repris avec ces mots : "Ce qui me semble extraordinaire dans le monde réel, c'est qu'il nous permet de trouver parfois ce sentiment puissant de lien que l'on connaît habituellement dans la littérature. Des connexions incroyables, des coïncidences. Quand on est sensible à une question, on commence à voir ces liens apparaître, tout le temps et partout. C'est une sensation extraordinaire. Le monde est peut-être plus structuré que nous voudrions bien le croire.

Paroles qui rejoignaient cette autre observation de Caroline Lamarche : "Étrange comme une obsession attire les coïncidences qui la documentent." (p. 134)

 

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* Une autre raison du choix de ce livre est que je lis en ce moment, par bribes (uniquement dans le Lieu tranquille, au sens de Peter Handke, ce qui explique cette lecture fragmentée), L'intervieweur, d'Alain Veinstein, (Calmann Lévy, 2002), où l'auteur se nourrit de son expérience radiophonique (à l'époque, il animait l'émission Du jour au lendemain). Le livre de Marie Richeux venait là en résonance directe avec cette écriture.

 

 

vendredi 7 novembre 2025

Bon pour les filles

A Aigurande, en ce jour de Toussaint, j'avais donc acheté Le Bal des Conscrits de Louis Peygnaud. A la ferme de La Font du Four, celle des grands-parents maternels où je naquis en 1960, il n'y avait en dehors des livres d'école que quelques livres de littérature générale, je me souviens de Typhon de Joseph Conrad et de cet ouvrage de Louis Peygnaud, De la vallée de George Sand aux collines de Jean Giraudoux, publié chez Charles-Lavauzelle en 1949, et couronné par l'Académie française. 

Cette distinction n'a pas rendu l'homme célèbre et j'ai beaucoup peiné à trouver une notice biographique sur Louis Peygnaud (Google vous refourgue aussitôt une masse de sites sur Louis Pergaud, c'est très agaçant). En insistant, j'ai néanmoins trouvé quelques lignes sur le pdf d'un groupe de marcheurs de Bonnac-la-Côte en Haute-Vienne, département d'origine de Louis Peygnaud, né le 9 août 1895 dans le hameau de Chasseneuil (commune de Saint-Symphorien-sur-Couze). Après ses études primaires et secondaires, il rejoint l’école normale de Limoges. Mobilisé en 1915, il est blessé en 1918 et démobilisé en 1919. De retour à la vie civile, il est nommé instituteur à Saint-Sornin-Leulac en Haute-Vienne. En 1930, il passe l’examen d’inspecteur primaire, fonction qu’il exerce d’abord à Gordon-Murat en Corrèze et à partir de 1931 à La Châtre (Indre). Il y restera au-delà de sa retraite prise en 1958. Proche d’Aurore Dudevant (1866-1961), la petite-fille de George Sand, il était souvent invité à Nohant. Dans les dernières années de sa vie, il rejoint sa Haute-Vienne natale, où il s’éteint le 12 mai 1988 à l’âge de 92 ans. (Source : Bulletin des Amis du Vieux La Châtre, n°3, 2011).

 

Le Bal des Conscrits a été publié sans mention d'éditeur en 1968, imprimé par les bons soins de l'imprimerie Rault, fondée en 1934 par Arsène Rault pour son fils Roger, et toujours existante (reprise en 2017 par le groupe Paragon, elle est la seule entreprise importante qui subsiste à Aigurande). Le volume que j'ai acheté comporte une dédicace que je ne vois qu'aujourd'hui, et qui m'émeut car elle s'adresse à Monsieur et Madame Renaud : "Croyez bien que je n'ai pas oublié le temps de Crozon qui s'éloigne si vite !" Crozon qui est ma commune natale...


Le livre s'ouvre sur une citation de Chateaubriand, que Louis Peygnaud reprend et prolonge dans sa préface : "Dans une page admirable, Chateaubriand se souciait du sort réservé par l'avenir à la mémoire de tous ces paysans laissés en Russie - et ailleurs : "Il n'y a peut-être que moi qui, dans les soirées d'automne, en regardant les oiseaux du Nord, se souvienne qu'ils ont vu la tombe de nos compatriotes"."

Et Peygnaud poursuit ainsi : "Comme Chateaubriand, pourquoi, certains soirs autour de la Toussaint, ne resterions-nous pas attentifs à toutes ces voix étranges, mystérieuses, qui se mêlent au vent de la nuit ? Ces clameurs, ces plaintes dans le ciel ? : celle des âmes tourmentées qui n'ont pas eu accès au paradis, pensaient nos anciens, mais, bien sûr, point les âmes pures de nos infortunés petits conscrits." (p. 10-11)

La Toussaint était ainsi étrangement évoquée, jour même de l'achat du livre, et de la bande dessinée de Davodeau, Chute de vélo, où l'intrigue tourne autour du personnage de Toussaint, et de son terrible secret. Toussaint qui retrouve Irène, la grand-mère atteinte de la maladie d'Alzheimer, sur le bord de la rivière, au grand soulagement de ses enfants.


 
 
Mais ce n'est pas tout. A la salle d'Aigurande où la brocante se déroulait, passa mon ami Gary Tupolev, accompagné d'Anne-Marie et William. Des mois que je ne les avais vus, et il fut convenu qu'en retournant à Châteauroux, je m'arrête à Cluis, où une petite fête était organisée le soir-même par les jeunes de la famille. 
Là, à Cluis, Anne-Marie me montra la réponse qu'Amélie Nothomb avait faite à Gary, à la suite de l'envoi de sa bande dessinée Bon pour les filles, parue à la Bouinotte en septembre 2014. Amélie Nothomb a la réputation de répondre à toutes les lettres manuscrites qu'on lui envoie et cette réputation n'est semble-t-il pas surfaite car elle a répondu très vite au message qui accompagnait le don de l'album.
Ceci dit pour l'anecdote car ce qui me captive dans cette histoire, c'est l'accent mis tout à coup sur cette bande dessinée atypique, qui a donc onze années d'âge.
 
 
Que raconte donc Bon pour les filles Lisons le descriptif : 
"Bon pour les filles ! » Le conseil de révision a tranché : bon pour le service, trois ans sous l’uniforme, la vie loin d’ici, du quotidien. Et l’honneur de ne pas avoir été réformé. Bon pour les filles…
Désiré, lui, n’a pas franchi la toise, pour se coiffer du képi et empoigner un Lebel. Pas de chance, et adieu Mathilde, la fille du boulanger, pourtant bien jolie. Les autres y étaient, eux, bon pour les filles. Et bientôt pour les tranchées, la boue. Bon pour la peur, la fosse commune ou le poteau d’exécution.
Alors, tout faire quand même, pour aider les copains, sur le front à quelques kilomètres de là. Pour exister aux yeux de Mathilde et de son cocardier de père. Le récit court, percutant, d’une tranche de guerre « à côté » : le désespoir de ne pas en être et l’apprentissage de l’horreur, pour les yeux d’une fille que l’on aura jamais."

"Bon pour les filles", c'est  cet insigne militaire qu'on décernait au conscrit à l'issue du conseil de révision, et dont quelques exemples ornent le dos de couverture de l'album.

 
 
C'est donc une autre histoire de conscrits qui se rappelle à moi en cette soirée de Toussaint. Mais les coïncidences ne s'arrêtent pas là. Louis Peygnaud entame son livre par le chapitre Le 22 octobre 1914 avec les conscrits de la classe 1915, et ces lignes-ci :
"Le 22 octobre 1914, sept garçons de dix-neuf ans s'en revenaient de Nantiat et regagnaient leurs villages de la vallée de la Couze. sur toutes les routes qui partaient du chef-lieu d'autres garçons cheminaient vers toutes les communes du canton. Ils venaient de passer le conseil de révision."

Ces sept garçons, on les retrouve pour ainsi dire dans cette case de la page 8 : 

 

Une dernière pour conclure : le héros de "Bon pour les filles" est le pauvre Désiré Lamoureux, recalé au conseil de révision à cause de son mètre cinquante-deux.



Or, à la page 27 du Bal des conscrits, Louis Peygnaud raconte une autre conscription, celle du 10 mars 1793, an II de la République, où eut lieu la première levée en masse de 300 000 hommes. De tous les villages affluaient les hommes célibataires ou veufs sans enfants de dix-huit à quarante ans. Le 15 juillet, l'Assemblée législative avait proclamé la Patrie en danger. De fait, cette première journée ayant donné peu de résultats, il fallut remettre le couvert le 17 mars. Ainsi, au Péchereau, près d'Argenton, seuls deux volontaires s'étaient inscrits le 10 mars. Et le 17, 45 hommes durent se soumettre à la voix du sort. Le maire avait préparé 33 bulletins blancs et 12 bulletins portant la mention "soldat", et chacun vient tirer un bulletin dans un chapeau : "Mais soudain, minute pathétique entre toutes, alors que sept volontaires nationaux viennent d'être désignés, voici que se présente devant le fatidique chapeau, non plus un garçon mais un homme d'environ cinquante ans, qui dissimule avec peine son émotion. C'est Sylvain LAMOUREUX, laboureur, qui vient tirer à la place de son fils empêché par la maladie. L'assistance, quelque peu animée, devient brusquement silencieuse. Tous les présents ont le sentiment de la gravité du geste de ce père qui va décider du sort de son enfant. Le père de François LAMOUREUX prend un billet et le tend au maire qui l'ouvre et annonce le fatidique : "soldat"."

 


mardi 4 novembre 2025

La maison vide

 Depuis le 6 août dernier, j'écris des sonnets. Le premier d'entre eux commence ainsi :

Soif du poème, un truc soudain, ça vous prend comme la mer

Rien à raconter, rien à dire, mais il faut que ça sorte

Il faut sans délai tracer des mots sur la page

Pour calmer les chevaux, j'ai choisi : un sonnet

Soif du poème, c'était bien cela, une rage de dire qui ne pouvait pas s'épancher dans un article de blog comme celui-ci, qui devait avoir sa forme propre. Et le sonnet, si désuet pouvait-il apparaître, me donnait cette structure contraignante qui me permettait de rendre compte d'un moment de vie dans toute sa densité, ou du moins d'essayer. Je choisis alors de publier sur Facebook, dont j'usais parcimonieusement. L'aventure se poursuit et le 30 octobre, le dix-huitième sonnet évoquait ma dernière visite à l'ehpad de La Châtre, où je trouvai ma mère dans une grande détresse.

Retour à l'ehpad petite maman perdue
Tu tombes bien - elle m'embrasse - j'allais partir
Partir mais où partir quand la maison n'est plus
les verrous sont tirés les gares sans avenir

Dans un sac de toile rouge elle a mis pêle-mêle 
carrés de laine culottes aiguilles et photos
Elle veut prendre le large elle veut se faire la belle
De l'ehpad je m'évade bon dieu c'est pas trop tôt 

J'avoue - on a remis à plus tard la cavale
Diversion - je lui dis lis-moi Victor Hugo
Le Clair de lune du recueil des Orientales

Des poèmes elle en a recopié un quintal
La lune était sereine et jouait sur les flots 
Un peu n'importe quoi conclut-elle impériale

 

Le même jour, après avoir lu mon poème, l'ami François C. me signale la parution récente (8 octobre) de l'album Là où tu vas d’Étienne Davodeau, sous-titré Voyage au pays de la mémoire qui flanche. Présenté ainsi sur le site de Futuropolis : 

Elle s’appelle Françoise Roy. Son métier consiste à accompagner les personnes atteintes par la maladie d’Alzheimer et leurs proches dans leur vie quotidienne. Étienne Davodeau trouve que c’est là un métier passionnant. Alors il a demandé à Françoise de lui raconter au plus près les heures et les journées qu’elle passe dans l’intimité de ces femmes et ces hommes pour qui la qualité de l’instant présent est essentielle. Il lui a dit : « Là où tu vas, chaque jour, tu seras mes yeux et mes oreilles ». L’idée est de raconter au plus près la singularité de ces existences au pays de la mémoire qui flanche tout en préservant l’intimité des personnes concernées. La bande dessinée peut faire ça.
Un détail qui n’en est pas un donne une intensité particulière à ce récit : Françoise et Étienne vivent ensemble depuis longtemps. Depuis toujours, elle est sa première lectrice. Il sait qu’il n’aurait pas pu faire un livre comme celui-ci avec quelqu’un d’autre. Ce livre sera aussi, d’une certaine manière, un épisode de leur vie de couple et donc aussi le plus intime de ses récits.

Je prévois alors d'aller samedi matin à Arcanes acheter cet album. Finalement, je n'en fais rien mais pars en début d'après-midi pour Aigurande, où a lieu la Bourse Multi Collections Brocante à la Maison des Expressions et des Loisirs. Ma belle-sœur Isabelle y tient un stand, essentiellement de livres. L'occasion aussi de revoir de vieux amis de passage. Il y a beaucoup de marchands de timbres et de cartes postales, qui ne m'intéressent pas particulièrement, mais je trouve tout de même à chiner Le bal des conscrits, de Louis Peygnaud, et, plus surprenant, Les Ziaux, de Raymond Queneau, édition originale de 1943, dans la collection Métamorphoses, chez Gallimard.

Et puis j'achète quelques ouvrages à Isabelle, dont justement un Étienne Davodeau, Chute de vélo, que je ne connais pas, paru en 2004. 

 

Je le découvre le lendemain. Et surprise, il est déjà question dans cet album de mémoire qui flanche. Les enfants d'Irène, hospitalisée parce qu'elle perd la tête, préparent la vente de la maison familiale. Page 78, à deux pages de la fin, on trouve ces cases-ci :


 La maison est vide. Et je ne peux m'empêcher de penser à cet autre roman de la sélection du Goncourt que je viens juste de commencer : La maison vide de Laurent Mauvignier

 

Et je songe aussi à la maison d'Aigurande, celle de ma mère, celle dont je dis dans le sonnet qu'elle n'est plus, et qui n'est plus que parce qu'elle est vide, vidée de ce qui lui donnait vie au quotidien, lits, tables, chaises, armoires, vaisselle, tableaux, pendule, bibelots, lampes, etc.

Mais il y a un autre détail qui m'interpelle. A un moment déjà plein de tension, la vieille dame disparaît. Elle demeure introuvable. C'est la panique. Mais heureusement, un ami de la famille, un pauvre type malchanceux que toute la famille aide depuis des années à ne pas sombrer dans la misère, va la retrouver au bord de la rivière. 

Cet ami se nomme Toussaint. Or, cette brocante aigurandaise avait lieu en ce jour de Toussaint. Cette coïncidence n'est pas isolée. On va voir qu'elle est l'un des éléments de ce que Caroline Lamarche et Cécile Guilbert nomme constellation.

Ce sera au prochain épisode.

Aigurande, la maison vide. PB


 

dimanche 2 novembre 2025

Le Bel Obscur

Ville de Liège

COURAGE, DÉVOUEMENT, HUMANITÉ

Par délibération du Conseil Communal de Liège du 7 août 1863, une mention honorable a été décernée à Mr Edmond H. demeurant à Liège pour le fait suivant :

Le 21 mars 1862, il a sauvé deux jeunes gens qui se noyaient dans la Meuse. 

Caroline Lamarche, Le Bel Obscur, Seuil, 2025, p. 18 

Cette année encore, la maison centrale de Saint-Maur a été retenue pour participer au Goncourt des détenus (in extremis, un établissement de Belfort ayant, semble-t-il, renoncé au dernier moment). La première sélection de quinze livres est donc en cours de lecture par les détenus volontaires. Quant à nous, les bénévoles de Lire pour en sortir,  sommes invités à lire également et à assister aux séances de discussion préalables au choix de trois ouvrages, qu'il faudra défendre ensuite au niveau interrégional, puis national. Je suis bien loin d'avoir parcouru toute la sélection, mais parmi celle-ci j'ai pu lire, entre autres, Le Bel Obscur de Caroline Lamarche, autrice belge dont je n'avais pas lu une ligne depuis J'ai cent ans, recueil de nouvelles qu'elle écrivit entre 1991 et 1999, édité en 1999 par Le Serpent à Plumes, mais que je ne découvris sur l'étal d'un bouquiniste parisien qu'en février 2012. J'avais beaucoup aimé mais, curieusement (ou peut-être faudrait-il mieux dire absurdement), je n'étais pas allé plus loin sur le chemin de cette œuvre.

 

Or, je retrouvai d'emblée le plaisir de lecture dont j'avais le vague souvenir (c'est sans doute lui qui me fit choisir ce roman à la place de quelques autres). Et ce plaisir se retrouva sérieusement augmenté quand je réalisai que des liens se tissaient avec une sorte d'évidence troublante avec Feux sacrés, le récit de Cécile Guilbert, évoqué déjà ici à plusieurs reprises. Mais n'allons pas trop vite.

La notice biographique de J'ai cent ans, vieille d'un quart de siècle, n'en donne pas moins certains mots-clés du roman : "Caroline Lamarche est né en 1955 à Liège. Elle a passé son enfance dans le nord de l'Espagne et son adolescence dans la région parisienne, entre un père ingénieur des Mines, féru de généalogie, et une mère qui lisait Joseph Conrad et racontait la Bible aux enfants."

La découverte d'Edmond, un ancêtre de la famille dont la narratrice n'avait jamais eu connaissance, est le fruit d'un hasard. Sa sœur, occupée à vider la maison des parents défunts, lui signale la présence d'un coffre de bois rongé d'humidité dans un recoin oublié de la cave. Ce coffre renferme une pile de documents sans intérêt, à part une enveloppe marquée du sigle Agfa-Gevaert et porteuse d'une étiquette écrite par son père : "Un diplôme, deux photos et deux lettres d'"Edmond". Demandé le 9/12/1994 à Thomas : Est-ce le même ?" "Curieuse question, commente la narratrice. La date de 1994 correspond à l'année où il mettait la dernière main à un ouvrage de généalogie relatif à la famille de ma mère, dont Thomas est le dernier représentant de sexe masculin." Elle replonge alors dans cet ouvrage paternel, où il signale l'absence d'Edmond sur l'arbre généalogique. Edmond qui était ingénieur des Mines à la Bergakademie de Freiberg, sauve donc deux personnes de la noyade en 1862, est distingué pour cela par la ville de Liège le 7 août 1863, avant de mourir le 15 juin 1865, à Orléans, dans des circonstances non élucidées.

C'est au chapitre 7 que jaillit soudainement la référence à Jung commune aussi à Cécile Guilbert :

"[...] il m'a fallu moins d'un jour après ma conversation téléphonique avec Thomas pour réagir au diplôme d'honneur tiré de l'enveloppe Agfa-Gevaert. Ce document éveille en moi un faisceau d'émotions. C'est qu'il m'offre une formidable synchronicité comme dirait Carl Gustav Jung : à un siècle et demi de distance, le destin d'Edmond interpelle celui de Vincent."

La narratrice se souvient brusquement du récit que son mari Vincent lui a fait le jour où il l'a présentée pour la première fois à ses parents. Ils se trouvaient tous les deux sur le bord de la rivière "qui, ce matin-là, au fond du jardin familial, berçait un tapis de renoncules flottantes semblables à celles qui entourent, sur le tableau de Millais, l'infortunée Ophélie. Vincent m'avait montré un noyer qu'il avait planté sur la berge lorsqu'il avait seize ans. Il m'avait ensuite raconté qu'au moment où il en achevait la plantation une voiture roulant à grande vitesse sur la route en surplomb avait basculé à l'endroit le plus dangereux de la rivière, non loin des tourbillons qu'elle qu'elle dissimulait sous son air paisible." Le jeune homme plonge et parvient à extraire l'une après l'autre les deux personnes prisonnières de l'habitacle mais les pompiers ne pourront les réanimer : "Le résultat fut deux morts et un jeune homme désespéré."

Ophélie, John Everett Millais (1851-1852) Tate Britain, Londres.
 

Au-delà de ce double sauvetage dans l’histoire d'Edmond et de Vincent, il est une autre ressemblance encore plus significative. Vincent, que la narratrice aime passionnément, lui révèle plus tard son homosexualité. Le couple demeurera mais vivra de façon libre, ce qui sera plus difficile pour elle que pour lui. Quant à Edmond, l'enquête qu'elle va mener ne laissera guère de doute sur la raison du bannissement familial. L'homosexualité est là aussi présente, mais elle ne se vit pas de la même façon en 1863 qu'à la fin du vingtième siècle.

Adrienne et Alphonse, les parents d'Edmond, se marièrent en Allemagne, le 18 octobre 1831, à Werden-an-der-Ruhr. Ville située à une vingtaine de kilomètres seulement de Bochum où Vincent étudiait. "La même forêt nous a vus nous promener main dans la main, Alphonse et Adrienne, Vincent et moi. Cette proximité des lieux à presque deux siècles de distance fait partie des coïncidences qui m'accompagnent depuis que je m'intéresse à Edmond. Une obsession se nourrit par attraction de signes. Une constellation nomade se met à scintiller, petits fanaux visuels, surprises olfactives et sonores, ombres et lumières, rencontres fortuites (...)."(p. 112) 

On retrouve ici cette image de la coïncidence et de la constellation que j'ai déjà mis en évidence chez Cécile Guilbert, et dont elle donne la source chez Roberto Calasso : "la coïncidence c'est l'apparition d'une constellation dans la vie de chaque individu." Une constellation en astronomie est un groupe d'étoiles voisines sur la sphère céleste, présentant une figure conventionnelle déterminée. C'est une projection humaine qui permet de se donner des repères communs. Reconnaître une constellation dans se propre vie, ce serait en somme, pour reprendre les mots de Cécile Guilbert, "donner sens à la trame existentielle qui est la nôtre", "semblable à un air bien connu, à une mélodie dont nous avons appris à repérer les thèmes principaux et les leitmotivs, il ne sera pas alors dit que notre vie s'est déroulée n'importe comment." Un travail de retour sur soi s'impose alors : "S'élucider soi-même à travers les méandres de sa propre trajectoire implique nécessairement de remonter le cours du Temps comme on le ferait d'un fleuve."


 

D'où, chez Cécile Guilbert comme chez Caroline Lamarche, ce recours commun à ce qu'elles nomment archives personnelles : "Assise en tailleur sur le tapis de mon bureau, j'exhume vieux papiers et photos d'un gros carton d'archives familiales qui gît sous un meuble depuis plus de trente ans. J'ai besoin de reconstituer la chronologie des événements, de retrouver les dates. Je ne peux me contenter de l'imprécision des souvenirs ni des ruses mémorielles propres à légender tant de faits passés qui gauchiraient mon récit."(Feux sacrés, p. 82) Et Caroline Lamarche : "Les cartes comme les archives font partie de ma géographie mentale."(p. 29), "Au fil de mes diverses existences, j'ai semé des traces que je peux aborder en archiviste de moi-même, les années quatre-vingt dix constituant le paléolithique de mon existence."(p. 59)

Et au chapitre 35, on retrouve ensemble coïncidences et archives : "Lorsque l'image que j'organise recommence à se brouiller, je reviens vers les archives. Mon matériel est double : les documents concernant Edmond et mes propres cahiers. Les coïncidences tombent comme des dominos. Je m'aperçois que les cahiers dont je me suis emparée correspondent au moment où mon père rédigeait, sur la base du diplôme d'hommage de la ville de Liège, la brève réhabilitation d'Edmond qui apparaît dans son livre."(p. 113)

 

jeudi 23 octobre 2025

Esthète de l'incongru

"Ceux qui m'aiment organisent des réjouissances pour la Sainte-Cécile le 22 et mon anniversaire le 29 ? Ils ignorent que ces dates n'ont jamais empêché mon âme de geler à partir de novembre où je ne fais que tomber malade en attendant que tout ce que j'aime reprenne vie et couleurs."

Cécile Guilbert, Feux sacrés, Grasset, 2025, p. 9. 

Dans le prologue de son récit, Cécile Guilbert évoque cet article de magazine lu un de ces jours sombres de novembre. Article qui racontait que le cadavre d'un prince indien avait été retrouvé dans les ruines d'un pavillon perdu dans la forêt de Delhi. L'homme en question - un certain Ali Raza - se faisait appeler "prince Cyrus", ultime rejeton, prétendait-il, d'une famille royale ayant régné depuis plus de 2500 ans sur l'ancienne province de Oudh (ou Awadh), situé au centre de l'état actuel de l'Uttar Pradesh. Une petite photo montrait la misérable pièce où il vivait, "meublée seulement d'un châlit recouvert d'une cotonnade usée et d'une petite table de rotin surmontée du portrait peint d'un vieillard enturbanné." De cette photo, l'autrice avoue qu'elle ne pouvait en détacher ses yeux, elle la ramenait obstinément "trois ans en arrière, vers la douleur et le chagrin" : 

Et pourtant, je me sentais proche de Cyrus comme d'un frère.
Un frère mort comme un clochard ou un squatteur.
Seul.
Dans la pauvreté et l'indifférence de tous.
Car il avait fallu plusieurs jours à ses voisins pour s'apercevoir de son effacement avant de retrouver son corps. 

Il faudra attendre la page 269, le chapitre intitulé Disparition, pour connaître le fin mot de l'histoire ici juste effleurée : le 29 janvier 2014, elle apprend la mort de son frère David, retrouvé dans son appartement  plusieurs jours après son décès pour des causes qui resteront toujours floues.

Et c'est à la fin du livre que ces rapprochements prennent toute leur dimension. Il faut en revenir à cet extrait que je donnai dans l'article précédent : "Les battements de mon cœur s'accélèrent quand ma lecture voit se télescoper le nom de Thomas Browne, celui de Cyrus et l'histoire d'un homme retrouvé plusieurs jours après sa mort. Sur le coup, je n'y vois ni présage ni hasard : plutôt une nécessité ainsi qu'un encouragement. "

Le chapitre qui suit immédiatement se nomme Constellations, et développe l'histoire de Thomas Browne. Sir Thomas Browne (1605 - 1682), qu'elle qualifie d'esthète de l'incongru, et dont elle affirme n'avoir pas "le souvenir d'un jour de pluie dont l"ennui n'ait été dissipée par sa prose baroque toute hérissée de bizarreries et constellée de mots étranges."

 

Il se trouve que j'ai déjà écrit sur Thomas Browne*, et la dernière fois c'était il y a presque un an, à la même époque, avec l'article Labyrinthe et jardin de Cyrus, rédigé après une visite au village potier de La Borne. J'ai donc un peu l'impression de me répéter, mais oublions cette impression et suivons Cécile Guilbert dans son récit sur Thomas Browne. Elle dit qu'il a vécu à Norwich, ville d'exil de Sebald et point de départ des Anneaux de Saturne : "Très vite, par un enchaînement causal qui semble moins devoir à la contingence qu'à la nécessité se frayant un chemin dans l'inconscient, le narrateur séjourne  dans l'hôpital où le crâne de Browne a été longtemps exposé." Le même narrateur évoque un ami du nom de Michael Parkinson, quadra célibataire, "un être innocent et pur qui tire le diable par la queue et a eu la sagesse de trouver sa joie dans la frugalité." Et plus loin il écrit que cet homme a été découvert mort dans son lit, couché sur le flanc, et "de l'enquête, poursuit Sebald, il résulta that he had died of unknown causes, une conclusion à laquelle j'ajoutai moi-même : in the dark and deep part of the nights."

Cécile Guilbert interrompt sa lecture "en percutant ces lignes ténébreuses". Lui reviennent en écho les souvenirs de la mort obscure de son frère David, comme celle du prince Cyrus dans son galetas de la forêt de Ridge : "Michael Parkinson ne leur ressemble-t-il pas au moral comme un frère ? On comprendra que lorsque Les Anneaux de Saturne mentionnent plus loin Le Jardin de Cyrus, l'ultime livre de Browne, je n'ai plus qu'une idée en tête : me procurer cet opus insolite de l'Anglais et tous les livres de l'Allemand."

Elle lit donc l’œuvre entière de Sebald durant l'été 2020, selon elle, "dans un état proche de l'hypnose": "découvrir à quel point  leur auteur s'est attaché aux coïncidences dans l'espace et le temps, à l'entrelacs des chiffres et des dates liés par Freud à la compulsion de répétition, m'électrise."

 *

Mathias Enard : 

Alors que je parvenais presque à la librairie Büchner, je voyais plus clairement  qu'une enquête sur la littérature était une investigation de ses limites et de son pouvoir, pour moi encore assez flou, sur l'au-delà, sur ce qui s'agite après la frontière, qu'on entrevoit dans les territoires de l'altérité, de l'imaginaire. Comme l'hypnose et l'imagination, la fantasmagorie, plus qu'une affaire d'archéologie du cinématographe ou une question de projection, d'optique, devenait une allégorie, entre croyance, image et réalité, du projet du récit : raconter, c'est franchir la distance qui nous sépare de l'absent ; c'est enfouir par le langage le réel dans l'irréel, dépecer le monde pour l'offrir, comme la fumée des cuissots de chèvre des sacrifices achéens, à des dieux silencieux : la littérature est cette fumée résidu divin qui signifie l'absence de ce qui l'a provoquée, à jamais. (p. 164)

 

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* La traduction du Jardin de Cyrus en français a été assurée par Bernard Hoepffner. Il ne me semble pas anodin de noter que ce grand traducteur  et écrivain est mort noyé le 6 mai 2017, emporté par une vague à St-David's Head (Pembrokeshire) au Pays de Galles. Son corps a été retrouvé le 9 juin sur la plage de Tywyn beach à South Gwynedd, Pays de Galles du nord.


 

jeudi 16 octobre 2025

Les Anneaux de Saturne

Quand deux fils se rejoignent... Je poursuis depuis la mi-août une série d'articles inspirés par la lecture du récit de Mathias Enard, Mélancolie des confins, Nord, et dont le premier d'entre eux s'intitule Là où tout s'achève déploie tes ailes. Je me suis aussi autorisé plusieurs digressions, dont la dernière a été provoquée par le Feux sacrés de Cécile Guilbert. Or ces deux ouvrages par ailleurs très dissemblables ont au moins un point commun, celui de comporter une référence à l'écrivain en tête de ce que j'ai nommé la Nébuleuse, autrement dit la liste des libellés des billets publiés ici depuis 2006, je veux parler bien sûr de W.G. Sebald

Il apparaît chez Mathias Enard à la page 127, à la suite de l'évocation des bombardements sur Berlin, qui détruisirent cinq cent mille appartements, le tiers du total. "Dans sa conférence sur la guerre aérienne prononcée à l'université de Zurich*, rappelle Enard, W.G. Sebald soutient que la littérature allemande de l'après-guerre ne s'est pas approprié la destruction des villes d'Allemagne, n'en a pas fait état - les littérateurs, pense Sebald, n'ont pas vu les ruines ; et s'ils n'ont pas vu les ruines, ils n'ont pas non plus vu les cadavres : les centaines de milliers de victimes des bombardements alliés sur l'Allemagne nazie." Il parle de crimes de guerre incompréhensibles, "comme la destruction de Hambourg, de Dresde, ou celle, le 27 février 1945, de Mayence, quand cinq cent mille bombes incendièrent la ville alors qu'Américains d'un côté et Soviétiques de l'autre tenaient déjà l'Allemagne à leur merci, quelques semaines avant la mort d'Hitler (...) Ces moments resteront comme un "secret de famille", dit Sebald, dans la mémoire collective. Conscients d'appartenir au peuple des bourreaux, les Allemands (c'est du moins la thèse de Sebald) ont tu leurs souffrances, souffrances considérées comme honteuses face aux visages innombrables des victimes du nazisme."  

Il faut attendre la page 361 de Feux sacrés pour voir apparaître le nom de Sebald, dans un chapitre dont le titre est Une inquiétante étrangeté, où l'autrice commence par rappeler le point de départ de son projet de livre : "Inspirée par les liens tissés entre l'Inde et mes morts autant qu'intriguée par les coïncidences de dates détectées à l'occasion de diverses expériences marquantes, je décide d'ouvrir mon gros carton d'archives pour revisiter ma vie  et en reconstituer la chronologie  à l'aide de mes vieux agendas." Elle ajoute un peu plus loin qu'elle profite du confinement pour s'atteler à ce chantier, lorsque survient au même moment "un événement qui agit comme un formidable accélérateur : la rencontre des livres de l'écrivain allemand W.G. Sebald dont j'avais curieusement, je m'en souviens, appris l'existence au moment de sa disparition, en décembre 2001. Comme son compatriote exilé, le sexy Helmut Newton, un infarctus au volant de sa voiture avait provoqué son décès sur une petite route d'Angleterre. Et, coïncidence troublante comme tout ce qui ressemble à une prémonition, un de ses amis avait raconté que huit jours avant l'accident, l'écrivain lui avait montré, dans un album de famille, une photo prise par son père qui l'avait hanté toute son enfance : un soldat mort, allongé parmi les fleurs, qui s'était tué dans un accident de voiture."

Le moins que l'on puisse dire c'est que ce ne fut pas un coup de foudre. "Lisant ses nécrologies, écrit Cécile Guilbert, j'avais découvert un homme qui portait le deuil à la boutonnière, dont la mélancolie profonde irradiait tous ses livres comme un astre noir." Elle avoue que ses voyages moroses dans la mémoire de la destruction de l'Europe la rebutaient un peu, et que même son écriture, "réputée pour ses longues incises et se digressions nuageuses (ennuyeuses ?) d'une aboulie illimitée" lui semblait "aux antipodes du vif-argent sec et rapide des écrivains des Lumières "qu'elle plaçait au sommet de son panthéon stylistique. Cependant elle confesse qu'elle parcourait toujours ses nouvelles parutions (notons ce verbe : parcourir, qui dit bien ce qu'il veut dire, il ne s'agissait pas d'une véritable lecture), et elle précise que l'intriguaient surtout les images énigmatiques insérées dans ses pages. Pourquoi alors, soudain, en pleine pandémie, près de vingt ans après la mort de Sebald, replonger dans cette œuvre ?

L'événement déclencheur est la mort, à cause du virus, d'un ami cher, Jacques (le nom n'est pas donné), qui tenait un blog culturel dont Cécile Guilbert relut alors l'intégralité, et elle fut frappée en particulier par les pages consacrées à Austerlitz, le dernier grand roman de Sebald. Lui vient alors l'idée que les écrits de cet écrivain "obsédé par les traces laissées par les malheurs et les deuils" pourraient l'aider dans l'écriture de son propre récit. Hypothèse saugrenue, ajoute-t-elle, contraire à ses goûts, et lestée au demeurant d'une difficulté majeure : "Demander de l'aide à Sebald équivaut à s'en remettre à un manchot pour apprendre à jongler."Et puis elle n'entend pas écrire un livre triste sur ses deuils, mais bien évoquer les ressorts acquis dans la souffrance et l'épreuve. Nonobstant ces réserves, elle se procure plusieurs livres de Sebald, "élisant d'abord Les Anneaux de Saturne pour son titre qui fait écho à mes propres spirales de souvenirs où les morts reviennent en boucle. Et tandis que je découvre que l'auteur est décédé à l'âge qui est le mien en ce printemps pandémique, je frissonne."

 

J'en reviens à Mathias Enard, poursuivant sa méditation autour de Sebald. Il écrit que "pour qui avait le cœur à la peine, une promenade dans Berlin se transformait vite en un gymkhana entre les souvenirs de la destruction, ses ruines et ses fantômes - je me rappelai soudain, alors que la neige fondue recommençait à tomber  et que la Kollwitzstrasse s'illuminait de ses lucioles glacées, sombrant vite sous la lumière  des phares, que c'était E. qui m'avait fait découvrir, quinze ans plus tôt, l’œuvre de W.G Sebald, juste après la mort brutale de ce dernier  dans cet accident d'automobile, consécutif à un malaise cardiaque, du côté de Norwich."

La synchronie est ici troublante : Enard et Guilbert ont donc découvert Sebald au même moment, juste après la mort accidentelle de l'écrivain, et dans les deux cas, la véritable connaissance de l’œuvre est le fruit d'une médiation amicale, marquée des deux côtés par la maladie, le virus pour l'ami Jacques, l'accident cérébral pour E.

Les résonances ne s'arrêtent pas là : page 134, Mathias Enard cite cet incipit :

En août 1992, comme les journées du Chien approchaient de leur terme, je me mis en route pour un voyage à pied dans l'est de l'Angleterre, à travers le comté de Suffolk, espérant parvenir ainsi à me soustraire au vide qui grandissait en moi. 

Et il continue ainsi : "Voilà de quelle façon commencent Les Anneaux de Saturne, de W.G. Sebald, par un mouvement." Et un peu plus loin, il écrit qu'en marchant dans Berlin sombre et désert, il ressentait à la fois ce qui le poursuivait et grandissait en lui : "L'époque était celle des désastres. L'accident de E. était le plus personnel, peut-être, et j'ignorais comment échapper à ce vide. Berlin avait changé de couleur. L'afflux de réfugiés syriens remplissait la ville des victimes de la guerre, des cris des torturés, des bombardements massifs."Mathias Enard a vécu longtemps en Syrie et il est très affecté par la tragédie que ce pays a vécu. Il raconte peu après la terrible histoire de Rami, un Syrien de Seidnaya, chrétien orthodoxe d'environ trente-cinq ans, arrêté à Damas, emprisonné, torturé atrocement, libéré six mois plus tard, puis exilé à Berlin où l'écrivain l'a rencontré. Berlin où il est à nouveau arrêté après avoir agressé et blessé un policier dans un épisode psychotique. On l'avait retrouvé, assis sur un banc, un sac en plastique sur les genoux, qui contenait un crâne et quelques ossements noircis. "La psyché de Rami avait été brisée par la torture et la prison, et ses blessures s'étaient aggravées elles-mêmes, comme la lave s'échappe d'une fissure et finit par brûler ce que le tremblement de terre avait pourtant épargné."

Cette histoire fait sinistrement écho au film de Jafar Panahi que j'ai vu cet après-midi à l'Apollo, Un simple accident, où d'anciens prisonniers retrouvent par hasard leur tortionnaire. Celui-ci nie totalement et le doute s'installe. Les traumatismes de la détention y sont décrits avec précision, la vie de celles et ceux qui l'ont subie en est à jamais bouleversée.

 


Mathias Enard écrit qu'il n’arrivait pas à raconter, qu'il était incapable de parler de l'histoire de Rami avec qui que ce soit, qu'il ne comprenait pas ce qu'il faisait avec ces ossements, à quoi il les destinait. Dans la même page, il évoque à nouveau Sebald qui "mentionne, dans Les Anneaux de Saturne, les tribulations d'un crâne, tout à fait humain celui-ci : le véritable ossement de l’écrivain anglais Thomas Browne, qui mourut à Norwich en 1682, crâne qui eut un destin bien différent du reste de son corps. S'il faut en croire W.G. Sebald, Thomas Browne écrivit cette sentence :"Qui peut se vanter de connaître le destin de ses propres ossements, qui sait combien de fois on les enterrera ?"

Et devinez par quoi se termine le chapitre Une inquiétante étrangeté dans Feux sacrés

Les battements de mon cœur s'accélèrent quand ma lecture voit se télescoper le nom de Thomas Browne, celui de Cyrus et l'histoire d'un homme retrouvé plusieurs jours après sa mort. ** Sur le coup, je n'y vois ni présage ni hasard : plutôt une nécessité ainsi qu'un encouragement. 

 


 

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* Publiée sous le titre De la destruction, comme élément de l'histoire naturelle (Actes Sud, 2004). Mathias Enard indique que le titre originel allemand est plus simplement Luftkrieg und Literature, "Guerre aérienne et littérature".

** Autre résonance troublante : je viens d'achever ce matin un des livres de la sélection du Goncourt, emprunté à la bibliothèque de la centrale de Saint-Maur (qui participe cette année encore au Goncourt des détenus). Il s'agit de Un frère, de David Thomas. Récit tissé autour de la vie de son frère Édouard, marquée par la schizophrénie. Son corps fut retrouvé dans son appartement, trois jours après sa mort.