samedi 7 janvier 2017

# 6/313 - Place Napoléon

Le tambour imite le bruit du canon, c'est le meilleur des instruments, il ne détonne jamais.
Napoléon, Notes sur la guerre.*


Je n'ai cessé de ruminer l'article d'avant-hier. Cette affaire de place Napoléon a du mal à passer. On voudrait donner l'impression que cela va de soi, or il n'en est rien. Cela ne va pas de soi, il importe de repenser tout ça.

S'est-on demandé pourquoi il n'existe pas de rue ou de place Napoléon à Paris ? Oui, vous pouvez chercher. Aucune. Il y a bien une rue Bonaparte, dans le 6ème arrondissement, mais c'est la seule et Bonaparte n'est pas Napoléon, le nom ne porte pas le même symbolisme impérial. Pour ce qui est du reste de la France, j'ai procédé à une petite recherche googlisante, et j'ai débusqué une rue Napoléon à Bastia, ce qui ne saurait surprendre, et un petit essaim en Moselle, à Sarrebourg, Sarralbe, Audun-le-Tiche : la Moselle, qui se distingue déjà par son statut de non-affiliation à la loi de 1905 sur la laïcité, a donc trouvé un autre motif de singularité, mais bon, c'est à la marge, même ici. En cherchant bien, on trouve aussi dans quelques patelins de haute notoriété comme Wimereux ou Bondoufle. Bref, à l'échelle de l'Hexagone, c'est pratiquement néant.

Ceci dit, l'hypocrisie française est ici à son comble, car si Napoléon 1er n'a pratiquement pas droit de cité, il n'en va pas de même pour ses victoires. Là, c'est l'avalanche : gare d'Austerlitz, avenue d'Iéna, avenue de Wagram, avenue de Friedland, rue de Marengo, avenue d'Eylau, rue d'Arcole... Et les maréchaux, les généraux, pléthore là aussi : boulevard Davout, boulevard Masséna, boulevard Ney, la liste en serait fastidieuse, et Cambronne à lui tout seul s'honore d'une place, d'une rue, d'un square et d'une station de Métro. A Châteauroux même, nous avons la place Sainte-Hélène, une allusion indirecte au patron, mais pas le patron lui-même. Une situation générale que maintes associations napoléoniennes dénonce d'ailleurs depuis belle lurette comme une injustice (lire par exemple cet article de la Napoleonicsociety).

Statue du général Bertrand - Place Sainte-Hélène

Mais cette schizophrénie bien française a sans doute vécu, et nous pouvons rassurer les fans de Napo, Châteauroux n'est pas l'unique exemple d'un retour de l'Empereur dans l'onomastique des rues et places. Selon un article de la NR ce serait la sixième place Napoléon qui s'inaugure en France. Sans que cela provoque une levée de boucliers significative. Certes, il y eut ici une pétition sur Change.org, mais elle ne recueillit que 123 soutiens. Sur la population totale de Châteauroux, autant dire une misère. Elle était portée par quatre personnes s'affirmant "citoyens républicains", sans soutien d'aucun parti d'opposition important, syndicat ou association. En somme, tout le monde ou presque se fiche bien de ce nouvel affichage et n'y voit pas malice.

La question qui s'impose est celle-ci : pourquoi cette soudaine levée du tabou ? Pourquoi, au moment même où l'on ne cesse de vanter les valeurs de la République, Napoléon devient-il républicano-compatible ? Ce paradoxe est vraiment à penser.

Ce retour de grâce a bien sûr un coût, c'est celui du déni, du déni des souffrances. Qu'est-ce qui va lutter contre, rétablir les faits, jouer les mauvais coucheurs ?

La littérature. Quant la société civile se tait, reste la littérature. Celle qui ne s'indigne pas, ne milite pas, mais obstinément rappelle le réel, même si c'est dans une fiction. Une littérature qui montre, éclaire, met le doigt dans la faille, remue la plaie encore sanguinolente. Il me plait que Christian Garcin ouvre son livre, Les vies multiples de Jeremiah Reynolds, par ce paragraphe :

Au début du mois de novembre 1812, alors que les troupes napoléoniennes ignoraient encore qu'elles allaient combattre les Russes aux alentours de la ville de Borisov puis franchir la Berezina en abandonnant derrière elles des milliers de cadavres gelés ou noyés, d'autres troupes, de l'autre côté du monde venaient quant à elles de livrer une bataille décisive près d'une autre rivière dont le nom, Niagara, s'il est également  resté dans les mémoires, évoque cependant davantage la puissance et la majesté de la nature que sa rude ingratitude, et bien plus la blondeur de Marylin que la détresse des grognards morts gelés.
Napoléon à la bataille d'Eylau (Antoine-Jean Gros, 1807, musée de Tolède) Wikipedia

Et qu'à la page suivante, il précise clairement la disproportion entre les deux guerres :

C'est d'ailleurs une caractéristique des batailles européennes d'avoir été formidablement massacrantes et gourmandes en vies humaines - règle que le siècle suivant ne ferait qu'illustrer de manière magistrale. La bataille d'Eylau en 1807 fut un carnage qui marqua longtemps les esprits, et la campagne de Russie cinq ans plus tard a laissé des traces profondes dans le souvenir des Russes, aussi bien que des Français. La bataille de la Berezina à elle seule vit s'affronter autant de combattants que la totalité des vingt batailles de la seconde guerre d'indépendance américaine, et coûta six à sept fois plus de vies humaines.
Alors nous continuerons avec la littérature, demain avec Vila-Matas, et Bonaparte encore lui, mais dans une partition nouvelle.

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* Cité par Jean-Claude Guillebaud, Le Tourment de la guerre, L'Iconoclaste, 2016.

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