lundi 9 janvier 2017

# 7/313 - Café Bonaparte

Sur la couverture de Marienbad électrique, le livre d'Enrique Vila-Matas, Klaus Kinski dans son costume de Fitzcarraldo, ce négociant en caoutchouc du film de Werner Herzog qui veut édifier un opéra en pleine jungle et faire franchir une colline à un bateau à vapeur.


Sauf qu'il ne s'agit pas de Kinski, mais de Dominique Gonzalez-Foerster, une plasticienne française qui se met ainsi en scène, lors de M.2062 (la partie de l’opéra), qui fut présenté en 2014 à la Fondation Louis Vuitton, Le livre fut par ailleurs publié à l'occasion de l'exposition de DGF au centre Pompidou, à Paris, du 23 septembre 2015 au 1er février 2016, un livre bien dans la manière de Vila-Matas, où l'on ne sait jamais vraiment ce qui est réel et ce qui est fictif, ce qui tient du canular et ce qui tient du fait avéré. "L’ensemble, écrit Christine Marcandier dans Diacritik, forme un diptyque fascinant, jeux de miroirs entre deux artistes, deux univers, deux manières d’interroger la création, en conversation, dans une double mise en espace de strates qui se superposent, se conjuguent, se répondent." Jeux de miroirs qui m'évoquent évidemment ceux du plasticien Otto Spiegel dans l’œuvre de Marc-Antoine Mathieu, dont la dernière performance se déroule dans le "musée-miroir" de Bilbao (spiegel signifiant aussi miroir en allemand).


Le premier paragraphe de Christian Garcin nous avait d'emblée plongé dans la thématique napoléonienne, celui d'Enrique Vila-Matas d'une certaine manière ne fait pas autre chose :
7 SEPTEMBRE 2013

Je comprends de mieux en mieux que nos rendez-vous au café Bonaparte et la joie irrésistible d'un échange d'idées sans inhibitions qui les accompagne deviennent, au fond, de petites tentatives de nager sous l'eau et de retenir notre respiration. De petites fêtes discrètes de l'esprit, toujours dans l'attente du plus émouvant, n'ignorant jamais qu'il est encore possible d'aller à la rencontre de tout.
Le café Bonaparte est situé 42 rue Bonaparte, la seule rue, nous l'avions vu, à porter ce nom-là à Paris. On va dire qu'il s'agit d'un détail, que ce n'est pas le propos du livre, et que la rencontre aurait aussi bien pu se faire dans un autre café de Saint-Germain des Prés. Pas si sûr, si l'on en croit Vila-Matas lui-même qui continue ainsi - second paragraphe :

Rendez-vous intenses, chargés de mots et d'idées qui, dans certains cas, ont même eu une incidence dans la vie d'autres personnes. Je pense au New-Yorkais Eduardo Lago qui, un jour à Paris, m'avait nonchalamment accompagné au Bonaparte pour faire la connaissance de Dominique. Après lui avoir dit qu'elle l'avait lu, elle avait ajouté que son style littéraire lui rappelait le Nabokov du manuscrit inachevé, L'Original de Laura. Juste après, Eduardo filait comme une flèche acheter ce livre, avec pour conséquence que l'ouvrage interrompu de Nabokov avait fini par engendrer Siempre supe que volvería a verte, Aurora Lee (J'ai toujours su que je te reverrais, Aurora Lee), l'étrange et audacieux roman que mon ami écrirait dans les mois suivants.
On retrouve ici cette double postulation européenne et américaine que j'avais pointée à la suite de l'examen du livre de Christian Garcin, d'autant plus que Vladimir Nabokov lui-même, écrivain russe naturalisé américain, résume en quelque sorte cette bipolarité.


Que le Bonaparte ne soit pas un détail anodin est encore visible dans une autre partie du livre, daté du 16 mars 2014. Cela commence par une rencontre placée sous le signe de la coïncidence :

DGF et moi, qui ne nous étions encore jamais vus, sommes arrivés à la réception de l'hôtel de Grenade, exactement au même instant, vers midi, le 24 novembre 2007. Comme si quelqu'un nous guidait ou que la vie elle-même voulait nous faire savoir qu'il était intéressant que nos deux arrivées coïncident. (p. 61)
Ceci amène Vila-Matas à évoquer un autre écrivain, Julio  Ramón Ribeyro, qui se décrit dans son journal en train de flotter en plein mois d'août dans le Paris de Saint-Germain-des-Prés : " La petite place de l'église était vide, il n'y avait pas une seul voiture garée. Le quartier était redevenu le village d'après guerre. Je me suis assis au café Bonaparte. Pratiquement seul, j'ai bu un café très serré à la terrasse sans sortir de mon incrédulité, me demandant si je n'étais pas en train de rêver."

Cette mention du Bonaparte n'est-elle pas étrange, écrit Vila-Matas ? "Je me souviens, poursuit-il, que les coïncidences, les hasards, les rencontres apparemment fortuites et qui ne le sont pas étonnaient Ribeyro. Et je me souviens aussi qu'il disait que, pour écrire, il ne lui semblait pas nécessaire de partir à la recherche d'aventures car il considérait que la vie, notre vie, était la seule aventure, la plus grande de toutes."

Julio  Ramón Ribeyro

Je ne connais pas du tout Ribeyro. En cherchant sur le net, je découvre que cet auteur péruvien, qui avait émigré à Paris en 1960, a surtout aimé la forme brève. Sur le blog Pasion de la lectura, on peut lire cette critique :

Ce recueil en prose [Passions apatrides] a été compilé pendant une trentaine d’années par l’ auteur et le titre vient du fait que, pour lui,  il manque à cette prose un territoire littéraire qui lui soit propre. Ce sont 200 paragraphes fragmentaires , assez courts , écrits sur une période de 30 ans,  d'une acuité, d’une profondeur, d’une sensibilité presque douloureuses et très mélancoliques. Il se dégage une tristesse, une ironie vectrice d’intelligence,  un pessimisme existentiel qui laissent le coeur lacéré et l’âme à vif. On pourrait dire que ces textes fragmentaires  répandent 200 éclats d’un miroir que l’on aurait brisé. Julio Ramón Ribeyro se proclamait un hédoniste raté. Le titre de ce livre figure aujourd’hui sur l’épitaphe de sa tombe.
"On pourrait dire que ces textes fragmentaires  répandent 200 éclats d’un miroir que l’on aurait brisé." Quelle troublante formule surtout si on la met en regard de certaines cases de l'histoire d' Otto (il s'agit de la fin de sa performance à Bilbao) :



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