mercredi 11 janvier 2017

# 9/313 - Niagara et Edgar Allan Poe

Je ne sais pas si vous avez visionné le film de Dominique Gonzalez-Foerster sur Soleil vert. Si non, je vous invite à le faire, ne serait-ce que pour cette histoire très émouvante de la fin du film, avec Edward G. Robinson (Sol Roth),  qui va être euthanasié devant le grand écran où il revoit les images de la Terre autrefois, au son de la 6ème symphonie de Beethoven, alors que l'acteur lui-même est atteint d'un cancer, qu'il sait que c'est là son dernier rôle, ce que son ami Charlton Heston est seul aussi à savoir sur le plateau, et ses larmes sont donc véritables, dans cette implacable intrication de la fiction et de la vie.


Mais c'est un autre moment du film de DGF sur lequel je voudrais revenir maintenant : et c'est plutôt au début, alors qu'elle évoque ses premières émotions de cinéma à Grenoble, la ville de son enfance :



Niagara. Impossible pour moi de ne pas repenser à cette fameuse ouverture du roman de Christian Garcin. Rappelez-vous :

Au début du mois de novembre 1812, alors que les troupes napoléoniennes ignoraient encore qu'elles allaient combattre les Russes aux alentours de la ville de Borisov puis franchir la Berezina en abandonnant derrière elles des milliers de cadavres gelés ou noyés, d'autres troupes, de l'autre côté du monde venaient quant à elles de livrer une bataille décisive près d'une autre rivière dont le nom, Niagara, s'il est également  resté dans les mémoires, évoque cependant davantage la puissance et la majesté de la nature que sa rude ingratitude, et bien plus la blondeur de Marylin que la détresse des grognards morts gelés. [C'est moi qui souligne]
Niagara. Et ceci étant établi, on voit encore à l'oeuvre cette double postulation déjà observée vers l'Europe et vers l'Amérique, où New York joue comme pôle métonymique (rappelons-nous le New Yorkais Eduardo Lago au café Bonaparte, et c'est à New York, en 2022, qu'est située l'action de Soleil vert ). Ceci alors que d'autres échos sont perceptibles entre les deux livres de ces deux "écrivains de la coïncidence" que sont Enrique Vila-Matas et Christian Garcin. Ainsi en est-il d'Edgar Allan Poe.

L'écrivain en , daguerréotype de W.S. Hartshorn, Providence, Rhode Island.
Il n'est que de recopier la quatrième de couverture du livre de Christian Garcin :
 "Étonnant et fulgurant destin que celui de Jeremiah Reynolds : après avoir probablement été le premier homme à poser le pied sur le continent antarctique en 1829 et avoir fait de cette expédition un récit qui influença Edgar Allan Poe pour ses Aventures d’Arthur Gordon Pym, il devint colonel pendant la guerre civile chilienne, chef militaire des armées mapuches, avocat à New York, effectua un demi-tour du monde, et écrivit un récit de chasse au cachalot blanc qui fut peut-être à la source d’un des romans les plus lus et les plus commentés de la littérature américaine et mondiale."[C'est moi qui souligne]
En effet, les deux hommes, Reynolds et Poe, se sont rencontrés à l'issue d'une conférence donnée par le premier alors que le second est dans la salle en tant que journaliste du Southern Literary Messenger :
"Tous deux aimaient les mêmes poètes, et avaient plus ou moins lu les mêmes livres. Ils avaient d'autres points communs : Edgar n'avait jamais connu son père, David Poe, un comédien tuberculeux et alcoolique mort à vingt-six ans quand lui-même avait à peine plus de vingt mois ; Reynolds quant à lui ne se souvenait presque plus du sien. Le frère d'Edgar, William Henry, également tuberculeux et alcoolique, n'avait pas dépassé les vingt-quatre ans ; celui de Reynolds, du moins celui qu'il considérait comme son frère, Darlington Jeffries, les vingt-cinq. La mère de Poe, Elizabeth Arnold, n'avait pas survécu à une pneumonie alors qu'elle avait à peine vingt-quatre ans (âge que ne dépasserait pas non plus sa toute jeune épouse Virginia, bientôt vaincue par la tuberculose) ; celle de Reynolds portait le même prénom et était morte de la même maladie." (p. 127)
Christian Garcin est friand de ces résonances et parallèles biographiques, de ces homologies temporelles. "Tout cela, poursuit-il, contribua peut-être à rapprocher les deux hommes, qui se revirent souvent par la suite, partageant bières et alcool à la table enfumée, toujours la même, deuxième à droite en entrant, d'une brewery près d'Union Square, non loin de l'endroit où Reynolds avait loué une chambre et officiait en tant que veilleur de nuit dans un petit hôtel au nom prédestiné, Valparaiso."

Bon, n'oublions pas qu'il s'agit d'un roman, et non d'une biographie stricto sensu, et que Christian Garcin extrapole certainement certains faits, mais cela, au fond, ne change rien pour ce qui me concerne. Cette table, toujours la même, dans la brewery d'Union Square, m'évoque forcément la table de Ribeyro au café Bonaparte. Là aussi, un parallèle se dessine avec le couple Vila-Matas-DGF.
Et précisément, il est bon de savoir que celle-ci ne s'est pas seulement glissé dans la peau de Fitzcarraldo, elle a aussi emprunté de manière assez saisissante les traits d'Edgar Allan Poe :


Cartel du Centre Pompidou : "Dominique Gonzalez-Foerster a réalisé seize apparitions, entre 2012 et 2014, dans des lieux et des contextes différents où elle incarnait tour à tour des personnages comme Edgar Allan Poe, Ludwig II, Lola Montez, Fitzcarraldo, Scarlett O'Hara, Emily Brontë. Ensemble, ces apparitions, ces personnages prennent la forme d’un opéra fragmenté, intitulé M.2062, qui tente l’expérience de rentrer à l’intérieur de l’œuvre et d’être l’œuvre."

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