mercredi 4 janvier 2017

# 3/313 - Ubik et Lego

21 décembre, solstice d'hiver. La veille, j'ai commencé Ubik, de Philip K. Dick, l'un de ses livres majeurs que, curieusement, je n'avais pas encore lu. C'est passionnant et je le termine en fin d'après-midi. Dans le contexte de mes interrogations sur le temps, on peut dire que je suis servi, avec cette régression temporelle à laquelle est confrontée la bande de Joe Chip. Extrait :

"- Nous sommes revenus en arrière dans le temps, fit Pat.
- Pas vraiment, dit Joe.
- Alors quoi ? déclara Pat. Nous sommes allés en avant ? Dans le futur ?
- Nous ne sommes allés nulle part, dit Joe. Nous sommes là où nous avons toujours été. Mais pour une certaine raison - une parmi plusieurs possibles - la réalité a reculé ; elle a perdu son support, son assise, et elle a reflué vers des formes antérieures. Les formes qu'elle avait il y a cinquante-trois ans. Il se peut qu'elle régresse encore plus." (Ubik, 10/18, p.207)

Dick place son histoire en 1992, ce qui veut dire que les personnages ont émergé en 1939. En réalité (si l'on peut risquer l'expression), ils sont tous morts dans une explosion sur la Lune et l'illusion dont ils sont l'objet provient de leur placement dans des cercueils réfrigérés au Moratorium des Frères Bien-Aimés, en Suisse : il sont devenus des semi-vivants. Dick a vu très vite (Ubik est publié en 1969) le parti narratif qu'il pouvait tirer de l'invention en ces années-là de la cryogénisation : c'est en effet le 12 janvier 1967 que pour la première fois un être humain, en l'occurrence le professeur de psychologie James Bedford, fut cryopreserved. Il est toujours conservé dans sa cryocapsule à l' Alcor Life Extension Foundation, et le 12 janvier est devenu le Bedford Day, pour la communauté des cryonisists.


Bon, comme nous étions en vacances, nous sommes allés avec les petits faire notre petite régression temporelle aux Cordeliers, où avait lieu l'exposition Lego, Histoire en briques, autour de la figure de Napoléon.


Qu'y avait-il à voir ? Je recopie la présentation du site de notre "métropole" :

" Plus de 30 objets en briques LEGO®, qui témoignent de la période napoléonienne seront présentés au sein du couvent des Cordeliers, parmi lesquels :
  • Côté architecture : le Château de La Malmaison, La Petite Malmaison, l'hôtel de la rue de la Victoire (la première demeure de Napoléon et Joséphine), l’arc de triomphe des Tuileries et l’hôtel de Beauharnais.
  • Côté mobilier et objet (taille réelle) : le fauteuil de Joséphine, le bureau de notaire du 1er Empire, la harpe de Joséphine, le bicorne de Napoléon, le code civil (en 2 exemplaires).
  • Côté portrait : Napoléon Ier franchissant Les Alpes d'après David, Joséphine d'après Prud'hon, Napoléon Bonaparte Premier Consul d'après Gros, Portrait de Victor Hugo.
  • Côté saynète : Napoléon à Sainte-Hélène d'après "Champignon Bonaparte" de Gilles Bachelet, Repas à La Malmaison d'après Job, Prédiction de l'avenir à Joséphine d'après Job, Naissance du roi de Rome d'après Job, la prairie de la rencontre à Laffrey.
  • Autres objets : la berline de l'Empereur, deux personnages de Guignol."
L'expo est, semble-t-il, un franc succès, plus de 7000 personnes ont à ce jour franchi les portes du vieux couvent. La municipalité a vraiment décidé de faire de Napoléon l'emblème de la ville, bien qu'il n'y ait jamais mis les pieds, avec l'inauguration d'une nouvelle place à son nom et d'un passage Joséphine-de-Beauharnais. Dans son discours du 10 décembre, Gil Averous rappelle à juste titre ses réformes institutionnelles : création du corps préfectoral, du Sénat, des chambres de commerce, des conseils des Prud’hommes, de la Cour des comptes, de la Banque de France, l'application de règlements encore en vigueur comme le Code civil (ancien Code Napoléon) ou le Code pénal, et il n'oublie pas les lycées, le baccalauréat et la refondation de l’Université. Que l'homme fut aussi ni plus ni moins qu'un dictateur, qui a mis l'Europe à feu et à sang et restauré l'esclavage, est en revanche pratiquement escamoté, assez habilement, il faut le reconnaître : " Quant aux conquêtes entreprises sous le Premier Empire, elles évoquent tantôt une légende noire, impulsée par les Espagnols, tantôt l’admiration comme celle du poète allemand Goethe ou du philosophe Hegel." Ce passage, inspiré de Jean Tulard, réactivé par Franck Ferrand, dédouane à bon compte l'autocrate. Légende noire, ourdie par les Espagnols ? Le Tres de Mayo, de Goya, est là pour nous rappeler que les massacres ne furent hélas pas légendaires.

Par Francisco de Goya — The Prado in Google Earth (Wikipedia)

De Napoléon, nous reparlerons bientôt (ce n'est pas la première fois qu'il apparaît sur ce site, ainsi ai-je pu dériver à loisir autour de son célèbre chapeau, d'ailleurs reconstitué en Lego dans l'exposition des Cordeliers). Mais on me pardonnera de préférer Philip K. Dick.


Au soir, je suis allé consulter la biographie que lui a consacrée Emmanuel Carrère (dénichée à Noz et pas encore lue). Le titre - Je suis vivant et vous êtes mort - est précisément tiré d'Ubik. Dans sa narration de la genèse du livre, on peut lire ces phrases :
"Normalement, les termites auraient dû s'en tirer sans trop de peine, ayant exécuté dix fois des programmes comparables. Mais il arriva quelque chose : d'un seul coup, il comprit qu'à la onzième ça ne marcherait pas. Fini. Inutile d'insister. Il ne servait plus à rien d'essayer d'empiler un mot sur un autre, comme dans son enfance il empilait ses Lego. (...) Cette année-là, 1968, fut aussi celle du film de Stanley Kubrick, 2001 : l'odyssée de l'espace. Dick le vit, comme tout le monde, et fut particulièrement impressionné par la scène où le cosmonaute déconnecte l'ordinateur HAL 2000, atteint de folie meurtrière. La voix synthétique, si froide et posée, devient de plus en plus grave, comme il arrive quand on passe un disque à la mauvaise vitesse, et bizarrement de plus en plus humaine, pathétique, à mesure qu'on détruit ses circuits." [petite erreur de E. Carrère : il s'agit de HAL 9000]
Emmanuel Carrère conclut en écrivant que c'est à cela que font penser les livres de Dick à la fin des années soixante.




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