lundi 7 mars 2022

De Magris à Maris

"Comment était-elle, cette fois là, dans le Val Rosandra ? C'était ce que voulait savoir le metteur en scène, pour pouvoir recréer l'atmosphère de ces années, les gestes, les goûts les attitudes d'une génération lointaine moins dans le temps que dans la façon d'être, que la Grande Guerre et ses lendemains chaotiques avaient bouleversée et effacée, comme si elle datait d'avant le Déluge. Lui, il l'avait traversé, ce Déluge, l'Arche fracassée l'avait ramené à terre en passant parmi d'innombrables cadavres, sur le Carso, à Verdun à Lvov tombeau des peuples. Des morts des morts des morts."

Claudio Magris,  Extérieur jour - Val Rosandra in Temps courbe à Krems, L'Arpenteur/Gallimard, 2022, p. 98

Lignes saisissantes : Claudio Magris, avec ce recueil de nouvelles publié en 2019, ne peut savoir que ce passage résonnera puissamment avec la dramatique actualité de 2022. Le Carso est ce plateau alpin où les troupes italiennes sont obligées de se replier en juin 1917 devant la contre-attaque austro-hongroise, en trois semaines on comptera 155 000 tués, blessés ou disparus ;  inutile d'insister sur Verdun, qui demeurera à jamais comme l'une des plus inhumaines batailles que se sont livrées deux armées ennemies, mais Lvov ? Lvov, tombeau des peuples, en ukrainien Lviv, la grande ville de l'Est encore à cette heure épargnée par l'invasion russe, mais vers qui tous les réfugiés se tournent, où l'ambassade française à Kiev s'est repliée. Lviv, la Léopolis latine, la Lemberg germanique, la capitale de la Galicie orientale qui appartint à tant de pays et de régimes différents, a subi au XXème siècle des tragédies sans nom, dont le génocide de sa population juive (près de 100.000 personnes avant la guerre, auxquelles il faut rajouter plus de 40.000 réfugiés de Pologne occidentale arrivés en 1939) et l’expulsion presque totale de sa population polonaise en 1946 (plus de la moitié de la population de la ville entre les deux guerres).


Le vieil homme, dont une partie de la vie est donc rejouée au cinéma, a combattu sur le Carso, lieutenant qui atteint une position après avoir perdu la plus grande part de ses hommes, empêchant les rescapés ivres de colère de massacrer le seul officier autrichien encore présent - il aura fallu pointer sur eux son pistolet. Les deux officiers se sont revus après la guerre : "Sie haben mein Leben gerettet" (Vous m'avez sauvé la vie), lui a dit l'ex-ennemi . il était de Gratz, qui sait comment il aura fini, s'il a fini." (p. 102) Gratz, un nom que l'on n'entend pas tous les jours, comment ne pas songer au film de Catherine Binet, Les Jeux de la comtesse Dolingen von Gratz ? Ce nom de Gratz, inscrit sur le tombeau d'où s'échappe la comtesse.


"Vous savez pourquoi mon fils s'appelle Adam ? lui avait dit cet homme qu'il avait soustrait à la fureur de ses soldats. "Quand je suis parti de Gratz pour le front, ma femme était enceinte et je lui ai dit que, si c'était un garçon, il faudrait l'appeler Adam, parce que cette guerre était la dernière de l'Histoire, d'où naîtraient un nouvel Eden, le nouvel Adam, un homme nouveau, frère de tous les hommes." Nous l'avons cru nous aussi, pense le vieillard. Le nouvel Adam, tu parles, l'Italie à l'huile de ricin, Hitler, Staline, Auschwitz, la Rizerie - le seul four crématoire qui ait existé en Italie. Des serpents de la tentation partout, dans le nouveau jardin d'Eden - le Carso, la Galicie, la Somme, paradis terrestres gorgés de sang, puis d'autres sont venus, plus infernaux encore." (p. 104)

La Rizerie, que mentionne ici Magris, la Risiera di San Sabba, était un camp de concentration et de transit dans la ville de Trieste, administré par les nazis. Les historiens estiment, nous informe la notice de Wikipedia,  qu’entre 3 000 à 5 000 personnes y furent assassinées et qu'entre 20 000 à 25 000 prisonniers y furent internés avant de transiter vers d’autres camps. Fin octobre 1943, ce grand complexe de bâtiments de l’usine pour le raffinage du riz est transformé en prison, et le séchoir à grains devient four crématoire. 

"Entrée de la Risiera de San Sabba donnant sur la cour, aujourd’hui détruite, où étaient regroupés les prisonniers destinés à être internés dans le Polizeihaftlager. À gauche, le camp abritait le corps de garde et, à l’étage supérieur, le logement du commandant. À droite se trouvait un bâtiment destiné à la police SS de la Risiera. "© Irsml FVG Trieste.

Le 21 février, j'ai signalé en note ce livre de Bernard Maris, L'homme dans la guerre, qui confrontait les deux plus écrivains de la Grande Guerre, Maurice Genevoix et Ernst Jünger. Je ne l'avais pas lu encore, c'est chose faite maintenant. C'est un livre admirable, qui commence par cette évocation de jeunesse de Maris, écoutant avec ses amis un ancien parachutiste et libraire à Toulouse réciter les premières pages des Falaises de marbre de Jünger. "Nous qui lisions Jünger, confesse-t-il, nous ne lisions jamais Genevoix. [...] Georges disparut et laissa gravé en mon coeur Vassili Grossman, Simone Weil et Ernst Jünger ; il ne m'avait jamais parlé de Genevoix." C'est en rencontrant Sylvie, la fille de l'écrivain, que Maris découvrit enfin Ceux de 14, qui lui fut un éblouissement.

De même, je mis longtemps à découvrir Genevoix, et à dépasser un sot préjugé. La célèbre figure de Raboliot me conduisait à voir dans l'auteur un de ces écrivains régionalistes qui exaltent surtout la nostalgie du bon vieux temps et les supposées splendeurs du terroir. Je dédaignai même de lire le roman (qui me fut aussi un enchantement quand enfin j'y consentis). En revanche, je ne sais comment, car personne ne me l'avait jamais conseillé, j'avais tôt arpenté Jünger, qui me séduisit pour les mêmes raisons, je pense, que le jeune Maris, par l'énigme de ses narrations, la posture volontaire et stoïcienne, la subtile incantation qu'il distillait à décrire le monde. Qu'il ait été un nationaliste fervent dans l'entre-deux guerres me semblait rattrapé par le fait qu'il avait su prendre ses distances avec l'hitlérisme et pas craint d'en annoncer la perversion dans un roman crypté comme Les falaises de marbre.

La découverte de Genevoix se fit d'abord par son livre testamentaire Trente mille jours, avant de se faire décisive avec la lecture, bien tardive, de Ceux de 14 en 2013. Il n'y avait plus rien à dire : c'était là un chef d'œuvre, un sommet d'écriture, bouleversant et profondément humain. Je ne reniais pas Jünger pour autant, mais je pris plus de distance : il y avait chez le Français un souci de l'homme, de l'homme concret et souffrant, qui ne fut jamais aussi prononcé chez l'Allemand.

Bernard Maris s'interroge aussi sur l'ignorance réciproque des deux écrivains. Lui, qui écrivit cet essai dans la maison même de Genevoix, aux Vernelles, en face de la Loire chère à son coeur, ne retrouva jamais un ouvrage de Jünger dans ses nombreux livres. Genevoix fut à l'origine de la création du Mémorial de Verdun, il allait toujours aux cérémonies d'anciens combattants, mais, le 24 juin 1979, lors du 63ème anniversaire de la bataille de Verdun, alors que Jünger était présent, salué par le maire et conseiller général de la Meuse, Genevoix, cette fois-là, était absent.

Pour éclairer la différence entre Jünger et Genevoix, Bernard Maris en passe par Freud qui, "curieusement, dit-il, par la dialectique de la technique et de la violence", rejoint Jünger en saluant lui aussi la guerre, "avant de la rejeter et de mettre en exergue dans ses Ecrits sur la guerre la pulsion de mort".  Freud : "Ce que nous apprenons à l'école sous le nom d'histoire mondiale est pour l'essentiel une suite de meurtres entre peuples... Nous descendons d'une lignée de meurtriers qui avaient dans le sang le plaisir du meurtre comme nous-mêmes encore.

"Comme nous-mêmes encore, souligne Maris, on ne peut être plus clair. Comment avons-nous jugulé ce "plaisir du meurtre" ? Par la culture, par la raison et la civilisation qui étouffent la pulsion, c'est même là  sans doute le moteur de la civilisation. Lorsque la guerre surgit, et son avènement reste une énigme et pour Freud et pour quiconque, elle balaye les couches de culture aussi facilement que de la poussière, et "nous contraint à être des héros incapables de croire à leur propre mort." (S. Freud, cité in "Journaux de guerre", Gallimard, p. 796 à 798)


"Toute la différence entre Genevoix et Jünger est là : le héros de Jünger est celui qui est incapable de croire à sa propre mort, celui qui monte extatique, les yeux fixes à l'assaut et que Genevoix, aux Eparges, tuera à bout portant : "J'ai tiré sur des hommes que je voyais assez pour me rappeler aujourd'hui leur visage... C'était hier, ce sera toujours hier, hors du temps, sous mes yeux comme alors : mon vis-à-vis, l'autre, le "gonflé", le meneur de horde, sa face ronde sous le béret à bordure rouge, la broussaille jaunâtre de sa barbe, et ses yeux pâles, fixes, sans regard, inhumains. Lorsqu'il s'est abattu en lâchant son fusil il a crié. Un homme ainsi frappé crie. Tout son corps crie, son corps de bête assassiné, mais ce cri nous traverse et nous brûle, hommes que nous sommes et qui avons tiré.*" Tout mort reste un homme. Il n'y a pas d'anonyme. Il n'y a pas de soldat inconnu.
Genevoix non seulement croit à sa propre mort mais la regarde, désespéré, emporter la dernière lueur dans les yeux d'un camarade. Ceux de 14 pourrait se résumer à ça : un combattant regarde obstinément mourir ses camarades. Il veut comprendre, il veut capter ce moment suprême où les yeux se voilent - ses romans ultérieurs, à propos des animaux notamment, conteront ce moment tragique, ce moment du grand passage, où la mort dérobe la lumière aux yeux des vivants, cette opacité, cette ternissure soudaine. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'accepte pas la mort. Au contraire. La mort de près est écrit pour en nous ôter, comme à des enfants, la peur. Mais il ne peut l'accepter comme cri de joie." (p. 109 à 111)
La mort de près, ce récit écrit en quelques semaines pendant l'été 1971, où Genevoix revient, bien des années plus tard, sur les moments décisifs de la guerre où il a frôlé la mort, ce court récit, plusieurs fois cité par Bernard Maris, m'était encore inconnu lorsque Gaëlle m'offrit le 27 février, au retour d'Orléans où elle était allée voir une amie, un volume des Oeuvres complètes de l'auteur, qu'elle avait trouvé dans un Emmaüs. Or, ce vingt-deuxième volume intitulé Autoportraits et quelques textes / Sur quelques peintres, contenait La mort de près, (mais connaissant ma passion pour Genevoix mais pas ce récit, cela n'avait pas été le motif de son achat). Je le lus immédiatement.

Dans le premier chapitre de son livre, Bernard Maris cite la phrase d'un chef terroriste : "Jamais vous n'aimerez  la vie comme nous aimons la mort." Cette phrase insondable, écrit-il, d'un homme préparant ses hommes aux attentats-suicide, "pouvait-on la faire dire au jeune lieutenant Jünger ? Elle nous hantait, Sylvie et moi lorsque nous commencions à penser à ce livre."

Et nous frémissons à notre tour de lire cela sachant que l'oncle Bernard allait mourir deux ans plus tard dans l'attentat contre Charlie-Hebdo, victime d'un commando terroriste, victime de gens qui aimaient la mort plus que la vie.

Dans ce parallèle qu'il avait tracé entre Genevoix et Jünger, il me semble maintenant pouvoir ajouter un élément, élément qui rassemble cette fois plus qu'il ne divise les deux écrivains : il faudra pour cela en revenir aux Falaises de marbre et à un autre roman de Genevoix, publié avant-guerre. Ce sera l'objet du prochain article.



                                                     Bernard Maris, photo : Richard Brouillette


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* Trente mille jours, p. 264


2 commentaires:

Alain sennepin a dit…

Magnifique photographie, à l'image de l'Homme...

Patrick Bléron a dit…

C'est la plus belle que j'ai pu trouver.
Un homme que j'aurais aimé rencontrer.