"Je sens moi jusqu'à en être écrasé moralement et vidé physiquement le besoin de produire, justement parce que je n'ai en somme aucun autre moyen de jamais rentrer dans nos dépenses.
Je n'y puis rien que mes tableaux ne se vendent pas.
Le jour viendra, cependant, où l'on verra que cela vaut plus que le prix de la couleur et de ma vie en somme très maigre, que nous y mettons."
Vincent Van Gogh, Lettre à Théo, 20 octobre 1888 (Imaginaire/ Gallimard, p. 436)
Au soir de la publication de l'article précédent, Blanc 88, j'ai regardé sur France 5 le documentaire consacré à Edvard Munch, qui accompagne l'exposition du Musée d'Orsay (visible encore jusqu'au 22 janvier 2023). "Un cri dans la nature", réalisé par Sandra Paugam, veut explorer "le parcours de Munch à travers le prisme de la nature, qui a nourri toute son œuvre, littéralement d’abord à travers les paysages norvégiens de ses débuts, symboliquement pour accentuer l’expression des sentiments humains, puis métaphoriquement comme représentation du cycle de la vie." A part le célèbre Cri, je ne connaissais rien de l'œuvre de Munch, et j'ai été impressionnée par sa force, sa vitalité inquiète, son alliance fébrile entre couleur et douleur. La photographie en contrepoint rendait bien compte de la beauté des rivages et des ciels scandinaves, quand le soleil joue avec les vagues, le frisson des arbres et la stupeur des galets.
J'ai eu la surprise de retrouver, parmi les quelques oeuvres présentées qui n'étaient pas de Munch, Les Yeux clos d'Odilon Redon. Pourquoi ? Tout simplement parce que ce tableau orne la page de couverture du livre que je viens de finir, La neige ne guérit pas de sa blancheur, écrit en hommage à ma petite soeur Marie disparue en décembre 2019. Je devais sa présence à l'avant-propos de Patti Smith, pour son Just Kids, où elle-même salue la mémoire de Robert Mapplethorpe. Retournant à ce texte, je m'aperçois qu'il est question là aussi d'un Edward, le frère cadet de Robert :
"J’ai levé les stores et la lumière du jour a inondé le bureau. J’ai lissé le tissu lourd qui drapait ma chaise et choisi un livre de peintures d’Odilon Redon, que j’ai ouvert sur l’image d’une tête de femme flottant sur une petite étendue d’eau. Les Yeux clos. Un univers pas encore abîmé contenu sous les paupières pâles. Le téléphone a sonné, je me suis levée pour répondre.
C’était Edward, le frère cadet de Robert. Il m’a dit qu’il avait donné un dernier baiser à Robert pour moi, comme il me l’avait promis. Je suis restée inerte, figée ; puis lentement, comme dans un rêve, je suis retournée à ma chaise. À cet instant, Tosca a commencé la sublime aria « Vissi d’arte ». J’ai vécu pour l’amour, j’ai vécu pour l’art. J’ai fermé les yeux et joint les mains. La providence décidait des termes de mon adieu."
Odilon Redon, Les Yeux clos, 1890, Musée d'Orsay.
Juste après le documentaire, j'ai repris la lecture de l'un des livres que je venais d'emprunter à la médiathèque, Contre-chant, de Danielle Bassez, paru au Cheyne en 2022. Une histoire d'amour douloureuse, où le narrateur voit s'éteindre sa compagne, vingt ans plus âgée que lui. Et je lis ce passage, page 184 : "Ta respiration rauque. Hâchée. Ta bouche ouverte. Tes lèvres tordues sur les gencives sans dents. On dirait le Cri de Munch. Mais Le Cri a du muscle. Ta poitrine n'a plus la force de pousser l'air."
Un troisième Edouard va surgir dès le lendemain : Edouard Roux, héros de La dernière reine, le dernier roman graphique de Jean-Yves Rochette. J'ai déjà évoqué Rochette en ces pages, en 2020, avec son superbe Ailefroide. La montagne est encore une fois au coeur de l'histoire, il ne s'agit plus de l'Oisans mais du Vercors, avec la destinée lumineuse et tragique de ce fils de guérisseuse, gueule cassée de la Grande Guerre, auquel la sculptrice animalière Jeanne Sauvage va redonner un visage. Abandonnant la bohème de Montmartre, ils iront vivre leur amour sur le plateau hanté par le souvenir de l'ours. Injustement accusé d'un crime qu'il n'a pas commis, Etienne est promis à la guillotine.
J'ai été saisi par l'âpre beauté du récit, sa splendide mise en images, mais aussi par deux résonances à mon article de Blanc 88. On se rappelle peut-être la mention des trois bouquets de fleurs blanches, or une planche entière montre Jeanne confectionnant sur l'alpage un bouquet de fleurs blanches :
Et puis, au tribunal, Edouard décline son identité et sa date de naissance :
1888, c'est bien entendu un écho aux 8 récurrents de l'article, mais on peut pousser plus loin la dérive. Dix jours après la naissance du personnage d'Edouard Roux, le 21 février 1888, Vincent Van Gogh arrive à Arles, où il vient de tomber soixante centimètres de neige. Il écrit à Théo qu'il a aperçu de "magnifiques terrains rouges plantés de vignes, avec des fonds de montagnes du plus fin lilas. Et les paysages dans la neige avec les cimes blanches contre un ciel aussi lumineux que la neige, étaient bien comme les paysages d'hiver qu'ont fait les Japonais."
C'est en août de cette année-là, particulièrement féconde, aussi féconde que tourmentée, qu'il peindra quatre tableaux de la série des Tournesols. C'est l'une des copies réalisées par Van Gogh en janvier 1889, le Vase avec quatorze tournesols, qui a été aspergée de soupe à la tomate par deux militantes écologistes le 14 octobre, à la National Gallery de Londres.
Le buzz médiatique a été énorme. Les deux jeunes femmes ont justifié leur action devant les journalistes présents : «Qu’est-ce qui a le plus d’importance : l’art, ou la vie ? Est-ce que ça vaut plus que la nourriture ? Plus que la justice ? Êtes-vous plus inquiets par la protection d’une peinture ou par la protection de la planète et des gens ? Le coût de cette crise du vivant fait partie du prix de la crise du pétrole. Le carburant est inabordable pour des millions de familles qui ont froid et faim. Elles n’ont même pas les moyens de chauffer une boîte de soupe. […] Des millions de personnes meurent. »
Les réseaux sociaux se sont bien entendu jetés dans la polémique avec fureur et délectation. Par curiosité, j'ai jeté un oeil sur Twitter. Nombreux sont les justiciers intrépides qui vous enverraient cette vermine en taule pour vingt ans, sans compter les amendes mirobolantes dont elles devraient s'acquitter pour les dégoûter de recommencer. Surtout, presque toujours, on ne cesse de mettre en avant le prix estimé de l'oeuvre : 84 millions de dollars. Comme si le plus grave, c'était ça : s'attaquer à une oeuvre qui coûte autant de pognon.
Regardons les faits bruts : les Tournesols protégés par une vitre n'ont pas été endommagés (le cadre, si, un peu, c'est grave ? non). La cause climatique va-t-elle trouver de nouveaux défenseurs ? Les gouvernements vont-ils s'émouvoir de leur inaction ? Non, bien évidemment, parce que la seule façon pour eux de s'émouvoir serait d'être tancés par l'opinion publique. Or, il est fort à craindre que ce genre d'action ne change rien à l'opinion publique. Pire, une forte partie de la population, déjà peu portée à la sympathie envers les mouvements écologistes, ne voyant dans ce geste que stupidité et vandalisme, se verra renforcée dans sa détestation. Mais il ne faut pas mésestimer non plus le sentiment de désespoir de cette jeune génération à laquelle on offre si peu d'avenir. Ce geste, finalement sans conséquence, pourrait bien, si l'on n'y accorde aucune importance et si l'on contente de s'en indigner, en induire d'autres, beaucoup plus dramatiques.
Mais revenons sur la question posée par les deux jeunes femmes : "Qu’est-ce qui a le plus d’importance : l’art, ou la vie ?". Posez donc la question à Vincent Van Gogh, lui qui n'a pas vendu un tableau de son vivant, qui ne cessait de lutter pour continuer à peindre. La question lui eût paru stupide : l'art c'était sa vie, ce pourquoi il se levait chaque jour, y perdait sa santé et sa raison. Il n'y a pas à choisir entre l'art et la vie. Le fait que Les Tournesols coûtent 84 millions de dollars ce n'est pas le fait de l'art, mais le fait du marché, de la spéculation. Combien coûtent les peintures de Lascaux ? Doit-on envoyer une mission commando souiller de soupe Heinz le Grand Taureau Noir ? Van Gogh, le "suicidé de la société", comme disait Antonin Artaud, n'est pas le parangon du capitalisme, quel que soit le business qui l'environne.
L'art ne s'oppose pas à la vie, il la magnifie. A la fin de l'album, Etienne Roux, qui a récusé son avocat, se défend seul face à la Cour (et pardon pour le spoil, ne lisez pas plus loin si vous ne voulez pas savoir). "J'ai perdu celle que j'aimais, dit-il, le seul endroit où je pouvais apaiser ma douleur était au fond des bois, mais vous avez tout détruit. Le loup a disparu, l'ours a disparu, l'aigle a disparu, et tout le reste suivra. Vous avez exploité le monde jusqu'à sa racine. Mais vous allez bientôt payer pour tout le mal que vous avez fait."
Un message que ne renierait pas, je pense, nos deux jeteuses de soupe. Mais où le trouvons-nous ? Dans une oeuvre d'art : La dernière reine.
Dans son dernier billet, du 10 octobre, l'ami Rémi Schulz raconte que deux jours plus tôt, se rendant en matinée à Manosque, il a mis la radio, France-Culture, avec l'émission Concordance des temps, qu'il dit n'écouter "que lorsque le hasard s'y prête (en voiture)". Jean-Noël Jeanneney y recevait Michel Pastoureau, pour son livre, Blanc, histoire d'une couleur. Il se trouve que j'étais moi aussi à ce moment-là en voiture, de retour du Marais poitevin, où j'avais passé quelques jours chez un couple d'amis, et j'écoutais également Michel Pastoureau (passionnant), qui était en direct des Rendez-vous de l'histoire à Blois, une manifestation où je vais en principe tous les ans, mais là l'amitié avait pris le pas, et je ne l'avais pas regretté.
Pour Rémi, il s'agissait d'une coïncidence : "C'est le dernier volet d'une hexalogie consacrée aux couleurs, et Pastoureau avait publié Noir en octobre 2008. BLANC NOIR = 32+56 = 88 fait partie des couples d'opposés de somme des valeurs 88, dont la recherche m'a conduit aux 88 chapitres de Loevenbruck."
Or, avant même de lire son article, j'avais noté ce même 8 octobre la récurrence du blanc sur les derniers jours. Ayant eu le plaisir et l'honneur d'être invité à trois reprises, j'avais chaque fois apporté à la maîtresse de maison (chaque fois différente) un bouquet de fleurs blanches (pas toujours les mêmes). Cela n'avait d'ailleurs rien eu d'une décision a priori. J'avais hésité chaque fois, et chaque fois j'avais opté pour le blanc, parce que c'était ce que je trouvais le plus beau sur le moment. Je songeai aussi que ce retour à Châteauroux m'avait fait passer par Le Blanc, et je m'étais arrêté à Argenton, pour donner la main sur un déménagement (l'argent, bien sûr, renvoie au blanc), 3 rue Gambetta (il semble que le 3 soit important dans cette affaire).*
J'avais aussi noté sur le trajet une invraisemblable quantité de plaques pour moi significatives, à savoir 3 777, 3 666, et un 8888 (qui entre donc directement en résonance avec les 88 de Rémi). Mais surtout, alors que je repartais d'Argenton, besogne accomplie, je photographiai un binôme 450-750. Je me suis aperçu ces derniers temps que ce sont les écarts numériques entre deux plaques qui deviennent de plus en plus prégnants. Ici, l'écart était de 300. Je n'en aurais toutefois pas parlé si, revenu à Châteauroux, je n'avais repéré dans la rue des Etats-Unis un autre binôme 127-427, lui aussi porteur d'un écart de 300** (et enfin, je notai dans ma propre rue un 827 et un 888, ceci encore une fois, je le répète, avant d'avoir eu connaissance du billet de Rémi).
Encore un détail : au moment où je photographiai les deux voitures à Argenton, un coup de klaxon me fit me retourner : c'était l'ami musicien Michel Thouseau qui m'avait reconnu, et nous discutâmes un bon moment sur le parking (je ne manquai pas de me dire en moi-même que son nom n'était pas sans quelque rapport euphonique avec Michel Pastoureau).
Rémi évoque ensuite sans transition la mort de Bruno Latour le 9 octobre : " C'était un ami de Tobie Nathan, lequel l'a introduit dans un de ses romans, Dieu-Dope, sous la forme Bruno Lareine, en référence évidente au jeu d'échecs. C'est La diagonale des reines qui m'a conduit au présent billet, et le mot "reine" a joué un rôle crucial dans mes découvertes sur Alphabets." Bruno Latour, que j'ai évoqué également ce même 10 octobre, dans le dernier épisode de Cristal noir. Avec une prolongation, par l'ami Incrédule Doc.
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* Le 11 octobre, je reçus le livre de l'auteur que nous allons recevoir bientôt à la centrale de Saint-Maur, Matthieu Tordeur, récit de sa traversée solitaire dans l'Antarctique. Son titre : Le continent blanc.
Par ailleurs, je vis que le dernier opus de Sylvain Tesson donnait aussi dans le blanc, et on ne peut faire plus simple : le livre s'appelle Blanc.
Au moment exact où je publie cet article, le billet de blog en tête sur le bandeau latéral Autre sentes est Indian Horse de Richard Wagamese: le chef des Zhaunagush au pays des peuples premiers, de Christiane Chaulet Achour, de Diacritik. Or, le livre chroniqué se nomme Jeu blanc (Indian Horse en anglais). Extrait : "Les huit chapitres suivants (de 2 à 10) sont le récit de la vie indienne de Saul dans le contexte d’une domination par les Blancs. Il s’attarde sur son nom et le nom de sa famille en évoquant l’histoire de la venue du cheval chez les Indiens de son clan. Comme à chaque fois que la vie indienne sera évoquée, on a des pages magnifiques sur la vie d’avant. Ce sont les Zhaunagush (les Blancs) qui les ont nommés « Indian Horse » et c’est devenu le nom de leur famille. Saul date de ses 8 ans la disparition de son « indianité » lorsque la famille a dû fuir les Blancs."
** Sur le sens à donner à cet écart de 300, je n'ai pour l'instant aucune piste.
Mon ami le Doc, suite à ma notule de l'autre jour, m'a fait parvenir le texte suivant qui précise dans quelles circonstances Bruno Latour fut amené à venir dans l'Indre, et plus précisément dans la belle région de La Châtre, pour y développer un de ces groupes d'enquête qu'il estimait nécessaires dans les temps difficiles que nous traversons. PB
"En 2017, un peu de hasard a amené le fait de rencontrer d’abord Chantal Latour, épouse de Bruno. Contactée par des habitants de Montgivrray qui avaient assisté à une création à la maison Casarès (Alloue en Charente) elle accompagne au nom de S-Composition un projet de création artistique rappelant l’activité de l’usine Teppaz. Par une concordance imprévisible mais heureuse, le musicien compositeur à S-Composition, Jean-Pierre Seyvos, se trouve être petit fils du fondateur, Marcel Teppaz. L’usine ayant fermé ses portes en 1971, les propriétaires récents acceptent de mettre à disposition le lieu. Chantal Latour se construit un important carnet local d’adresses. Et on se teste. Et on construit une composition complexe, étonnante, humoristique, riche et pauvre. La création s’appellera « A chacun son Teppaz ». Elle combinera sur le temps de la journée du 1er juin 2019 une quarantaine de petits spectacles, improvisations musicales, concerts, manifestations artistiques de tous ordres.
Cela a été l’occasion de mieux comprendre ce type de démarche artistique dont Bruno Latour intègre l’intérêt à ses propres modes de recherches. On discute avec ce philosophe « émérite » qui a continuellement fait bouger les frontières de ce qui l’intéresse. Il se définit lui-même plutôt comme un « descriptif » et au moment où semblent se conjuguer des faits sociaux (gilets jaunes) des faits écologiques (dérèglement climatique) des faits de santé publique (Covid) il veut observer, et construit un mode d’enquête. Selon Bruno Latour, « il s’agirait plutôt d’une crise des conditions de subsistance des habitants. Ce qui était considéré encore comme une nature extérieure à nous est devenue ce qui compose notre sol même et assure la durabilité de nos conditions de vie. Il devient donc urgent d’avoir une description précise de notre territoire réel. »
Par ailleurs, s’il s’intéresse à l’Adar-civam et à ses fonctionnements, il veut d’abord enquêter. Cela séduit des individus et on en est entrainé par une certaine curiosité. Un groupe d’enquêtes est constitué à La Châtre. Cela s’opérera principalement sur 2020 et 2021. En dehors de moments communs avec le groupe de Saint Junien en Haute Vienne , on « travaillera » à la MJCS de La Châtre et à la ferme de La Lande à Crozon-sur-Vauvre.
Atelier "Où atterrir ?" à La Lande, Crozon-sur-Vauvre (photo : Nicolas Laureau)
« Où atterrir ? » comme mode d’enquête s’attache à créer les moments de présentation d’un mode d’existence : le sien avec son ou ses « cailloux dans la chaussure ». Ce qui fait caillou dans la chaussure est unique et peut être fort loin de posséder une solution « politique » ou « sociale »unique. La création, l’écoute, les improvisations de plaidoyers, « les cartographies de controverses » sont plutôt une manière vivante d’arriver à compléter ou déformer son « caillou ». Consortium de ressources, « Où atterrir ? » a bénéficié de la coopération de jeunes doctorants, paysagistes, architectes, collectif toujours mouvant. Et à l’Adar-civam a été induite dans cette ligne d’intérêt un projet commun avec S-Composition et MJCS concernant la « transition » sur le territoire.
"Guide-boussole" pour l'enquête (Conception de Soheil HAJMIRBABA, architecte – urbaniste)
Et maintenant ?Comme l’a dit Nicolas Truong, (Le Monde, 11/10/20220), « Bruno Latour a donc atterri. Mais il demeure, tout comme son œuvre, irréductible ». A chacun de trouver sa capacité irréductible. Loin d’être totalitaire cette capacité irréductible est de l’ordre de la poésie, de la politique, de la création, de la vie, cette vie limitée à la quasi simple enveloppe de Gaïa."
Après avoir arpenté de long en large les galeries et les escaliers de l'Hélice terrestre, nous avons pique-niqué au centre du village, avec l'assentiment des membres présents de l'Artrodytespace, l'association qui gère le lieu depuis la disparition de Jacques Warminski. Le géant est mort le 4 novembre 1996 d'une crise cardiaque ou d'une rupture d'anévrisme (les sources divergent), dans les bras de sa compagne. C'était peu après la mort de son père, à la suite d'une opération du coeur. Comme si, à ce père qui lui avait donné le goût de l'art, il ne devait pas survivre. Enfant qu'il était redevenu en s'éteignant entre les bras de sa douce, Bernadette, que Jacques B. et le Doc ont bien connue, infatigable ordonnatrice des festivités régulièrement données à l'Hélice, figure tutélaire de l'association créée en 1992, et que nos deux compagnons de route croyaient bien retrouver mais dont ils eurent la mauvais surprise d'apprendre qu'elle était rongée par la maladie d'Alzheimer, et que, résidente d'un Ephad, elle ne venait plus que de loin en loin à l'Orbière.
Avant de repartir, Jacques B. a voulu faire un tour dans la campagne proche, appareil photo en main, et nous le suivîmes, Nunki Bartt, Chamina et moi. Chaque chemin qu'il nous désignait, il en connaissait l'issue, il savait aussi quelle maison se dissimulait derrière cette ligne d'arbres qui n'était pas si épaisse à sa dernière visite. C'était l'adolescent qui parlait dans un corps qui approchait les quatre-vingts ans, au beau visage encore, au doux regard. A chaque tournant, une cave troglodytique, une entrée barrée, la tourelle d'un manoir. Ici, la maison des Warminski, l'été, très rénovée, ce n'était pas du tout comme ça, ici le père peignait le cap Fréhel. Là, la lisière de la "grande" forêt de Grézillé qui fut ravagée par un immense incendie le 3 septembre 1959, après une sécheresse exceptionnelle. Mille hectares partirent en fumée, et cinq pompiers de Beaufort, pris au piège autour de leur GMC porteur d'eau qui s'était couché dans un fossé, y laissèrent la vie.
Ces détails, je les ai trouvés par la suite sur le net, Jacques B. n'était pas si précis. Il reste qu'à l'écouter, j'avais l'impression que nous étions à l'orée d'une immense forêt de conte de fées, c'était Tronçais ou Rambouillet, pas moins. Or, sur la carte Michelin, les dimensions étaient bien moindres et le nom n'était même pas indiqué. C'était comme si, encore une fois, il revoyait tout avec les sensations d'un enfant, avec ce schéma corporel qui teinte nos souvenirs si fortement que nous sommes tout surpris de redécouvrir la cour d'école de notre enfance bien plus petite que dans notre mémoire.
Entrée de l'Orbière
La dernière exploration fut celle de la maison qui se tenait derrière l'Hélice et qui était invisible même de la petite route où nous cheminions. L'allée qui y menait était envahie par la friche et les acacias épineux. La grille entrouverte donnait sur une cour dépotoir : la maison encore en bon état était entourée d'un amoncellement de bidons verts, sans doute bidons de pétrole pour le chauffage. Rien ne laissait croire qu'au-delà de ces murailles de végétation désordonnée se trouvait un logis seigneurial troglodytique que Warminski eût souhaité acquérir (mais il ne parvint jamais à emporter l'affaire). Chamina se fraie un chemin dans la brousse, monte un escalier de pierre au pignon de la maison, accède à un grenier dont la porte n'est pas fermée à clé. La petite curieuse nous hèle : il y a là un trésor de livres. Que le malheureux propriétaire des lieux nous pardonne ce larcin : elle tint absolument à emporter Les hauteurs tourmentées, d'Emily Brontë. Une traduction belge. Comment résister ?
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NB : Le grand philosophe Bruno Latour vient de mourir, dans la nuit du 8 au 9 octobre. Il est quelque peu présent dans ces pages, sans que cela rende justice à la profondeur et l'étendue de sa pensée. Je pense au Doc, l'"incrédule" Doc, qui eut l'honneur et l'avantage de converser avec lui lors de ses venues à La Châtre, dont l'article nécrologique du Monde fait mention : "Sa méthode ? L’enquête, dont il n’a cessé d’affirmer et d’éprouver la puissance. En homme pragmatique et en philosophe empiriste, il a mené, après la crise des « gilets jaunes », avec le consortium Où atterrir ?, une série d’ateliers d’autodescription à La Châtre (Indre), à Saint-Junien (Haute-Vienne), à Ris-Orangis (Essonne) ou à Sevran (Seine-Saint-Denis). « De qui dépendez-vous pour exister ? »s’avère la question centrale, afin de « passer de la plainte inarticulée à la doléance », l’interrogation nécessaire afin de nouer de nouvelles alliances."
"Mots de la renaissance, du printemps (primus tempus, le premier temps), de l'autre et du recommencement ; quelque chose coule : "la nuit semble ruisseler de voix comme une grotte", image-énigme, car aucune évidence n'existe d'une grotte qui ruissellerait de voix, sinon d'imaginer dans les tréfonds de la terre une cérémonie magdalénienne où le chant des participants irait se répercuter dans les voûtes, enflerait comme une vague et se perdrait dans les diverticules aux gravures encore inaperçues."
Quand cet adjectif, magdalénien, est venu spontanément sous ma plume (mais il serait plus juste de dire "sous ma bille", celle du Mitsubishi uniball eye blue dont j'ai usage), aussitôt a resurgi la figure d'un autre poète, Dominique Fourcade, dont je découvris le 4 juillet 2020, le livre dont le titre est un adverbe inusité, magdaléniennement (sans majuscule, Fourcade ne mettant de majuscules qu'aux noms propres). magdaléniennement (P.O.L) est aussi le dernier texte de l'ouvrage, le plus long aussi, un poème-essai de soixante pages, dont j'extrais le passage suivant :
" (...). le magdalénien, qui est donc le nom de l'une des périodes modernes de l'humanité et qui m'aura marqué d'une façon que je n'ai commencé à comprendre que des années après en avoir fait l'expérience, je n'en reviens pas, je le redis, de sa force d'attraction, encore aujourd'hui il m'emporte. et comme je suis à un moment de ma vie où toutes choses participent du même, je tire un bonheur illicite du rapport qui s'impose avec A la recherche du temps perdu par le biais de la grotte de la Madeleine, abri plutôt, on ne peut faire plus humble, qui a donné son nom de femme à l'époque, comme ça, avec une fidélité laïque, une réussite syllabique inégalée dans le génie de la nomination par des préhistoriens poètes, une femme-période majeure, un produit dérivé en nien, en niennement, un neutre adverbialement beau. temps retrouvé. Proust, ça je le sais, a joué toute sa vie du violon debout devant l'entrée de la grotte trempée de sa mère, tout au plus y aura-t-il mouillé, horrifié en le tenant par le pouce, l'index et le majeur, sa madeleine, entre les lèvres de celle-ci, tandis que moi j'ai pénétré la grotte. Georges Bataille aussi c'est en quoi nous sommes frères." (p. 130-131)