lundi 12 novembre 2012

De Greco à Soutine

Alors je suis revenu devant l'église, "une petite église écrasée comme on en voit dans le Borinage, à La Drenthe ou Nuenen, au pays des tableaux et des tourbes", et j'ai relu les pages de Michon sur l'enterrement de Rémi Bakroot, "un enterrement comme tous les autres, dans Courbet, dans Greco, à Saint-Amand-Jartoudeix"(...)
Je reviens sur ces lignes de Philippe Didion, pélerin vosgien en quête de trépassé michonien. J'ai souligné dans le dernier billet le tropisme pictural du Creusois, et c'en était un autre exemple que ces références à Greco et Courbet. De Greco, c'est L'enterrement du comte d'Orgaz, qui est visé : on en trouve d'ailleurs une mention explicite à la page précédente :
L'heure approchait, Rémi ne l'entendrait pas sonner, on y pensait pour lui ; on lui mit son shako, sur la calotte bleu de ciel le casoar frémissant lui fit comme une petite âme qui s'en va ; deux camarades le prirent aux aisselles et aux pieds, et le mirent bien doucement là-dedans, à gestes déférents comme on enterre en habit guerrier un comte d'Orgaz - mais mon Dieu que celui-là portait mal la collerette.

Quant à Courbet, il est associé bien entendu à sa célèbre toile de L'enterrement à Ornans.


Avant d'aller à Crozon, la semaine dernière, j'avais passé trois jours à Amsterdam. Nous avions fait découvrir cette ville aimée entre toutes à nos deux enfants. Au passage, à Paris, j'étais allé seul au Musée de l'Orangerie pour l'exposition Soutine. L'ordre du chaos, qu'elle s'appelait. Et qu'elle s'appelle encore car vous pouvez la visiter jusqu'au 21 janvier 2013. Ne vous en privez pas, c'est du grand art. A l'entrée de l'exposition, une grande photo, noir et blanc, représente le peintre en pied, chevelure touffue, un volatile pendant devant lui à un crochet du mur de briques. La légende précise qu'elle fut prise au Blanc, dans la ferme de Zborowski, un marchand d'art polonais qui lui avait mise à disposition. Je doute d'ailleurs qu'il s'agisse d'une ferme, puisque l'adresse exacte est 17, boulevard Chanzy, en pleine ville.


Soutine séjourne donc au Blanc entre 1926 et 1928, séjour émaillé d'incidents comme en atteste  un procès-verbal pour tapage nocturne devant une maison close de la rue de Pouligny. L'Indépendant du Berry du 17 mai 1927 rapporte que « Dans la nuit du 15 au 16, les gendarmes ont dû se transporter sur la route de Pouligny au Blanc, pour y appréhender C. S., artiste-peintre parisien, qui tentait de casser la grande lanterne rouge du numéro 44 à coups de pierres, sous prétexte que l'établissement était fermé ce soir-là. Après vérification d'identité, C. S. a été relâché.» Un autre procès-verbal du 22 juillet 1927 a été établi suite à la plainte de voisins, "importunés par une odeur délétère émanant d'une remise du domicile de l'intéressé. Se rendant sur les lieux, le maréchal des logis Magasson, après s'être fait ouvrir l'endroit par une demoiselle Paulette Jourdain, a constaté que l'origine de la pestilence était redevable à des volailles en fort état de décomposition que le sieur Soutine, qui se dit artiste-peintre de profession, utilisait comme modèles."(Rapport du capitaine de gendarmerie Michel Le Brun, le 3 novembre 1942).

1925 : Le Poulet Plumé, Musée de l'Orangerie, Paris.
 Sans doute  Soutine n'a-t-il jamais montré sa peinture aux gens du crû, ce sieur qui se disait artiste-peintre ne semble avoir laissé au Blanc que mauvaise réputation. Que pouvait-on comprendre à ces volailles en putréfaction dont il faisait ensuite matière de ses toiles, émerveillé qu'il était par les nuances colorées de la pourriture ? Stéphane Zagdanski, qui considère Soutine comme un peintre du temps, peut écrire que "L’effet du temps sur la chair, c’est la putréfaction. Le pinceau de Soutine saumonise et faisande tout ce qu’il touche, il décompose. On songe évidemment à l’anecdote de la carcasse de daim servant de modèle au bœuf de Soutine et empestant toute la Ruche. On se récite à nouveau Baudelaire.
«Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint;
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir...
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague
Vivait en se multipliant.»  
Les reproductions ne rendent pas compte de la force de ses œuvres, elles ne peuvent pas en restituer l'épaisseur, la violence du geste, la vigueur de la touche, il me semble que rien jamais ne s'y repose, et que ces natures soi-disant mortes exultent de vie.

C'est la semaine suivante seulement, de passage cette fois à Tours, que j'achetai un volume sur Soutine, un essai de Xavier Girard, chez André Dimanche (qui publia naguère La Gana de Fred Deux, autre peintre-écrivain puissamment organique). Mais il est tard, j'en parlerai une prochaine fois, et je ferai le lien qui manque ici avec Michon et les autres.


Les derniers  mots de cette nuit seront ceux de Sylvie Durbec, qui m'envoya en mai 2010 un très beau texte inédit sur le rouge de Soutine. Petit extrait :

De ce rouge, de ce vert, de ce bleu, il se servirait pour opposer à l’ennui tellement de maisons et d’arbres que la peinture se ferait vivante.  Mais le travail, ce bagne qu’il avait lui-même forgé - ne devait en aucun cas s’interrompre. Sinon l’écœurement le reprendrait vite, de se savoir vivant et misérable comme il l’était, si affreusement seul au milieu des autres.
S’il réussissait à s’emparer de la couleur, alors il se précipiterait tout à l’heure dans la remise en se cognant au mobilier entassé et se remettrait à la tâche comme un forcené parce qu’il aurait avec lui ce rouge, qui brillait dans le torrent. Ce rouge, semblable à aucun autre.

2 commentaires:

en residence a dit…

Non pas inédit, mais publié! Atelier du Hanneton...

Patrick Bléron a dit…

Pardon... J'en suis bien content !