samedi 29 mai 2021

Gift Songs of Underland

Et vous, mes mains, saurez-vous
Toucher encor mes paupières,
Mon visage, mes genoux ?
Sortant du fond de la Terre
Suis-je différent des pierres ?

Jules Supervielle, Géologies, in Gravitations

Quels sont les dix livres que vous emporteriez sur une île déserte ?  La question n'est pas très originale, mais les réponses peuvent l'être, ainsi de Maylis de Kerangal sacrifiant à l'exercice avec Sylvain Bourmeau, pour la revue en ligne AOC. Je fus littéralement conquis par son évocation du premier livre de sa liste, à tel point que je le commandai sur-le-champ. Extraits (j'ai coupé un peu, à regret, pour ne pas imposer une trop longue citation) :

"On commence ?
On commence par le plus contemporain, un livre que je n’aurais pas eu entre les mains il y a un an : Underland de Robert Macfarlane, un auteur britannique qui n’écrit pas de fiction mais plutôt des récits littéraires et documentaires. [...] Dans son édition française, Underland est sous-titré Voyage au centre de la terre, et moi, adolescente, j’ai été une grande lectrice de Jules Verne… C’est une traduction de Patrick Hersant. En ouvrant ce livre, on passe donc sous la terre. L’ouvrage est composé de neuf ou dix récits, chacun autour d’un lieu, et il est organisé en trois parties : ce que l’on voit, ce que l’on cache et ce qui nous hante. Ce sont des lieux où il s’est rendu, et desquels il a rapporté un texte d’abord d’une grande beauté littéraire mais aussi dans lequel il mobilise beaucoup d’autres choses, qui viennent de la philosophie, par exemple, avec Walter Benjamin ou de l’anthropologie avec Anna Tsing ou encore de la poésie et de William Carlos Williams. Ce sont quelques noms qu’on peut attraper dans Underland, un livre dans lequel s’hybrident ces disciplines différentes, et dans lequel la géologie est aussi, bien sûr, très importante. Macfarlane part de la métaphore de la descente, et il essaie en quelque sorte, et sans mauvais jeu de mot, de relever l’idée de descente, de l’exhausser. Tous ce qui est sous la terre, ces mondes souterrains, ces catacombes, ces nécropoles, ces grottes sont souvent appréhendées avec peur, avec dégoût. Mais lui, il tente plutôt d’adopter une posture de chercheur d’or. Cela fait penser évidemment à la phrase de Victor Hugo sur les mineurs, « l’imagination cette grande plongeuse », cette idée que pour imaginer il faut être comme un mineur… Ce qu’est du coup Robert Macfarlane pour ce livre extraordinaire qui nous amène aussi bien dans une ancienne mine en compagnie d’un jeune scientifique qui essaie de capter les fragments de particules de lumière issue des trous noirs que dans les profondeurs d’une sépulture des montagnes slovènes… Il y a beaucoup d’autres histoires de monuments funéraires, de tertres à travers les îles Lofoten, le Groenland, la Finlande, la Norvège, et surtout la Grande-Bretagne…

C’est un livre-ressource pour moi, du fait de toutes les références qu’il contient mais aussi, et surtout, sur le plan de l’imaginaire, c’est-à-dire l’endroit pour un écrivain qui doit être le plus activé par un travail plastique et sensible, par la curiosité, par les rapprochements, tout ce travail de l’imagination."

Le 19 mai, j'ai commencé l'ouvrage et immédiatement, dès l'ouverture, que l'auteur nomme Première salle, j'ai retrouvé un des thèmes qui avaient surgi avec les lucioles, en l'occurrence le labyrinthe. "On accède au monde souterrain par le tronc fendu d'un vieux frêne", est-il écrit dans l'incipit. Et, page suivante : "Sous le frêne se déploie un labyrinthe." Phrase reprise en écho à la fin de ce préambule : "Ces scènes du monde souterrain se déroulent toutes sur les parois de cette salle impossible, au fond du labyrinthe qui se déploie sous le frêne fendu. D'une culture et d'une époque à l'autre, ce sont toujours les trois mêmes tâches : protéger ce qui est précieux, produire des choses de valeur, reléguer ce qui est nuisible."

Les lucioles, je les retrouverai d'ailleurs dans ce chapitre où Macfarlane explore les catacombes parisiennes, en compagnie de deux "cataphiles" qui ne craignent pas d'emprunter les passages interdits :

"Le ballast crisse à nouveau sous nos pas. Devant nous, plus loin, une nuée de lucioles émerge dans le noir, leurs lueurs orangées voletant dans la nuit. Elles semblent flotter sur place et projettent des lumières dansantes sur les murs de brique. A mesure que nous nous rapprochons, les points lumineux s'attachent à des corps humains : ce ne sont pas des lucioles, ce sont des diables. Équipés de lampes frontales à carbure qui produisent de petites flammes jumelles, des gens se pressent à l'extrémité du tunnel." (p. 144-145)
C'est juste après que Macfarlane interrompt son récit pour évoquer Le Livre des passages de Walter Benjamin, et son suicide en 1940 à Port-Bou, où l'artiste israëlien Dani Karavan a conçu un mémorial en son honneur, pour le cinquantième anniversaire de sa mort : " (...) un monument simple et puissant, qui prend lui-même la forme d'une série de passages. Le premier mène sous terre. De la petite place donnant sur le cimetière municipal, un long tunnel d'acier rouillé s'enfonce en pente douce dans le substrat rocheux de la côte." En avril 2018, j'en ai parlé dans l'article Escape room et mémoire des anonymes : "Escalier, tunnel étroit de soixante-dix marches entre ciel et mer, il s'achève avec une vitre où s'inscrit une citation de Walter Benjamin : « Honorer la mémoire des anonymes est une tâche plus ardue qu’honorer celles des gens célèbres. L’idée de construction historique se consacre à cette mémoire des anonymes »" La vitre, écrit Macfarlane, "offre une vue sur une baie étincelante. Les courants y forment un tourbillon dont la spirale se renouvelle à chaque marée."



J'écrivais ensuite : "Et, contemplant ces photos prises sur le site de Didier Long ou sur le site de l'école d'Art d'Aix-en-Provence, j'ai repensé aux photos que j'avais prises la veille à Saint-Germain de Confolens, en visitant l'église Saint-Vincent près du vieux château ou en voyant deux personnes s'engouffrer dans le Passage des Lavandières, qui conduit vers les rives de la Vienne."


 

"L’œuvre laissée inachevée par Benjamin, poursuit Macfarlane, au moment de son suicide, se renouvelle constamment. Entrer dans Le Livre des passages par l'un de ses mille points d'accès, c'est pénétrer dans un labyrinthe de galeries où, semble-t-il, les parcours ne se répètent jamais."

Je m'avisai un peu plus tard qu'un autre ouvrage pouvait entrer en résonance avec Underland , qui est Le Domaine d'Ana de Jean Lahougue (Champ Vallon, 1998), explicitement inspiré du Voyage au centre de la Terre, de Jules Verne. Étrange roman, par ailleurs, fruit d'un réseau inextricable de contraintes, auquel Rémi Schulz a consacré plusieurs articles (où il montre entre autres choses qu'il a aussi de nombreux points communs avec Le Mont Analogue de René Daumal, revendiqué ceci dit comme l'un de ses hypotextes générateurs par Lahougue lui-même dans Les clés du domaine ).


J'avais eu la velléité de me pencher de près sur cet ouvrage fort savamment composé, mais j'avais calé en définitive sur l'extraordinaire complexité du système conçu par Lahougue, et remis à plus tard une investigation sérieuse. L'occasion m'était donc donnée, par la bande, d'y revenir. Je ressortis le volume du rayonnage où il somnolait et commençai à lire : "Le 23 mai 1991, un samedi, mon oncle, le professeur Brideuil, qui d'ordinaire s'endormait insensiblement dès les premières pages de notre lecture vespérale, perdit pied moins vite que les autres soirs." (p. 9) 

Or, il était très précisément 0 h 14 (ou 0 h 16, je ne sais plus avec certitude) quand je lus cette phrase, le lundi 24 mai. A quelques minutes près, trente ans jour pour jour me séparaient de la première scène du roman. 

J'étais un peu déçu de cette correspondance un peu boiteuse, jusqu'à ce que, hier, j'ouvre par curiosité Le Voyage au centre de la Terre, et que je lise l'incipit, la toute première phrase du roman : " Le 24 mai 1863, un dimanche, mon oncle, le professeur Lidenbrock, revint précipitamment vers sa petite maison située au numéro 19 de Königstrasse, l’une des plus anciennes rues du vieux quartier de Hambourg." 

Dessin d'Edouard Riou illustrant le chapitre I de l'édition originale Hetzel (1864)
 

Poursuivant la lecture d'Underland, je suis parvenu hier encore à ce récit qui se déroule sur les côtes de Norvège, où l'auteur passe plusieurs jours avec un pêcheur, Bjørnar Nicolaisen, en lutte contre les compagnies pétrolières qui veulent exploiter des fonds marins encore indemnes. C'est un autre roman qui me revint alors en mémoire, L'été des noyés, de l'écrivain et poète écossais John Burnside, une œuvre mystérieuse et magnétique, faux thriller des fjords intranquilles, que je pensais traiter largement sur Alluvions, mais qui, finalement, ne se trouva évoqué que dans un seul article du 14 janvier 2018, Thirteen years old again.


Le récit de Robert Macfarlane se situe à Andøya, l'île la plus septentrionale de l'archipel de Vesterålen, au nord des îles Lofoten, tandis que le roman de Burnside se déroule sur l'île de Kvaløya : cinq heures de route et de ferry séparent ces deux îles qui riment si bien entre elles.


Incipit de L'été des noyés : " Fin mai 2001, une dizaine de jours après que je l'avais vu pour la dernière fois, on remonta Mats Sigfridsson du fond du détroit de Malangen, plus bas sur la côte à quelques kilomètres d'ici."

La date n'est pas précise, mais fin mai, cela correspond bien aux 23/24 mai précédents. Et 2001, cela veut dire dix ans pile après l'incipit de Jean Lahougue. 

Tout ceci m'a rappelé aussi un autre livre de John Burnside, un recueil de poésies intitulé Gift Songs (Cape Poetry, 2007), que j'ai acheté le 4 février 2017, au Charity Shop de ce village de Saint-Germain de Confolens, dont j'ai montré plus haut le passage des Lavandières et l'église. A la vérité, je ne l'ai jamais lu, même si souvent j'ai eu la tentation de traduire ces poèmes pour m'améliorer moi-même dans cette langue que je possède si mal.


Mais Saint-Germain, ce petit village lové sur les rives de la Vienne, surplombé de son château médiéval ruiné, c'est surtout le souvenir de ma petite sœur Marie, qui habita là avec sa famille jusqu'à la terrible maladie qui l'emporta en 2019. Aujourd'hui la maison au bout du village est en vente, et je ne suis pas sûr de revenir jamais fouiner dans les rayons du Charity Shop.

 

dimanche 23 mai 2021

Au chemin blanchi quand l’âne se tait

 Au Doc, qui saura pourquoi


Tous les dimanches, c'est un plaisir de retrouver les Notules dominicales de Philippe Didion. Un vosgien qui aime à passer ses vacances en Creuse est forcément un homme de goût et de bonne compagnie. Ajoutons à cela qu'il a eu la bonne idée de naître en 1960, ce qui en fait un confrère générationnel. Il se trouve que dans sa dernière livraison, ce matin-même donc, j'ai trouvé ce passage sur l'écrivain franco-grec Vassilis Alexakis :

Je t’oublierai tous les jours (Vassilis Alexakis, Stock, 2005, rééd. Gallimard, coll. Folio n° 4488, 2007; 258 p., 7,50 €).

"Quand Vassilis Alexakis est mort, en janvier dernier, j’ai fait le bilan de ce que j’avais lu de lui et me suis aperçu que ce titre avait échappé à mes radars. Cette ultime pièce du puzzle franco-grec que constitue son œuvre nous donne l’occasion de faire le point sur le chantier intitulé “Les uns et les otes” dont la dernière mise à jour date du mois d’août 2018. Depuis cette date, j’ai appris dans Le Monde diplomatique de juillet 2020 que Kalymnos (Grèce) est l’île des Kalymniotes. Dans le numéro 23 du Publicateur du Collège de ‘Pataphysique (mars 2020), Alain Chevrier mentionne les Candiotes (de Candie, l’ancien nom de l’île de Crète), indique que les Chypriotes sont aussi des Cypriotes et que Massalia, la Marseille antique, était peuplée de Massaliotes. La revue Esprit (n° 426, juillet-août 2016), rendant compte du livre de Lorand Gaspar intitulé Carnet de Patmos, écrit : “L’histoire dit que les Patmiotes s’enrichirent en approvisionnant les voiliers de la flotte vénitienne”. Notons que Boris Vian évoque les gymnotes dans Trouble dans les andains, mais il s’agit de poissons d’eau douce. Enfin, Vassilis Alexakis m’apprend aujourd’hui que les Cardianiotes habitent Cardiani, village situé sur l’île de Tinos (on trouve ces noms plus fréquemment écrits avec un K initial)."

C'est moi qui souligne évidemment cette mention de Lorand Gaspar, le poète apparu ici très récemment et dont j'ai rendu compte dans Cri blanc dans la chute sombre d'une falaise. On ne peut pas dire que c'est un écrivain qui court les rues et les gazettes, alors le revoir à cet endroit quelques jours plus tard m'apparaît comme un écho sympathique de l'Attracteur étrange.


Dans cette histoire, Alexakis n'est pas qu'un prétexte. De lui, je dois dire que je n'ai lu qu'un seul livre*, mais quel livre ! La langue maternelle, en 1995, pour lequel il reçut le prix Médicis. Le personnage principal, Pavlos, rentre à Athènes après vingt ans de vie parisienne, et il entreprend de résoudre une énigme : quel est donc le sens de la lettre E jadis suspendue à l'entrée du Temple d'Apollon à Delphes ? Bon, de fait le mystère ne sera pas vraiment élucidé, mais approfondi ou épaissi. Le roman se termine au cimetière où est enterrée la mère du narrateur :

"La dalle était légèrement poussiéreuse. Il y avait un peu plus de poussière dans les lettres gravées de son nom. Je me suis penché et j'ai soufflé la poussière. J'ai songé une fois encore à l'epsilon. Le nom de ma mère, Marika Nicolaïdis, ne comporte pas cette lettre. Ni le mien, d'ailleurs. J'étais certain pourtant que le mot qui me manquait pour compléter mon cahier était là, quelque part. J'ai regardé le gravier qui forme une mince bordure autour des géraniums. Deux oiseaux picoraient un peu plus loin. J'ai soudain pensé au mot ellipsi, le manque.

- Tu nous as manqué, Marika, ai-je pensé." (pp. 392-393)

C'est aussi sur la mort de la mère que se clôt ce récit au titre plein d'epsilon, Éphémère de Bernard Chambaz. Dans un post-scriptum, il annonce que sa mère est morte l'avant-veille du jour de Noël, la nuit, dans son sommeil. "Je sais, écrit-il, que les memento mori ne l'impressionnaient pas, ni ne lui enseignaient quelque sagesse. J'imagine qu'elle aurait volontiers choisi le bambou comme totem et le labyrinthe comme cosa mentale. Quoi qu'il en soit, elle continuait d'aborder le monde avec une certaine légèreté. En cela aussi, je dois lui ressembler un peu." (pp. 231-232)

Il raconte que la veille au soir, elle lui avait téléphoné, "ce qu'elle faisait rarement, pour prendre de nos nouvelles à cause de la tempête sur les côtes méditerranéennes." Elle lui dit qu'elle n'avait pas entendu " Ma nuit rêvée" sur France Culture  le samedi précédent.

"Je lui expliquai que c'était en raison de la grève, qu'elle ne passerait pas non plus cette nuit-ci à cause du calendrier, que ce serait sans doute en janvier pour son anniversaire. Ce qui est étrange dans l'histoire, c'est que, par discrétion, je ne la prévenais pas des émissions auxquelles j'étais invité, et que je m'étais autorisé une exception pour "Ma nuit rêvée", pour l'horaire, pour l'impression harmonieuse que j'en avais eu, pour mes choix dans cet infini patrimoine radiophonique. Elle me demanda aussi où j'en étais de mon livre sur la nuit au musée et elle se réjouit que je l'ai terminé. Nous ne doutions pas qu'elle le lirait à l'automne prochain." (p. 232-233)
L'article sur le premier entretien de cette Nuit rêvée commençait par cette citation tirée du roman Les Poilus de Joseph Delteil, "Aux morts pour qu'ils vivent, aux vivants pour qu'ils aiment", que Bernard Chambaz a mis en exergue de son roman Un autre Eden. Citation qui  s'applique tout particulièrement à la littérature, et à Chambaz qui dit écrire "pour redonner un semblant de vie, de survie, à ceux qu’on pourrait appeler nos disparus."

Peinture : Nunki Bartt

PS : notre ami Nunki Bartt me fait parvenir cet après-midi un lien vers l'âne d'Amorgos, une création de Jean-Guy Coulange, Amorgos, faut-il le rappeler, l'île du  monastère de la Panaghia Chozoviotissa. Ce conte radiophonique est aussi la recherche d'une énigme : “ Tout commence un soir de septembre dans les années quatre-vingt dix, mon premier voyage à Amorgos. Au cours d’une promenade près de Langada, au détour d’un buisson, une forme apparait, sombre, immobile, dense et aérienne. Dans ma vision, le chemin s’efface. J’écris sur un petit carnet « au chemin blanchi quand l’âne se tait ». Depuis ce jour et lors de chacun de mes voyages à Amorgos, cette image m’obsède.
Comme dans un conte, Ella ! part à la recherche de ce secret, de cette énigme
.”

 

 

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* Je me trompe : j'ai dû lire aussi Après J.C., comme en témoigne cet article du 2 novembre 2014, mais je n'en ai pas de souvenir. Je l'ai acheté, mais peut-être ne l'ai-je jamais lu.

mercredi 19 mai 2021

Ephémères et lucioles

J'ai plusieurs fois désigné sous le terme de lucioles ces petites bulles synchroniques, minuscules coïncidences ne s'inscrivant pas dans un grand rhizome proliférant, un réseau de correspondances serrées, mais éclatant avec un bel ensemble comme un pétillement de hasards débridés. On se doute que ce phénomène ne se manifeste pas tous les jours, le dernier en date remontait à décembre 2020, avec les résonances à la porte de bronze. Mais le 30 avril et le 1er mai dernier a eu lieu une nouvelle épiphanie de lucioles. Ce matin-là, je reçus tout d'abord un mail annonçant un article de The Charnel-House, un site sous-titré From Bauhaus to Beinhaus, tenu par un certain Ross Wolfe, et dont les grands centres d'intérêt sont le marxisme et l'architecture. L'article traitait de Lazar Khidekel, un élève de Kazimir Malevitch dans les années 20, qui avait jeté les plans d'une cité aérienne, a "flying city". J'étais surpris de recevoir ce mail, car j'avais quelques années plus tôt souvent fréquenté ce site, dont l'iconographie est remarquable, mais je m'en étais peu à peu détaché - et je n'en recevais plus de nouvelles depuis bien longtemps. Soudain, il se rappelait à mon bon souvenir.

Dessin de Lazar Khidekel (1925-1932)

Le même jour, je consulte le site Barbotages, où Jacques Barbaut exprime son "grand (b/h)on(h/n)eur d’avoir été convié par Ian Geay (glouglous) à rejoindre — d’un plongeon ! — le pléthorique sommaire (Jean Lorrain, Laurine Roux, Anna d’Annunzio, Yves Letort, Éric Dussert, Christophe Esnault…) de la neuvième livraison — ou « immersion » — d’Amer, revue finissante, Lille, 480 pages, 504 grammes, avril 2021, thème : « Eaux, lavement littéraire » (...)" Je clique sur le lien qui termine le billet et débarque sur le site Les âmes d'Atala. Je déroule la page et découvre une vignette ouvrant sur un vinyle du groupe Fifth Era, dont le titre est Charnel House Anthems.


Un peu plus tard, je retrouve l'ami Nunki Bartt à la médiathèque, où j'emprunte le récit de Bernard Chambaz, Éphémère, qui relate sa nuit passée dans le musée de Franco Maria Ricci, tout près de Parme, à côté de son labyrinthe de bambous, comme il est dit sur la quatrième de couverture. 

Ce soir-là, nous regardons le premier volet d'une série sur les Décolonisations, L'apprentissage, qui part de la révolte des cipayes de 1857 à la République du Rif, mise sur pied de 1921 à 1926 par Abdelkrim el-Khattabi avant d'être écrasée par la France : "ce premier épisode montre que la résistance, autrement dit la décolonisation, a débuté avec la conquête. Il rappelle comment, en 1885, les puissances européennes se partagent l'Afrique à Berlin, comment les Allemands commettent le premier génocide du XXe siècle en Namibie, rivalisant avec les horreurs accomplies sous la houlette du roi belge Léopold II au Congo". Ceci me remet en mémoire le livre saisissant de l'écrivain suédois Sven Lindqvist, Maintenant tu es mort, Le siècle des bombes (Le Serpent à Plumes, 2002), qui retrace la genèse de la bombe et ses premières expérimentations par voie aérienne en 1911 jusqu'à la fin du XXème siècle (et évidemment, ça continue de plus belle). Le lendemain, je replonge dans le livre et retrouve le passage suivant :

"La première bombe larguée d'un avion explose le 1er novembre 1911 dans une oasis aux environs de Tripoli.

"Les Italiens lancent des bombes de leurs aéroplanes", annonce le Dagens Nyheter [grand quotidien de Stockholm] le lendemain. "Un des aviateurs a réussi, avec un résultat satisfaisant, à larguer quelques bombes sur le camp ennemi."

C'est le lieutenant Giulio Cavotti, à bord d'un monoplan aussi svelte qu'un éphémère, qui s'est penché hors de l'habitacle pour lâcher lui-même la bombe - une grenade à main danoise de marque Haasen - sur l'oasis lybienne de Tagiura, près de Tripoli. Quelques instants plus tard, il a attaqué l'oasis d'Aïn Zara. Au total, quatre bombes de deux kilos chacune ont été larguées lors de cette première attaque aérienne." (pp. 16-17, c'est moi qui souligne)*


La comparaison dont use Lindqvist résonnait donc avec l’Éphémère du titre qui renvoie aux initiales d'un autre italien, Franco Maria Ricci, FMR, qui apparaissent à Chambaz comme "une sorte de paradoxe vivant dans la mesure où il aura consacré son existence à conjuguer l'éphémère et l'éternité."


Un autre thème associe le livre de Lindqvist et Chambaz/FMR, celui du labyrinthe. Lindqvist a construit son essai sur ce principe. Ainsi écrit-il, dans sa courte préface : 

"Ce livre est un labyrinthe, avec vingt-deux entrées et pas de sortie. Chaque entrée mène à un récit ou à une argumentation qui vous suivez en passant d'un texte à l'autre, selon le numéro de la section où se trouve la suite du texte. [...] Où que vous vous trouviez, vous êtes entouré de pensées et d'événements contemporains, reliés à d'autres récits que celui que vous êtes en train de suivre. C'est intentionnel. Ainsi la texte est tout à fait ce qu'il a l'air d'être : l'un des sentiers possibles à travers le chaos de l'Histoire.

Bienvenue dans le labyrinthe ! Suivez les flèches, faites ce puzzle terrifiant et, quand vous aurez vu mon siècle, construisez le vôtre avec d'autres pièces."

Le labyrinthe de bambous que Ricci a fait édifier à Fontanellato, près de Parme, vient d'une promesse faite à son vieil ami Jorge Luis Borges. Le labyrinthe, écrit Chambaz, était déjà au cœur de leur première rencontre, à Buenos Aires, à la Bibliothèque nationale dont Borges était alors directeur :

"A la question de savoir ce qui l'avait motivé, Ricci répondit qu'il aimait le concept de labyrinthe. Borges sourit et assura que c'était une bonne raison pour traverser l'océan. Il le conduisit alors à travers une suite de couloirs et d'escaliers jusqu'à un balcon, d'où on surplombe la salle de lecture. "Vous voyez, là, c'est le centre du labyrinthe." Puis il ajouta qu'il était comme le Minotaure et qu'il attendait d'être tué, laissant planer un doute sur le sérieux de cette assertion." (p. 24)

Ce 1er mai, comme j'avais terminé Éphémère, je m'étais lancé dans la lecture, si longtemps différée, de Raboliot de Maurice Genevoix. A côté de moi, Gaëlle lisait le Voyage avec Charley de John Steinbeck (elle adore Steinbeck et aura bientôt tout lu de lui, du moins tout ce qui a été traduit en français - et je ne peux oublier que s'il n'a pas encore beaucoup de place sur Alluvions, il est tout de même le sujet du second billet que j'ai écrit, en décembre 2006). A un moment donné, elle me pose une question sur le sens du mot trimardeur. Et presque aussitôt voici que le même mot trimardeur affleure dans Genevoix**: "Une petite visite chez Trochut, de Sarcelotte et de Berlaisier, avait comme par miracle éclairci la vue du gros aubergiste. Il se rétractait ; il en revenait à ce qu'il avait dit d'abord et qui était, il le jurait, la vérité : "Un traînier lui avait apporté ces lapins, un trimardeur qu'il ne connaissait pas. (...)."

A 17 h 29, très précisément, je reçois une photo de ce même ami qui m'avait offert l'album de dessins de Cardon pour mes 60 ans. Faut-il préciser que, comme moi, il est né en 1960 ?


Or, c'est en 1960, deux ans avant de recevoir le prix Nobel de littérature, que John Steinbeck entreprend, au volant de son mobil home, un voyage de onze semaines à travers l’Amérique, avec pour seul compagnon son chien Charley.

Onze semaines... Je ne sais plus exactement pourquoi j'emprunte alors le Voyage avec Charley et l'ouvre à la page 111, où je lis : "Il m'indiqua pour cela une route qui, si je m'en étais souvenu, sans même parler de la suivre, aurait fait ressembler le labyrinthe de Cnossos à une autoroute."

 


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* Wikipedia a une autre version sur la nature des bombes, et parle de quatre grenades à fragmentation créées spécialement pour l'aviation par un certain Giuseppe Cipelli. L'une est reproduite dans Historic Wings, où l'on peut lire aussi : "When Lt. Gavotti returned to the field at Tripoli, he was cheered by fellow aviators and saluted by his commanding officer, General Caneva. He wrote, “Everybody is satisfied”. (...) Lt. Gavotti’s mission was nothing less than a revolution. The Italian press ran stories of the great exploits of Lt. Gavotti, calling him “the flying artilleryman”. As the term bomber and bombing had yet to be coined, he was trumpeted as having innovated “the art of winged death.”  It may not have been the first bombing mission, though many claim it was and certainly, it was the first by a European pilot." Le bombardier est déjà un héros...


 ** Dans la définition du CNRTL, il est proposé le dérivé trimardier, et c'est Genevoix qui est cité :

Trimardier, -ière, adj.,hapax. Il est venu rôder (...) en quête de vagues rogatons, ainsi qu'il fait chaque soir, trimardier, chapardeur, autour des maisons de Solaire (Genevoix, Rroû, 1931, p. 106).

jeudi 13 mai 2021

Cri blanc dans la chute sombre d'une falaise

Oui ! Grande mer de délires douée,
Peau de panthère et chlamyde trouée
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l’étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil,

Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs !  

Paul Valéry, Le Cimetière marin

Certains se sont peut-être étonnés de ce parallèle que j'ai opéré entre le bleu doré de Vivonne, le roman et le poète de Jérôme Leroy et le bleu doré (disons plutôt l'or et l'azur) des icônes d'Andreï Roublev. Peut-on rapprocher sans extravagance "ce bleu doré du calme après l'orgasme" des couleurs des scènes religieuses du peintre ? Le nier serait oublier que de l'extase physique à l'extase spirituelle les ponts ont de tout temps été nombreux. Et c'est bien ce qui se passe pour l'amoureuse la plus sensuelle d'Adrien Vivonne, Agnès Villehardouin, qui avait suivi le poète en Grèce et "avait eu une révélation brutale par un midi écrasant de chaleur" :

"Adrien et elle montaient les rudes escaliers qui menaient au monastère de la Panaghia Chozoviotissa, à Amorgos. Si Adrien avait retrouvé là une illustration presque parfaite de "l’Éternité de Rimbaud et avait eu encore la confirmation qu'il fallait lire la poésie  comme un reportage sur tous les endroits où un passage était possible pour l'autre côté, le choc du site de la Panaghia Chozoviotissa avec sa façade blanche troglodyte suspendue entre cile et mer, l'immense et sourd gémissement marin à des dizaines de mètres en contrebas, avait été encore plus violent et décisif pour Agnès Villehardouin.
Elle s'était mise à pleurer, pas des larmes de désespoir, au contraire.
- Tu te souviens de Pascal, Alexandre ? "Certitude, certitude, sentiment, joie, paix. Dieu de Jésus-Christ. Joie, joie, joie, pleurs de joie." On a vu une photocopie du texte manuscrit en hypokhâgne. On aurait dit un calligramme, des lettres énormes, des lignes qui partaient dans tous les sens. Eh bien, voilà, c'est ce qui lui est arrivé, à Amorgos...
- Et ?
- Et elle m'a dit qu'elle était certaine, ici et maintenant, de l'existence de Dieu, qu'elle ne voyait pas d'autre issue que de l'adorer...
- Vous aviez fumé la moquette ou quoi ?" (p. 319)

 

Le Monastère de la Panaghia Chozoviotissa (Amorgos) - Wikipedia

Je lis dans la notice Wikipedia consacrée à Amorgos que le poète Lorand Gaspar a consacré un poème au monastère de la Panaghia Chozoviotissa, poème inclus dans le recueil Égée Judée. Or, je possède ce recueil, que j'ai déniché à Bruxelles le dimanche 25 octobre 2015, au Marché aux Puces de la Place du Jeu de Balle, dans le vieux quartier populaire des Marolles.  Quelques jours plus tard, j'écrivis un article sur ce même site : 

"Sur un étal déployant quelques centaines de bouquins, jetés dans le plus complet désordre, je trouvai mon bonheur. Même si j'en reposais finalement quelques-uns, par crainte de surpoids dans le sac à dos, je fis emplette de quatre volumes (à 1 euro pièce), quatre volumes de poésie dont trois de la NRF collection blanche. Après coup, je m'aperçus qu'ils avaient tous appartenu au même homme, A. Bozon, semble-t-il, et d'ailleurs deux, La Sainte Face, d'André Frénaud et Egée, de Lorand Gaspar étaient dédicacés par ces auteurs.


Curieusement, le nom sur la dédicace avait été effacé, gratté, et j'imaginai volontiers que le propriétaire, à coup sûr grand amateur de poésie (dont je partageai donc si spectaculairement les goûts), avait passé l'arme à gauche et que ses héritiers n'avaient pas hésité longtemps avant de balancer toute cette poésie dont ils n'avaient que faire. Cruel destin des bibliothèques privées, encore que là, grâce au Marché aux Puces, ces livres allaient connaître une nouvelle vie, de Bruxelles en Berry."

Je suis honteux, j'ai toujours remis la lecture de ce livre à plus tard, et aujourd'hui il s'impose, quarante-et-un ans après sa parution, et je lis avec émotion les vers de ce poète d'origine hongroise qui fut aussi  traducteur, photographe et grand médecin :

Monastère à pic sur nos pentes d'armoise
entre les herbes qui purgent nos troupeaux.
Sifflement d'aile du matin qui te lève
et tu cherches laborieux dans tant d'emmêlements
un son qui t'accompagne, une lame d'éclair.
Au fond des gorges une paume de mer
noire et dure patience de ton cri.

Le monastère est évoqué aussi un peu plus loin, dans le Journal de Patmos :

"Amorgos. Monastère de la Panaghia.
Cri blanc dans la chute sombre d'une falaise. Nudité brûlante, prière. Dans le bleu absolu, l'entêtement d'une poignée de chaux. La nuit venue un vent noir nous rançonne. En bas la mer se durcit sous le trépignement des étoiles."(p. 98)*

Et c'est un autre poème, de Jean de la Croix, qu'Agnès Villehardouin récite à voix basse à Amorgos, ce jour-là, raconte Vivonne à Alexandre Garnier, toujours sceptique et plus que jamais jaloux, face à la mer, tout en pleurant :

Après une blessure qui était pleine d'amour
Et qui ne manquait point d'espérance,
Je volai si haut, si haut,
Que je finis par atteindre le but

"Elle s'est retournée vers moi, poursuit Vivonne, et elle a dit, en essuyant ses larmes : "Viens, maintenant je sais J'ai envie de toi, vite" Et nous avons fait l'amour dans une lumière ocre qui rendait sa peau encore plus belle."

*** 

Quelques notes supplémentaires, un peu en vrac, car je suis un peu pressé par le temps (je dois rendre Vivonne à la médiathèque, j'ai déjà plusieurs jours de retard).

1/ J'ai écrit en février un article sur les Solitaires, autrement dit ceux qui avaient  choisi de vivre une vie retirée et humble à l'abbaye janséniste de Port-Royal des Champs. J'avais cité in fine l'essai de Pascal Quignard, Sur l'idée d'une communauté de solitaires (Arléa, 2015), que je lus le mois suivant. Dans la première partie, Les Ruines de Port-Royal, qui reprend une conférence donnée par deux fois en 2014, Quignard raconte, entre autres anecdotes, comment Jacqueline Pascal, la sœur de Blaise, quitte sa famille pour rejoindre le couvent. C'est Gilberte Pascal, la sœur aînée qui parle au début : 

"Ainsi elle se leva, s'habilla, et s'en alla, faisant ces actions comme toutes les autres, dans une tranquillité et une égalité d'esprit inconcevables. Nous ne nous dîmes point adieu, de crainte de nous attendrir, et je me détournai de son passage, lorsque je la vis prête à sortir. Voilà de quelle manière elle quitta le monde. Ce fut le 4 janvier  de l'année 1652, étant alors âgée de vingt-six ans et trois mois."

C'est le 4 janvier 1652 avant que l'aube soit parue. Blaise ne lui a pas dit un mot, ni la veille, ni le matin, alors qu'il sait qu'elle part, alors qu'il est là, dans la chambre d'à côté. Jacqueline Pascal est partie à jamais. Elle restera désormais à Port-Royal jusqu'à sa mort." (pp. 15-16)

Agnès Villehardouin est en somme la Jacqueline Pascal de notre temps. Dans Vivonne, on retrouve curieusement la trace des Solitaires, dès le prologue, où l'on découvre le personnage de Galia, dont il est dit qu'elle est une Solitaire, une de celles qui ne veulent pas vivre dans les communautés de la Douceur, qui ne veulent pas utiliser la langue des Amis : "Ses parents l'avaient laissé partir. Ils ne pouvaient pas faire autrement. On ne peut pas obliger les Solitaires à rester. Ils se réveillent un matin et tout leur est devenu insupportable, ils ont l'impression d'étouffer. La seule solution pour eux, c'est de prendre quelques affaires et de partir sur les chemins, au hasard, en ne s'arrêtant jamais plus de deux nuits au même endroit." (pp. 22-23) On retrouvera Galia dans l'épilogue, où elle vient en aide à Titos, un petit garçon qui a fui l'horreur des massacres perpétrés par ceux qu'on appelle les Autres :

"Elle sentait encore l'île, perdue à tout jamais :
- Tu aurais mieux fait de ne pas m'aider... Tu serais encore chez nous... dit Titos.
- Tu parles ! Seule ou presque dans un pays en ruine, qu'est-ce que j'aurais fait ?
- Tu es pourtant une Solitaire, non ? Une Solitaire, c'est fait pour être toute seule...
La bouche de Galia vient s'enfouir dans ses cheveux.
- Je viens de comprendre une chose, Titos. C'est un peu tard, tu me diras : une Solitaire n'existe que si d'autres Amis existent. Sans les Amis, je ne suis pas une Solitaire, je suis un fantôme. Même pas : je ne suis plus personne, je ne suis plus rien." (p. 404.)

 


2/ J'ai évoqué aussi en mars la mort du grand poète Philippe Jaccottet,  or celui-ci est mentionné au moment où Garnier, accompagné de Béatrice Lespinasse et de Chimène, la propre fille de Vivonne, parviennent à ce qui est sensé être le domicile du poète dans l'île de Syros, 3 odos Zoé Carelli à Posidonia. Mais la maison est vide, "comme le tombeau du Christ" :

"La pièce du bas était blanchie à la chaux, simple et propre. Je me suis rappelé la chambre de la rue de Maubeuge, j'ai retrouvé la même sérénité monastique. Une table, quatre chaises, une cuisine minimaliste. Au mur j'ai vu la citation de Rimbaud sur l'éternité retrouvée et, ce qui m'a surpris, une photo de la maison anglo-normande du 22, rue des Alouettes, à Carville.

Au premier, un lit à deux places, peu-être celui où il avait dormi avec Agnès, il y avait quarante ans et des poussières. Des livres empilés, dont l'Odyssée en grec et aussi dans plusieurs traductions dont celle de Jaccottet. Une strophe d'un poème du même Jaccottet m'est revenue à la mémoire. Je l'avais lue il y a très longtemps et elle a été cette nuit-là une révélation tant elle résumait qui avait ou avait été Adrien, je ne savais à quel temps conjuguer son existence. Il s'agissait d'un poème sur la beauté :

Elle n'est pas donnée aux lieux étranges
mais peut-être à l'attente, au silence discret,
à celui qui est oublié dans les louanges
et simplement accroît son amour en secret
." (p. 377)

3/ Enfin, je voudrais souligner la récurrence dans le roman de lieux proches de ma géographie personnelle : ainsi Châteauroux (par exemple, pages 220/221), La Châtre (où Chimène est contrainte de s'arrêter une semaine à cause d'un cyclone), le plateau voisin de Millevaches  avec la ville de Doncières, où l'on aura reconnu Eymoutiers (où nous campâmes cet été), mais surtout peut-être Argenton-sur-Creuse :

"Adrien connaissait bien cette ligne, vous savez, il l'aimait même... Vous vous souvenez du "Syndrome d'Argenton-sur-Creuse" ? Quand il décrit l'éblouissement en voyant par la vitre du train la petite ville surgir au détour d'une colline boisée, son envie de descendre et de de rester là pour toujours. C'est dans Entretien des ascenseurs, je crois, à moins que ce ne soit dans Défense des becs et des seins..." (p. 220)

Ce passage m'a frappé car je me demande si ce n'est pas un écho voulu à un autre écrivain cité dans le roman, que j'ai cité dans une ancienne chronique du 28 janvier 2011, Nomade #50 : Gare tapie dans la nuit, non pas sur ce site mais sur celui des Tasons :

"Tout chemin m'est bon dès que la voiture m'a hissé insensiblement - presque toujours, de quelque côté qu'on l'aborde, par de longues rampes douces - sur cette terrasse éventée de la France, où errer à l'aventure a quelque chose de plus grisant qu'ailleurs : même dans le Limousin, moins accidenté, plus monotone, la surprise s'embusque presque partout. Ainsi, alors que je roulais de Guéret vers Poitiers, dans la sombre petite ville d'Argenton-sur-Creuse, pour moi jusque-là seulement le nom d'une gare tapie dans la nuit qui marquait presque abstraitement (le long de la ligne Paris-Toulouse) le changement de rythme du convoi attaquant, dans un roulis ensommeillé, l'escalade des rampes de la Marche, et que je découvris, agglutinée au bord des eaux noires de sa rivière, bougeante, affairée, faite d'une seule et longue rue singulièrement populeuse, une coulée citadine inattendue cachée au creux de sa rainure feuillue, tout comme à Tulle ou à Aubusson." 

                              Julien Gracq, Carnets du grand chemin, José Corti, p. 70-71.

argenton-niveau.jpg
Souvenir d'une crue à Argenton-sur-Creuse

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* En cherchant à en savoir un peu plus sur Lorand Gaspar, j'ai découvert que ce grand poète est mort à 94 ans le 9 octobre 2019. Une disparition qui fut peu remarquée à l'époque, si bien qu'Antoine Perraud parla le 15 octobre dans Mediapart de disparition en tapinois. Il le désigne comme poète, chirurgien, photographe, arpenteur de paysages, fou des silences du désert, mais aussi ami du peuple palestinien. Ce qui résonne fort en ce moment d'embrasement de Jérusalem-Est. "Mobilisé en 1943, écrit Perraud, alors qu'il vient d'être reçu à l'école polytechnique de Bucarest, il est ensuite déporté dans un camp de travail, d'où il s'évade en 1945 pour gagner la France. Là, il étudie la médecine. Devenu chirurgien, il exerce à Jérusalem et Bethléem de 1954 à 1970, puis à Tunis, jusqu'en 1995. Elias Sanbar, délégué de la Palestine à l'Unesco, se souvient d'avoir découvert l'homme en tant qu'auteur d'une Histoire de la Palestine (1968, dans la « petite collection » de chez Maspero) : « À l'époque, il n'y avait quasiment aucun livre en français sur la question – la bibliographie était surtout en anglais et en arabe –, aucun livre de surcroît favorable à la cause palestinienne », se remémore Elias Sanbar pour Mediapart."


Dans un passionnant entretien avec Laurent Margantin, on découvre la place fondamentale qu'a occupé le passage à Jérusalem, tant pour le médecin que pour le poète :

Dans l´Essai d´autobiographie qui précède Sol absolu vous évoquez les années hongroises et les années de guerre, suivies du séjour en France, puis une expérience fondamentale pour vous, qui a été celle qu´on retrouve notamment dans Judée, je veux parler des années en Israël. Vous vous ouvrez alors à un tout nouvel espace physique, mais aussi culturel. Peut-on dire que c´est à cette période que, parallèlement à une activité professionnelle très chargée et astreignante, vous développez votre propre écriture poétique ? Vous parlez notamment des heures matinales : « J´avais ainsi, chaque jour, deux ou trois heures transparentes, miraculeuses, avant d´entamer une longue journée à l´hôpital. Le peu que j´aie réussi à lire et à écrire, je le dois à ces matins de Jérusalem… ». Comment percevez-vous aujourd´hui cette importance d´un espace et d´un temps précis pour le développement de votre poésie et de votre poétique ? Est-ce cela pour vous, l´écriture poétique : avant tout l´expérience la plus forte possible d´un lieu et d´un espace déterminés ?

Je dois d’abord vous donner quelques précisions. Quand j’avais posé ma candidature au poste devenu libre de chirurgien des hôpitaux français de Jérusalem et de Bethléem, je ne savais même pas que Jérusalem était une ville divisée. Engagé à fond dans mes études de médecine et ma formation de chirurgien, j’étais totalement ignorant de la situation géopolitique du Proche Orient. C’est seulement quand j’eus la surprise et la joie d’être convoqué aux Affaires Étrangères que je commençai à m’informer et c’est le chef de service auprès duquel je fus convoqué qui m’apprit que l’Hôpital Français de Bethléem se trouvait en Jordanie et que l’Hôpital Saint Louis de Jérusalem était située dans la partie israélienne de Jérusalem. Or la population essentiellement israélienne de la nouvelle ville était servie par d'excellents hôpitaux. Ainsi, peu de temps après le partage de la ville il était devenu clair que si on voulait continuer cette œuvre, il fallait tout faire pour la transplanter côté Est. Au moment où je devais partir, les Sœurs de Saint Joseph avaient installé un "hôpital provisoire" dans un hôtel assez spacieux dans la partie jordanienne de la ville, en attendant d'entreprendre la construction d'un nouvel hôpital. En effet, arrivé là-bas, la construction du nouvel hôpital français de Jérusalem fut très vite mise en chantier. Je passe sur les détails ; c’est pour vous dire simplement que les deux hôpitaux français dont je fus chargé sur le plan médical étaient situés, jusqu’à l’issue de la « guerre des six jours », en Jordanie.
Si je n’avais, en dépit d’une sérieuse surcharge de travail durant mes années d’études, jamais complètement renoncé à l’écriture, il est vrai que c’est après m’être installé avec ma famille (d’abord à Bethléem, puis très vite à Jérusalem Est), que je me suis remis plus sérieusement à écrire, le plus souvent, en effet, très tôt le matin, avant d’entamer mes longues journées à l’Hôpital.
Assurément, c'est un nouvel espace humain, historique, géographique et géologique assez complexe qui s'ouvrait à mes yeux, à mon expérience quotidienne d'y vivre. Je devais, en effet, faire, peu à peu, la connaissance d'une population essentiellement arabe (palestinienne), d'une langue et d'une culture que je côtoyais dans ma vie de tous les jours, en m'occupant de mes malades et en rencontrant leurs familles à l'hôpital autant que lors de mes escapades dans cette vieille ville à la fois fascinante et attachante." [...] (C'est moi qui souligne)

 

samedi 8 mai 2021

Du bleu doré brumeux des aubes d'hiver

"Bleu, bleu et doré, ou bleu doré.
Cette couleur, chez Vivonne, est bien plus qu'une couleur. Elle est un état d'âme, une contrée, un pays où l'on arrive jamais. Celui d'André Dhôtel que Jean-Claude Pirotte avait évoqué dans sa recension des Filles de Vassivière.
Le bleu doré fut la première sensation éprouvée par Adrien Vivonne, quand il sortit de la baignoire d'obstétrique de la clinique Ignac-Semmelweis."

Jérôme Leroy, Vivonne, p. 187 

C'est Alexandre Garnier, l'ami jaloux, l'éditeur indélicat d'Adrien Vivonne qui introduit ainsi l'un des motifs essentiels de sa poésie : avec la porte dans le fond du jardin et le vent dans les arbres, il y a donc ce bleu si singulier, ce bleu doré qui accompagna sa mise au monde. Bleu de l'eau puis le doré des "beaux seins lourds de Françoise Vivonne", à "la peau hâlée par un été sur les galets de Dieppe ou de Pourville". "Le bleu doré, précise Garnier, est à la fois l'héraldique de la poésie de Vivonne et le fil conducteur de son existence, les deux se confondant étroitement (...)."

"Il y a ainsi l'extase du bleu doré du Grand Midi, semblable à celui du Cimetière marin, de Paul Valéry, ce bonheur du corps en fusion panthéiste avec le monde quand une fille sort du lac de Vassivière dans un miroitement ardent ; il y a la fraîcheur originelle du bleu doré brumeux des aubes d'hiver quand on descend d'un train dans une petite ville où apparaît au coin d'une rue le squelette blanchi, gracieux et surprenant des ruines d'une abbaye et la certitude d'un bonheur imminent, d'une paradoxale victoire sur le temps ; il y a encore ce bleu doré du calme après l'orgasme, qui filtre par les persiennes d'une chambre dans une pension portugaise, au cœur de l'après-midi, quelque part entre Evora et Elvas et qui colore les draps que des amants ont fait tomber sur le sol pendant leurs ébats." (p .190)

Poursuivant cette mise en parallèle de Vivonne et d'Andreï Roublev, comment ne pas penser aux icônes même du peintre, qui apparaissent à la fin du film, en rupture soudaine avec le noir et blanc qui a régné jusque-là ? Et parmi ces icônes, celle de la Trinité n'est-elle pas le plus bel exemple de bleu doré qui puisse être admiré ?

Andreï Roublev, L' Icône de la Trinité, entre 1422 et 1427 ou Les trois anges à Mambré, tempera sur panneau de bois, 150 × 100 cm, Moscou, Galerie Tretiakov

Du bleu, il est question aussi dans le film.  A l'épisode 3, La Passion selon Andreï, le peintre et son jeune apprenti Foma cheminent vers Théophane le Grec. Or Foma est "préoccupé, dit la notice Wikipedia, par les aspects pratiques du travail, comment perfectionner le bleu azur, une couleur instable." Ce bleu très onéreux à produire était obtenu à partir de la pierre de lapis lazuli. La description suivante donne comme référence la Trinité de Roublev :


mercredi 5 mai 2021

La porte au fond du jardin

 "Pourquoi ne pas imaginer que Patricia ait un jour ouvert, par hasard, un recueil qui traînait dans les locaux et qu'elle ait été séduite par deux vers au passage ? Pas séduite, Vivonne n'était pas un séducteur, mais happée par une émotion inconnue, celle qui ne saisit qu'une demi-douzaine de fois dans leur vie les lecteurs : elle avait vu une contrée nouvelle s'ouvrir devant elle, elle avait franchi la porte au fond du jardin, une image récurrente chez Vivonne, une porte qui donne sur une autre dimension, une éternelle après-midi d'été où le temps est dompté. "

Jérôme Leroy, Vivonne, pp. 177-178.

Derrière cette porte au fond du jardin, se cache un écrivain, certes pas des plus connus, et surtout du grand public, mais essentiel pour quelques-uns d'entre nous. Et je ne me targue pas d'une grande découverte en donnant son nom : André Hardellet. Eric Naulleau, dans Transfuge, écrit que "l’auteur sème chemin faisant quantité de cailloux littéraires — Pirotte, Norge, Follain, Guillevic, Réda, Laforgue, Nabokov, Proust, Rimbaud, Apollinaire… Auxquels il faut ajouter André Hardellet, sans doute l’influence la plus évidente (...)." Et Leroy lui-même, dans une carte blanche accordée par le site libraires.fr, inclut dans une liste de quatorze ouvrages en lien avec son roman, Le Seuil du jardin, un court roman d'André Hardellet, adoubé à sa sortie en 1966 par André Breton, qui devait mourir la même année : "'(...) Rien d'aussi nécessaire, d'aussi convaincant, d'aussi exaltant ni d'aussi parfait ne m'était parvenu depuis fort longtemps... Vous abordez là, en conquérant, les seules terres vraiment lointaines qui m'intéressent, et la reconnaissance que vous y poussez offre un nouveau ressort à tout ce que me connais comme raisons de vivre." J'ai par d'ailleurs consacré un article à ce roman, et de nombreux autres portent la trace d'Hardellet.


 Le Seuil du jardin est un tableau peint par Steve Masson, le personnage principal du roman :

"Son sujet lui avait été fourni par un rêve dont l'insistance à se reproduire lui semblait un avertissement. D'une nuit à l'autre, le décor variait légèrement, mais la même impression de joie incommunicable s'en dégageait. Masson approchait d'un jardin à l'abandon, désert, touché par la lumière d'été. Sa porte vermoulue était ouverte, mais il n'éprouvait pas l'envie d'y pénétrer ; il lui suffisait de savoir que ce jardin existait et de le contempler jusqu'à ses limites perdues dans les broussailles, entre des bassins et des kiosques en ruine. [...] Puis, à un moment donné, il se trouvait à l'intérieur du jardin, bien qu'il n'ait jamais eu conscience du passage. Une paix surnaturelle l'entourait, un bonheur sans équivalent dans la veille. Ce sommet dans la joie annonçait la fin du rêve ; de toutes ses forces Masson s'accrochait à l'image du jardin désert, mais celui-ci se défaisait inexorablement, par lambeaux, devant lui en dérobant son énigme ensoleillée."

C'est pour tenter de fixer ce rêve, faute d'en résoudre le sens, que Masson s'emploie à le transposer sur la toile. Par deux fois, il échoue et détruit ses tentatives avant de parvenir à quelque chose qui le satisfasse :

"Masson était parvenu à rendre sensible l'insolite répit qui stagnait sur ces ruines et ces bosquets confits dans la chaleur. Au fond, une porte, semblable à la première, s'ouvrait sur un second jardin, suggérant l'idée d'un labyrinthe prolongé jusqu'à l'horizon"

Voici donc la fameuse porte au fond du jardin de Vivonne, ce nom dont nous avons identifié l'origine proustienne, Proust dont une phrase est en exergue du Seuil du jardin : "Cette incompréhensible contradiction du souvenir et du néant." Élément de phrase plutôt car la phrase complète, issue de Sodome et Gomorrhe, est celle-ci : "Pour la première fois je compris que ce regard fixe et sans pleurs (ce qui faisait que Françoise la plaignait peu) qu’elle avait depuis la mort de ma grand’mère était arrêté sur cette incompréhensible contradiction du souvenir et du néant."Cette "porte qui donne sur une autre dimension, une éternelle après-midi d'été où le temps est dompté" trouve un écho dans la notice de présentation du Seuil du jardin dans l'édition du Livre de poche avec laquelle je l'ai découvert : "C'est peut-être qu'à travers ce récit l'auteur touche à l'un des rêves les plus fous de l'homme, arrêter le temps sans doute pour mieux le retenir. Et ces terres lointaines où il nous mène ne sont-elles pas celles du "temps suspendu" si proches de celles du "temps retrouvé" ?"

Ce qui me semble tout aussi essentiel que cette idée du temps suspendu est ce motif de la joie qui s'attache au rêve du jardin, cette joie incommunicable, cette paix surnaturelle qui l'accompagnent. U ne joie qui est aussi le trait caractéristique d'Adrien Vivonne. Le poète est un être de joie. Son biographe, Alexandre Garnier, parle de cette "étonnante joie de vivre qui fut la sienne, malgré de nombreuses vicissitudes dans une époque sombre, et qui le devint de plus en plus."(p. 70) "Beaucoup, ajoute-t-il, se sont heurtés à ce mur invisible de la joie d'Adrien Vivonne (...). Ainsi la joie d'Adrien Vivonne semblait pouvoir être la nôtre par sa clarté, sa transparence, son évidence, jusqu'au moment où elle nous renvoyait à nous-mêmes, brutalement, au point parfois de susciter des haines irréductibles, mais j'anticipe." Garnier veut voir un lien de cause à effet entre la joie de Vivonne et sa naissance aquatique, dans une clinique expérimentale de Rouen, mais il émet aussi une autre hypothèse en soulignant que pendant ses "neuf mois d'apesanteur amniotique, les sons qui lui parvinrent furent les voix des Marvelettes, des Shirelles, des Monotones, de Dion et des Belmonts, de Marvin Gaye, d'Otis Redding, ce fut le son Motown, Stax et toutes ces choses qui, à titre personnel, m'agacent prodigieusement. Mais ces airs coulèrent dans le sang d'Adrien Vivonne et furent son paysage sonore originel." (p. 94)

Et il considère cette seconde hypothèse confirmée par "Retrouvailles", un poème en prose écrit après la l'écoute pour la première fois de manière consciente de la chanson Wonderful World de Sam Cooke, dans la lit d'Agnès Villehardouin, rue Saint-Nicolas, "alors qu'ils viennent de faire l'amour et que le désordre des draps dans le silence d'un dimanche de 1982 les enchante." Pour Garnier, c'est évident : "pour qu'une chanson provoque en lui une telle extase, c'est qu'elle avait été écoutée par ses parents, le soir où ils le conçurent dans l'appartement de la rue Lézurier-de-La-Martel, lors d'un réveillon en tête-à-tête de Noël 63."


Cette joie n'est pas du goût de tout le monde, on l'a bien senti à travers les réserves de son ami et éditeur Alexandre Garnier, à commencer par celui-ci qui, au cœur du désastre climatique et social qu'il subit de plein fouet, doit bien finir par s'avouer à soi-même sa détestation de Vivonne. Une jalousie féroce, asphyxiante, "une jalousie existentielle, Vivonne réussissait là où Garnier avait échoué : la poésie. Parce que pour le reste, Vivonne n'avait rien, ne vivait de rien mais ce sale con était si heureux, si libre. Ce n'était pas supportable, ce putain de bonheur avec mille euros par mois, dans une chambre de bonne près de la gare du Nord, rue de Maubeuge." (p. 172) Et Garnier fit en sorte que Vivonne ne trouve pas son public, publiant ses recueils mais s'arrangeant pour qu'ils demeurent confidentiels, faisant capoter une demande de traduction aux États-Unis en réclamant des droits démesurés. Et pourtant, ce n'est pas faute d'avoir éprouvé l'effet de l'écriture "bleutée, douce, heureuse" d'Adrien :

"Lorsque, des années plus tard, Garnier avait reçu le manuscrit de D'autres îles qui évoquait la première fugue importante de la vie d'adulte de Vivonne, avec Agnès Villhardouin, il avait vu lui aussi la porte au fond du jardin. Il s'était refusé à la franchir par pure bêtise, cet autre visage de la jalousie." (p. 177)

Cette révélation à soi-même fait l'effet d'une bombe chez Garnier. Il se persuade alors de ressusciter Vivonne, de lui rendre justice d'une façon ou d'une autre, et il va alors partir à sa recherche, et tenter d'écrire sa biographie.

Dans Andreï Roublev (tourné en 1966, donc l'année de publication du Seuil du jardin), un personnage tient lui aussi le flambeau de la jalousie : c'est Kirill, autre moine peintre d'icônes. C'est Kirill qui rend visite au vieux peintre Théophane dit le Grec, et qui, après avoir brièvement fait l'éloge de son ami  Roublev, tente de convaincre Théophane de l'accepter  dans son atelier pour réaliser des fresques dans l'église cathédrale de la Sainte-Annonciation à Moscou. Mais quand les moines du monastère Andronikov reçoivent un émissaire de Théophane, c'est  Andreï et non Kirill qui est prié de le rejoindre.  Kirill, jaloux, quitte alors la vie monacale pour le monde séculier, tandis qu'Andreï, accompagné du jeune apprenti Foma, part pour Moscou. 

Dans le tableau précédent, c'est le même Kirill qui avait dénoncé un bouffon aux soldats. Les trois moines peintres d'icônes, Andréï, Kirill et Daniil, avaient demandé l'hospitalité, le temps d'un orage, dans une pièce où tous les habitants étaient réunis et où  un skomorokh *faisait le spectacle en se moquant des boyards. Appréhendé, assommé contre un arbre, il est emmené par les cavaliers. On le retrouvera beaucoup plus tard, à Vladimir, sur le chantier de la cloche, où il accusera injustement Andreï de l'avoir vendu aux soldats (et au moment où il est menacé par la hache tenue par le bouffon, il est sauvé in extremis par Kyrill, l'auteur de la trahison).

Les trois moines (Kirill est à droite, Andreï au centre)

 
Kirill chez Théophane le Grec

Dans le septième tableau, Le Silence (hiver 1412), où Roublev est revenu au monastère Andronikov (il a renoncé à peindre et a fait vœu de silence), Kirill se représente et supplie le père supérieur de le réintégrer. Sa demande est acceptée, mais en pénitence il doit recopier quinze fois les Écritures. Il retrouve Roublev et manifeste ses remords : "la jalousie me rongeait." C'est dans cette séquence que Kyrill, comme s'il était la voie de la conscience de Roublev, dit : "c'est un péché de ne plus peindre."Mais il faudra attendre l'épisode final de la cloche pour que Roublev renoue avec sa vocation.

Le film de Tarkovski joue aussi beaucoup sur le symbolisme puissant de la porte, comme le montre Cinémancie, un site que j'ai découvert en rédigeant cette chronique. Mais il y a là tant à lire et à explorer encore que je remets l'affaire à une prochaine fois.

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* Les skomorokhs étaient des amuseurs publics, à la fois musiciens, acteurs, chanteurs, danseurs qui furent persécutés à partir du XVe siècle lorsque l'Église a vigoureusement propagé sa conception de vie ascétique. (Wikipedia)