Dans l'article précédent, j'ai établi un parallèle entre Madame de Sévigné (d'après le séminaire d'Hélène Cixous) et Eva, la narratrice de Dors ton sommeil de brute, de Carole Martinez. L'amour qu'elles vouent, l'une et l'autre, à leur fille est pour ainsi dire hors-norme, démesuré. Hélène Cixous parle pour Sévigné d'un amour absolument passionné et fou.
Il se trouve qu'à la même période j'ai été conduit à lire De pierre et d'os, de Bérengère Cournut (Le Tripode, 2020). Je ne l'avais pas choisi, c'est encore une fois F., le détenu que j'accompagne à la centrale de Saint-Maur dans le cadre de Lire pour en sortir, qui l'avait sélectionné dans le catalogue. De pierre et d'os n'a, à première vue, aucun rapport avec les deux œuvres précitées. C'est l'histoire d'une jeune fille inuit, Uqsuralik, qui est séparée de sa famille par une fracture nocturne de la banquise. Il va lui falloir survivre, seule dans ce paysage glacé. Elle parviendra à rejoindre un groupe, composé de trois familles, au sein duquel elle va devoir faire sa place. Aucune date n'est donnée, tous les personnages de l'histoire sont des Inuits, tout se passe donc en un temps où les Blancs n'ont pas encore pénétré cette civilisation du Grand Nord.
Uqsuralik devient la femme d'un chasseur, Tulukaraq, mais un jour celui-ci ne revient pas d'une expédition en kayak. A nouveau seule, enceinte, elle marche vers le nord en espérant atteindre un camp de chasseurs : "L'enfant que je devine en moi n'est pas plus lourd qu'une aile d'oiseau, mais il dévore mon sommeil et ma joie. / Je m'allonge sur la plage et j'attends le secours de quelqu'un. Si personne ne vient, je marcherai dans l'eau jusqu'à soulager cette vie qui me prend et qui, en hiver, ne résistera pas." (p. 65). Il est étonnant de retrouver dans ce passage une tonalité semblable à celle d'Eva qui, avant l'accouchement, affirme : "Je panique, c'est trop violent, je ne tiendrai pas, je ne veux plus être là, je veux partir." (p. 19) Et, encore plus étonnant, de revoir l'image de l'aile d'oiseau au moment-clé de l'expulsion : "Et j'expulse... un bruissement d'ailes. Je sens des plumes me caresser l'entrejambe, des dizaines d'ailes blanches battent contre mes cuisses ouvertes, je vois des oies sauvages s'échapper de mon corps, tout un vol d'oies sauvages partir à tire-d'aile avec ma douleur et gagner le ciel bleu de ce petit matin de mai."(p. 21)
Une autre figure, que l'on peut dire mythologique, intervient au moment de la naissance dans les deux romans, celle du Géant. Carole Martinez : "Haletant sous le masque qu'on m'a interdit de retirer, [...] je m'accroche à n'importe quoi, aux images qui surgissent dans ma tête, ces illustrations du Géant égoïste et de Nils Holgersson, des livres que j'adorais enfant, et que j'ai ressortis hier pour cette créature qui se fraye un chemin jusqu'à notre monde." Bérengère Cournut : "Sauniq appelle le bébé par des petits noms que je n'entends pas. Je ne vois que son visage noir devant la lampe qui vacille. Son ombre immense sur la tente me rappelle le géant qui m'avait parlé sur l'île où j'étais arrivée avec ma chienne." (p. 81)
Sauniq, la vieille chamane qui fait en somme office de sage-femme, reprend ensuite le bébé et lui murmure plusieurs noms à l'oreille. Mais le bébé ne réagit pas. Un peu plus tard, Sauniq redonne le bébé en disant : "Ta fille s'appelle Hila. C'est le nom du cosmos... et celui de ma mère." Pour Sauniq, c'est donc l'esprit de sa mère qui s'est transporté dans le corps de ce nouveau-né. Cet épisode de l'histoire est suivi par l'un des nombreux chants qui ponctuent le roman, ici appelé Chant de Sauniq à sa petite mère, où l'on peut entendre par exemple :
Mmm mmm, arnaliara
Petite mère adorée
C'est une telle joie de te retrouver
Sauniq ayant souhaité adopter Uqsuralik, voilà une bien curieuse situation familiale, résumée à la page 88 : "J'ai maintenant une mère qui est également la fille de ma fille, et dont je suis aussi la grand-mère : nous sommes un cycle de vie nous trois, et les autres se trouvent naturellement reliés à nous par leurs liens à Sauniq."
Cette intrication a des résonances avec La Recherche proustienne, aussi extraordinaire que cela puisse apparaître, compte tenu des environnements si dissemblables, la toundra et Illiers-Combray, la banquise et le boulevard Hausmann... Mais rappelons-nous, je l'ai déjà noté, Madame de Sévigné est dans La Recherche comme "l'ombre, le double, la compagne, la copine de la grand-mère et de la mère." Et Hélène Cixous d'ajouter : "Le narrateur fait réciter, rejouer par la grand-mère, qui est d'abord mère principale, la mère qui, étant deuxième mère, devient première mère une fois que la grand-mère a disparu, et le narrateur, petit à petit, lui aussi, devient Madame de Sévigné ; tout le monde est un peu Madame de Sévigné dans cette affaire." (p. 296)
Les frères Proust et leur grand-mère paternelle Virginie Proust, vers 1876. |
Il y a entre les trois oeuvres (Sévigné/Proust, Cournut, Martinez) un jeu d'échos formidable. Dors ton sommeil de brute comporte aussi un personnage de chamane. Miria, femme-médecine navajo qui va avoir un rôle essentiel à la fin du livre. Mais il faut avant cela évoquer l'événement déclencheur, un cri formidable poussé par tous les enfants de la planète pendant leur sommeil. Un rêve collectif qui court à la vitesse de la rotation terrestre dans la nuit du 1er au 2 février. Bientôt suivi d'autres rêves qui font intervenir des grenouilles puis des moustiques, entraînant des désordres considérables où l'un des personnages, Serge, un colosse solitaire, vraie résurgence de la figure du Géant, voit une réédition des neuf plaies d’Égypte de la Bible. Nageant en pleine irrationalité selon Eva, neurologue de profession, spécialiste justement de l'étude des rêves :
"J'avais toujours exploré le rêve avec nos outils occidentaux, IRM, électroencéphalogrammes, utilisé la pharmacopée pour guérir les malades atteints de troubles du sommeil paradoxal, et jamais je n'avais songé que ces gens, qui rêvaient sans verrou, étaient ailleurs considérés comme des chamans.
- Ils utilisent même les ressources qu'offre la nature pour amplifier leurs songes. Jimson weed, peyotl, ayahuasca, autant de substances sacrées dans d'autres cultures et rejetées par la nôtre. Notre propre civilisation a autrefois considéré rêves et rêveurs autrement. Dans la Bible, comme dans les mythes antiques, le divin s'est adressé aux hommes dans leur sommeil. Le rêve portait une voix universelle et prophétique. Dieu parle par des songes, par des visions nocturnes." (p. 213)
Le rêve est sans surprise un motif important dans l'histoire d'Uqsuralik. Ainsi rêve-t-elle d'un homme-lumière plusieurs nuits d'affilée. Et, un jour, au cœur d'une nuit d'hiver, Sauniq annonce aux membres du groupe qu'Uqsuralik a fait un rêve où le ciel rejoint la mer :" Nous allons bientôt recevoir de la visite." Le rêve est prémonitoire. Au septième été d'Hila, la petite fille tombe dans une langueur étrange, son corps est mou, "elle a la consistance de la glace qui fond au printemps." Elle va être sauvée par un étranger rencontré sur la banquise, un chaman lui aussi, qui va entreprendre un voyage intérieur pour sauver Hila, dont le tarniq, l'âme principale selon les Inuits, s'était envolée et "si elle ne revenait pas bien vite, son corps serait bientôt sans vie". Cet étranger c'est Atanaarjuat, l'homme rapide*, ou encore Naja, le Goéland.
De même qu'Hila est sauvé par le chaman, Lucie (qui a huit ans, autrement dit presque le même âge) a été sauvé dès le début du roman par le bon géant Serge alors qu'elle allait se noyer dans les marais. Et c'est lui qui la protège encore à la fin en la cachant dans un espace dit sacré, près d'un étang, dans une cahute** de pêcheur.
Cette fin, nous en parlerons un autre jour.
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* Allusion probable au film de 2001 de Zacharias Kunuk.
** Ce mot, cahute, que l'on retrouve dans le poème de Baudelaire qui donne son titre au roman :
Et le Temps m'engloutit minute par minute,
Comme la neige immense un corps pris de roideur ;
Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur
Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute.