samedi 23 décembre 2017

# 306/313 - Une mère

Souvent le premier roman d'un écrivain est autobiographique. Mais pas toujours. Quand La théorie des nuages de Stéphane Audeguy paraît en 2005, on y cherchera vainement une référence au passé de l'auteur. Et les livres qui suivront seront de la même eau. Et puis, en septembre 2017, ce livre bref de 148 pages, écrit en un mois, qu'on lit en un jour. Une mère. Pas La mère, Maman, Ma mère, Ma mère avait raison, que sais-je, non, Une mère. Pas exceptionnelle, mais unique. Une mère morte dans la nuit du samedi 2 au dimanche 3 juillet, douze jours avant son soixante-dix-neuvième anniversaire. "Je sais bien que la plupart des gens pleurent à la mort de leur mère. Moi, j'écris des livres."
C'est dire qu'il n'y aura pas de pathos dans ce qui va s'écrire. Ce n'est d'ailleurs pas un livre sur la mort, mais sur la vie, la vie de quelqu'un qui a eu de la peine à bien la vivre, cette vie, mais qui n'a jamais renoncé. Fille de réfugié polonais, Sabine Sobczak  ne partait pas avec tous les atouts dans sa manche : "Elle n'avait pas trois ans quand le pays d'origine de ses parents disparut de la carte de l'Europe."


Petit arrêt sur image : il faut que je fasse une confidence. Je dois normalement partir fin janvier 2018 en Pologne, à Varsovie. Quatre jours. Dans le cadre de mon travail. C'est du sérieux, croyez bien. Je ne suis jamais allé en Pologne, et cette perspective de voyage me captive. Alors quand Audeguy parle de ses ascendances polonaises, je suis plus que jamais à l'écoute, antennes dressées, enregistreur mémoriel en charge.
Autre élément familier, la ville de Tours. Sabine est née à Tours, c'est à Fondettes, près de Tours, que Josefa, sa mère, la grand-mère de Stéphane Audeguy, est morte de la tuberculose en 1944. Elle n'avait que trente-six ans.
C'est à Tours que la fiction 1967 a commencé, et c'est à Tours qu'elle s'est pour ainsi dire terminée (il me reste un épisode à écrire, mais il sera extérieur à l'histoire elle-même). Et puis tiens, en le relisant, je réalise qu'il y est question là aussi d'une mère qui meurt (elle se jette dans un précipice pyrénéen, ce n'est pas le cas chez Audeguy). Mais bon, passons.
Sabine Sobczak est une bonne élève, la directrice de l'école entend qu'elle poursuive ses études, mais Édouard Sobczak refuse : "Il n'imaginait pas pour une fille d'autre destinée qu'un mariage ; dans cette attente, elle pouvait à la rigueur exercer un métier ; en aucun cas faire des études." Ce n'était pas un cas isolé : ma propre mère, née en 1939, deux ans après Sabine, n'est pas allée au-delà du certificat d'études malgré son bon parcours scolaire. Le grand-père Julien venait, je crois, d'acheter la ferme où je naquis. Ma mère y est restée travailler jusqu'à son mariage. Sabine, elle, a au moins suivi des cours dans une école Pigier. "Elle me montrait souvent l'endroit, écrit Audeguy, sur une place mélancolique et exiguë de Tours, à l'ombre de la petite église Saint-Etienne. Elle demeura toujours très fière de sa vitesse de frappe, et de sa rapidité à prendre des notes en sténo. Dans Bande à part, de Jean-Luc Godard (1964), il me semble que l'on voit Anna Karina, qui est à peu près de l'âge de ma mère, s'ennuyer dans un cours de ce genre."

Bande à part, j'ai consacré à ce film le treizième article de cette série. Treize encore, et encore une Anna. Mais bon, passons encore, je souscris totalement à ce que Audéguy écrit ensuite :
" Je ne peux m'empêcher de songer que pour s'enfuir de là, comme son personnage le fait, il faut une puissance d'arrachement que ma mère alors n'avait pas ; et ne pouvait avoir, pour des raisons de classe (le mot a disparu du vocabulaire courant, mais la société de classes existe toujours) et de génération. Je remarque durant sa vie entière, en dehors d'une brève incursion en banlieue de Tours et d'un séjour de deux ans à Paris, ma mère a évolué dans un quadrilatère de quatre kilomètres sur deux, autour de la partie centrale de la sempiternelle avenue de Grammont, principal axe nord-sud de la ville, avant l'âge des rocades du moins ; chose assurément commune parmi les femmes de sa génération ; mais qui en dit long, aussi, sur les lois de la pesanteur sociale."
Semblablement, ma mère, hormis un intermède de cinq ans dans le département voisin du Cher, a déployé sa vie dans trois communes adjacentes, ce qui la place nettement au-dessus de ma grand-mère paternelle qui n'a, je pense, jamais vécu en dehors de sa commune natale.

Stéphane Audeguy a un père aussi, qu'il désigne comme "le premier mari de ma mère". Jamais il n’emploiera l'expression "mon père". Il écrit simplement qu'il ne l'a quasiment pas revu, passé dix-huit ans. Il écrit aussi qu'il ne les a jamais connus que désunis. Plus loin encore, il en parle comme d'un "bourreau domestique à tiers-temps, détaché à certains égards, mais pas au point , tout de même, d'abandonner le confort de sa première vie, où le gîte, le couvert et le lit lui étaient offerts, ainsi que les joies mauvaises de la tyrannie domestique. De ce sinistre individu, je ne sais pas grand chose d'autre. Je crus comprendre qu'il avait une maîtresse lorsqu'il ramena chez nous - j'avais treize ans - un trente-trois tours de Joan Baez, chanteuse folk pacifiste et de gauche qui formait avec son tempérament et ses habitudes un contraste effarant et comique (...)." [C'est moi qui souligne]

Et oui je souligne, parce que je retrouve cette fameuse expression "j'avais treize ans" au moment même de l'évocation de la cruauté paternelle. Chaque fois, nous l'avons vu, le père est absent : celui de Werner Herzog est toujours en vadrouille, "vivant une existence de vagabond débrouillard", précise Olivier Bitoun ; celui de Richard Brautigan ne vit que deux fois son fils durant sa jeunesse ; celui de Georges Perec est mort au front ; celui de Theo Decker a abandonné le foyer (seul celui de Ta-Nehisi Coates est bien présent, mais il se comporte bien souvent en tyran domestique lui aussi, usant volontiers de la ceinture en cuir pour punir ses enfants, animé, il est vrai, du violent désir de les voir survivre dans le milieu dangereux de West Baltimore où ils habitaient).

Voilà. Ces coïncidences ne sont qu'amusettes si l'on ne voit pas cet arrière-plan plus grave qu'elles mettent pour ainsi dire en relief. Il y aurait encore bien des choses à dire sur ce petit livre, qui n'est petit que par le format, mais je n'ai pas vocation ni le coeur à être exhaustif. Il finit sur la Pologne, une histoire de bouteille  avec un message à l'intérieur, retrouvée à proximité du camp de concentration d'Auschwitz. L'un des rédacteurs du papier était un parent de Stéphane et Sabine, Waclaw Sobczak.

Mon grand-père Lucien aura connu avant moi la Pologne. Prisonnier de guerre en Silésie, il ne revint qu'à la fin de 1945. Il ne m'en parla jamais.
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PS (20/12 au matin) : Après avoir rédigé ce billet, je découvre sur mon fil Twitter (que je consulte mais où je ne poste jamais rien) cette information : 

Je rappelle que Stéphane Audeguy a publié en 2005 La théorie des nuages.


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