samedi 16 décembre 2017

# 300/313 - Les corridors du Passé

"La veille, en passant devant un libraire, j'avais remarqué la reproduction d'un Terborch qui montre, de dos, une jeune femme jouant du violoncelle. Elle portait une robe argentée dont le peintre avait fixée le chatoiement avec une exactitude presque effrayante. La scène - mais la scène vivante et non pas son image - surgit du halo. Il n'y eut pas de lacune dans ma conscience ; je me trouvai dans la pièce, derrière la musicienne, comme si je ne l'avais jamais quittée sinon en rêvant. (...) La jeune femme me prit par la main et, sans un mot, me conduisit dans la rue d'une petite ville hollandaise d'autrefois. (...) Je l'ai revue, en effet, plusieurs fois, dans des rêves ultérieurs, toujours prête à resurgir quand je l'évoquais. Tantôt elle portait la robe peinte par Terborch, tantôt elle était vêtue comme à notre époque, mais je ne m'y trompais pas. Cette nuit-là, je me bornais à vivre dans un enchantement continu."

André Hardellet, Le Seuil du jardin, 1966.

Celui qui parle ici est le professeur Swaine, l'inventeur de la machine à rêver, qui vous propulse dans des songes aussi tangibles que la réalité. Il s'adresse à un autre pensionnaire de la pension Temporel, le peintre Steve Masson, sorte de double de l'écrivain Hardellet. Le tableau du peintre hollandais Gérard Terborch (ou ter Borch) dont il s'agit est très certainement Le Concert (1675).

Cette rencontre est prodigieuse pour Masson, qui cherche obstinément dans sa peinture à retrouver les sensations que lui ont laissées un rêve insolite où il se trouvait au seuil d'un jardin désert, avec des kiosques en ruine écrasés par la chaleur de l'été. Plus tard, la machine de Swaine sera détruite et le peintre quittera Paris pour New York, où il fera fortune (sa toile, Le Seuil du jardin, sera acquise par une soi-disant collection Beuckler).

Ces associations entre la peinture hollandaise et New York, cette rêverie persistante sur la mémoire et le temps sont autant de points communs inattendus entre Donna Tartt et André Hardellet.*
Achevons maintenant la lecture de cette page 23, où Theo Decker écoute sa mère parler de distorsion spatiale et temporelle :
"Non, non, mon poussin, je parlais juste du quartier." Elle m'ébouriffa les cheveux et m'adressa un sourire en coin un peu gêné : mon poussin était mon surnom enfantin, je ne l'aimais plus, pas plus que de me faire ébouriffer les cheveux, mais aussi penaud que je me sente j'étais content de la voir de meilleure humeur. "C'est toujours comme ça quand je viens par ici. Chaque fois, c'est comme si j'avais de nouveau dix-huit ans et que je débarquais du Kansas."
Poussin : encore un nom d'oiseau, après le chardonneret et l'ibis.

La mère de Théo dit plus loin qu'à l'endroit de New York où ils sont rien n'a changé depuis sa première visite. C'est un tunnel temporel
Dans Lourdes, lentes..., publié en 1969, autre roman d'André Hardellet où le personnage principal se nomme Steve Masson (et pour lequel il passera devant les tribunaux pour "outrage aux bonnes mœurs"), il écrit : "C'est à Londres qu'aboutissent  et d'où partent ce que je nomme les corridors du Passé, ces voies parallèles qui vous permettent de sauter en marche sur une autre trajectoire du Temps. J'ai souvent rêvé d'un Guide qui enseignerait, avec plan à l'appui, où et comment pénétrer dans ces couloirs comme dans les merveilleuses gares clandestines dont parlait Alphi, vous savez : celui qui laissait sa porte ouverte, la nuit, dans l'espoir qu'une dame nue de toute beauté se tromperait enfin de chambre et entrerait chez lui."

Cependant, après avoir opéré ces rapprochements, j'étais un peu sceptique, insatisfait, quelque chose semblait manquer pour les légitimer pleinement. Je dus alors quitter la table pour me rendre à Equinoxe, au spectacle Méduses, qui associait danse et vidéo (et qui bien sûr était un élément supplémentaire à ajouter aux Carnets de la Méduse).

Au retour, je reprends la lecture du Chardonneret, tout en prenant en route le biopic de James Marsh sur Stephen Hawking. Oui, deux choses en même temps... Qui a osé dire que l'homme n'était pas multi-tâche ? Bon, de fait, je n'ai pas lu longtemps, d'une part parce que le film était bouleversant, avec la formidable performance d'acteur d'Eddy Redmayne, d'autre part parce que très vite je suis tombé sur une page essentielle dans le livre de Donna Tartt, et que je n'avais pas le désir d'aller plus loin avant d'en rendre compte ici.

Au moment donc où je replonge dans l'histoire de Theo Decker, il vient de traverser le continent américain avec les bus Greyhound. Fuyant Las Vegas après la mort de son père, il arrive un soir à New York, à la gare routière de Port Authority, brûlant de fièvre. Il entreprend néanmoins de marcher jusqu'à Central Park South, un lieu autrefois familier.
"Les odeurs, les ombres, même les troncs tachetés et pâles des platanes me rendaient heureux, pourtant c'était comme si je voyais un autre parc en dessous de celui qui était visible, une cartographie du passé, un parc fantôme assombri de souvenirs, de sorties scolaires et de visites au zoo reléguées si loin dans ma mémoire. J'ai marché le long du trottoir du côté qui donnait sur la 5ème Avenue, jetant un coup d'oeil, les sentiers étaient ombragés par des arbres avec le halo des réverbères, arbres mystérieux et accueillants comme les bois dans Le Monde de Narnia. Si je bifurquais et marchais le long de l'un de ces chemins éclairés, est-ce que je ressortirais  dans une année différente, peut-être même dans un avenir différent où ma mère, tout juste sortie du travail, m'attendrait légèrement décoiffée par le vent sur le banc (notre banc) à côté de l'étang : elle rangerait son téléphone portable et se lèverait pour m'embrasser : Bonjour, mon poussin, c'était comment tes cours, qu'est-ce que tu veux manger ce soir ?" [C'est moi qui souligne]
La coïncidence avec le texte d'Hardellet sur les corridors du Passé était vraiment pétrifiante, comme dirait Breton. Theo aussi rêvait de bifurquer sur une autre trajectoire du Temps.
Mais quel est le titre du film de James Marsh ? Ni plus ni moins que La merveilleuse histoire du temps, qui fait référence à Une brève histoire du temps - Du big bang aux trous noirs, ouvrage publié en 1988 par Stephen Hawking.


Ce n'est pas fini. Une troisième coïncidence s'impose au moment de l'annonce du journal de France 3 qui fait suite au film. J'apprends qu'une tentative d'attentat terroriste a eu lieu ce matin près d'une gare routière de New York.

Vous avez bien lu : l'attentat a eu lieu près de Port Authority, la gare même où Theo Decker arrive à New York. Heureusement la charge a explosé prématurément.
Comment prendre l'exacte mesure de cette triple synchronie***, qui tisse l'actualité la plus criante au Passé le plus lointain (le Big Bang qui était aussi la figure d'une métaphore employé par le père de Théo**) ? C'est un abysse de méditation qui s'ouvre devant nous.

PS : [Ajout du 15 /12 ] Le dernier billet de l'année de Rémi Schulz, oui, l'effet Papillon tue, étudie, entre autres, les interférences entre Quaternité et Alluvions. Il revient par exemple sur La serpe de Philippe Jaenada, Les quatre fleuves de Fred Vargas et Baudoin, et finit sur la pochette de Physical Graffiti, de Led Zeppelin, en proposant d'autres coïncidences numériques remarquables. La lecture de ce billet a par ailleurs aussitôt été le point de départ d'une autre série de résonances éplapourdissantes, ainsi que Rémi aime à dire, que je développerai dans une prochaine note.

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* Mais on me permettra de préférer les 126 pages denses du Seuil du jardin aux 800 pages trop souvent délayées du Chardonneret.

** "Ce qui m'accrochait, dans ces brefs comptes rendus des livres de la bibliothèque, c'était l'élément de hasard : les désastres aléatoires, le sien et le mien, convergeaient vers le même point invisible, le big bang comme l'appelait mon père sans sarcasme ni mépris, plutôt une reconnaissance respectueuse des pouvoirs du hasard qui gouvernaient sa propre vie." (Le chardonneret, p. 312, passage cité à l'article précédent)

*** Elle salue en quelque sorte le trois centième article.

1 commentaire:

blogruz a dit…

Je ne sais plus si j'ai lu Le Chardonneret. J'avais lu les deux premiers Tartt et été un peu déçu par Le Petit Copain.
Ton billet me fait prendre conscience que la Gervaise Masson des Derniers Jours de Paris doit très probablement son nom à Stève Masson. Elle possède dans une salle privée du Jardin des Plantes des tableaux qui sont des seuils vers un jardin luxuriant... NEO consacre à Hardellet 3 pages de son Dictionnaire amoureux de Paris.
Ceci passe assez mal dans ce thriller qui accumule les outrances, mais c'est le recyclage d'une idée du court roman Le Sourire des Enfants Morts, où 8 tableaux cachés dans des appartement parisiens montrent, en constant changement, 8 vues d'une nature luxuriante.