mardi 29 décembre 2020

Les deux soeurs

L'année 2020 n'en a plus pour longtemps, la garce, et c'est sans doute le dernier article qui s'inscrira sous son égide. Il n'aura rien de rétrospectif, et n'apportera pas grand chose de nouveau à tout ce que j'ai pu écrire depuis quelque temps. 2021 s'ouvrira sur des interrogations qui me paraissent plus fondamentales, mais il n'est pas encore l'heure. Place donc aux dernières notations correspondant aux derniers nœuds d'une carte heuristique que j'ai tracée au début du mois de décembre (j'ai recours de temps en temps à cette représentation) pour essayer d'y voir un peu plus clair dans ce que j'ai nommé alors la constellation 60, un réseau de coïncidences qui s'est donc épanoui autour de mon soixantième anniversaire.

Le 1er décembre, je notai ainsi dans mon cahier bleu la disparition d'Anne Sylvestre. Bien que je ne l'aie jamais beaucoup écoutée, j'avais de l'estime pour elle (il m'a été donné de la voir une seule fois, dans le jardin du château de Nohant, où elle avait été conviée par George Buisson, alors le maître des lieux, pour la remise du prix du Carnet de voyages, manifestation aujourd'hui disparue). Le même jour, sur France-Culture, un chapeau d'émission retint mon attention : "Mort de la compositrice Anne Sylvestre, après 60 ans de chansons féministes, drôles ou enfantines". Il était précisé qu'elle était morte à 86 ans. Or, c'était l'âge aussi de mon père au moment de son décès. Autre chose : elle était morte comme lui des suites d'un AVC. Ce qui m'a conduit à regarder d'un peu plus près sa biographie : Anne-Marie Beugras (c'est là son véritable nom de famille) est née le 20 juin 1934 à Lyon 6ème. C'est-à-dire très précisément treize jours après mon père, né le 7 juin 1934.

La Revue Dessinée - Hiver 2020/2021 (bande dessinée autour du film Magnolia de Paul Thomas Anderson)

Anne Sylvestre vécut une enfance difficile car son père, Albert Beugras, ne fut rien moins que le bras droit de Jacques Doriot, fondateur du Parti populaire français (PPF), parti d'extrême-droite nationaliste, qui collabora activement avec le régime hitlérien. Condamné aux travaux forcés à perpétuité en 1948, il bénéficia d'une amnistie en 1955, avant de mourir d'un cancer foudroyant le 30 janvier 1963. La notice de Wikipedia précise que la chanteuse se mura "60 ans dans un silence qu’elle ne rompra, une première fois en 2002 dans une série d'émissions réalisées par Hélène Hazéra pour "A "voix nue" sur France Culture, puis dans une interview en 2007." Sa soeur, Marie Chaix , née en 1942, rendra compte plus tôt de cette douloureuse mémoire familiale avec son premier roman Les Lauriers du lac de Constance (1974), récit de l'histoire de son père pendant l'Occupation allemande. Dans un passionnant entretien croisé dans Télérama (en 2008), les deux soeurs reviennent sur ce passé qui ne peut être liquidé :

"[...] Reste qu'un an après Les Lauriers..., vous avez écrit une chanson magistrale, Une sorcière comme les autres, où pour la première fois vous faites allusion à votre père et à votre frère disparu en Allemagne... Est-ce un hasard ?
AS : Je ne sais pas. Cette chanson-là, j'ai eu l'impression de l'écrire sous la dictée. D'ailleurs, j'ai eu très peur de la faire écouter à Marie. J'étais très très émue quand elle l'a entendue, pour la première fois, lors d'un concert.

MC : Et moi j'en ai pleuré ! Tout comme avec Roméo et Judith, une chanson sur l'injustice sur fond d'antisémitisme... Moi aussi, j'avais essayé d'écrire sur ce thème mais on m'avait dit : « Vous n'avez pas le droit de parler au nom d'un Juif : non seulement vous ne l'êtes pas, mais en plus, vous êtes la fille d'un collabo ! » Ça m'avait renvoyée dans mes cordes. Avec sa chanson, Anne est arrivée à exprimer ce que je n'avais pas pu dire, ou qu'on ne m'avait pas permis de dire.

Une femme vous avait aidée à dire les choses, c'est Barbara. Et elle était juive...
MC : Elle ne le revendiquait pas, ni dans son écriture ni dans sa façon d'être, mais il y avait cet arrière-fond... A 24 ans je suis devenue son assistante, par hasard - un hasard complet mais bizarre, qui m'a posé des problèmes de culpabilité terrible vis-à-vis de ma soeur chanteuse. Le fait de l'avoir approchée a beaucoup compté pour moi, notamment dans le déclenchement de l'écriture. Un jour, elle a voulu que je lui parle de ma famille. Je me souviens m'être sentie très mal de lui « avouer » tout cela. Mais elle m'a dit : « Echangeons nos morts, ils sont tous pareils. » Elle a été la première à me suggérer d'écrire.

L'écriture vous a-t-elle permis de tout évacuer ?
AS : Bien sûr que non. On creuse toujours autour du même trou, et ça reste très difficile, même soixante ans après. On doit aller à la pêche, il y a des algues et de la vase. C'est une ambivalence permanente. Je n'arrive pas à me défaire, comment dire ?, d'une culpabilité. Ce n'est pas juste d'en vouloir aux enfants que nous étions, mais je n'arrive pas non plus à trouver cela injuste. Je le comprends. Pour un peu, je trouverais même ça légitime. Tant que les victimes de la guerre continueront à souffrir, on continuera à être coupables. [...]"
Anne et Marie, boulevard Saint-Michel, 1967.

Le 30 novembre, le jour même de la mort d'Anne Sylvestre, je reçois deux messages sur mon téléphone, de deux soeurs qui depuis quelques années sont en froid (je dis cela avec prudence car il est possible qu'elles aient renoué depuis, ce que je ne peux que leur souhaiter). J'ai été d'autant plus surpris par cette concomitance que je n'avais pas reçu de leurs nouvelles (par ce biais du téléphone, car je les avais revues l'une et l'autre dans l'année) depuis l'année précédente et la disparition de ma propre soeur Marie. Le premier message, reçu à 15 h 28, était un message de condoléances et le second, à 17 h 03, me proposait de suivre un projet d'écriture biographique (apparemment cette seconde soeur n'était pas au courant de la mort de mon père). 

Je répondais aux deux dans la foulée, et ne manquais pas de saluer le compagnon de la seconde, un vieil ami dont l'anniversaire allait se fêter dans quelques jours (le 3 décembre, je ne pouvais l'oublier car c'est l'anniversaire aussi de ma soeur Marie-Noëlle). Elle me répondit à son tour, avouant que je lui avais sauvé la vie, car elle avait oublié cet anniversaire... Et elle ajoutait : "63 ans, né en 1957 et moi 57 ans, née en 1963, c'est rigolo."

Manu Larcenet, Le combat ordinaire


mardi 22 décembre 2020

Des voyages de Gulliver au Voyage d'hiver

Le confinement m'a conduit, comme beaucoup d'autres, à travailler à distance  : je suis donc devenu un utilisateur régulier du logiciel Teams, choisi par l'université pour les cours dits en distanciel. Cours qu'il a fallu refondre en grande partie car on ne travaille pas en ligne de la même façon qu'en présentiel. Distanciel, présentiel, ces mots nouvellement arrivés en fanfare sur la scène linguistique contemporaine attisent l'ironie des puristes - mais l'excellent rédacteur du blog Parler français signale que, donné parfois à tort comme un anglicisme, "présentiel, probablement issu du latin tardif præsentialis (« qui implique une présence réelle, qui existe »), est attesté comme adjectif depuis... la fin du XVIe siècle !", et que  "Distanciel, de son côté, apparaît dans notre lexique à la fin du XIXe siècle, semble-t-il, et avec le sens premier de « relatif à la distance » : « [Un graphique] avec divisions distancielles » (Bulletin de la Société d'histoire naturelle de Toulouse, 1879), « Ci et tendent à confisquer toute la force d'indication distancielle qui avait appartenu d'abord à cist et à cil » (Georges Le Bidois, 1933)".*

Bref, quoi qu'il en soit de la pertinence de ces nouveaux vocables, après avoir passé des heures vissé à l'écran, je n'avais souvent pas grande envie d'y revenir pour écrire une nouvelle chronique alluvionnaire. Une période de vacances bienvenue me redonne donc un peu de mordant, et je m'en vais terminer mon propos sur les résonances à la porte de bronze. Car je peux bien l'affirmer, ladite porte de bronze n'a pas résonné qu'une seule fois. Et de l'essayiste Muriel Pic au dessinateur Cardon, il y eut un autre écho remarquable.

Tout part d'une réflexion de Muriel Pic sur le tourisme de masse : 

"Depuis que le voyage est un bonheur librement choisi, les portes des maisons se sont fermées. Pour le voyageur d'antan, en exil et en errance, il existait un réconfort avec lequel nous ne pouvons plus guère compter : l'hospitalité. Désormais, pour les touristes, il n'y a plus d'autres logements que les tours inaccessibles des hôtels climatisés aux fenêtres qui n'ouvrent pas. Quant aux malheureux pris dans les affres des migrations, c'est le camp de boue et de barbelés. Il faut dire que c'est un risque de laisser entrer chez soi un inconnu. On se hasarde à perdre ses propriétés, déjà si petites, si délimitées, si étriquées. L'humanité a rapetissé, elle n'a plus rien à envier aux Lilliputiens." (p. 91)
On peut objecter que Muriel Pic noircit un peu le tableau : on peut encore se rendre à l'étranger en évitant les tours et les hôtels (il me revient par exemple en mémoire ce séjour à Varsovie, 12 rue Miodowa), mais là n'est pas la question. Juste avant, ou juste après ce passage, j'avoue ne plus savoir au juste, je tombai sur cet extrait du texte de Cardon (auparavant, sa tante Antoinette les a rejoints début août en Normandie et il écrit "La porte de bronze réintégrait, inchangée, notre quotidien") :

" En cette fin d'août, la TSF diffusait chaque jour, en fin d'après-midi, Les Voyages de Gulliver. Il y était question des Lilliputiens, ces gens minuscules pouvant tenir dans une poche Je ne manquai pas un seul épisode, et ne cessai d'en parler à toute la famille.

En existait-il vraiment, pour en avoir un comme ami ? Et où ? Ma tante et ma mère m'affirmèrent que oui, en Bretagne, justement, ils habitaient les talus...

Sans doute y crus-je un peu, car je mis de côté de petites assiettes, cuillères et fourchettes d'une "ménagère" de ma soeur.

Nous partîmes, comme Gulliver quittait Lilliput. La TSF annonçait qu'à l'épisode suivant, il allait rencontrer l'île volante de Laputa. J'allais louper ça ! Pas sûr qu'en Bretagne, on allait avoir la TSF..."

Jean-Georges Vibert, Gulliver et les Lilliputiens, vers 1870

Je n'aurais peut-être relevé la coïncidence lilliputienne si Lilliput n'était pas revenue dans le texte de Pic, tout d'abord sous la forme de ce dictionnaire de poche français-anglais, environ cinq centimètres sur trois, offert par l'oncle Jim lors de l'une de ses visites annuelles en France, dictionnaire nommé Lilliput, dont la photo est reproduite dans l'ouvrage, et dont elle précise qu'il lui fut fort utile durant ses voyages. Ensuite, une dizaine de pages plus loin, lors de l'évocation de la théorie des humeurs linguistiques, de ce même oncle : 

"L'anglais était une langue de terre, au tempérament humide et froid, une langue d'automne, saturnienne, la langue de la mélancolie, la maladie anglaise par excellence. C'est avec cet anglais que Swift a imaginé le parler des Lilliputiens et ses pays. Brodingnag, Laputa, Balbibarbi, Pukapuka, Aitutaki. A n'en point douter, il s'agit là des mots d'une idéologie que seule la linguistique peut expliquer. Je me garderai bien d'en tenter l'entreprise, la supposer me semble déjà bien hardi. Car quelles peuvent bien être les idées d'un homme qui, en 1721, imagine pour ses lecteurs des gouvernements microscopiques, tyranniques et sans pitié ? Il est évident que Jim nourrissait de l'aversion pour l'impérialisme anglais tout comme il se désespérait de me voir perdre contact avec la langue anglaise, en raison d'un refoulement familial consécutif à la ruine, mais aussi de l'école française qui semble fermée à l'apprentissage des langues." (p. 210-211)
Au demeurant, nous voyons là resurgir le thème de la mélancolie, qui est au cœur du recueil d'essais reçu en cadeau d'anniversaire, recueil que Muriel Pic a dirigé, à propos de l'oeuvre de W.G. Sebald, dont l'un des ouvrages majeurs ne se nomme pas par hasard Les Anneaux de Saturne. La mélancolie est en effet au coeur de son projet littéraire :

"Mais la mélancolie, autrement dit la réflexion que l'on porte sur le malheur qui s'accomplit, n'a rien en commun avec l'aspiration à la mort. Elle est une forme de résistance. Et, au niveau de l'art, éminemment, sa fonction n'a rien d'une simple réaction épidermique, ni rien de réactionnaire. Quand, le regard fixe, elle passe encore une fois en revue les raisons pour lesquelles on a pu en arriver là, il s'avère que les forces qui animent le désespoir et celles qui animent la cognition sont des énergies identiques. La description du malheur inclut la possibilité de son dépassement." (Sebald, La Description du malheur, trad, Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2014, p. 17, cité par Muriel Pic, Politique de la mélancolie, p.12)


Un autre livre offert par Gaëlle accompagnait Politique de la mélancolie, c'était Le rêveur de la forêt, un catalogue du musée Zadkine. Le texte introductif, rédigé par Noëlle Chabert, fut également le vecteur d'une résonance, précisément avec le livre Résonance, du sociologue et philosophe Hartmut Rosa, dont j'ai déjà dit la dernière fois que j'en avais repris la lecture, après une longue interruption :

"J'étais encore tout petit quand je me trouvai un jour [...] à cette heure-là, en train de jouer dans la forêt [...] Je sentis que j'étais seul, tant le silence brusquement s'était creusé. Et quand je levai les yeux autour de moi, j'eus l'impression que les arbres m'encerclaient et m'observaient sans mot dire [...] je me sentais [...] livré aux créatures inanimées. Qu'est-ce donc que ce sentiment ? Souvent je l'éprouve encore. Ce silence soudain qui est comme un langage que nous ne pouvons percevoir.**

Passant de l'angoisse que la forêt peut susciter chez l'enfant qui s'y sent abandonné, thème familier des contes, à la terreur de celui qui a perdu toute connaissance sauvage, et de là pénétrer dans la forêt tourmentée de la psyché humaine, cinq lignes suffisent à l'écrivain autrichien, futur auteur de L'Homme sans qualités, Robert Musil pour, dès 1906, dans son premier livre, un roman d'éducation, tendre à la société occidentale de la Belle Époque, aveuglée par les lumières de la raison et du progrès, l'image du désenchantement qui l'attend." (p. 11)
Or, voici ce qu'écrit Rosa, pages 262-263 de Résonance :

"Du point de vue de la théorie de la résonance, il est essentiel de comprendre les relations résonantes aux objets, non pas seulement comme des formes poétiques singulières d'expérience vécue en marge du monde réel - cela reviendrait à en faire de simples enclaves au sein d'un monde essentiellement muet ou hostile -, mais comme des relations quotidiennes, c'est-à-dire des formes de relation au monde médiées par les choses dans la vie de tous les jours. C'est précisément ce que semblent pointer certaines œuvres majeures de la littérature moderne. Comme le montre Kimmich, ce n'est pas un hasard si l'"autre condition" envisagée par Robert Musil dans L'Homme sans qualités se caractérise par un rapport nouveau et participatif aux choses dont les linéaments étaient déjà posés dans Les Désarrois de l'élève Törless."
Ce qui me semble remarquable ici, c'est non seulement la coïncidence entre les deux mentions de Robert Musil, mais, bien plus profondément encore, celle entre les contenus, qui traitent identiquement des relations avec les choses, ces créatures inanimées qui semblent nous observer - en l'occurrence, les arbres dans le passage cité. Ce qui est clairement exprimé dans une citation de Kimmich mise en note par Rosa à la page 263 : 
"Törless se sent regardé par les choses, en même temps que les hommes deviennent pour lui des objets sans vie."(Kimmich, op. cit. p .83) ; voir Robert Musil, Les Désarrois de l'élève Törless, Seuil Paris, 1960.
Encore plus étonnant : il y a une chose que je n'avais pas remarquée en notant cette rencontre résonante entre Rosa et le catalogue Zadkine, c'était, en haut de la page 262, une citation de William Carlos Williams, dont j'ai déjà signalé la présence dans l'incipit d'Affranchissements de Muriel Pic. Et là aussi, il est question de ces "choses qui nous parlent" :
"So much depends upon a red wheel barrow glazed with rain water besides the white chickens " [Tant de choses dépendent d'une brouette rouge vernie d'eau de pluie à côté des poulets blancs] : cette citation de William Carlos Williams, par laquelle Dorothée Kimmich commence son analyse des relations littéraires aux choses, illustre à ses yeux l'expérience selon laquelle les "choses qui nous parlent" jouent dans notre rapport aux lieux - et dans notre ancrage dans le monde - un rôle essentiel qui échappe à notre approche rationnelle et cognitive du monde. 
Ryan Inzana
 
Notons aussi que ce poème - The Red Wheelbarrow (La Brouette rouge) -  est publié dans le recueil Le Printemps et le reste (Spring and all) en 1923, d'abord sans titre puis désigné par le chiffre XXII, puisqu'il s'agissait du vingt-deuxième texte du recueil alternant vers et proses. Il est temps de citer en entier cet incipit picquien dont je parlais :
"En ouvrant Spring and All de William Carlos Williams, j'ai tout de suite aimé son désordre, sa manière inhabituelle de mettre les choses ensemble Il me suffit de parcourir une strophe, quelques phrases, la table des matières, pour me sentir profondément liée à ce livre datant pourtant de 1923."
Et il m'a suffi de retourner deux pages en arrière dans Résonance pour retrouver dans une autre note de bas de page une citation semblable à celle de Musil rapportée par Noëlle Chabert, sur le thème de la forêt qui regarde le promeneur : 
"Merleau-Ponty cite en particulier l'exemple du rapport au monde qui s'instaure dans l'acte de peindre : "Entre lui et [le peintre, HR] et le visible, les rôles inévitablement s'inversent. C'est pourquoi tant de peintres ont dit que les choses les regardent, et André Marchand après Klee : "Dans une forêt, j'ai senti à plusieurs reprises que ce n'était pas moi qui regardais la forêt. J'ai senti, certains jours, que c'étaient les arbres qui me regardaient, qui me parlaient... Moi, j'étais là, écoutant... Je crois que le peintre doit être transpercé par l'univers et non vouloir le transpercer... J'attends d'être intérieurement submergé, enseveli. Je peins peut-être pour surgir."
La constellation née de ce soixantième anniversaire s'enrichit donc notablement, avec cette connexion directe entre Pic et Rosa*** à travers William Carlos Williams. Je dois ajouter à l'ensemble une autre résonance pointée celle-ci le 2 décembre, à la lecture d'un chapitre - Les axes verticaux de résonance - où Rosa en vient à examiner la musique  comme sphère particulièrement intense de résonance :
"Quand Christian Gerhaher, baryton de renommée internationale, chante par exemple Le Voyage d'hiver, il produit de puissants effets de résonance, non par la synchronisation de ses propres émotions avec celles du public, mais par sa capacité à exprimer  de la façon la plus parfaite possible les formes de relation au monde - et les expériences dont elles s'accompagnent - réalisées dans la musique." (p . 333)
Au moment où je lis ces lignes, je ne connais pas Christian Gerhaher, ou, plus exactement, je viens juste de découvrir son existence :  quelques heures auparavant, j'ai vu sur Arte ou le site Arte.tv, je ne sais plus, une annonce pour l'opéra de Verdi, Simon Boccanegra, et j'ai enregistré ce nom, et là non plus je ne sais pas pourquoi parce que je n'avais aucune intention de le regarder, ce nom de Christian Gerhaher.



Hartmut Rosa cite ensuite des extraits d'un entretien que Gerhaher a accordé au journaliste Tobias Haberl où il explique que ce qui compte n'est pas ce que lui ressent, ceci est sans importance, ce qui compte, dit-il, c'est l'idée qui affleure dans une musique, et non le rapport qu'on entretient personnellement avec elle. Or, commente Rosa, ce sont bien des formes de relation au monde que Gerhaher a en tête lorsqu'il parle d'idée, "comme le montre sa réponse à la question "la musique console-t-elle ?" :
"Si j'écoute de la musique [...], ce n'est ni pour être consolé, ni pour être diverti. La musique de Bach, de Beethoven, de Shubert, ce n'est pas divertissement [...]. Il y est question de mort, de perte, de solitude, d'absence d'idéal et de perfection, de difficultés et de faiblesses psychiques, et si tout cela m'intéresse, ce n'est pas forcément parce que cela fait écho à ma propre vie. Souvent, c'est la musique elle-même qui crée l'émotion qui nous conduit à rechercher une consolation - consolation qu'elle dispense en même temps de façon miraculeuse."
Gerhaher, poursuit Rosa, "explique qu'il s'agit pour lui d'identifier, d'observer et de comprendre des rapports au monde tels que la mélancolie et la tristesse : le bonheur esthétique, dit-il, vient de là."

La mélancolie, encore une fois, pointe son nez. Mais, redisons-le à l'instar de Sebald, ce peut être aussi une forme de résistance. Devant ce Noël qui s'annonce, confiné, privé de neige, on fuira le ressentiment, qui n'est peut-être que l'envers toxique de la mélancolie, et on se réchauffera de l'amitié et de l'amour de celles et ceux qui traversent comme nous, avec nous, ces temps de grisaille.

_________________________

* Selon le même rédacteur, il conviendrait donc de dire : "Les cours en présence du professeur ou les cours présentiels ou les cours en présence (selon la commission générale de terminologie et de néologie).

Je me sers de ce que je propose dans mes cours à distance."

Je serai donc fautif d'avoir écrit "en présentiel".  Bon, d'accord, mais selon moi, il subsiste une ambiguïté dans cette formulation de "cours en présence du professeur", car il faudrait préciser "cours en présence physique du professeur", car, à distance, le professeur n'en est pas moins présent. Dire "en présentiel" permet d'évacuer cette ambiguïté, et c'est pourquoi je pense que cette façon de dire, déjà prédominante, va s'imposer, au grand dam des puristes.

** Robert Musil, Les Désarrois de l'élève Törless, trad. Philippe Jaccottet, Seuil, 1960. [L'année de cette publication ne peut évidemment m'être indifférente]

*** A peine eus-je écrit ce couple de noms propres "Pic et Rosa" que je sentis que quelque chose devait y être enfoui, une sorte de secrète connivence, qui était peut-être contenue dans cette rime à la mater dolorosa, la Mère de douleur de la tradition chrétienne. Et encore une fois, il me suffit de revenir d'une page en arrière dans Résonance pour cueillir le mot qui faisait charnière : c'était à la suite d'une citation de la Théorie esthétique de Theodor W. Adorno, dont je ne donne ici qu'une partie :

"Le sujet ému par l'art fait des expériences réelles ; mais, en vertu de la pénétration dans l'oeuvre d'art en tant que telle, ces expériences sont de celles dans lesquelles il se libère de sa subjectivité endurcie et prend conscience de l'étroitesse propre à son affirmation de soi. Si le sujet puise un bonheur authentique dans l'émotion que lui procurent les oeuvres d'art, c'est un bonheur dirigé contre lui ; c'est pourquoi les larmes sont l'organe de cette émotion, larmes qui expriment  en même temps la tristesse du sujet qui se sait éphémère. C'est ce que Kant a perçu dans l'esthétique du sublime, qu'il situe en dehors de l'art."

Citation suivie donc des lignes suivantes : "L'offre de résonance narrative, horizontale, vient ici naturellement renforcer l'effet de résonance : l'amateur de The Wall ou du Voyage d'hiver tend à s'identifier par empathie à Pink ou au Je lyrique ; surmontant son propre isolement (existentiel), sa propre aliénation vis-à-vis du monde, il rencontre dans la musique un Autre avec lequel il entre en résonance. Entre l'artiste/interprète et l'auditeur se forme un axe de résonance fragile, toujours précaire et temporaire, qui repose sur la non-résonance du monde." (p. 331)

Pink, rock-star personnage central de The Wall, est donc le lien entre Pic et Rosa, dans un jeu où s'entrelacent signifié et signifiant. Et, lisant la notice de Wikipedia qui est consacrée à l'oeuvre, je ne peux que frissonner devant ces mots : "Il est révélé que son père a été tué en défendant le pont d’Anzio pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que Pink n’est encore qu’un enfant (In the Flesh?)86. La mère de Pink l’élève seule (The Thin Ice) et Pink commence à construire un mur métaphorique autour de lui, dont la première brique représente la mort de son père (Another Brick in the Wall, Part 1)" Ceci rappelant à l'évidence la mort du père de Cardon pendant cette même Seconde Guerre mondiale. Cardon dont l'oeuvre cathédrale ne met-elle pas en scène de façon obsessionnelle des murs et des murs ?




jeudi 10 décembre 2020

Résonances à la porte de bronze

Le 28 novembre dernier, j'ai eu 60 ans. Comme me l'écrivait un grand ami - par ailleurs président de l'honorable confrérie des Tasons - "nous voilà rendus à l'âge de notre millésime, ça a de la gueule." A cette formule sur carte postale bleue, sa douce et lui-même avaient joint un cadeau magnifique : Cathédrale Cardon, de ce dessinateur que j'avais connu par Le Canard enchaîné, et dont la poésie dépassait de loin la stricte charge politique.


Les grands dessins pleine page, qu'il n'est pas usurpé de qualifier de vertigineux, sont précédés d'un texte de l'artiste, signé de son nom complet, Jacques-Armand Cardon, évoquant son enfance pendant la seconde guerre mondiale : père prisonnier en Allemagne qui succombe à un bombardement, exode en Bretagne, toute la famille dans une seule chambre, résistants pendus aux poteaux et aux balcons, instituteur aux yeux crevés, et puis in fine, au retour à Paris, cet éblouissement : Notre-Dame, un choc visuel qui ne le quittera plus : "La guerre nous avait tellement éparpillés, explique-t-il sur France Culture, qu'il fallait regrouper quelque chose dans un récipient. Et la Cathédrale de Notre-Dame de Paris s'est imposée à moi directement. C'est dans ce monument-là où j'ai pensé que la cuisine, ce que j’avais l'intention de dire, ce que la vie me forçait encore à dire pour m'en débarrasser, allait trouver son espace dans ce que représentait cet énorme bâtiment."    

Il dit encore, dans cette même émission, ce qui constitua la première résonance à ce nombre symbolique de 60 que j'avais donc atteint ces jours-ci : "Ce livre s'écrit depuis 60 ans, on est comme un scaphandrier qui descend soi-même pour faire remonter à la surface des épaves ou des visions profondes. Il y a du ressenti physique, des malaises, de l'intranquillité permanente, sans le père qui est là pour vous rassurer, il faut avoir une résilience, essayer de compenser l’absence par un surcroît d'imaginaire. Il a fallu que je me débarrasse noir sur blanc, c'était lourd à porter."   

Quand j'eus enlevé le papier cadeau bleu de chez Mollat, je posai le volume sur la table basse du salon, sur un autre livre, cadeau personnel celui-ci, le Chardin d'Alexis Merle du Bourg, de chez Citadelles et Mazenod, que je venais de recevoir peu de temps avant.

Je m'avisai alors seulement de la cohérence de l'association : il en va un peu comme de ce jeu où il faut passer d'un mot à un autre en changeant une seule lettre à chaque fois : Cardon - Chardon - Chardin. On notera aussi que le RD central chez Cardon et Chardin se retrouve en miroir dans cathéDRale, ce qui, outre la syllabe initiale commune, montre que le titre de ce livre n'est nullement anodin.

A ce premier présent amical cardonien, s'ajoutèrent les livres offerts par ma compagne : le premier était Politique de la mélancolie, un recueil d'essais autour de W.G. Sebald, édité par Muriel Pic, elle-même contributrice. C'était fort bien vu, d'autant plus remarquable qu'elle ignorait que j'avais commandé peu avant le dernier texte de Muriel Pic, Affranchissements, publié au Seuil dans la collection Fiction § Cie. Lequel arriva trois jours plus tard, et je le lus pour ainsi dire sur-le-champ, comme s'il devait me donner une réponse aux questions que je me posais sourdement. C'est bien sûr toujours une illusion, mais j'eus au moins le plaisir d'y observer toute une chaîne de résonances (je venais de reprendre la lecture du grand livre d'Hartmut Rosa - Résonance, une sociologie de la relation au monde - et j'étais donc plus que jamais attentif à tout ce qui pouvait s'inscrire dans cette perspective). Ou, dit autrement, un bouquet de ces lucioles, petites bulles synchroniques, minuscules coïncidences crevant à la surface des jours.


Ce fut tout d'abord, dès l'incipit du récit, cette mention de William Carlos Williams, le grand poète américain lié à sa ville de Paterson, que j'ai souventes fois évoqué en ces pages. Un peu plus loin, c'est le tour du grand-oncle de la narratrice, Jim, né en 1923, mort en 2001. Comment ne pas penser à Jim Jarmusch, le réalisateur du film Paterson ? Curieusement, il n'en sera jamais fait mention (mais il est vrai que le cinéma n'apparaît guère dans le récit de Muriel Pic).

Traçant le portrait de cet oncle Jim, célibataire et bossu à cause du mal de Pott, une sorte de tuberculose osseuse, elle en vient à parler de cette lame du Tarot parfois dénommée l'Hermite, avec un h (représentée dans le livre - qui use de la photo et du dessin à l'instar de son modèle sebaldien). Encore une fois, c'est une figure connue à laquelle j'ai consacré peu ou prou quelques articles en 2016. Dans l'un de ceux-ci - L'hôte le plus étrange que Riva ait connu - je cite ce passage d'un livre de Sebald,  Vertiges, où le Dr K. assiste au départ de la jeune Génoise, ondine, sirène, nymphe, ainsi  qu'il la désigne, génie des eaux en tout cas, qui lui évoque, au moment précis où elle franchit, "d'un pas incertain, écrit-il, l'étroite passerelle pour monter à bord du vapeur", une scène datant de quelques jours, où, autour d'une table avec une poignée de personnes, une jeune Russe, très riche et très élégante, "par ennui et par désespoir", précise-t-il encore, leur avait tiré les cartes à tous.

"Comme il en va la plupart du temps en ces circonstances, il n'en était rien ressorti de bien sérieux et l'épisode avait plutôt tourné au futile et au ridicule. Seulement, quand la dame russe en était arrivée à la jeune fille de Gênes, les cartes avaient présenté une combinaison sans équivoque, et elle lui avait annoncé que jamais elle ne contracterait ce qu'on a coutume d'appeler les liens du mariage. Le Dr K. avait alors ressenti une étrange inquiétude à l'idée que cette jeune femme vers qui le portait toute son inclination et que pour lui-même, depuis qu'il l'avait aperçue, il appelait, à cause de ses yeux vert d'eau, la sirène, que cette jeune femme et personne d'autre s'entendait prédire par les cartes une existence de célibataire, en dépit du fait que rien en elle ne laissait présager la vieille fille ; si ce n'est peut-être la coiffure, dut-il s'avouer en la voyant pour la dernière fois, en train d'esquisser de la main gauche, la droite reposant sur le garde-corps, un peu maladroitement, le signe voulant dire : tout est fini."

Je me demandais alors quelle pouvait être cette combinaison sans équivoque décrite dans le texte. Une combinaison impliquant plusieurs cartes, j'écrivais que "celle qui s'impose à l'évidence pour un célibat, c'est précisément l'Ermite que j'ai évoqué récemment".


Muriel Pic écrit de son côté que "le tarot est un art d'imaginer juste à partir d'un nombre d'images données". Elle poursuit ainsi : "Je dispose devant moi celles que j'ai collectées à propos de Jim, photographies, timbres, cartes postales, dessins, cartes à jouer, livres, et bouts de textes. Les fragments se combinent pour raconter un épisode possible de sa vie, mais je dois continuellement rejouer la partie, car une seule configuration n'est pas suffisante pour saisir son personnage vernal et ses histoires d'affranchissements. Je les compte, cela fait soixante documents, nombre que la symbolique associe à la neuvième lame du tarot, qui représente le karma général de l'univers et désigne le globe terrestre." (p. 40-41)   

Je suis mitigé sur cette dernière phrase car je me demande où Muriel Pic a pris cette information sur le lien de 60 avec la lame de l'Ermite. Rien dans le Dictionnaire des Symboles de Chevalier et Gheerbrant ou dans L'univers inconnu du Tarot, la somme de Robert Grand, ne signale ce fait. Le karma, concept oriental, hindou ou bouddhiste, n'a pas grand chose à voir avec le tarot. Quant à la désignation du globe terrestre par 60, c'est là aussi un mystère. Ceci, par ailleurs, importe peu, Muriel Pic n'écrit pas un traité de symbolique et seul compte pour moi en définitive cette irruption du soixante dans sa narration.

Continuons donc de la suivre dans son cheminement sinueux. Page 63, dans un chapitre intitulé pas par hasard 0 (ils portent tous un millésime), elle confesse qu'au printemps 2017, elle s'est trouvée dans un profond désordre intérieur : "J'approchais du milieu de ma vie, je voulais tout envoyer promener, et je menais avec moi-même de longs entretiens sur le vertige." Tiens donc, le vertige... Elle ajoute aussitôt : "A présent, je me dis qu'il fallait sans doute en passer par là pour retrouver Jim." Elle retrouve alors dans ce grenier des enveloppes envoyées par Jim jusqu'à la fin de sa vie et qu'elle n'avait pas ouvertes depuis septembre 1998 : "Avec ces pensées troubles, j'ai commencé à ouvrir les enveloppes les unes après les autres, en suivant scrupuleusement leur ordre chronologique, sans doute pour vaincre le vertige qui m'envahissait de m'aventurer dans un imprévisible passé." (p. 65) Imprévisible passé, l'oxymore est beau (le futur ne serait donc pas seul à être imprévisible ?) : il y a bien de quoi craindre le vertige.

J'en étais là de ma lecture, en cette page 65, lorsqu'un autre ami m'appela au téléphone. Le Baroudeur, qui ne baroude guère en ces temps de pandémie, et qui me pose une question sur le sens de l'expression "au tournant du troisième millénaire avant J-C." Le IIIe millénaire av. J.-C s'étendant de 3000 à 2001 av. J.-C, le tournant se place donc à l'an 3000. (Bon, on a parlé d'autres choses aussi, il ne faut pas croire...).

Or, la phrase suivante du récit de Muriel Pic, après celle de l'imprévisible passé, était celle-ci :  "Et, de fait, j'ai revécu, enveloppe après enveloppe, puis timbre après timbre, , les dernières années de la vie de Jim et, avec elles, ce à quoi je ne m'attendais pas, notre passage au troisième millénaire." Une belle synchronicité.

Le lendemain, j'atteins le chapitre 1949 bis, où Pic raconte que lors d'un séjour à la montagne, un jour de mauvais temps, elle furète dans la bibliothèque de ses hôtes et débusque une anthologie bilingue de poèmes de William Carlos Williams, traduits par Hans Magnus Enzensberger. Et elle lit pour la première fois le poème qui donne son titre au recueil, The Words, the Words, the Words. J'en donne ici le début et la fin :

Le parfum de l'iris, citron doux,
l'argent le transfigure, transfigure aussi
l'odeur de la femme, l'odeur du sarrasin. [...]

Dame derrière la haie, derrière le
mur :
membres de soie, front clair,
l'argent tombe à travers la diagonale
des feuilles sur toi
Debout, secoue tes robes
pour les renoncules, jaune frotté comme
l'or 

Elle pense que Williams a certainement écrit son poème avec des manuels de botanique sous les yeux. "Il aura pu lire, écrit-elle, le nom latin de l'iris jaune, Iris pseudacorus, et son nom vernaculaire, lingot d'or ou gold bar en anglais.* Dans le premier vers en tout cas, il est bien question de cet iris qui a la couleur du citron doux, l'iris jaune lingot d'or l'entrée du poème, tout comme la renoncule (ou bouton d'or) au dernier vers, les deux fleurs du premier printemps."

Bouton d'or (Ranunculus Repens)

 "Il est cependant évident, poursuit-elle, qu'outre un manuel de botanique, Williams écrit aussi avec un livre de beaux-arts sous les yeux ou avec le souvenir d'un tableau en tête. Il pense à l'iconographie de l'épisode mythologique de la pluie d'or, événement qui féconde Danaé, jeune fille au nom de fleur. [...] Danaé est une vierge aux longues tresses à la mode grecque qui habillent son cou d'oiseau, séparent en deux l'arrière de sa tête et dégagent sa nuque couverte de duvet. Elle a été enfermée dans une tour aux portes de bronze par son père."

Danaé et la pluie d'or, par Orazio Gentileschi (1563–1639) Cleveland Museum of Art

Portes de bronze... A ce stade, je frémis. Je frémis parce que ce sont les premiers mots du texte de Cardon : "Porte de bronze !... Porte de bronze !... opposait ma tante Antoinette, soeur aînée de ma mère, aux questions inopportunes. Outre le doigt sur les lèvres, sa sévérité affichée d'initiée imposait silence sans appel. Que pouvait donc bien celer cette porte imposante dont les lourds vantaux devaient résonner longtemps à chaque ouverture ?"

On retrouvera ce thème au terme du texte, quand s'impose la vision de la cathédrale au jeune Cardon :"Tout cela n'était que plaisir et regard gourmand. Ce que j'avais devant moi dépassait tout ce que j'avais pu imaginer pour la porte de bronze.

J'en finis là pour aujourd'hui, de cette pluie de lucioles. Mais ce n'est pas terminé, il sera encore question de Cardon et de Pic, de Pic et de Cardon, et de bien d'autres choses.

_____________________________

* Une fois encore, je suis obligé de mettre en doute les assertions de Muriel Pic. En cherchant une illustration de cet Iris, je ne trouve aucune mention de ce nom vernaculaire de lingot d'or. Ce n'est pas faute d'avoir cherché : sur Tela Botanica, l'encyclopédie botanique collaborative, à la section ethnobotanique, je découvre 32 noms communs de la fleur. Aucun ne correspond à lingot d'or. (ou gold bar).

[Ajout du 11/12 : Déniché ce matin, grâce à ma compagne, un Iris Lingot d'or qui pourrait bien être la matrice du récit picquien : l'Iris "Lingot d'or" de Gamm Vert, "n°1 de la jardinerie (13, 90 euros, produit actuellement indisponible). Le texte de présentation a peut-être même directement inspiré la traduction du poème. Qu'on en juge : "Un iris en harmonie de jaune. 'Lingot d'or' a des pétales blanc veinés de jaune citron doux, sépales jaune d'œuf ultra vif à barbes jaune orangé bordées de petites stries brunes." On retrouve en effet le "citron doux" du poème, qui traduit le sweet citron de Williams. Il reste que cette appellation "Lingot d'or" désigne ici un produit de la marque Gamm Vert, ce n'est pas à proprement parler un nom vernaculaire.]




mardi 24 novembre 2020

Sent vibrer en lui la divinité du vertige

"Ce fut comme un long orage où tous prirent peur. Quand les premiers livres typographiques sortirent des premières presses de l'Histoire de l'Europe du Nord, sur les bords de l'Ill, toutes les sociétés d'Europe voulurent les interdire. La lecture individuelle souffla comme une tempête. La psychè à l'état libre fit peur à l'ensemble des régimes, des hiérarchies religieuses, des groupes communautaires si inconsciemment associés à leur langue. Le roi Louis XI envoya un homme à Strasbourg, là où avait été écrite pour la première fois la langue française sous la main du comte Nithard, en sorte de s'attacher les imprimeurs."

Pascal Quignard, L'Homme aux trois lettres, Grasset, 2020, p. 163.

Nithard, au coeur du roman Les Larmes (2016) de Pascal Quignard, resurgit donc dans le dernier tome publié de la série Le Dernier royaume (XI), dont j'ai achevé récemment la lecture. Il y évoque donc Louis XI, qu'il nomme "seul grand roi de la lettrure" : "La coiffe de drap gris, la modestie errante, le hibou nocturne, Louis XI est le seul roi de France qui aimât lire." Et qui prit la défense des imprimeurs, assurant vouloir les protéger de l'imputation de sorcellerie dont on commençait à les soupçonner. Il autorise le Savoyard Guillaume Fichet (1433-1480), socius de la Sorbonne, docteur en théologie en 1469, et le Rhénan Jean Heynlin, également docteur en théologie et alors prieur de Sorbonne, à établir un atelier d’imprimerie dans le prestigieux Collège.*

C'est dans ce livre encore que je retrouvai le vertige, dont j'ai cessé d'inventorier les apparitions, mais qui demeure si prégnant que parfois j'en conçois quelques regrets. Là, c'est dans un paragraphe isolé de la page 126 :

"Ce qui me retenait dans le classicisme français, c'est qu'il présentait une esthétique qui ne reconnaissait aucun autre but à la création littéraire que la lecture.
Dans le classicisme ce n'est pas à Dieu que s'adresse le livre, c'est au lecteur.
Le lecteur comme vertige.
Le lecteur est le vertige propre à la littérature classique. (Dans la littérature romantique, le livre, c'est l'auteur.)"

Vertige que l'on débusque encore dans l'entretien que Quignard a accordé à Libération (édition du 21/22 novembre) :

"Être au onzième tome d'un grand œuvre, n'est-ce pas être sur une voie ?

Non, c'est un état d'immersion. La pensée construite volontaire n'est pas pour moi. Ni le rêve absolu, rêver pour les autres, car je ne suis pas chamane. Mais les états d'absorption, de contemplation, des états où l'on perd le sens du temps... Se retrouver dans une bulle étrange, c'est ce qu'on appelle en psychiatrie la quatrième état, c'est ça qui m'intéresse. Ce n'est pas l'hypnose non plus qui est lié au langage Mais c'est un état d'engloutissement, le bonheur. C'est ça que je cherche, depuis tout petit enfant.

Etait-ce un refuge ?

Ce n'est pas un refuge, mais un vertige, une extase. Autant s'occuper de la mort, je trouve cela douteux, autant se laisser absorber complètement par la sensation, par le sensoriel, je trouve cela parfaitement magnifique."

Le vertige c'est encore ce qui clôt la septième partie du premier texte de Jean Epstein dans ses Écrits complets, ce Mage d'Ecbatane où l'Eau invoque la Lune :

"O Lune, je suis l'Eau ; je suis grande et je teins ma robe aux couleurs de tes songes.
Et seule tu sais pourquoi l'homme à me regarder longtemps couler sent vibrer en lui la divinité du vertige." (p. 41)
Coeur fidèle, Jean Epstein

Et enfin, le vertige est une nouvelle fois au coeur du propos de Camille de Toledo dans l'émission de France Culture, La Suite dans les idées, de Sylvain Bourmeau, du 21 novembre dernier (vous pouvez écouter à partir de la 35ème minute), qui traitait de la question de l'identité :

"Pour finir avec une question qui, moi, m'inspire beaucoup... Moi, vous savez, j'ai travaillé pendant des années sur la notion de vertige (...) Je parle de vertige, certains parlent de trouble. Et dans ces études, ce travail de thèse sur le vertige, vertige des noms avec Pessoa, vertige de la fiction avec le Quichotte, vertige des temps avec Sebald, vertige de l'indice documentaire, de l'usage de l'archive même chez Sebald, tout ce travail je l'ai fait pour qu'on comprenne les opérations que j'accomplis dans Thésée, pour qu'elles servent de soubassement théorique. Et une des questions que je me posais sans cesse dans ce travail sur le vertige, c'était une question en rapport avec le Quichotte. Le Quichotte est un devenir, il requalifie le monde sans cesse par la fiction et il se débat avec un réel que Sancho Panza ne cesse de ramener, et à la fin de sa vie - et c'est avec ça que je pourrais peut-être terminer -, à la fin de sa vie, je me demande : est-ce que c'est le Quichotte qui meurt ou est-ce que c'est l'état-civil du sieur Quixada de la Manche, cet hidalgo qui a rompu avec son lieu, sa bibliothèque, avec sa maison pour se faire chevalier errant ? Et voilà, pour moi, l'essentiel de la vie du Quichotte tient dans cette requalification par la fiction, requalification du monde."

Don Quichotte et Sancho Panza traversant la Sierra Morena

_______________________

* Les imprimeurs exprimèrent à Louis XI leur reconnaissance pour son accueil bienveillant et lui firent l'hommage de leurs personnes et de leur industrie : « On nous traite ici à Paris, ville capitale de votre royaume, non comme des gens du pays, des habitants ou de simples hôtes, mais comme des bourgeois jouissant de toutes leurs libertés. Ce traitement est si doux, que nulle part, nous ne saurions trouver une plus grande liberté que celle dont nous jouissons à présent, grâce à vous, Roi très pieux, nous qui, uniquement soutenus par votre clémence, avons le plus vif plaisir de contribuer à l'illustration de votre très heureux règne en imprimant des livres. » Le roi accorda plus tard leur naturalisation. Voir ici.


jeudi 19 novembre 2020

La barque de l'aube

"La barque acquise à Saint-Nazaire, toilettée, le bagage pensé, l'itinéraire établi, il restait l'inutile. Dadais de nous : une bibliographie prescrite (Au cœur des ténèbres, Les Eaux étroites, L'Arbre sur la rivière, Sept jours sur le fleuve, etc.), doublée d'une indigeste filmographie. Trois hommes en bateau. Nous n'en lûmes aucun, ne revîmes aucun des films."

Michel Jullien, Intervalles de Loire, Verdier, p. 21.

J'ai fini l'autre jour sur la barque de l'aube de Françoise Ascal, et je me propose donc de poursuivre sur ce motif, d'embarquer en quelque sorte dans le sillage de ce bateau minimal, si humble que ses usagers, le plus souvent épisodiques, ne sauraient prétendre au titre de marin, marinier ou même batelier. Non, le quidam qui mène sa barque est l'antithèse parfaite du skipper du Vendée Globe. C'est peu dire qu'il ne recherche pas l'exploit. Et c'est bien ainsi que l'entend Michel Jullien, avec son récit Intervalles de Loire qui conte, dans une langue finement ouvragée, sa descente de Loire avec deux amis. Défi parti d’une boutade, lors d'une soirée arrosée dans la Nièvre où l'écrivain possède une modeste maison de campagne : "(...) alors que nous avions profité le matin du spectacle de la Loire à Nevers, l’un de nous lança l’idée un peu potache de descendre le fleuve à la rame, une façon de fêter nos 50 ans – nous en avions tous trois 49. Pari tenu un an plus tard, depuis la commune d’Andrézieux à hauteur de Saint-Étienne jusqu’à l’océan, soit 850 kilomètres en vingt-six jours sans jamais s’arrêter dans des hôtels ou les campings, vingt-six nuits sous les étoiles."

Michel Jullien avoue avoir tenu un carnet de bord, mais il n'a rien gardé ou presque de cette centaine de pages : "Intervalles de Loire se veut un récit anti-sportif dans lequel l’action est systématiquement remplacée par des impressions. Le livre a bien un début, un départ, les premiers coups de rame sont dans les premières pages et il a une fin – la rencontre de l’océan –, mais entre les deux tout est dans le désordre, les étapes ne sont pas linéaires, les villes n’apparaissent pas dans l’ordre qu’elles ont en effet sur la carte de géographie, les paysages non plus, les jours ne sont pas marqués ni les temps de la journée. Il ne faut pas s’attendre à des « petits drames », à du sensationnel ou à un quelconque suspens. Des trois que nous sommes à bord il n’y a aucun visage, aucune matérialité des êtres, nos noms ne sont pas donnés, comme si nous ne formions qu’un seul individu."  


J'ai lu ce livre en même temps que l'autre Verdier, le Thésée de Camille de Toledo. Pas grand chose à voir entre les deux livres, assurément, mais malgré son ton plus badin, infiniment moins douloureux, il s'échappe parfois de ce périple mineur quelques notations de belle profondeur, qui ne sont pas sans lien avec certaine récente méditation sur les rivières. Cela se trouve page 45, dans la section intitulée Jusqu'à Mitchum, où l'auteur parle de cet appel à l'enfance jeté par la rivière : "Les longues routes sont l'affaire des adultes - ils disposent d'élucubrations, d'engins réservés à leur âge, les voitures, les rails, jusqu'aux avions. La rivière, elle, pourrait être ce grand itinéraire donné à l'initiative d'un enfant, proposé à ses seuls moyens. (...) Henri Bosco et d'autres auront usé de cette vieille métaphore des rivières, le voyage initiatique, l'eau défendue, la transgression devant quoi l'enfant va mesurer les risques d'une autre vie ou le prochain miroir de la sienne, dérouler son destin dans les remous ou le domestiquer avant la lettre." Et d'évoquer La Nuit du chasseur de Charles Laughton, ce chef d’œuvre unique, où les enfants John et Pearl sont traqués par le révérend Harry Powell : " Muette comme une carpe, la rivière est pour eux le sillon inviolable, comme sacré, un blanc-seing, un fil où les gamins tiennent à distance la poursuite par le seul abandon de l'eau, sans même se diriger, se soustraient aux hurlées meurtrières de Robert Mitchum, inatteignables dans leur canot de bois."


Dans L'obstination du perce-neige, Françoise Ascal cite ici et là Pascal Quignard. Ainsi le 24 mai 2017, elle écrit : "Pensé à Pascal Quignard et à son révérend qui notait les sons des oiseaux bien avant Messiaen, mais aussi le son des objets du quotidien, celui de la goutte d'eau du robinet qui fuit et tombe dans le seau." Il doit s'agir de ce texte paru la même année 2017, Dans ce jardin qu'on aimait, et que j'ai lu en mars 2019, dans l'édition Folio. Le reparcourant aujourd'hui à cette occasion, je tombe sur cette page où il est dit : "Le révérend tient entre ses mains une petite merlette blessée qui palpite et se plaint." Et qui fait remonter cette riche thématique du merle, et plus largement de l'oiseau noir, qui a surgi en août dernier.

Mais c'est un autre opus de Quignard que j'ai fini ces jours-ci, un roman, Les Larmes, que j'avais acheté à sa parution en 2016 mais que je n'avais pas terminé, pour une raison qui m'échappe aujourd'hui. Je l'ai repris parce qu'il me souvenait qu'il évoquait longuement Nithard, petit-fils de Charlemagne, historien qui a transmis à la postérité les Serments de Strasbourg (842), considéré comme le plus ancien écrit en langue française, événement ouvrant justement une passionnante histoire de la phrase française, ouvrage collectif sous la direction de Gilles Siouffi, publié en octobre chez Actes Sud en collaboration avec l'Imprimerie nationale.


Sans cette étude de la phrase française, je n'eusse pas repris Les Larmes, et sans Les Larmes, je ne serais pas tombé sur ce passage où le calife Harun al-Rachid arrive nuitamment sur la rive du Tigre :

"Le batelier, qui était très âgé, lissa sa barbe blanche. Il ne réfléchit pas longtemps parce que le calife Harun al-Rachid le gifla avec violence.

Alors Hagus se remit debout, en vacillant, sur le plancher de sa barque. Il alluma sa lanterne et la fixa avec peine au crochet qui était fixé sur le mât, il s'assit sur le banc au fond de sa barque et saisit le gouvernail et c'est ainsi que dans la nuit ils longèrent les rives jusqu'à l'aube.

Au retour, Mazrur le bourreau de Bagdad, décapita le vieux nautonnier qui s'appelait Hagus." (p. 69)

Il y avait la barque, il y avait l'aube. C'était ascalien en diable. Et quignardien extrêmement, car l'aube est un motif central chez l'écrivain, ce dont témoigne à l'envi les dernières pages. Ainsi, page 206, peut-on lire :

"Mais un jour l'aube fut faite de silence.

Tous les animaux s'avancèrent sur la berge et entourèrent une tête  rompue qui tournoyait dans les remous de l'eau.

Alors un petit merle tout noir, qui avait un bec plus blanc que jaune, les pieds comme pris dans un lacet de femmes amoureuses, siffla un chant indiciblement beau devant l'écureuil, le chat, la vipère d'eau, le cygne qui, tous, restèrent immobiles."

Est-ce hasard si nous recroisons le merle noir ? 

Et c'est sur un autre oiseau qui se conclut le roman, la chouette,  qui accompagne Quignard dans un des spectacles de ténèbres qu'il a écrit. Voici le dernier paragraphe, qui s'achève précisément sur le mot aube :

"Elle mangea sa limace sur mes doigts puis nous parlâmes. Nous nous entretînmes une bonne partie de la nuit. Quand je rentrai dans la maison c'était presque l'aube."

Il me reste encore une barque à amarrer à cette chronique : celle de Jean Epstein, dont j'ai reçu le volume 1 des Écrits complets. Le premier texte, de jeunesse (il n'avait guère plus de vingt ans), Le Mage d'Ecbatane, fait entendre la prière de l'Eau : "O Lune, je suis l'Eau et je teins ma robe aux couleurs de tes songes."

Ce qui est étonnant, c'est de voir comment ces lignes, qui peuvent presque prêter à sourire par leur lyrisme un peu exacerbé :

"Mais ô Lune, je suis la plus belle quand tu ne me vois plus. [...] Je m'enivre longuement aux voluptés que je rêve, sournois et exquisement cruelle. Je choisis le marin jeune et fort qui sera ma proie et mon amour d'une nuit, et je le convoite avec une atroce gourmandise. Sais-tu, ô Lune, ce que c'est que d'avoir à la bouche le goût délicieux du crime ?"

annoncent en fait les films bretons de Jean Epstein, et en particulier Mor'Vran, où un jeune marin parti en barque à la pêche à la sardine ne survivra pas à la tempête :

"Au moment où il s'y attend le moins, lorsque, à l'avant de sa barque, il tend son regard bleu vers de lointains récifs, je l'enlace éperdument et je le fais mien. Je le possède, ô Lune, dans mes vertes ténèbres, je glisse mille doigts caressants dans ses cheveux dorés, tièdes et souples ; je meurtris ses yeux de baisers ; et je m'insinue entre la chaleur de ses lèvres, vivantes encore, et qui voudraient me repousser. Et tu sais, ô Lune, après quels sacrifices voluptueux et quelles mystérieuses et entières jouissances, je rejette, au matin, le cadavre couronné d'algues, où j'ai peint l'ineffaçable cerne de mes noces." [ C'est moi qui souligne]

 



vendredi 13 novembre 2020

Camille ou le corps-mémoire

"Pour moi, quand je raconte une histoire, le plus important est qu'elle soit énigmatique – qu'elle ne rende pas la vie moins mystérieuse qu'elle ne l'est. "

 Deborah Levy, entretien, Le Point, 2/11/2020

Ce que je ne veux pas savoir et Le Coût de la vie, les deux volumes de l'autobiographie de Deborah Levy prix Femina étranger ; Un Promeneur solitaire dans la foule, d'Antonio Muñoz Molina, prix Médicis du roman étranger ; bien content que ces œuvres évoquées ici et récemment aient été distinguées (les maisons d'édition seraient bien avisées de m'adresser leurs meilleures trouvailles en service de presse), non pas que je prise plus que cela les prix littéraires, mais cela permet au moins de donner une chance supplémentaire à quelques livres qui le méritent amplement, et incidemment d'accorder une manne bienvenue à de petits éditeurs comme les éditions du Sous-Sol qui ont porté Deborah Levy à notre connaissance.

En ira-t-il de même pour les éditions Verdier, dont le récit de Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle - que je lus en cette fin d'octobre funèbre où je perdis mon père, et dont je fis l'exergue d'une chronique ouverte sur Virginia Woolf - est encore dans le dernier carré de la sélection pour le Goncourt ? Je ne sais pas, cela serait surprenant, mais on peut toujours rêver.


En tout cas, voici un livre qui m'a émerveillé, un livre où la vie et la mort se chevauchent, et dont il me faudra bien plus que cet article-ci pour en faire le tour, vaine entreprise quand l'oeuvre elle-même se veut traversée spiralaire, errance en un labyrinthe généalogique et intérieur où il a bien failli finir broyé. Labyrinthe appelé par le titre, par le nom de Thésée, sans cesse présent dans ces pages d'effroi et de douleur, qui donnent à Philippe Lançon le sous-titre - Camille de Toledo en son labyrinthe - de sa chronique du livre dans le Libération du 2 septembre : Ceux qui meurent prendront le train, décalquant ainsi le titre du film de Patrice Chéreau, Ceux qui m'aiment prendront le train - ce qui est formidablement bien vu, aimer et mourir étant alors comme l'avers et le revers d'une même pièce, amour et mort constamment à l’œuvre dans une histoire où l’artiste peintre Jean-Baptiste Emmerich venait de mourir : "Se sachant malade, résume Erick Maurel, il avait préparé ses futures obsèques et avait décidé de se faire enterrer dans sa ville natale de Limoges, sachant très bien que ce choix embêterait la plupart des membres de sa famille, tous parisiens. Il avait cependant déclaré que « ceux qui m’aiment prendront le train. » Et effectivement ce jour-là, famille, amis et proches se retrouvent tous sur les quais de la gare d’Austerlitz pour effectuer ensemble ce voyage. Dans le train et ensuite à Limoges, dans la maison de campagne du frère jumeau du mort (Jean-Louis Trintignant), une quinzaine de personnes en crise vont alors se confronter, se déchirer, faire ressortir des vérités pas très bonnes à entendre, voire même se réconcilier..." Je m'éloigne, non, je ne m'éloigne pas, ou alors si, mais c'est pour mieux se rapprocher, car il en est ainsi du parcours dans n'importe quel labyrinthe médiéval : pour gagner le centre il faudra cheminer sur les périphéries ; alors que l'on croit être arrivé, il faut à nouveau s'écarter, explorer un nouveau viscère, plonger dans des corridors inconnus.

Lisez Lançon, vous y trouverez le meilleur résumé qui soit de ce texte qui échappe à tous les genres connus. Il me dispense d'y sacrifier ici, je ne saurais évidemment faire mieux. Et cela me permet d'aller de suite à ce qui m'interpelle furieusement : ce vertige généalogique qui emporte les corps et les âmes sur pas moins de quatre générations. Le motif du train n'est pas un détail, c'est par lui que s'ouvre le livre. Il n'est que de lire la quatrième de couverture : "En 2012, Thésée quitte « la ville de l’Ouest » et part vers une vie nouvelle pour fuir le souvenir des siens. Il emporte trois cartons d’archives, laisse tout en vrac et s’embarque dans le dernier train de nuit vers l’est avec ses enfants. Il va, croit-il, vers la lumière, vers une réinvention. Mais très vite, le passé le rattrape. Thésée s’obstine. Il refuse, en moderne, l’enquête à laquelle son corps le contraint, jusqu’à finalement rouvrir « les fenêtres du temps »…" Fuir le souvenir des siens, et avant tout le souvenir du suicide du frère aîné, Jérôme, pendu à une conduite de gaz, et celui de la crise cardiaque de la mère « retrouvée  dans un bus au terminus, endormie pour l’éternité ; jour de naissance du fils, jour de mort de la mère trente-trois ans plus tard ; un vingt-six janvier ; et il y en aura d’autres, de ces dates qui se recoupent, de ces “synchronies” puisque c’est ainsi qu’on les nomme : des coïncidences diront celles et ceux qui ne veulent pas comprendre ».

Ces synchronies, ces coïncidences, je ne cesse de les inventorier ici, au fur et à mesure de leur surgie dans ma propre vie, alors comment ne pas se sentir concerné, d'autant plus qu'on les aura encore vécues plus nettement, plus cruellement, lors des deuils que l'on a traversés, dans ce silence entre le 5 décembre 2019 et le 7 janvier 2020, déployé par la mort de Marie, ma jeune soeur, au neuvième étage de l'hôpital de Limoges, oui encore Limoges, je ne l'ai pas fait exprès, je n'y pensais pas quand j'ai parlé du film de Chéreau. Et je sais qu'un jour je ferai un texte, un  livre peut-être, des résonances qui proliférèrent alors dans ces jours de ténèbres.

La fuite à l'Est, dans cette ville de Berlin qui n'est jamais nommée, ne suffit pas à réinventer une nouvelle vie, le corps est accablé de maux inexpliqués : « Le frère qui reste se décide à ouvrir ses cartons, il se dit que, peut-être, le temps est venu de se retourner, il n’a pas le choix, d’ailleurs ; car les médecins qu’il rencontre pour arrêter sa chute ne comprennent rien ; pourquoi cette douleur dans ces tempes, l’inflammation des racines de ses dents, les os du dos ? pourquoi son corps en feu, treize ans après la mort du frère ? (…) Thésée ne sait plus que faire ni à quoi s’accrocher ; il rêve que des pilules – des anti-inflammatoires – le libèrent des douleurs qui le prennent et tout serait réglé ; il pourrait continuer à être un moderne, à aller de l’avant, à recouvrir l’histoire d’un oubli. »

Il faudra, oui, ouvrir les cartons, examiner les traces laissées par ceux qui ont précédé, mettre à jour des secrets de famille, "dé-nouer, écrit Bertrand Leclair dans AOC, la lignée généalogique maternelle qui entrave par ses occultations le corps de Thésée, une lignée que dénonce toute entière la corde « archaïque » avec laquelle le frère s’est donné la mort. L’enjeu du livre est de s’inventer dans le livre un nouveau corps à travers une nouvelle généalogie, gage d’une vita nova dans laquelle il s’agit aussi d’embarquer le frère mort (et c’est cela qui est beau : on ne se sauve jamais seul)." Dans le post-scriptum qui clôt le livre, Camille de Toledo écrit qu'il a maintenant plus ou moins accepté la mort de son frère et qu'il comprend mieux pourquoi son corps s'est mis à se plier comme autour d'une corde. "Je vois mieux, poursuit-il, ce qu'a causé le secret et d'où est venue la violence. Et pour le reste, je n'oublie plus de me mettre à l'écoute de la matière. Je fais le pari qu'il y a, dans cette écoute, une clef : ce qui devrait nous pousser à nous réattacher au monde et aux vies auxquelles nous sommes liés. Et s'il y a un sens à trouver dans nos corps-mémoire, dans ce continuum matériel qui noue nos vies entre les âges, je nourris l'espoir que, face à cette évidence encore à documenter, nous accepterons de nous voir, nous, je veux dire, notre espèce, une fois encore, comme d'humbles ignorants face à une matière qui sait infiniment plus que nous."


C'est grâce à un papier du Lorgnon mélancolique, le blog de Patrick Corneau, que j'ai eu envie de lire les carnets 2012-2017 de Françoise Ascal, L'obstination du perce-neige, aux éditions Al-Manar (belle petite maison encore une fois, qui expédie avec célérité et sans frais de port). Je n'avais jamais rien lu d'elle mais il me souvenait d'avoir croisé son nom et quelques-uns de ses vers dans une note du Poezibao de Florence Trocmé. Car il suffit parfois de quelques phrases pour aimer un écrivain, instiller le désir de le lire. Néanmoins je n'avais pas alors fait le geste d'aller vers l'oeuvre, les livres de poésie ne se trouvent pas facilement en magasin, il faut les commander le plus souvent, c'est ce que j'ai fait là immédiatement. J'aime les carnets, les notes, et très vite cela m'a rappelé les volumes de notes du poète Antoine Emaz, Cambouis, Cuisine, Planches, qui me plaisent infiniment. Et encore une fois, pas de hasard, Emaz est très présent dans ces pages. Des pages douloureuses là encore, car Françoise Ascal est atteinte d'une grave maladie des reins qui la contraint  à des dialyses éreintantes, déprimantes. Et elle ne cesse de poser la question de comment vivre avec la maladie, la vieillesse, comment résister avec un corps qui souffre, en de très belles pages où la recherche de la beauté demeure un viatique contre le désespoir : « Grand calme. J’aime ce mois de novembre que beaucoup trouvent sinistre. J’aime ces bancs de brouillard, l’impression de temps suspendu, l’isolement dans le creux chaud de la maison. »

Quel rapport, direz-vous, avec la quête de Camille de Toledo, à part la souffrance du corps ? Eh bien, cette notation, à la page 130, datée du 3 septembre 2017 :

Vu un documentaire sur la transmission des traumatismes sur plusieurs générations. Il y aurait transmission de gènes modifiés par le stress. Les petits-enfants peuvent être atteints, présenter des troubles sans rien savoir de ce qu'ont vécu leurs ancêtres. Évidemment, me sens très concernée. Mais est-ce crédible ?

On comprend pourquoi Françoise Ascal se dit très concernée quand on se reporte à la note précédente, en date du 1er septembre :

Tandis que nous attendons sur le parvis de l'église pour assister à un concert, mon beau-frère me fait remarquer que le village a payé un lourd tribut à la guerre de 14-18. Je regarde à mon tour la haute colonne de grès avec sa liste de Morts pour la France en lettres dorées. Soudain mes yeux tombent sur Camille Thiault. Grande émotion. Mon fantôme, celui que j'avais traqué dans mon texte sur Corot, prenait corps. Cette ombre abstraite se mettait à vivre et mourir dans le même mouvement. Jusque là, en dehors d'une unique photo floue, j'ignorais si quelques traces de son passage chez les vivants demeuraient. Le lendemain, la mairie m'a délivré la photocopie de l'acte de naissance et de l'acte de décès. Simple fantassin, Camille fut tué à dix-neuf ans lors de la bataille de Sancy-Vaudesson dans l'Aisne. Pourquoi ce souci incessant de Camille, ce jeune frère de ma mère que je n'ai pas connu ?

Cette question terminale, dont Françoise Ascal ne proposera pas de réponse, prend complètement sens à la lumière de la quête labyrinthique de Camille de Toledo, qui lui aussi évoque puissamment la Première guerre mondiale à travers la figure de l'aïeul Nissim, frère de l'arrière-grand père maternel, avec cette archive officielle reproduite au sein de l’ouvrage : le certificat de décès du maréchal des logis Nissim de Toledo, né à Andrinople en 1886, « tué à l’ennemi » le 16 juillet 1918 à Montvoisin (Marne). 

Plusieurs traces dans les Carnets de cette obsession pour ce pauvre Camille, alors que l'écrivaine se plonge dans une étude sur le peintre Corot. Ainsi le 5 mars 2017 :

Étrange sensation d'avoir été fracassée par la Première guerre mondiale. Je n'étais pas née, mais les séquelles m'ont assurément atteinte. Par mon père, lui-même brisé, même s'il "assurait" ? Par la légende familiale ? par les silences mortifères ? Pourquoi n'avoir jamais connu le relâchement que donne le sentiment de sécurité, alors que je n'ai vécu qu'en temps de paix ?

Partant du prénom Camille, celui de Corot mais aussi celui du jeune frère de ma grand-mère, mort à dix-neuf ans sur le front. J'ai commencé un nouveau texte sans savoir où il va me mener. Au passage je vois la place de ce fantôme dans mon imaginaire.

Relevant ces similitudes, ces échos avec Thésée, je ne percute que quelques instants plus tard que les prénoms sont aussi en collision : Camille Corot, Camille Thiault, Camille de Toledo. Ces prénoms auxquels l'écrivain lui-même accorde une attention toute spéciale : celui de son frère suicidé, Jérôme, porte par exemple une symbolique particulière : 

et Jérôme, mon frère, pourquoi as-tu été ainsi nommé ? 

JÉRÔME ce prénom, que sait-il, que porte-t-il ? 

le corps avec lequel j'ai grandi, la voix qui m'a nommé

toi qui as vécu à l'intérieur de ce nom

qui rappelle la vie d'un saint qui eut la charge

de traduire de vieux textes hébraïques sur l'origine du monde

"Jérôme de Stridon"

celui qui fut peint par Caravage et tant d'autres géants (p. 73)

Saint Jérôme écrivant, Le Caravage, v. 1605-1606, Galerie Borghèse, Rome

Dans les Temps qui courent, du 10 novembre dernier, de Marie Richeux, sur France-Culture, Camille de Toledo disait que les prénoms portent des archaïques, sont tissés dans les grands mythes de l'histoire de l'humanité.

Alors j'ai commandé La Barque de l'aube, ce petit texte sur Camille Corot paru en poche chez Arléa en 2018. Peintre qui m'est peu connu, dont je lis la notice sur Wikipedia, et qui m'émeut déjà par ce simple fait qu'en 1872, il acheta une maison à Valmondois, qu’il offrit à Honoré Daumier, devenu aveugle et sans ressource.



vendredi 6 novembre 2020

La physique des catastrophes

Le 28 septembre, au matin, je me figeai soudain : les images non pas d'un seul mais de plusieurs rêves ressurgissaient brutalement, faisaient irruption dans ma conscience. Et si je dis "je me figeai", c'est que très concrètement je ne bougeai plus ni bras ni jambe, je ne cillai pas, j'étais comme suspendu dans l'air, parce que ce qui survenait à cet instant l'était presque par effraction : tout pouvait se dissoudre en une milliseconde, retourner à un oubli définitif dont on n'était sorti que par une sorte de miracle.

Oui, c'était pas moins de trois rêves qui se redéployaient sur l'écran de ma psyché - et je ne peux en parler plus d'un mois après que parce que j'ai consigné tout cela - mais en fait bien peu de chose - dans le cahier bleu qui accompagne ces chroniques. Bien peu de chose, oui encore, parce que je n'ai noté que des bribes, alors que l'impression que j'avais, et que j'ai noté alors le jour même, c'était l'impression de rêves foisonnants, riches de détails. Je me relis : "Rêve de Fred Deux dans un escalier, rêve de P. et de J.M, rêve du café du Centre à Aigurande, rêve de l'immeuble baroque avec des escaliers incroyables." Et puis un nom qui surnage : Garosiowsky ?

Je sais alors que c'est à peu près le nom d'un artiste contemporain. A peu près... Je recherche et je trouve facilement : il ne peut s'agir que de Gérard Gasiorowski. Ce qui est bien curieux, c'est que de cet artiste je ne connaissais guère que le nom, à peu près... Son oeuvre m'était encore largement inconnue la nuit du rêve. Philippe Dagen, dans Le Monde, évoque une exposition rétrospective qui eut lieu en 2012, à la Fondation Maeght, à Saint-Paul de Vence : Gasiorowski, l'histoire de peinture récapitulée. "Pour comprendre, écrit-il, ce qu'il est advenu de la peinture en France dans le dernier tiers du XXe siècle, on ne voit pas quelle oeuvre et quelle vie conviendraient mieux que celles de Gérard Gasiorowski (1930-1986) telles que les présente sa rétrospective à la Fondation Maeght." 


On lira l'article de Dagen pour en savoir plus. J'en résume très sommairement le propos : l'itinéraire de Gasio (diminutif qu'il approuvait lui-même) connaît une phase ascendante où, après avoir renoncé très tôt, en 1953, à la peinture, il connaît le succès avec des travaux proches de la photographie. Sa notoriété sera ensuite mise à mal par des séries telles Les Croûtes, "qui méritent leur titre, précise Dagen, puisque ce sont des pastiches de chromos, soleil couchant derrière l'Arc de triomphe et pittoresques villages de France. C'est peint à grands gestes, avec des couleurs lourdes et vives."

Les croûtes, dans l'atelier de l'artiste rue louis blanc 1972

C'est à cette occasion qu'une galeriste lui lance : « Vous êtes fou, Gasiorowski, il faut vous ressaisir ! », phrase qui sera reprise pour l'exposition Maeght. Mais Gasio ne se ressaisit pas, mieux il enfonce le clou : "vers 1974 s'ouvre le temps de la destruction et, de façon symbolique, il entreprend la série La Guerre, installations de jouets cassés et maculés, toiles barbouillées et insultées à coups d'empâtements et de coulures. Pendant près d'une décennie, son oeuvre se place sous les signes de la dérision, de la parodie, du grotesque. Il dessine avec des jus d'excréments. Il invente une académie grotesque, dont il est à la fois le directeur féroce et le mauvais élève." Résultat : de 1977 à 1980, Gasiorowski disparait pratiquement de la scène artistique. Il a tout de l'artiste maudit.

La catabase, la descente aux enfers n'a qu'un temps :  Gasio, "comme tout martyr digne de ce nom, écrit Dagen, est promis à la résurrection - et sa peinture avec lui. Quand tout est en morceaux, les idoles fracassées, la fin de l'art déclarée, il ne reste qu'à recommencer. A recoller les morceaux dans un ordre différent, à faire avec les débris des idoles de nouvelles divinités."  Et le voilà qui présente "des ensembles, souvent des rouleaux de plusieurs mètres de long, la plupart à fond noir, sur lesquels, par le collage, la peinture et le mot, le peintre récapitule l'histoire de son art depuis Lascaux et les statues néolithiques jusqu'à Giacometti, Picasso et lui-même."

Dans un autre article, rédigé aussi en 2012, on peut lire que "Gérard aimait à citer l'Icare de Brueghel, comme métaphore de la destinée du peintre : les plumes voltigeant à l'endroit du plongeon du fils de Dédale et les courbes régulières des sillons labourés..." se souvient un ami proche. Beauté exemplaire du vertige de la chute."

 

Gérard Gasiorowski est mort brutalement d'un infarctus durant l'été 1986.

Tout ceci est bien beau, mais n'explique absolument pas pourquoi ce peintre est devenu figure de mon rêve. L'énigme ici reste entière.

Cherchant toujours à approfondir l'affaire, je consulte sa notice Wikipedia. Et à la fin d'icelle, je note un lien externe : Philippe Agostini, « Cultures & catastrophe » [archive], un regard sur l'œuvre de Gérard Gasiorowski (1996, texte inédit). Hélas, le lien est cassé, ne renvoie sur rien. Je rentre les données dans Google et je tombe sur la page de la thèse soutenue par Philippe Agostini sur Gasio. Thèse inaccessible, mais certains détails sont curieux :

Tout d'abord cette thèse a été réalisée sous la direction de Philippe Dagen, l'auteur même de l'article qui m'a servi de base pour l'évocation succincte de l'artiste. Mais ce qui m'interpelle le plus c'est la mention de Pierre Wat comme président du jury. Or, Pierre Wat, historien d'art, n'est autre que le président de l'Association des Amis de Fred Deux et Cécile Reims. Il fut aussi commissaire, avec Sylvie Ramond, de la grande rétrospective de l'oeuvre de Fred Deux qui eut lieu au Musée des Beaux-Arts de Lyon, du 20 septembre 2017 au 8 janvier 2018, Le Monde de Fred Deux. On le voit d'ailleurs en personne dans cette courte bande-annonce :


Or, on se souvient que Fred Deux m'était aussi apparu en rêve cette nuit-là.

Un autre mot me retient dans la mention wikipédienne de Philippe Agostini : le mot "catastrophe".

Car deux jours plus tard, le 30 septembre, je fis un autre rêve, celui du livre La physique des catastrophes. Étrangement encore une fois, parce que je n'ai pas lu ce livre, je n'en connaissais que son nom et son existence. Dans mon rêve, l'auteur s'appelle Vanessa Pearls, mais je sais que ce n'est pas le véritable nom.

Au réveil, je vérifie. Il s'agissait de Marisha Pessl. Je n'étais pas si loin.

La catastrophe intervint le même jour : à Aigurande, là même où se situait un de mes rêves (avec le café du Centre) mon père fut foudroyé par un Avc juste après le repas de midi. Il avait 86 ans. Il ne devait pas s'en relever.

Et l'escalier, présent dans deux des rêves, qu'en est-il de sa signification ? Le Dictionnaire des Symboles d'Alain Geerbrant et Jean Chevalier insiste sur son symbolisme ascensionnel ; les pyramides égyptiennes sont déjà des analogues de l'escalier, les âmes des défunts montent les marches pour se rendre devant le trône d'Osiris et subir l'épreuve de la psychostasie, la pesée des âmes.

En 1988, dans le cadre d’une exposition personnelle au Musée Cantini de Marseille, Fred Deux écrivait :

 « Est-ce la même graine qui a fermenté et fécondé les mots ? Tout est venu en même temps. Chaque fois que j’ai tenté d’y mettre de l’ordre, je me suis embrouillé. Je me souviens de ma première phrase, notée dans le petit escalier de la librairie où je travaillais. Elle avait trait à l’eau. L’eau de la Seine, où s’était passée mon enfance, et celle de la mer, toute proche. Je voulais partir. »