Jean-Philippe Toussaint n'est pas seulement écrivain, il est aussi photographe, cinéaste et plasticien. En rangeant la bibliothèque la semaine dernière (l'accumulation de piles de livres un peu partout devenait oppressante), s'est rappelé à mon bon souvenir La main et le regard, Livre/Louvre, opus lié à une exposition organisée à Paris, au musée du Louvre, salle Sully, du 7 mars au 11 juin 2012. Je n'ai pas vu cette expo en question, je n'en fus même jamais informé, mais j'ai déniché le livre à Noz en 2014. Je l'avais alors parcouru mais je n'en avais qu'une vague remembrance. Une sorte d'intuition me porta à y rejeter un regard. Je ne fus pas déçu : j'y retrouvais Dante et la Divine Comédie, décidément attracteur étrange majeur de cet automne. Pascal Torres, le commissaire de l'exposition, écrit dans son texte introductif, écrit en juin 2011 depuis la piazza della Santissima Annunziata de Florence : "Dans un livre qu'on feuillette peu - Comédie qui héberge la source immuable de la littérature occidentale -, Béatrice (celle de Dante) paraît. Botticelli montre la fiancée ultime, nichée dans les étoiles et Virgile à côté de Dante. [...] De ce Livre-clos, Jorge Luis Borges dit : " J'ai imaginé une oeuvre magique, une estampe qui serait aussi un microcosme ; le poème de Dante est cette estampe de dimension universelle."
Dans le texte suivant, un entretien avec Sylvain Bourmeau, Toussaint commente le néon LIVRE/LOUVRE qui donne son titre à l'exposition. Selon lui, il est tout à fait emblématique et réunit à la fois le concept et la lumière : "Je recherche aussi les mises en relation, les correspondances. Ce qui m'a particulièrement intéressé dans cette exposition, c'est de rapprocher des choses qui ne sont pas nécessairement équivalentes, comme un exemplaire de La Divine Comédie de Dante illustré par Baldini, qui est un des trésors de la collection Rothschild, en contrepoint de neuf tablettes Galaxy Tab 10.1 qui présentent la traduction du chant 3 de L'Enfer en plusieurs langues."
Chant trois de l'Enfer : Virgile et Dante aux portes de l'Enfer BALDINI Baccio, L 58 LR/5 Recto, Département des Arts graphiques
A la fin du livre, l'auteur revient sur cette association en la replaçant dans le contexte plus large d'une trilogie littéraire :
"Beckett, Borges et Dante sont les trois figures tutélaires de l'exposition. Beckett c'est l'écrivain par excellence. Qui dit livre, pour moi, dit Beckett. Borges représente l'universalité du livre, le côté Babel, les délices du labyrinthe et du savoir infini. Et si Dante a une telle place dans l'exposition, c'est parce qu'un des trésors de la collection Edmond de Rothschild est l'exemplaire de La Comédie illustré par Baccio Baldini d'après les dessins de Botticelli (Dante, La Comédie, col comment di Cristiforo Landino, Florence, 1481). Des liens secrets se sont ainsi tissés entre les différentes parties de l'exposition, qui relient Dante à Beckett, Dante à Delacroix. Dans la vidéo que j'ai réalisée pour l'installation qui décrit le fonctionnement cérébral, j'ai relié les flammes de L'Enfer de Dante aux flammes de La Mort de Sardanapale. Et, en contrepoint de l'incunable de Dante de la collection Edmond de Rothschild, nous proposons avec Patrick Soquet une oeuvre multimédia, L'Enfer, qui consiste en une mosaïque de neuf tablettes électroniques Galaxy Tab 10.1, sur lesquelles défile en neuf langues les texte du chant 3 de L'Enfer, qui finit par s'embraser et disparaître dans les flammes, avant que le texte, renaissant de ses cendres, n'apparaisse à nouveau sur les écrans des tablettes et ne recommence à défiler en boucle à l'infini. Tout se rejoint, Delacroix a peint La Barque de Dante et Beckett n'a cessé de s'inspirer de Dante."
Eugène Delacroix, La Barque de Dante, 1822, Musée du Louvre.
Eugène Delacroix, La Mort de Sardanapale, 1827, Musée du Louvre.
Je ne sais plus exactement quand j'ai découvert les échecs. Je pense que ce fut pour l'un des Noëls des années de collège. Un échiquier en matière plastique qui se pliait en deux, des pièces de taille moyenne. J'appris seul en lisant la règle. Un monde fabuleux s'ouvrait à moi. Les échecs étaient inconnus de la culture paysanne, on jouait aux cartes (bataille, menteur, chien de pique, rami et surtout belote) et aux dames, mais les échecs, non, c'était le jeu d'une autre classe sociale, un jeu d'aristos, de bourgeois et d'intellectuels.Ce fut une conquête qui prit toute sa dimension au lycée de La Châtre. Un club échecs avait été créé, on jouait passionnément, et non seulement pendant les heures d'ouverture du club mais aussi pendant l'étude, sur de petits jeux de voyage, où figures blanches et noires vont de trou en trou. A l'internat, il n'était pas rare que les parties se poursuivent après l'extinction des feux jusque dans les chiottes. Une nuit, je disputais une partie avec le pion qui surveillait le dortoir, dans sa chambre au bout du couloir. Plongés dans les affres de la réflexion, nous n'entendîmes pas le chahut énorme qui se déroulait un peu plus loin dans les boxes, une gigantesque bataille au polochon entre deux groupes d'élèves. Soudain, la porte s'ouvrit : le surgé (le surveillant général), le redoutable Monsieur Vidal, qui habitait au-dessous et avait l'oreille fine, sonna sans même un mot la fin de la partie. Je regagnai penaud mon quartier, je suppose que le pion, un grand escogriffe à la dégaine de hippie, dut en prendre pour son grade.
Je n'ai jamais joué avec mon père (qui ne se soucia jamais d'apprendre), contrairement à Jean-Philippe Toussaint qui raconte dans son dernier livre, L'échiquier, un récit en soixante-quatre fragments (comme de juste), les parties d'échecs jouées avec son père au Portugal pendant leurs vacances, à l'été 1979. Il perdait systématiquement jusqu'au jour où il décida de changer sa façon de jouer et d'étudier la théorie à partir des chroniques échiquéennes que tenait l'écrivain Fernando Arrabal dans L'Express. Son père, surpris, mit très longtemps à remporter la partie, puis il déclina toujours une proposition de revanche : "Contrairement à moi, qui apprécie, je crois, vraiment le jeu d'échecs, mon père n'aimait pas jouer aux échecs, il aimait gagner aux échecs."
Je n'ai jamais lu ce livre, en revanche, la première pièce de théâtre que j'ai jouée était de Fernando Arrabal. C'était Pique-nique en campagne, j'y tricotais une écharpe sur le front.
Ce récit, élaboré pendant le confinement dû au covid, est d'une lecture plus que plaisante, mais il ne se contente pas de distiller des anecdotes autour des échecs. Il constitue une véritable tentative autobiographique assortie d'une méditation pénétrante sur l'écriture. Ainsi, le souvenir de l'Ermitage, le collège où l'auteur resta pensionnaire pendant quatre longues années au début des années 1970, dans l'anxiété diffuse que font régner les brimades et les humiliations des "grands", lui inspire ces mots : "J'ignorais, à ce moment-là, qu'un jour j'écrirais des livres. J'ignorais qu'écrire des livres, au-delà du plaisir que j'y prendrais, serait un moyen de me préserver des offenses de la vie. Car si j'écris, si un jour je me suis mis à écrire, c'est peut-être précisément pour ériger une défense contre les arêtes coupantes du réel."
20 h 45. Je rentre à la maison, j'allume la télé. France-Info, la guerre, Israël, le Hamas, Gaza. Rien de nouveau. La litanie des mêmes sempiternels commentaires qui ne vous apprennent rien. Je zappe. Bip tv. D'habitude, je passe, c'est la télé locale mais on a l'impression que l'image est envoyée de Katmandou car il y a toujours quelques secondes de latence, mais pour une fois, je ne sais pourquoi, je patiente. L'image arrive enfin, une voix off, une voiture qui suit un camion de paille dans la plate campagne berrichonne et je comprends très vite qu'elle échappe au tout-venant. Il s'agit d'un documentaire sur Fred Deux et Cécile Reims. Tous les deux disparus maintenant. Leur rencontre fut si importante pour moi.
De part et d'autre, c'est le titre de ce film de Matthieu Chatellier, qui avait déjà tourné dix ans plus tôt Voir ce que devient l'ombre. Avec Cécile et Fred, tous les deux encore bien vivants dans leur maison de La Châtre. Émouvant de retrouver Cecile, seule après le départ de Fred, fatiguée mais encore lucide, sans illusion sur un quelconque au-delà. On ne sait rien, dit-elle. On ne sait rien.
Matthieu Chatellier dit avoir été changé par cette rencontre. Je le comprends. Dans le générique, je vois parmi les remerciements le nom de Jackie. Jackie qui s'est tellement occupée de Cécile dans ses dernières années. Jackie en allée elle aussi. Tous les trois me manquent.
Dans son décret de dissolution des Soulèvements de la terre, Gérald Darmanin avait pointé du doigt le géographe suédois Andreas Malm, le considérant comme la principale inspiration du mouvement « prônant l’action directe et justifiant les actions extrêmes allant jusqu’à la confrontation avec les forces de l’ordre ». Il faut dire que Malm avait écrit un essai « Comment saboter un pipeline », sorti en 2020, où il prônait la lutte contre les gros émetteurs de gaz à effet de serre. Le hic c'est que l'ouvrage, publié par l'éditeur La fabrique, n'a jusque-là connu aucune procédure judiciaire. Dans une tribune de protestation donnée au Monde, Andreas Malm souligne que l'ouvrage "a été traduit en dix langues et a récemment inspiré un thriller hollywoodien (Sabotage, par Daniel Goldhaber). Je suis venu à plusieurs reprises discuter du livre en France autour d’événements de lancement, d’interviews, etc. Dans cette période, ni moi ni mon éditeur n’avons été soupçonnés ou accusés de quoi que ce soit d’illégal. (...) Mon propos est simplement d’ouvrir un débat exigeant sur la légitimité d’actions de désobéissance, notamment sur des sites clés de l’infrastructure et de la logistique du capitalisme fossile ». Il s'agissait selon luide réfléchir à la légitimité d'un sabotage au vu de l'inaction gouvernementale dans un contexte de crise climatique, action visant toujours des biens matériels et jamais des personnes, excluant donc de facto toute confrontation voulue avec les forces de l'ordre. Mais quand on veut criminaliser un groupe, il est important de désigner une tête pensante, aussi Andreas Malm était-il tout désigné pour incarner le cerveau d'un écoterrorisme fantasmé.
Pourtant, loin d'être le gourou des Soulèvements de la terre, Andreas Malm a mis en avant ses divergences d'analyse avec le mouvement, qu'il admire et respecte par ailleurs. Bref, j'étais plus ou moins informé de son existence et de ses positions mais je n'avais encore tout récemment rien lu de lui. Et puis j'ai vu en librairie son dernier essai, Avis de tempête, Nature et culture dans un monde qui se réchauffe, publié sous le titre The Progress of this Storm, en 2017. La quatrième de couverture évoquait une "polémique cinglante avec les philosophies néomatérialistes et celles du "tournant culturel" - dont Bruno Latour est la figure centrale". Or, il se trouve que Bruno Latour est un penseur que j'ai beaucoup suivi ces dernières années, et je l'ai souvent cité sur ce blog. Loin de me détourner de l'essai de Malm, j'y ai vu au contraire une raison supplémentaire de m'y plonger, car je considère qu'il faut le plus souvent possible penser contre soi.
Et je ne l'ai pas regretté, car le livre est très stimulant, écrit avec une plume acérée. Mais il me semble prématuré d'en parler sur le fond, les questions que je me pose n'ayant pas encore trouvées de réponses véritables. Non, je veux juste pour le moment en faire jaillir ce qui va apparaître comme un détail peut-être insignifiant. Avis de tempête commence par trois citations liminaires, l'une de Karl Marx, une autre de la poétesse, dramaturge et rappeuse anglaise Kae Tempest, mais la première est de Dante. Eh oui Dante encore, je suis désolé, enfin non, c'est hypocrite, je ne le suis pas du tout, je suis ravi en fait. Alors que le monde actuel pousse sans cesse à la nouveauté, à la ronde infernale des événements, à l'accélération tous azimuts, je choisis au contraire de m'appesantir, de travailler la plaie, de revenir sans cesse sur le thème dantesque parce que je sens que quelque chose frémit à cet endroit précis. Et il se trouve aussi que je n'ai rien cherché, c'est Dante lui-même qui s'impose à moi. Je suis intrigué par Andreas Malm et voici qu'il ouvre sur Dante, un extrait de L'Enfer, chant XXV, dans le huitième cercle :
Déjà les deux têtes n'en formaient plus qu'une, quand deux figures mêlées y apparurent en une face où toutes deux étaient perdues. [...] Tout aspect primitif y était aboli : l'image perverse semblait deux et aucune, et s'éloignait, ainsi faite, à pas lents.
Ce n'est pas tout. Ces lignes, j'étais certain de les avoir déjà lues. Je replongeai dans l'essai de Jacqueline Risset, Dante écrivain ou l'intelleto d'amore, que je n'étais pas loin d'avoir terminé, et retrouvai la citation d'Andreas Malm aux pages 132 et 133.
Virgile montre à Dante le centaure Cacus, Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana.
Au huitième cercle de l'enfer, dans la septième bolge*, Dante et Virgile assistent au châtiment des voleurs, châtiment terrible en ce que leur figure humaine est métamorphosée en serpents. "Les voleurs, explique Jacqueline Risset, sont ceux qui n'ont pas respecté le bien, l'"avoir" d'autres hommes : or, dans l'optique médiévale, l'avoir était lié à l'être de façon tout à fait substantielle, les biens rattachés à la personne selon une relation de ressemblance et d'harmonie interne que l'acte du vol venait briser, rendant du même coup la personne (avec tous ses rapports) défigurée, indéchiffrable." Et c'est pourquoi, selon elle, les voleurs sont punis par un châtiment qui ressemble à leur acte : "ils perdent la figure humaine et s'assimilent, de façon hideuse, de façon bouleversante, à la forme la plus entièrement, la plus disharmoniquement étrangère à l'humain : celle du reptile." C'est la formule du contrapasso (du latin contra et patior : souffrir le contraire), principe proche du talion et consistant à infliger une peine contraire de la faute ou analogue avec celle-ci. Le terme lui-même est présent dans le chant XXVIII de L'Enfer où le troubadour Bertran de Born explique lui-même son propre contrapasso : parce qu'il sema la discorde entre un père et son fils, son corps et sa tête sont désormais séparés :
Bertran de Born en enfer levant sa tête décapitée. Illustration de Gustave Doré pour une édition de l'Enfer de Dante.
Bertran de Born est évoqué par Paul Auster dans son roman Invisible : "Défenseur convaincu de l'écrivain qu'avait été de Born, Dante l'a néanmoins voué à la damnation éternelle pour avoir conseillé au prince Henri Plantagenêt de se révolter contre son père, le roi Henri II, et puisque de Born avait provoqué la séparation entre père et fils, faisant d'eux des ennemis, l'ingénieux châtiment imaginé par Dante consistait à séparer Born de lui-même. D'où le corps décapité gémissant dans l'au-delà, qui demande au voyageur florentin s'il peut exister douleur plus terrible que la sienne."(p. 7)
Revenons à nos voleurs : "La métamorphose, écrit Jacqueline Risset, a lieu sous les yeux de Dante : un serpent à six pattes s'élance sur l'homme nu épouvanté, s'agrippe à lui, entourant son ventre, faisant passer sa queue entre ses cuisses :"collés comme cire chaude", homme et serpent, "mêlant leurs couleurs" . un être mixte, affreux, se développe dans cette fusion : "l'image perverse semblait deux et aucun", "et elle s'avançait d'un pas lent".
La question se pose maintenant de savoir pourquoi Andreas Malm convoque cet extrait précis de la Divine Comédie. Le beau site italien dédié au poème sacré, divinalingua, nous apporte le terme de la réponse dans sa description de la bolge : "Une multitude de serpents se lancent sur les damnés, entourent les corps et bloquent les mains, tandis qu'ils cherchent inutilement à échapper aux morsures et aux prises. Les serpents se mélangent aux voleurs et se fondent continuellement en eux, donnant vie à des hybrides répugnants, entre humains et reptiles. les voleurs sont ainsi privés de leur nature humaine."
Dante et Virgile regardent les voleurs attaqués par les serpents, gravure en bois (détail) de Jacques Beltrand, d'après un dessin de Sandro Botticelli.
Le mot important ici est hybrides. Que lisons-nous sur la quatrième de couverture d'Avis de tempête ? "Dans un monde qui se dirige vers le chaos climatique, la nature est morte. Elle ne peut plus être séparée de la société. Tout n’est plus qu’un amalgame d’hybrides, où l’homme ne possède aucune puissance d’agir particulière qui le différencie de la matière morte. Mais est-ce vraiment le cas ?" (C'est moi qui souligne) Et celui qui est particulièrement visé par cette question, c'est Bruno Latour. "Où qu'il porte son regard, écrit Malm un peu plus loin, Latour voit des hybrides. Il est impossible de distinguer où s'arrête la société d'où commence la nature, et inversement." Malm nomme ce courant de pensée l'hybridisme, dont il souligne la thèse fondamentale : "puisque les phénomènes naturels et sociaux forment aujourd'hui un tout composite, on ne peut différencier autrement que par la violence. Etre mélangé signifie être uni."
C'est contre cette pensée que s'inscrit Andreas Malm : "dans un monde qui se réchauffe, la nature revient en force, et il est plus important que jamais de distinguer le naturel du social. C’est en attribuant aux humains une capacité d’action spécifique que la résistance devient concevable." On comprend bien comment la vision horrifique du huitième cercle avec cette métamorphose reptilo-humaine ne pouvait que lui taper dans l'oeil.
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* Une bolge est l'une des dix fosses concentriques encerclées de murs et surplombées de ponts rocheux semblables aux fortifications externes d'un château et qui constituent le malebolge, le huitième cercle de l'Enfer décrit aux chants XVIII à XXX (Wikipedia).
« Je dois poser le pied prudemment sur le rebord du monde, de peur de tomber dans le néant. »
Virginia Woolf, Les Vagues
Il me semble qu'il y a des années que le Journal d'un écrivain, de Virginia Woolf, traîne à mon chevet. Cependant, ces derniers temps, je m'y replonge plus régulièrement, presque chaque soir j'en lis une vingtaine de pages et me voici parvenu à l'année 1938, il ne lui reste alors que trois ans à vivre. Et comme, en même temps, je ne cesse de me passionner pour Dante, j'ai remarqué l'intérêt que Virginia lui portait. Ce sont à vrai dire de courtes notations dépourvues de développement sur l'oeuvre. Ainsi, le jeudi 30 août 1934, elle écrit : "Si la construction des dernières scènes m'empêche de rédiger ce journal, comment parviendrai-je à lire Dante ? Impossible." Presque un an plus tard, le lundi 1er avril 1935, on constate qu'elle n'a guère avancé : "A ce rythme-là, je ne finirai jamais le Purgatoire. Mais à quoi bon lire Dante lorsque la moitié de mon esprit trotte derrière Eléanor et Kitty ?" Et elle n'a toujours pas terminé en 1937, si l'on en croit ce qu'elle consigne le mardi 1er juin : "En tout cas, je me sers de cette page comme d'une cour de récréation car je ne peux pas me pressurer pendant trois heures d'affilée. J'ai besoin de détente, et de m'ébattre ici pendant la dernière heure. C'est là le pire dans ce métier d'écrire : le temps perdu. Que pourrais-je faire de ma dernière heure de ma matinée ? Reprendre Dante ?"
Je ne croise pas Virginia Woolf seulement à nuit tombée : par deux fois elle a surgi au détour de lectures récentes. Dans le Samsara de Patrick Deville tout d'abord, dans le chapitre consacré au Tamil Nadu, où il commence par évoquer les femmes qui ont marqué l'histoire de l'Inde, des héroïnes dont il note que "le destin souvent avait été aussi tragique que celui de Tina Modotti, de "freedom fighters" comme Annie Mascarene, de révoltées comme Lakshmi Baï, la maharani du Jhansi et "reine des cipayes" tuée au combat, Phoolan Devi la "reine des bandits" élue députée puis assassinée." A cet instant, l'écrivain se trouve dans une barque sur la rivière de Poovar, attendant de pouvoir observer des oiseaux (le livre avait débuté au Kerala avec cet incipit : "Seul un oiseau m'avait précédé sur la plage", en l'occurrence, il s'agissait d'un héron gris et blanc très haut sur pattes jaunes dont Deville écrit que, fumant assis sur un muret, il soupçonnait "qu'une vague conscience ne lui faisait pas défaut.")
Lakshmî Bai (en marathi : झाशीची राणी लक्ष्मीबाई), maharani de la principauté de Jhansi en Inde du nord, héroïne de la révolte des Cipayes, considérée comme la première guerre d'indépendance par les nationalistes d'Inde. Symbole de la résistance à la colonisation britannique.
Et voici qu'au dernier chapitre, ce héron refait surface dans son esprit, et, aussitôt après, Virginia Woolf :
"L'avifaune locale n'offrait pas le spectacle permanent d'une forêt amazonienne, ni kamichi cornu ni vols de toucans ni grand hoatzin huppé. Après n'avoir vu en deux heures que le martin-pêcheur du coin, ainsi qu'un "pond héron", plus petit que le "grey héron" que j'avais côtoyé à Odayam, j'avais choisi de descendre le cours jusqu'à l'embouchure. Celle-ci serpentait au long d'une dune. J'étais descendu de la barque pour franchir un monticule de sable blanc, atteindre les vagues à son dévers. "C'est curieux comme les morts peuvent sauter sur nous en pleine rue ou dans les rêves." Cette phrase de Virginia Woolf, je la savais de mémoire et elle me revenait souvent, "sautait sur moi" à l'improviste. Il n'était pas étonnant que je l'entende ici, devant le friselis lumineux des vaguelettes à mes pieds, transparentes sur le sable blanc-rose et les coquillages." (p. 144-145)
Il évoquera ensuite un passage des Vagues, qui se déroule en Inde, avec Perceval, "le viril Anglais". Mais passons tout de suite à la seconde mention de Virginia, qui se trouve dans ce livre puissant qu'est Triste tigre de Neige Sinno, dont j'ai déjà parlé dans El sol del membrillo :
"Virginia Woolf, qui a été abusée par ses deux demi-frères, raconte ce sentiment bizarre des premiers attouchements dans un texte autobiographique où elle essaie de mettre en relation différents souvenirs avec la construction de sa personnalité en devenir : ... alors que je restais assise là, il commença à explorer mon corps. Je peux me souvenir de la sensation de sa main qui passe sous mes vêtements -, qui descend, ferme et décidée, de plus en plus bas, je me souviens combien j'espérais qu'il arrête ; comme je me suis raidie et je me suis tortillée au moment où sa main a approché mes parties intimes. Mais elle ne s'est pas arrêtée. Sa main a exploré mes parties intimes aussi. Sans parler d'abus, sinon d'une expérience désagréable parmi d'autres, elle analyse brièvement, avec une lucidité empreinte de simplicité et de bon sens, les émotions ressenties qui s'apparentent à ce qu'on nommera plus tard le sidération traumatique : je me souviens d'une sensation de rejet, de répulsion - quel est le mot pour désigner un sentiment si paralysant et si ambigu ? Cela devait être un sentiment fort car je m'en souviens encore. Cela semble démontrer qu'un sentiment à propos de certaines parties du corps - comment elles ne doivent pas être touchées, comme il ne faut pas permettre qu'elles soient touchées - doit être quelque chose de l'ordre de l'instinct." (p. 35-36)
Virginia Woolf, photo Man Ray, 1935
Ce texte autobiographique, j'ai découvert que je l'avais, dans un des sacs de livres rapportés de Paris. Il s'agit d'Instants de vie, publié chez Stock en 1977, avec une préface de Viviane Forrester qui commence ainsi : "Encore et encore reviennent les mêmes scènes originelles : la mort, l'inceste, l'horreur qui ont accompagné sa jeunesse. Avec verve, avec fureur, avec humour, avec âpreté, elle décrit, à plusieurs époques de sa vie, dans les textes qui suivent, la crudité, la sauvagerie d'une existence en apparence très douce et très civilisée. [...] Rien ne l'a guérie, ni la vie ni le travail. Le travail, la vie, n'ont fait que ressasser, qu'aiguiser le malaise initial."
Dans ce nouveau post, j'avais plus ou moins prévu de parler de la guerre, oui, de la guerre, car j'avais encore le souvenir du dernier billet d'André Markowicz sur FB qu'il avait intitulé "La guerre mondiale", et qui n'avait rien de réjouissant, car il y montrait que cette guerre-là, Poutine pouvait peut-être bien la gagner. La guerre encore, parce que je voulais évoquer un des livres rapportés de Chaminadour, L'autopsie des ombres, de Xavier Boissel, où un ancien casque bleu revenu de Yougoslavie restait hanté par ce qu'il avait vécu sur ce front fratricide. Et puis voilà qu'aujourd'hui le Hamas lance une opération d'envergure sur le territoire même d'Israël, déluge de roquettes, massacres et prises d'otages civils et militaires, la réplique immédiate de Tsahal, immeubles gazaouis bombardés, des morts, beaucoup de morts et de blessés des deux côtés. La monstruosité continue d'une guerre dont il semble qu'elle n'aura jamais de fin.
J'avais commencé septembre avec le motif du chien, qui traversait trois beaux films vus à ce moment-là, motif qui persiste avec la seule mission donnée au casque bleu Pierre Narval dans une zone à l'abandon : abattre les chiens errants pour éviter toute épidémie. Il tue ainsi un grand chien gris qui courait dans tous les sens, et, se rendant près du cadavre, s'agenouille. Le vocabulaire touche alors au religieux : "[Il] comprit que cette génuflexion avait quelque chose de profane. Le chien baignait dans son sang, en position foetale, les yeux grand ouverts, inhabités, vides, comme deux lacs asséchés. La langue pendait à travers la gueule écumante, les lèvres retroussées dévoilant les crocs nus de la bête et il y avait de l'ambiguïté dans cette ultime grimace qui hésitait entre le rire - non pas celui de la dérision morbide, mais un rire d'anathème - et quelque chose de plus inquiétant, comme si l'animal eût été le dépositaire d'un secret qui n'existait pas." L'anathème c'est au sens strict une sentence d'excommunication prononcée par l'Eglise. La vision du chien fait alors remonter celle du sergent-chef Barbet, foudroyé par un sniper, "et ces deux cadavres, ce duel d'ombres écorchées, lui apparaissaient dans cette extinction totalement nus, au-delà d'eux-mêmes, dépossédés de leur mystère." Une cruelle ironie se loge dans le nom même de Barbet, qui désigne une race de chiens d'arrêt à longs poils frisés blancs ou noirs, spécialisés dans la chasse au marais.
Quelques pages plus tôt, c'est un poème d'Erich Fried qui introduisait une des sections du livre :
Un chien qui meurt et qui sait qu’il meurt comme un chien
et qui peut dire qu’il sait qu’il meurt comme un chien
est un homme.
Le vocabulaire religieux (dans un récit qui n'est absolument pas - je dois le préciser - dans une perspective mystique ou confessionnelle), on le retrouve dans un autre passage, un paragraphe où incidemment resurgit l'image d'un chien ("humer le vent comme un chien qui flaire le malheur"), mais je coupe pour ne pas faire trop long et vous donne seulement la fin : "Deux jours de jeûne avaient suffi pour que la faim et la soif finissent par le tenailler. C'était bien sûr une question de temps. Il se rappela soudain ce mercredi d'hiver où, enfant, à l'office, le prêtre avait tracé une croix sur son front (et durant l'imposition des cendres, de la formule murmurée, presque chuchotée - memento, homo, quia pelvis est, et in pulverem reverteris), et des quarante jours de carême qui avaient suivi."
Quelques précisions pour les mécréants, la formule se traduit par "Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière." Mise en garde de Dieu à Adam dans la Genèse (3, 19). « Me voici pareil à la poussière et à la cendre », se lamente Job après avoir tout perdu (Jb 30, 19). « Ô fille de mon peuple, revêts-toi de sac et roule-toi dans la cendre ! Prends le deuil », demande Jérémie à Jérusalem (Jr 6, 26). Se couvrir la tête de cendre, c'est reconnaître ses fautes et entrer en pénitence : le roi de Ninive après la prédication de Jonas « se couvrit d’une toile à sac, et s’assit sur la cendre » (Jon 3, 6). Un geste de pénitence qui peut préfigurer aussi la victoire. Ainsi Judith qui, avant d'affronter Holopherne, « répandit de la cendre sur sa tête et ne garda que le sac dont elle était vêtue » (Jdt 4, 11). Se couvrir la tête de cendres fut pratique habituelle de pénitence pour les premiers Chrétiens, puis le rituel de l'imposition des cendres, la croix de cendres tracée sur le front, s'imposa au Xe siècle dans les pays rhénans avant de gagner le reste de l'Europe.
Je venais juste de terminer le récit âpre de Xavier Boissel lorsque je rapportai de la médiathèque le dernier opus de Patrick Deville, Samsara. Neuvième volume de son projet Abracadabra, intitulé roman, bien que ce soit comme tous les autres un roman bien singulier, un "roman sans fiction" puisqu'il s'attache à des personnages ayant vraiment existé ainsi qu'à la trajectoire de l'auteur dans une partie du monde, ici l'Inde, où il rencontre celles et ceux qui peuvent le renseigner sur les deux figures fil rouge du livre, le très célèbre Mohandas Gandhi, et le très méconnu Pandurang Khankhoje, révolutionnaire qui sillonna le globe, fut l'ami de Diego Rivera et Frida Kahlo avant de devenir un agronome réputé.
Or, et c'est là où je veux en venir, c'est au moment où Deville se retrouve à l'aube sur le port de Calcutta en compagnie d'une libraire et éditrice, Kanchana Mukhopadhyay, qu'il apprend par celle-ci que chaque année on vient en procession, "restituer au courant, après les fêtes de Kali, la déesse de la destruction, les grandes statues de terre crue faites de cette argile extraite du fleuve, statues qu'on voyait se dissoudre dans l'onde, perdre leurs formes , s'effacer dans l'eau sacrée du Gange, et cette argile serait extraite l'année suivante pour modeler de nouvelles statues identiques, dans la grande roue du samsara, poussière tu fus, "et in pulverem reverteris"."
Ces mots latins me frappèrent immédiatement par leur familiarité. Evidemment, je venais de les lire il y avait à peine quelques heures, je ne mis pas longtemps à les retrouver dans le roman de Xavier Boissel. Fascinante coïncidence.
J'en finis avec le chien et la guerre. Cet après-midi, avec ma fille Violette, après avoir déjeuné au Taj Mahal, restaurant indien comme le nom l'indique, nous sommes allés à l'Apollo voir Les feuilles mortes d'Aki Kaurismaki. Ou comment deux solitaires cabossés par la vie, prolétaires exploités dans une Helsinki sans charme, finissent tout de même par tracer un chemin d'espérance. C'est tout à la fois cocasse et mélancolique, et vous vous demanderez longtemps pourquoi trois répliques au téléphone, avec des mots si simples comme Viens tout de suite, vous mettent des larmes au coin des yeux. L'amour, mais est-ce de l'amour qui se joue là ? n'est-ce pas trop tôt pour l'affirmer ? en tout cas, aucun des deux ne risque les mots de l'amour proprement dit, elle dit "Tu me plais bien, mais je ne veux pas d'un ivrogne", l'amour, oui, l'amour peut-être, s'enlève sur fond de guerre, avec les nouvelles du conflit en Ukraine égrainées par la radio, sombre litanie de massacres et de bombardements. Curieusement, malgré cette intrusion de l'actualité, le film est comme intemporel, et la chanson des Feuilles mortes, de Prévert et Cosma, donnée in fine en version finlandaise, avec les deux tourtereaux qui s'éloignent dans le parc constellé de feuilles automnales, nous éloigne encore plus de notre présent mortifère.
On y apprend aussi que le chien que la jeune femme, Ansa, a recueilli, elle l'a nommée Chaplin. C'est le propre chien de Kaurismaki. L'actrice Alma Pöysti en parle dans une interview : « Alma, c’est le nom qu’a donné Aki à ce chien des rues qu’il a trouvé au Portugal et qui devient le compagnon d’Ansa, mon personnage dans Les Feuilles mortes. Ce qui est important, c’est que si Ansa ne s’occupe pas de ce chien, il sera abattu. Tous les personnages du film en sont là, ils ont dépassé leur date limite et ils vont être mis au rebut, comme le chien. La seule façon que cela n’arrive pas, c’est que quelqu’un les aime. Ansa prend soin du chien et le chien prend soin d’elle. Ces deux blondes sont sauvées ! (Rires) Il y a aussi un secret dans cette photo du film. Le chef décorateur a voulu faire un clin d’œil à Aki en accrochant au mur cette tapisserie qui montre un cerf sur une colline. Car, en finlandais, Kaurismäki signifie “la colline du cerf”. »
Ce plan ne vous rappelle-t-il pas celui d'Anatomie d'une chute, avec Snoop et sa maîtresse ?
Asthme. Le mot lui-même semble en porter le sens, avec sa voyelle initiale suivie de quatre consonnes et du e muet, comme une respiration qui se trouble, un mécanisme qui se grippe, un chemin obstrué. Asthme dont Marie, ma jeune soeur, était affectée, mais je ne me rappelle pas une seule crise, alors que je me souviens bien, malgré l'éloignement du temps, de celle qui terrassa ma cousine Martine, une nuit où nous habitions encore à la ferme, en 1970 ou 1971. La suffocation, la souffrance, l'inquiétude, l'impuissance que nous éprouvions, je pense, à ce moment-là. Asthme qui me priva plus tard de mon compagnon de route : Eddy, alias Didou, avec qui j'avais sillonné pendant des années toutes les routes, petites et grandes, autour d'Aigurande, si bien que Marcel, son père, grand fan de vélo, nous avait convaincus de faire de la compétition, comme le grand frère Pascal. Nous avions revêtu la tenue jaune et bleue de l'UCC (Union Cycliste de Châteauroux) et avions disputé déjà quelques courses (sans grand succès, il faut bien le dire) dans la catégorie cadets lorsque tomba la fâcheuse nouvelle : Didou avait eu une crise d'asthme, la course pour lui était terminée. Je continuai seul, frustré de cette complicité qui nous liait et nous rendait plus forts.
La respiration, c'est le thème du beau petit essai de Marielle Macé, Respire (Verdier, 2023). Marielle Macé, elle-même asthmatique, et dont le père boulanger souffrait de "farinose", "une pathologie, explique-t-elle, qui n'est pas due à la finesse des particules de farine, en tant que telles, mais aux intrants qu'elles contiennent, c'est-à-dire aux pesticides largement utilisés dans la culture du blé." Ce livre parle d'un monde de plus en plus irrespirable, et de ce grand besoin d'air que nous éprouvons tous. "Si l'on peut étouffer d'un état du monde, écrit-elle un peu plus loin, c'est qu'une vie respirable sera avant tout, et forcément, une vie reliée, un respirer-avec, une dé-séparation, une co-respiration. Une "conspiration" si l'on veut." (p. 79) Attention, voici un mot bien chargé, qui semble si naturellement attaché aux théories du complot que Marielle Macé se demande si l'on peut seulement le nettoyer, l'innocenter. Ce n'est pas une réflexion nouvelle, déjà Jean-Louis Chrétien, auteur de Pour reprendre et perdre haleine (Bayard, 2009) - un de ces livres que je ne cesse de relire, et auquel la thématique du souffle me commandait avec évidence de revenir - notait qu'il était navrant que "ce mot, cher aux stoïciens comme à Leibniz, se soit réduit pour nous aux complots et aux intrigues. Car conspirer, c'est respirer ensemble, joindre son souffle à tous les autres souffles, et à celui du Tout. Conspirer nomme l'unité du monde de façon dynamique et rythmique, comme l'unanime symphonie de la respiration. Saint-John Perse écrira Vents dans cette perspective, célébrant "de très grandes forces en croissance sur toutes pistes de ce monde, et qui prenaient source plus haute qu'en nos chants." (p. 13-14)
Jean-Louis Chrétien écrit dans l'optique du chrétien qu'il est, mais cela ne change rien à l'affaire, et Marielle Macé, qui n'aborde pas du tout la question d'un point de vue religieux, formule une définition du conspirer très proche de celle du philosophe : "Conspirer : non pas seulement respirer ensemble (ou respirer de la même façon, au pas cadencé) mais respirer l’un avec l’autre, et respirer l’un de l’autre, dans l’autre, par l’autre. Conspirer donc, comme deux enfants se soufflent dans la bouche ; comme le prisonnier du Chant d’amour de Jean Genet, qui exhale par une paille et un trou du mur de sa cellule la fumée de sa cigarette, et souffle ainsi son désir au prisonnier voisin"(p. 80).
Image extraite de l'unique film de Jean Genet, "Un chant d'amour", réalisé en 1950 - Argos Films / Agence du Court Métrage
Respirer relève du partage. "Respirer, écrit Jean-Louis Chrétien, forme la perpétuelle réfutation en acte du solipsisme, et de toute thèse selon laquelle notre vie se suffit à elle-même, ou serait plus haute encore de le tenter. A chaque instant, nous dépendons de l'air ambiant, et si l'on peut cesser de manger quelques semaines, comme de boire très peu de jours, notre apnée ne saurait excéder quelques instants." (p. 12) Ce que réaffirme dans son très stimulant essai La vie des plantes (Rivages, 2016), le philosophe italien Emanuele Coccia : "L'air que nous respirons n'est pas une réalité purement géologique ou minérale - elle n'est pas simplement là, elle n'est pas un effet de la terre en tant que tel - mais bien le souffle d'autres vivants. Il est un sous-produit de la "vie des autres". Dans le souffle - le premier, le plus banal et inconscient acte de vie pour une immense quantité d'organismes - nous dépendons de la vie des autres. [...] Le souffle est, déjà, une première forme de cannibalisme : nous nous nourrissons de l'excrétion gazeuse des végétaux, nous ne pouvons que vivre de la vie des autres. Inversement, tout vivant est d'abord ce qui rend possible la vie des autres, produit de la vie transitive capable de circuler partout, d'être respirée par autrui." (p. 65-66)
NB : Juste avant de consigner ces quelques lignes, j'ai lu la dernière édition de Libération qui faisait sa une sur la publication de cours donnés par Gilles Deleuze à Vincennes, inédits jusque-là, le philosophe s'y étant opposé de son vivant. La première chose qui était notée, dès l'éditorial, était l'envoûtement provoqué par la voix : "Beaucoup de ses auditeurs ont témoigné du charisme de sa voix, rauque et douce à la fois, en raison de problèmes respiratoires qui renforçaient paradoxalement l’envoûtement. «C’est qu’il y avait plein de voix dans sa voix, dit David Lapoujade,qui a assisté aux cours de Deleuze à partir de 1985. Tantôt sa voix est celle d’un type au bistrot du coin, tantôt elle devient savante, tantôt elle devient musicale avec des effets caverneux intenses, tantôt elle devient comique, presque une voix de clown, tantôt elle bondit sur une idée à toute vitesse. Il me semble qu’il était le seul de ses contemporains à disposer d’un tel registre de dramatisation de la pensée. On était loin d’un cours classique de philosophie.»