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lundi 9 mai 2022

7 - Tempête à Helgoland

Septième article, dernière étape avant les bifurcations et dérives à venir. Deux livres vont en constituer le centre, le coeur actif et vibrant. 

Le premier a été écrit par un physicien italien, Carlo Rovelli, et se nomme Helgoland, Le sens de la mécanique quantique (Flammarion, 2021). Je l'avais aperçu chez mon ami Ivan, qui m'en avait parlé avec ferveur, et quand le volume daigna s'afficher au présentoir des nouveautés de la médiathèque, il se retrouva aussi sec dans mon sac à dos. Du même Rovelli, j'avais lu déjà L'Ordre du temps, paru en 2018, et ç'avait été très stimulant (je l'évoque d'ailleurs dans De Cthulhu à Uruk, en écrivant  que j'y reviendrai, ce que je n'ai jamais fait). L'art de Rovelli est de vous faire croire que vous comprenez enfin quelque chose  à des théories aussi complexes que la gravité quantique, en affirmant dans le même temps que lui-même, d'une certaine manière, n'y comprend rien. Je ne dis pas ça pour le simple plaisir de mystifier par un paradoxe facile, regardez la dédicace du livre : "à Ted Newman, qui m'a fait comprendre que je ne comprenais pas la mécanique quantique".

Helgoland, qu'est-ce que c'est ? Une île allemande de la mer du Nord, (île sacrée, selon l'étymologie du bas allemand ancien). Que rejoint un jeune physicien de 23 ans à l'été 1925, pour la bonne raison qu'il n'y a pratiquement aucun arbre sur cette terre et donc très peu de pollen, et que le pauvre Werner Heisenberg souffre d'allergie. Et Rovelli de préciser "Helgoland avec son arbre unique" ainsi la nomme Joyce dans Ulysse), et je ne peux m'empêcher de frissonner car je suis depuis peu, on l'a vu, plongé dans Ulysse, et que la citation, évidemment, me stupéfie. Mais passons, si Heisenberg est présent sur l'île, ce n'est pas pour la littérature (encore qu'il lui arrive d'interrompre son travail pour escalader quelques rochers ou apprendre par coeur des poèmes tirés du Divan occidental-oriental de Goethe), mais pour démêler un problème d'électrons et d'orbites, de sauts absurdes d'une orbite à l'autre, que lui a refilé Niels Bohr, le maître de Copenhague. Je ne développe pas l'affaire, c'est au-delà de ma compétence, mais il semble bien qu'il donne en ce lieu la première définition cohérente de la mécanique quantique. Il écrivit plus tard : « Il était environ trois heures du matin lorsque la solution aboutie du calcul m'apparut. Je fus tout d'abord profondément secoué. J'étais si excité que je ne pouvais songer à dormir. J'ai donc quitté la maison et attendu l'aube au sommet d'un rocher ».


Le même Niels Bohr parle de "l'impossibilité de séparer nettement le comportement des systèmes atomiques de l'interaction avec l'appareil de mesure qui sert à définir les conditions dans lesquelles le phénomène apparaît." Rovelli précise alors qu'au moment où le savant écrit ces lignes, dans les années 1940, les applications de la théorie sont confinées aux seuls laboratoires, mais que l'on sait maintenant, un siècle plus tard, que la théorie s'applique à tous les objets de l'Univers :

"Ainsi révisée, l'observation de Bohr rend compte de la découverte qui est au coeur de la théorie : l'impossibilité de séparer les propriétés d'un objet des interactions au cours desquelles ces propriétés se manifestent et des objets auprès desquels elles se manifestent. Les propriétés d'un objet sont la façon dont il agit sur d'autres objets. L'objet lui-même est un ensemble d'interactions avec d'autres objets. La réalité est ce réseau d'interactions, en dehors duquel nous ne comprenons même pas de quoi nous serions en train de parler. Au lieu de considérer ce monde physique comme un ensemble d'objets aux propriétés définies, la théorie quantique nous invite à voir le monde physique comme un réseau de relations dont les objets sont les noeuds." (pp. 99-100)

Carlo Rovelli expose ainsi une interprétation des phénomènes quantiques connue sous le nom de mécanique quantique relationnelle (pour en saisir la signification de façon plus argumentée, je renvoie au bel article de Martino Lo Bue dans En attendant Nadeau).

A ce stade, parlons sans plus attendre du second livre, au coeur, je l'ai dit, de cet article. Un livre qui n'est certes pas un livre sur la science, qui n'est pas un livre théorique, et qui, pourtant, parle au fond de la même chose que Carlo Rovelli : la relation. Il s'agit de Connexion, de la poétesse et performeuse londonienne Kae Tempest.


Son arrivée sur ma table est une histoire en soi. Je ne connaissais absolument pas Kae Tempest  avant le 6 avril. Ce jour-là, je suis encore remué par le dernier film de Cédric Klapisch, En corps. Et j'en lis dans Télérama la critique par Guillemette Odicino, qui se termine par ces mots : "Avec cette comédie sensible sur la fragilité érigée en force, Cédric Klapisch, toujours à l'écoute du rythme du monde, signe, peut-être, son meilleur film." Et, après la distribution, il est dit : "Lire aussi pages 15 et 28". Page 15, d'accord, c'est un portrait du cinéaste, mais page 28, il y a erreur : l'article porte sur Kae Tempest. Article pas lu, que je n'aurai sans doute jamais lu, si cette erreur ne me l'avait désigné. Il se trouve que je prends le temps de le survoler et que, très vite, je suis intrigué. Et je relis plus attentivement. Apprenant que Kae Tempest est née Kate Calvert en 1985. Calvert, tiens, comme Calvert Vaux, l'architecte de Central Park, autre londonien. Et que son nom, Tempest, est emprunté à Shakespeare, à sa dernière pièce, que j'avais croisée ces derniers temps à plusieurs reprises (sans que je le note ici).* Et puis, dans l'article d'Hugo Cassaveti, il y avait cette phrase : "Sur The Line Is a Curve, une image un peu floue, néanmoins plus affirmée, mélange de force et de fragilité, présente l'artiste, désormais épanoui(e), en harmonie avec son apparence choisie : non binaire, tout simplement, iel ne se sentant ni homme ni femme." Force et fragilité, ici encore associées. Ce n'est pas nouveau bien sûr, pas extrêmement neuf, mais la proximité temporelle et spatiale me touche tout de même.


Le 17 avril, nous nous rendons à Poitiers, où Pauline nous a conviés à venir voir la pièce qu'elle a aidé à mettre en scène, La Cerisaie de Tchekhov. Dans sa bibliothèque, je découvre Connexion, de Kae Tempest, un texte de 2021 dont nous n'avions jamais parlé ensemble. Je lui emprunte et termine les deux livres dans la même foulée, à l'image de cette disposition bi-frontale que la troupe, des amateurs doués, a choisie dans la salle des fêtes de Saint-Sauvant pour présenter la fin d'un monde (et les noms de Kharkov et de Moscou résonnaient étrangement ce soir-là)**. 

Les deux livres, oui, si dissemblables soient-ils, me semblaient profondément intriqués, pour reprendre un mot propre à la mécanique quantique. Ils parlent tous les deux de connexion, de relation à l'autre, de relation au monde. Et puis ne sont-ils pas identiquement structurés : trois parties mais sept chapitres pour le Rovelli, sept chapitres pour Connexion agencés à la manière d'un concert ? ***


Et puis, il y a cette parole de Joyce, une fois encore :


Mais surtout, il y eut cette citation, au septième et dernier chapitre d'Helgoland, Où je tente de conclure une histoire qui n'est pas terminée, cette citation de La Tempête, en anglais :

ACT IV, SCENE I

PROSPERO, to Ferdinand
You do look, my son, in a moved sort,
As if you were dismayed. Be cheerful, sir.
Our revels now are ended. These our actors,
As I foretold you, were all spirits and
Are melted into air, into thin air ;
And like the baseless fabric of this vision,
The cloud-capped towers, the gorgeous palaces, 

The solemn temples, the great globe itself,
Yea, all which it inherit, shall dissolve,
And, like this insubstantial pageant faded,
Leave not a rack behind. We are such stuff
As dreams are made on, and our little life
Is rounded with a sleep. 

Dans le corps du chapitre, le physicien revient sur ces vers. Il reconnaît qu'il y a quelque chose de déconcertant dans la vision du monde portée par sa théorie, parce que l'on doit "abandonner quelque chose qui nous semblait très, très naturel : l'idée d'un monde fait de choses."

"Une partie du caractère concret du monde semble se dissoudre dans l'air, comme dans les couleurs irisés et violacés d'un voyage psychédélique. Nous en restons stupéfaits, un peu comme le décrit Prospero dans l'épigraphe placée en tête de ce chapitre : "Et de cette vision le support sans racine, les tours couronnés de nuages, les palais somptueux, les tempes solennels et le vaste globe lui-même et tout, ou tout ce qui peut hériter de lui, va se dissoudre un jour, et comme ce spectacle immatériel s'est effacé, il ne laissera pas une traînée de brume..."

C'est la fin de La Tempête, la dernière oeuvre de Shakespeare, l'un des passages les plus émouvants de l'histoire de la littérature. Après avoir fait voler son public en imagination et l'avoir transporté un instant hors de lui-même, Prospero/Shakespeare le réconforte : "Vous avez l'air, mon fils, d'être d'humeur troublée comme par le chagrin. Allons, un peu de joie, nos fêtes maintenant sont finies. Nos acteurs, comme je vous l'ai dit, n'étaient que des esprits qui se sont dispersés dans l'air, dans l'air léger." Pour se dissoudre ensuite sereinement dans ce murmure immortel : "car nous sommes de cette étoffe dont les rêves sont faits. Notre petite vie est entourée par le sommeil."

Rovelli se trompe légèrement, car nous ne sommes pas ici à la fin de la pièce, mais à la scène 1 de l'acte IV, mais cela est de peu d'importance (je reviendrai un autre jour sur la fin).

Pour en finir provisoirement, il m'a plu de lire dans Le Monde du 27 avril que Peter Brook revenait, à 97 ans, sur La Tempête, en présentant aux Bouffes-du-Nord, son Tempest Project, spectacle "issu, écrit Fabienne Darge, de plusieurs ateliers avec des acteurs, en anglais et en français, par Brook et sa fidèle collaboratrice, Marie-Hélène Estienne. Un chantier autour de La Tempête, en quelque sorte, toujours en cours, dont la fragilité et l’inachèvement même bouclent la boucle pour le metteur en scène, d’un chemin de théâtre qui a tendu à donner corps à l’invisible – aux esprits ou à l’esprit tout court."

Et la journaliste finit sur les mêmes mots que Carlo Rovelli :

"Le théâtre est une île, à l’image de celle de La Tempête, « pleine de bruits, de sons et d’airs mélodieux » – le lieu par excellence où peuvent s’incarner, de la manière la plus aérienne qui soit, les forces de l’esprit. Pour peu qu’elles soient convoquées par un mage à même de les animer. La Tempête est bien une métaphore du théâtre, et surtout du théâtre qu’a cherché Peter Brook tout au long de sa vie.

Et Prospero, c’est bien Brook lui-même : un magicien doué de pouvoirs extraordinaires, dont le parcours a consisté à se défaire de ces savoirs comme d’une illusion, pour aller vers un théâtre de la vie et de l’épure, vers la simplicité et la profondeur permettant d’atteindre le cœur de l’existence humaine. Peter Brook, main dans la main avec Shakespeare, et avec sa profession de foi ultime : « Nous sommes faits de l’étoffe des rêves, et notre petite vie est entourée par un sommeil. »

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* Dans la biographie de Murielle Joudet sur Gena Rowlands, un chapitre était consacré par exemple à ce film de Paul Mazursky, Tempest (1982), adapté de la pièce, où John Cassavetes et Gena Rowlands tenaient les deux rôles principaux. Et en 1984, Love Streams, de et avec Cassavetes, porte plusieurs échos au drame shakespearien.


** Malade, Anton Tchekhov  met la dernière main à l’écriture de La Cerisaie, en 1903, à Yalta, et meurt, à 44 ans seulement, le 15 juillet 1904, quelques mois après la première de la pièce au Théâtre d’art de Moscou, le 17 janvier 1904. Extrait :

Lioubov -   Abattre la cerisaie ? Excusez-moi, mon cher, mais vous n’y comprenez rien. S’il y a quelque chose d’intéressant, voire de remarquable dans notre district, c’est uniquement la cerisaie.

Lopakhine - Elle n’est remarquable que par ses dimensions. Elle ne donne de fruits qu’une fois tous les deux ans, et encore on ne sait que faire des cerises, personne n’en achète. (…)

Firs - Quelquefois, la cerise séchée, on en envoyait de pleins chariots à Moscou, à Kharkov. De l’argent, à la pelle ! Et la cerise, alors, elle était douce, juteuse, sucrée, parfumée… On connaissait un procédé…

Lioubov -   Eh bien, ce procédé ?

Firs -  On l’a oublié. Personne ne s’en souvient.

La Cerisaie, d’Anton Tchekhov, Acte I, traduction de Génia Cannac et Georges Perros, Gallimard.

*** Et, bien sûr, l'idée des sept articles ici découle directement de cette convergence de structure.

mercredi 18 mai 2022

7.1 - Ferma les yeux pour entendre varech et coquillages

 ➔ Suite de 7 - Tempête à Helgoland (mais peut se lire indépendamment)

Peu de temps après avoir rédigé ce septième article de la série numérotée, je pris conscience de la parenté de cette paire Carlo Rovelli - Kae Tempest, le physicien et la performeuse, avec une autre lecture, que j'avais faite pour l'essentiel l'été dernier, sur les bords de la Vézère, au camping dit du Paradis, qui restera pour nous à jamais associé à la découverte des fascinantes grottes préhistoriques des Combarelles et de Font-de-Gaume. Cette lecture était celle du Journal phénoménologique d'Enzo Paci, un philosophe italien (1911-1976) pratiquement inconnu en France. Après ses études de philosophie et une thèse soutenue en 1934, sous la direction d'Antonio Banfi, introducteur des travaux de Husserl en Italie, il est en 1943 officier mobilisé en Grèce. Capturé par les Allemands, il est envoyé dans un camp de concentration, et c'est dans l'Oflag de Wietzendorf qu'il rencontre Paul Ricoeur, lui-même prisonnier depuis 1940, qui y traduisait secrètement les Ideen I de Husserl. Une forte amitié naîtra de ces jours sombres.


Pour Paci, il convenait de relire Husserl directement, sans passer par le filtre des existentialistes, et Sartre en particulier, avec son opus majeur, L'être et le Néant. Il faut penser l'homme dans son existence concrète. "Pour Paci, écrit son traducteur Arnaud Clément, la vie est vie de relations. La phénoménologie découvre l'intrication fondamentale qui relie les êtres et les constitue dans leur être même : ceux-ci ne se constituent pas indépendamment d'entrer en relation, mais par et dans les innombrables relations qu'ils tissent les uns avec les autres."Autrement dit, la relation est première, et c'est elle qui fonde l'existence ou non des entités du vivant. Le relationnisme de Paci (c'est ainsi que l'on désigne sa théorie) transpose au niveau de la personne et dans la dimension historique et sociale, la mécanique quantique dite relationnelle de Carlo Rovelli, qui s'applique pour l'instant au seul monde microscopique, infra-atomique. Frédéric Manzini écrit que l’intuition fondamentale de Paci est "celle d’une intrication fondamentale entre les êtres comme entre la conscience et le monde (...) rendue vivante dans les pages d’un Journal qui ressemble à un authentique voyage dans la tête d’un phénoménologue qu’on a envie de découvrir plus avant."

Quelle ne fut pas ma surprise, ceci étant dit, de retrouver dans ce Journal (écrit entre 1956 et 1961), le fil shakespearien apparu avec la dyade Tempest-Rovelli. Mieux, c'est Hamlet et La Tempête qui se voyaient convoqués et bien sûr, oserais-je dire, ce sont les mêmes vers fameux de cette dernière pièce qui étaient donnés :


Ce n'est pas tout. On a vu que James Joyce était aussi l'un des thèmes communs entre Rovelli et Tempest. Or, au 6 mars 2021, Paci note qu'il relit Ulysse dans la traduction italienne. La plage, au chapitre 3, Protée : 

"D'accord, Joyce cite Aristote (je ne veux pas m'étendre sur les problèmes de cette citation). Mais plutôt sur ce qui vient après, dans la même page, et qui est une véritable analyse phénoménologique des kinesthèses*. Elle implique même toute l'esthétique transcendantale. Joyce ne pouvait pas connaître les manuscrits D. Mais connaissait-il Ideen I ? "Stephen ferma les yeux pour entendre varech et coquillages s’écraser craquant sous ses godillots. Et ores donc, tu es bien en train de marcher au travers." Marcher au travers : analyse de ce que le moi peut percevoir, dans ses mouvements, comme traversable ou non-traversable. Il s'agit précisément du moi. D'Erlebnis** du moi, de modalité du "vivre" du moi. C'est le moi concret, la monade concrète, monade qui est aussi "corps propre", Leib. Le moi, avec son corps propre, constitue le monde au moyen des organes des sens et puis au moyen des kinesthèses : "Je le suis bien, un pas à la fois. Infime espace de temps traversant d’infimes moments d’espace."(p. 203)

Philippe Forest a-t-il lu Paci ? En tout cas, lui aussi évoque Husserl sur ce chapitre 3 :

"Dedalus au troisième chapitre d'Ulysse, se livre à une expérience. Sans que Joyce ait rien lu de Husserl - mais pourquoi l'aurait-il lu davantage que Freud ou que n'importe lequel des penseurs dont il fut le contemporain puisque, toutes ces oeuvres, la sienne les comprenait ? -, on peut rapprocher, me semble-t-il, une semblable expérience de celles auxquelles, au même moment, se livre la phénoménologie. Dans un tout petit livre, qui me servira ici de science suffisante - puisque, ayant assez sérieusement lu Husserl autrefois, j'en ai tout oublié et n'ai aucunement l'intention pour l'instant d'en reprendre la lecture, Ulysse se substituant avantageusement à tous les traités qu'il comprend, au moins pour les besoins de la présente démonstration -, Jean-François Lyotard définit la phénoménologie comme une entreprise qui vise "à reprendre tout savoir en remontant à un non-savoir radical", se donnant pour objet le "cela qui apparaît à la conscience", et ainsi de suite, le reste est dans les manuels de philosophie. (pp. 91-92)

Je suis encore bien moins compétent que Forest (que je soupçonne tout de même de quelque fausse modestie) pour disserter plus avant sur la phénoménologie, et j'en reviens à Paci :

"Stephen compte : « Cinq, six : le nacheinander."  Où Joyce a-t-il pris un terme si husserlien ? (Peu après : Nebeneinander.) Stephen, les yeux fermés, écoute le bruit de ses propres pas. Il pense aux modalités selon lesquelles le moi corporel sent le monde ; à l'accord des organes des sens en cet organe des organes, comme dit Husserl, qu'est le corps. Mais je peux ouvrir ou fermer les yeux. Je ne vois pas le monde, mais il est présent malgré tout, il est là, je suis inéluctablement lié à son Boden. Dans les inédits D17 et D18, l'homme est lié à la planète Terre comme à lui-même, comme à son propre corps. Ironie de Joyce. Mais quoi qu'il en soit, il est possible de lire tout l'Ulysse d'un point de vue phénoménologique."(p. 204)

La dernière édition chez Folio donne comme note sur Nacheinander : « En allemand, nacheinander : l’un après l’autre ; « nebeneinander –, l’un à côté de l’autre. Dans le Laokoon (1766), Lessing fait une distinction dans les arts entre la poésie, qui se déploie dans le temps (aufeinander – et non pas nacheinander – c’est là l’une des nombreuses citations erronées de Stephen), et les arts visuels, comme la sculpture et la peinture, qui se déploient dans l’espace (nebeneinander) »

Oh, il y aurait tellement à dire encore sur ce passage de Joyce, avec les commentaires croisés, à soixante ans de distance,  de Forest et de Paci, mais je crois que je m'y perdrais, et la bonne volonté du lecteur par la même occasion, aussi finirai-je sur un passage de la nouvelle de Claudio Magris que j'ai déjà abordé dans De Magris à Maris, le 7 mars dernier. C'est en effet dans Extérieur jour-Val Rosandra, que j'ai pour la première fois découvert ce "Nebeneinander" de Joyce :

"A Trieste, les temps ne se succèdent pas, mais s'alignent l'un à côté de l'autre, comme les débris des naufrages que la mer abandonne sur la plage."Nebeneinander", a dit le metteur en scène qui, comme il se doit, a lu Joyce ; temps qui se fait espace, événements entassés les uns à côté des autres, entrepôt de l'Histoire ou plutôt, a-t-il ajouté avec sa déformation professionnelle, archives cinématographiques, avec leurs histoires d'époques différentes tournées à des moments différents et dont les pellicules sont pourtant voisines, rangées les unes à côté des autres, disponibles pour un travail de montage qui pourrait les intriquer l'un dans l'autre."(p. 112)



____________________

kinesthèse : n.f. (Philosophie) Mouvements de mon corps en tant qu’ils m’appartiennent et font que je suis ce que je suis.

** Erlebnis : expérience, au sens philosophique, expérience intime de l'individu, supposée indicible.

mardi 24 octobre 2023

Déjà les deux têtes n'en formaient plus qu'une

Dans son décret de dissolution des Soulèvements de la terre, Gérald Darmanin avait pointé du doigt le géographe suédois Andreas Malm, le considérant comme la principale inspiration du mouvement « prônant l’action directe et justifiant les actions extrêmes allant jusqu’à la confrontation avec les forces de l’ordre ». Il faut dire que Malm avait écrit un essai « Comment saboter un pipeline », sorti en 2020, où il prônait la lutte contre les gros émetteurs de gaz à effet de serre. Le hic c'est que l'ouvrage, publié par l'éditeur La fabrique, n'a jusque-là connu aucune procédure judiciaire. Dans une tribune de protestation donnée au Monde, Andreas Malm souligne que l'ouvrage "a été traduit en dix langues et a récemment inspiré un thriller hollywoodien (Sabotage, par Daniel Goldhaber). Je suis venu à plusieurs reprises discuter du livre en France autour d’événements de lancement, d’interviews, etc. Dans cette période, ni moi ni mon éditeur n’avons été soupçonnés ou accusés de quoi que ce soit d’illégal. (...) Mon propos est simplement d’ouvrir un débat exigeant sur la légitimité d’actions de désobéissance, notamment sur des sites clés de l’infrastructure et de la logistique du capitalisme fossile ». Il s'agissait selon lui de réfléchir à la légitimité d'un sabotage au vu de l'inaction gouvernementale dans un contexte de crise climatique, action visant toujours des biens matériels et jamais des personnes, excluant donc de facto toute confrontation voulue avec les forces de l'ordre. Mais quand on veut criminaliser un groupe, il  est important de désigner une tête pensante, aussi Andreas Malm était-il tout désigné pour incarner le cerveau d'un écoterrorisme fantasmé.

Pourtant, loin d'être le gourou des Soulèvements de la terre, Andreas Malm a mis en avant ses divergences d'analyse avec le mouvement, qu'il admire et respecte par ailleurs. Bref, j'étais plus ou moins informé de son existence et de ses positions mais je n'avais encore tout récemment rien lu de lui. Et puis j'ai vu en librairie son dernier essai, Avis de tempête, Nature et culture dans un monde qui se réchauffe, publié sous le titre The Progress of this Storm, en 2017. La quatrième de couverture évoquait une "polémique cinglante avec les philosophies néomatérialistes et celles du "tournant culturel" - dont Bruno Latour est la figure centrale". Or, il se trouve que Bruno Latour est un penseur que j'ai beaucoup suivi ces dernières années, et je l'ai souvent cité sur ce blog. Loin de me détourner de l'essai de Malm, j'y ai vu au contraire une raison supplémentaire de m'y plonger, car je considère qu'il faut le plus souvent possible penser contre soi.

Et je ne l'ai pas regretté, car le livre est très stimulant, écrit avec une plume acérée. Mais il me semble prématuré d'en parler sur le fond, les questions que je me pose n'ayant pas encore trouvées de réponses véritables. Non, je veux juste pour le moment en faire jaillir ce qui va apparaître comme un détail peut-être insignifiant. Avis de tempête commence par trois citations liminaires, l'une de Karl Marx, une autre de la poétesse, dramaturge et rappeuse anglaise Kae Tempest, mais la première est de Dante. Eh oui Dante encore, je suis désolé, enfin non, c'est hypocrite, je ne le suis pas du tout, je suis ravi en fait. Alors que le monde actuel pousse sans cesse à la nouveauté, à la ronde infernale des événements, à l'accélération tous azimuts, je choisis au contraire de m'appesantir, de travailler la plaie, de revenir sans cesse sur le thème dantesque parce que je sens que quelque chose frémit à cet endroit précis. Et il se trouve aussi que je n'ai rien cherché, c'est Dante lui-même qui s'impose à moi. Je suis intrigué par Andreas Malm et voici qu'il ouvre sur Dante, un extrait de L'Enfer, chant XXV, dans le huitième cercle :

Déjà les deux têtes n'en formaient plus qu'une,
quand deux figures mêlées y apparurent 
en une face où toutes deux étaient perdues.
[...]
Tout aspect primitif y était aboli :
l'image perverse semblait deux et aucune,
et s'éloignait, ainsi faite, à pas lents.
Ce n'est pas tout. Ces lignes, j'étais certain de les avoir déjà lues. Je replongeai dans l'essai de Jacqueline Risset, Dante écrivain ou l'intelleto d'amore, que je n'étais pas loin d'avoir terminé, et retrouvai la citation d'Andreas Malm aux pages 132 et 133. 

Virgile montre à Dante le centaure Cacus, Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana.

Au huitième cercle de l'enfer, dans la septième bolge*, Dante et Virgile assistent au châtiment des voleurs, châtiment terrible en ce que leur figure humaine est métamorphosée en serpents. "Les voleurs, explique Jacqueline Risset, sont ceux qui n'ont pas respecté le bien, l'"avoir" d'autres hommes : or, dans l'optique médiévale, l'avoir était lié à l'être de façon tout à fait substantielle, les biens rattachés à la personne selon une relation de ressemblance et d'harmonie interne que l'acte du vol venait briser, rendant du même coup la personne (avec tous ses rapports) défigurée, indéchiffrable." Et c'est pourquoi, selon elle, les voleurs sont punis par un châtiment qui ressemble à leur acte : "ils perdent la figure humaine et s'assimilent, de façon hideuse, de façon bouleversante, à la forme la plus entièrement, la plus disharmoniquement étrangère à l'humain : celle du reptile." C'est la formule du contrapasso (du latin contra et patior : souffrir le contraire), principe proche du talion et consistant à infliger une peine  contraire de la faute ou analogue avec celle-ci. Le terme lui-même est présent dans le chant XXVIII de L'Enfer où le troubadour Bertran de Born explique lui-même son propre contrapasso : parce qu'il sema la discorde entre un père et son fils, son corps et sa tête sont désormais séparés : 

Bertran de Born en enfer levant sa tête décapitée. Illustration de Gustave Doré pour une édition de l'Enfer de Dante.

Bertran de Born est évoqué par Paul Auster dans son roman Invisible : "Défenseur convaincu de l'écrivain qu'avait été de Born, Dante l'a néanmoins voué à la damnation éternelle pour avoir conseillé au prince Henri Plantagenêt de se révolter contre son père, le roi Henri II, et puisque de Born avait provoqué la séparation entre père et fils, faisant d'eux des ennemis, l'ingénieux châtiment imaginé par Dante consistait à séparer Born de lui-même. D'où le corps décapité gémissant dans l'au-delà, qui demande au voyageur florentin s'il peut exister douleur plus terrible que la sienne."(p. 7)

Revenons à nos voleurs : "La métamorphose, écrit Jacqueline Risset, a lieu sous les yeux de Dante : un serpent à six pattes s'élance sur l'homme nu épouvanté, s'agrippe à lui, entourant son ventre, faisant passer sa queue entre ses cuisses :"collés comme cire chaude", homme et serpent, "mêlant leurs couleurs" . un être mixte, affreux, se développe dans cette fusion : "l'image perverse semblait deux et aucun", "et elle s'avançait d'un pas lent".

La question se pose maintenant de savoir pourquoi Andreas Malm convoque cet extrait précis de la Divine Comédie. Le beau site italien dédié au poème sacré, divinalingua,  nous apporte le terme de la  réponse dans sa description de la bolge : "Une multitude de serpents se lancent sur les damnés, entourent les corps et bloquent les mains, tandis qu'ils cherchent inutilement à échapper aux morsures et aux prises. Les serpents se mélangent aux voleurs et se fondent continuellement en eux, donnant vie à des hybrides répugnants, entre humains et reptiles. les voleurs sont ainsi privés de leur nature humaine."

Dante et Virgile regardent les voleurs attaqués par les serpents, gravure en bois (détail) de Jacques Beltrand, d'après un dessin de Sandro Botticelli.

Le mot important ici est hybrides. Que lisons-nous sur la quatrième de couverture d'Avis de tempête ? "Dans un monde qui se dirige vers le chaos climatique, la nature est morte. Elle ne peut plus être séparée de la société. Tout n’est plus qu’un amalgame d’hybrides, où l’homme ne possède aucune puissance d’agir particulière qui le différencie de la matière morte. Mais est-ce vraiment le cas ? " (C'est moi qui souligne) Et celui qui est particulièrement visé par cette question, c'est Bruno Latour. "Où qu'il porte son regard, écrit Malm un peu plus loin, Latour voit des hybrides. Il est impossible de distinguer où s'arrête la société d'où commence la nature, et inversement." Malm nomme ce courant de pensée l'hybridisme, dont il souligne la thèse fondamentale : "puisque les phénomènes naturels et sociaux forment aujourd'hui un tout composite, on ne peut différencier autrement que par la violence. Etre mélangé signifie être uni."

C'est contre cette pensée que s'inscrit Andreas Malm : "dans un monde qui se réchauffe, la nature revient en force, et il est plus important que jamais de distinguer le naturel du social. C’est en attribuant aux humains une capacité d’action spécifique que la résistance devient concevable." On comprend bien comment la vision horrifique du huitième cercle avec cette métamorphose reptilo-humaine ne pouvait que lui taper dans l'oeil.


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* Une bolge est l'une des dix fosses concentriques encerclées de murs et surplombées de ponts rocheux semblables aux fortifications externes d'un château et qui constituent le malebolge, le huitième cercle de l'Enfer décrit aux chants XVIII à XXX (Wikipedia).