samedi 13 septembre 2025

Sirāt, quand elle danse

Petit intermède dans le fil de méditation autour de Mélancolie des confins de Mathias Enard.

C'est qu'un film vu mercredi soir est passé par là. Ainsi qu'un livre d'entretiens autour de la danse.

Le film c'est Sirāt, d'Oliver Laxe, prix du jury à Cannes. Un film qui vous retourne, qui vous sidère, qui a suscité les plus vifs enthousiasmes comme les rejets les plus acides (minoritaires, il faut bien le dire). Un de ces films qu'il est important aussi de ne pas trop dévoiler de crainte de gâcher l'expérience du spectateur. On va s'en tenir, du moins pour l'instant, au point de départ : une gigantesque rave dans le désert marocain, où débarque un homme, Luis, (Sergi Lopez) avec son fils de dix ans, Esteban (Bruno Nuñez Arjona), à la recherche de sa fille Mar, dont il est sans nouvelles depuis cinq mois. La rave étant interrompue par l'armée, les teufeurs s'enfoncent dans le désert vers une autre fête en direction de la Mauritanie. Et Luis et Esteban les suivent dans l'espoir de la retrouver là-bas. Le road-movie qui commence alors prendra des accents du Salaire de la peur. Mais c'est peut-être trop dire déjà.

 

La musique (de David Letellier alias Kangding Ray) revêt une importance primordiale. Dans Libération, Lelo Jimmy Batista écrit qu'elle est utilisée "ici d’une manière qui semble n’avoir jamais été entendue, jamais pensée. Une pulsation qui traverse le film en s’amplifiant, inexorable, jusqu’à avaler le monde, puis se fragmente, s’éparpille, ne devient plus qu’un souffle, une enveloppe, une particule." Oliver Laxe a vécu lui-même plusieurs années au Maroc et il aurait découvert le monde des ravers par une nuit étoilée, alors qu'il était installé dans une palmeraie à Ouarzazate : "Les saccades rythmiques, écrit Laurent Rigoulet, étirées à l'infini faisaient écho à son attirance pour la transe, celle des derviches tourneurs qui sortent d'eux-mêmes et "se soutirent à l'attraction de leur égo."Dans la revue de cinéma La Septième Obsession, Oliver Laxe confie à Jérémie Oro que pour atteindre l'extase poétique, ce ravissement que le film cherche à provoquer, il faut une "rencontre entre la dimension horizontale et la dimension verticale, l'aventure physique et l'aventure métaphysique",  et il évoque le philosophe et mystique René Guénon, auteur d'un ouvrage intitulé Le Symbolisme de la croix (paru en 1931).

 

Il se trouve que la veille de ma vision du film, je me suis rendu à la médiathèque Equinoxe, que j'avais délaissée cet été. J'y ai emprunté Quand elle danse, un livre d'entretiens de la danseuse et chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker avec Laure Adler. Ma lecture, qui s'est prolongée sur plusieurs soirs, s'est donc superposée au film et à la forte empreinte qu'il m'avait laissé, et j'ai été étonné par les résonances qui s'établirent alors. Ainsi, dans le chapitre V, Répétition, ATdK évoque son travail avec Radouan Mriziga : "Il est d'origine marocaine, issu d'une famille de fermiers de l'Atlas, tandis que moi je viens d'une famille de fermiers tout près de Bruxelles."

 

Cette danse arithmétique que décrit cette vidéo rejoint les méthodes d'ATdK. A Laure Adler qui lui fait remarquer qu'il y a toujours dans ses studios des dessins au sol, des cercles, des marques, elle répond qu'il y a toujours chez elle des trames géométriques sous-jacentes, "depuis le solo de Violin Phase, où j'ai eu le désir d'avoir une trame géométrique, un dessin."


 Cette musique de Steve Reich est basée, explique-t-elle, sur la musique kletzmer : "Le violoniste qui va sur la place du village, qui commence à jouer et tout le monde danse, on fait tourner les jupes, que ce soient les femmes ou les hommes." Ce qui lui attire cette question, un peu bête, de Laure Adler : "Votre définition de la danse, c'est de faire tourner les jupes ?"(elle ne prétendait nullement à une définition), et elle répond ainsi : "Non, mais quand on demande à un enfant de danser, qu'est-ce qu'il fait ? Il tourne. Il saute. Sauter, c'est sur l'axe vertical, tourner c'est sur l'axe horizontal. Ou bien il ondule avec ses mains ou avec son bassin. [...] Et puis c'est la notion d'accélérer et décélérer. Et de faire un déphasage, la répétition extrême, de sorte que certaines gens ont fait l'association avec les derviches tourneurs." Et Laure Adler de récidiver : "Donc danser c'était faire tourner la tête, les têtes, pour Anne Teresa ?" Mais Anne Teresa ne désarme pas : "Non, c'est d'abord charger l'espace, c'est communiquer. [...] Je crois que le corps humain est comme une antenne. Sur un axe vertical et horizontal. Ça semble un peu ésotérique, ce que je n'aime pas, mais c'est connecter l'énergie du ciel et de la terre. Connecter cet axe vertical et horizontal, c'est ce que l'on fait. L'homo vitruviano de Leonardo da Vinci, avec les cinq points, les deux jambes, les deux bras et la tête. C'est la croix, et puis c'est le pentagramme, à l'intérieur du cercle, lié au carré.

Et Laure Adler, (pas très inspirée, décidément, ce jour-là, à moins qu'elle ne surjoue les candides, oui, ce doit être ça) de rebondir : "Tout ça est très intellectuel."

Et encore une fois, c'est "Non c'est extrêmement concret. Ce n'est pas conceptuel. C'est comme Brancusi, "the abstraction is the essence"." 

Laure enfonce le clou : "Mais le corps n'est pas une abstraction."

Et pour la quatrième fois, c'est non : "Non, mais c'est quoi la définition d'une abstraction ? C'est abstraire, enlever. Abstrahere, c'est tirer et enlever. C'est une opération de déblayage."

 

Cette notion d'abstraction est aussi utilisée par Oliver Laxe quand Jérémie Oro lui parle de la musique, en lui disant qu'on est happé par la manière dont il filme les enceintes, "comme des vaisseaux spatiaux, des objets venus d'un autre monde" (dans son article sur le film, le même Oro écrivait qu'elles "évoquent immédiatement les mégastructures de Premier Contact (Denis Villeneuve), elles-mêmes inspirées du monolithe de 2001, L'Odyssée de l'espace (Stanley Kubrick)."

Oliver Laxe répond donc ceci (et je finirai là-dessus pour aujourd'hui) :

"Ça vient de la culture teuf, de la culture rave. Je ne peux pas dire que j'en fais partie, mais cette culture m'a aidé à me connecter à ma blessure. Dans ces fêtes, les danseurs ne font pas face à un DJ, mais aux enceintes. Il y a une abstraction. C'est d'ailleurs ce qui m'a fait aimer cette culture : on se fiche de l'artiste, on ne veut pas voir sa tête, on veut juste danser. Les enceintes elles-mêmes sont déjà une abstraction ; ce sont des objets matériels qui émettent de la musique, et cela reste un mystère. D'où vient ce son ? D'où vient cette musique électronique ? Ce n'est pas un instrument, c'est abstrait et donc parfait pour évoquer le bruit de l'univers. En filmant les enceintes, on sent, je l'espère, le mystère du monde. Le mystique Rûmi disait : "Danse comme si personne ne te voyait."

 


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