mardi 24 octobre 2023

Déjà les deux têtes n'en formaient plus qu'une

Dans son décret de dissolution des Soulèvements de la terre, Gérald Darmanin avait pointé du doigt le géographe suédois Andreas Malm, le considérant comme la principale inspiration du mouvement « prônant l’action directe et justifiant les actions extrêmes allant jusqu’à la confrontation avec les forces de l’ordre ». Il faut dire que Malm avait écrit un essai « Comment saboter un pipeline », sorti en 2020, où il prônait la lutte contre les gros émetteurs de gaz à effet de serre. Le hic c'est que l'ouvrage, publié par l'éditeur La fabrique, n'a jusque-là connu aucune procédure judiciaire. Dans une tribune de protestation donnée au Monde, Andreas Malm souligne que l'ouvrage "a été traduit en dix langues et a récemment inspiré un thriller hollywoodien (Sabotage, par Daniel Goldhaber). Je suis venu à plusieurs reprises discuter du livre en France autour d’événements de lancement, d’interviews, etc. Dans cette période, ni moi ni mon éditeur n’avons été soupçonnés ou accusés de quoi que ce soit d’illégal. (...) Mon propos est simplement d’ouvrir un débat exigeant sur la légitimité d’actions de désobéissance, notamment sur des sites clés de l’infrastructure et de la logistique du capitalisme fossile ». Il s'agissait selon lui de réfléchir à la légitimité d'un sabotage au vu de l'inaction gouvernementale dans un contexte de crise climatique, action visant toujours des biens matériels et jamais des personnes, excluant donc de facto toute confrontation voulue avec les forces de l'ordre. Mais quand on veut criminaliser un groupe, il  est important de désigner une tête pensante, aussi Andreas Malm était-il tout désigné pour incarner le cerveau d'un écoterrorisme fantasmé.

Pourtant, loin d'être le gourou des Soulèvements de la terre, Andreas Malm a mis en avant ses divergences d'analyse avec le mouvement, qu'il admire et respecte par ailleurs. Bref, j'étais plus ou moins informé de son existence et de ses positions mais je n'avais encore tout récemment rien lu de lui. Et puis j'ai vu en librairie son dernier essai, Avis de tempête, Nature et culture dans un monde qui se réchauffe, publié sous le titre The Progress of this Storm, en 2017. La quatrième de couverture évoquait une "polémique cinglante avec les philosophies néomatérialistes et celles du "tournant culturel" - dont Bruno Latour est la figure centrale". Or, il se trouve que Bruno Latour est un penseur que j'ai beaucoup suivi ces dernières années, et je l'ai souvent cité sur ce blog. Loin de me détourner de l'essai de Malm, j'y ai vu au contraire une raison supplémentaire de m'y plonger, car je considère qu'il faut le plus souvent possible penser contre soi.

Et je ne l'ai pas regretté, car le livre est très stimulant, écrit avec une plume acérée. Mais il me semble prématuré d'en parler sur le fond, les questions que je me pose n'ayant pas encore trouvées de réponses véritables. Non, je veux juste pour le moment en faire jaillir ce qui va apparaître comme un détail peut-être insignifiant. Avis de tempête commence par trois citations liminaires, l'une de Karl Marx, une autre de la poétesse, dramaturge et rappeuse anglaise Kae Tempest, mais la première est de Dante. Eh oui Dante encore, je suis désolé, enfin non, c'est hypocrite, je ne le suis pas du tout, je suis ravi en fait. Alors que le monde actuel pousse sans cesse à la nouveauté, à la ronde infernale des événements, à l'accélération tous azimuts, je choisis au contraire de m'appesantir, de travailler la plaie, de revenir sans cesse sur le thème dantesque parce que je sens que quelque chose frémit à cet endroit précis. Et il se trouve aussi que je n'ai rien cherché, c'est Dante lui-même qui s'impose à moi. Je suis intrigué par Andreas Malm et voici qu'il ouvre sur Dante, un extrait de L'Enfer, chant XXV, dans le huitième cercle :

Déjà les deux têtes n'en formaient plus qu'une,
quand deux figures mêlées y apparurent 
en une face où toutes deux étaient perdues.
[...]
Tout aspect primitif y était aboli :
l'image perverse semblait deux et aucune,
et s'éloignait, ainsi faite, à pas lents.
Ce n'est pas tout. Ces lignes, j'étais certain de les avoir déjà lues. Je replongeai dans l'essai de Jacqueline Risset, Dante écrivain ou l'intelleto d'amore, que je n'étais pas loin d'avoir terminé, et retrouvai la citation d'Andreas Malm aux pages 132 et 133. 

Virgile montre à Dante le centaure Cacus, Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana.

Au huitième cercle de l'enfer, dans la septième bolge*, Dante et Virgile assistent au châtiment des voleurs, châtiment terrible en ce que leur figure humaine est métamorphosée en serpents. "Les voleurs, explique Jacqueline Risset, sont ceux qui n'ont pas respecté le bien, l'"avoir" d'autres hommes : or, dans l'optique médiévale, l'avoir était lié à l'être de façon tout à fait substantielle, les biens rattachés à la personne selon une relation de ressemblance et d'harmonie interne que l'acte du vol venait briser, rendant du même coup la personne (avec tous ses rapports) défigurée, indéchiffrable." Et c'est pourquoi, selon elle, les voleurs sont punis par un châtiment qui ressemble à leur acte : "ils perdent la figure humaine et s'assimilent, de façon hideuse, de façon bouleversante, à la forme la plus entièrement, la plus disharmoniquement étrangère à l'humain : celle du reptile." C'est la formule du contrapasso (du latin contra et patior : souffrir le contraire), principe proche du talion et consistant à infliger une peine  contraire de la faute ou analogue avec celle-ci. Le terme lui-même est présent dans le chant XXVIII de L'Enfer où le troubadour Bertran de Born explique lui-même son propre contrapasso : parce qu'il sema la discorde entre un père et son fils, son corps et sa tête sont désormais séparés : 

Bertran de Born en enfer levant sa tête décapitée. Illustration de Gustave Doré pour une édition de l'Enfer de Dante.

Bertran de Born est évoqué par Paul Auster dans son roman Invisible : "Défenseur convaincu de l'écrivain qu'avait été de Born, Dante l'a néanmoins voué à la damnation éternelle pour avoir conseillé au prince Henri Plantagenêt de se révolter contre son père, le roi Henri II, et puisque de Born avait provoqué la séparation entre père et fils, faisant d'eux des ennemis, l'ingénieux châtiment imaginé par Dante consistait à séparer Born de lui-même. D'où le corps décapité gémissant dans l'au-delà, qui demande au voyageur florentin s'il peut exister douleur plus terrible que la sienne."(p. 7)

Revenons à nos voleurs : "La métamorphose, écrit Jacqueline Risset, a lieu sous les yeux de Dante : un serpent à six pattes s'élance sur l'homme nu épouvanté, s'agrippe à lui, entourant son ventre, faisant passer sa queue entre ses cuisses :"collés comme cire chaude", homme et serpent, "mêlant leurs couleurs" . un être mixte, affreux, se développe dans cette fusion : "l'image perverse semblait deux et aucun", "et elle s'avançait d'un pas lent".

La question se pose maintenant de savoir pourquoi Andreas Malm convoque cet extrait précis de la Divine Comédie. Le beau site italien dédié au poème sacré, divinalingua,  nous apporte le terme de la  réponse dans sa description de la bolge : "Une multitude de serpents se lancent sur les damnés, entourent les corps et bloquent les mains, tandis qu'ils cherchent inutilement à échapper aux morsures et aux prises. Les serpents se mélangent aux voleurs et se fondent continuellement en eux, donnant vie à des hybrides répugnants, entre humains et reptiles. les voleurs sont ainsi privés de leur nature humaine."

Dante et Virgile regardent les voleurs attaqués par les serpents, gravure en bois (détail) de Jacques Beltrand, d'après un dessin de Sandro Botticelli.

Le mot important ici est hybrides. Que lisons-nous sur la quatrième de couverture d'Avis de tempête ? "Dans un monde qui se dirige vers le chaos climatique, la nature est morte. Elle ne peut plus être séparée de la société. Tout n’est plus qu’un amalgame d’hybrides, où l’homme ne possède aucune puissance d’agir particulière qui le différencie de la matière morte. Mais est-ce vraiment le cas ? " (C'est moi qui souligne) Et celui qui est particulièrement visé par cette question, c'est Bruno Latour. "Où qu'il porte son regard, écrit Malm un peu plus loin, Latour voit des hybrides. Il est impossible de distinguer où s'arrête la société d'où commence la nature, et inversement." Malm nomme ce courant de pensée l'hybridisme, dont il souligne la thèse fondamentale : "puisque les phénomènes naturels et sociaux forment aujourd'hui un tout composite, on ne peut différencier autrement que par la violence. Etre mélangé signifie être uni."

C'est contre cette pensée que s'inscrit Andreas Malm : "dans un monde qui se réchauffe, la nature revient en force, et il est plus important que jamais de distinguer le naturel du social. C’est en attribuant aux humains une capacité d’action spécifique que la résistance devient concevable." On comprend bien comment la vision horrifique du huitième cercle avec cette métamorphose reptilo-humaine ne pouvait que lui taper dans l'oeil.


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* Une bolge est l'une des dix fosses concentriques encerclées de murs et surplombées de ponts rocheux semblables aux fortifications externes d'un château et qui constituent le malebolge, le huitième cercle de l'Enfer décrit aux chants XVIII à XXX (Wikipedia).

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