dimanche 8 octobre 2023

Et in pulverem reverteris

Dans ce nouveau post, j'avais plus ou moins prévu de parler de la guerre, oui, de la guerre, car j'avais encore le souvenir du dernier billet d'André Markowicz sur FB qu'il avait intitulé "La guerre mondiale", et qui n'avait rien de réjouissant, car il y montrait que cette guerre-là, Poutine pouvait peut-être bien la gagner. La guerre encore, parce que je voulais évoquer un des livres rapportés de Chaminadour, L'autopsie des ombres, de Xavier Boissel, où un ancien casque bleu revenu de Yougoslavie restait hanté par ce qu'il avait vécu sur ce front fratricide. Et puis voilà qu'aujourd'hui le Hamas lance une opération d'envergure sur le territoire même d'Israël, déluge de roquettes, massacres et prises d'otages civils et militaires, la réplique immédiate de Tsahal, immeubles gazaouis bombardés, des morts, beaucoup de morts et de blessés des deux côtés. La monstruosité continue d'une guerre dont il semble qu'elle n'aura jamais de fin.

J'avais commencé septembre avec le motif du chien, qui traversait trois beaux films vus à ce moment-là, motif qui persiste avec la seule mission donnée au casque bleu Pierre Narval dans une zone à l'abandon : abattre les chiens errants pour éviter toute épidémie. Il tue ainsi un grand chien gris qui courait dans tous les sens, et, se rendant près du cadavre, s'agenouille. Le vocabulaire touche alors au religieux : "[Il] comprit que cette génuflexion avait quelque chose de profaneLe chien baignait dans son sang, en position foetale, les yeux grand ouverts, inhabités, vides, comme deux lacs asséchés. La langue pendait  à travers la gueule écumante, les lèvres retroussées dévoilant les crocs nus de la bête et il y avait de l'ambiguïté dans cette ultime grimace qui hésitait entre le rire - non pas celui  de la dérision morbide, mais un rire d'anathème - et quelque chose de plus inquiétant, comme si l'animal eût été le dépositaire d'un secret qui n'existait pas." L'anathème c'est au sens strict une sentence d'excommunication prononcée par l'Eglise. La vision du chien fait alors remonter  celle du sergent-chef Barbet, foudroyé par un sniper, "et ces deux cadavres, ce duel d'ombres écorchées, lui apparaissaient dans cette extinction totalement nus, au-delà d'eux-mêmes, dépossédés de leur mystère." Une cruelle ironie se loge dans le nom même de Barbet, qui désigne une race de chiens d'arrêt à longs poils frisés blancs ou noirs, spécialisés dans la chasse au marais.


Quelques pages plus tôt, c'est un poème d'Erich Fried qui introduisait une des sections du livre :

Un chien
qui meurt
et qui sait
qu’il meurt
comme un chien

et qui peut dire
qu’il sait
qu’il meurt
comme un chien

est un homme.

Le vocabulaire religieux (dans un récit qui n'est absolument pas - je dois le préciser - dans une perspective mystique ou confessionnelle), on le retrouve dans un autre passage, un paragraphe où incidemment resurgit l'image d'un chien ("humer le vent comme un chien qui flaire le malheur"), mais je coupe pour ne pas faire trop long et vous donne seulement la fin : "Deux jours de jeûne avaient suffi pour que la faim et la soif finissent par le tenailler. C'était bien sûr  une question de temps. Il se rappela soudain ce mercredi d'hiver où, enfant, à l'office, le prêtre avait tracé une croix sur son front (et durant l'imposition des cendres, de la formule murmurée, presque chuchotée - memento, homo, quia pelvis est, et in pulverem reverteris), et des quarante jours de carême qui avaient suivi."

Quelques précisions pour les mécréants, la formule se traduit par "Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière." Mise en garde de Dieu à Adam dans la Genèse (3, 19).  « Me voici pareil à la poussière et à la cendre », se lamente  Job après avoir tout perdu (Jb 30, 19).  « Ô fille de mon peuple, revêts-toi de sac et roule-toi dans la cendre ! Prends le deuil », demande Jérémie à Jérusalem (Jr 6, 26). Se couvrir la tête de cendre, c'est reconnaître ses fautes et entrer en pénitence : le roi de Ninive après la prédication de Jonas « se couvrit d’une toile à sac, et s’assit sur la cendre » (Jon 3, 6). Un geste de pénitence qui peut préfigurer aussi la victoire. Ainsi Judith qui, avant d'affronter Holopherne, « répandit de la cendre sur sa tête et ne garda que le sac dont elle était vêtue » (Jdt 4, 11). Se couvrir la tête de cendres fut pratique habituelle de pénitence pour les premiers Chrétiens, puis le rituel de l'imposition des cendres, la croix de cendres tracée sur le front, s'imposa au Xe siècle dans les pays rhénans avant de gagner le reste de l'Europe.

Je venais juste de terminer le récit âpre de Xavier Boissel lorsque je rapportai de la médiathèque le dernier opus de Patrick Deville, Samsara. Neuvième volume de son projet Abracadabra, intitulé roman,  bien que ce soit comme tous les autres un roman bien singulier, un "roman sans fiction" puisqu'il s'attache à des personnages ayant vraiment existé ainsi qu'à la trajectoire de l'auteur dans une partie du monde, ici l'Inde, où il rencontre celles et ceux qui peuvent le renseigner sur les deux figures fil rouge du livre, le très célèbre Mohandas Gandhi, et le très méconnu Pandurang Khankhoje, révolutionnaire qui sillonna le globe, fut l'ami de Diego Rivera et Frida Kahlo avant de devenir un agronome réputé.

Or, et c'est là où je veux en venir, c'est au moment où Deville se retrouve à l'aube sur le port de Calcutta en compagnie d'une libraire et éditrice, Kanchana Mukhopadhyay, qu'il apprend par celle-ci que chaque année on vient en procession, "restituer au courant, après les fêtes de Kali, la déesse de la destruction, les grandes statues de terre crue faites de cette argile extraite du fleuve, statues qu'on voyait se dissoudre dans l'onde, perdre leurs formes , s'effacer dans l'eau sacrée du Gange, et cette argile serait extraite l'année suivante pour modeler de nouvelles statues identiques, dans la grande roue du samsara, poussière tu fus, "et in pulverem reverteris"."

Ces mots latins me frappèrent immédiatement par leur familiarité. Evidemment, je venais de les lire il y avait à peine quelques heures, je ne mis pas longtemps à les retrouver dans le roman de Xavier Boissel. Fascinante coïncidence.


J'en finis avec le chien et la guerre. Cet après-midi, avec ma fille Violette, après avoir déjeuné au Taj Mahal, restaurant indien comme le nom l'indique, nous sommes allés à l'Apollo voir Les feuilles mortes d'Aki Kaurismaki. Ou comment deux solitaires cabossés par la vie, prolétaires exploités dans une Helsinki sans charme, finissent tout de même par tracer un chemin d'espérance. C'est tout à la fois cocasse et mélancolique, et vous vous demanderez longtemps pourquoi trois répliques au téléphone, avec des mots si simples comme Viens tout de suite, vous mettent des larmes au coin des yeux. L'amour, mais est-ce de l'amour qui se joue là ? n'est-ce pas trop tôt pour l'affirmer ? en tout cas, aucun des deux ne risque les mots de l'amour proprement dit, elle dit "Tu me plais bien, mais je ne veux pas d'un ivrogne", l'amour, oui,  l'amour peut-être, s'enlève sur fond de guerre, avec les nouvelles du conflit en Ukraine égrainées par la radio, sombre litanie de massacres et de bombardements. Curieusement, malgré cette intrusion de l'actualité, le film est comme intemporel, et la chanson des Feuilles mortes, de Prévert et Cosma, donnée in fine en version finlandaise, avec les deux tourtereaux qui s'éloignent dans le parc constellé de feuilles automnales, nous éloigne encore plus de notre présent mortifère. 


On y apprend aussi que le chien que la jeune femme, Ansa, a recueilli, elle l'a nommée Chaplin. C'est le propre chien de Kaurismaki. L'actrice Alma Pöysti en parle dans une interview :  « Alma, c’est le nom qu’a donné Aki à ce chien des rues qu’il a trouvé au Portugal et qui devient le compagnon d’Ansa, mon personnage dans Les Feuilles mortes. Ce qui est important, c’est que si Ansa ne s’occupe pas de ce chien, il sera abattu. Tous les personnages du film en sont là, ils ont dépassé leur date limite et ils vont être mis au rebut, comme le chien. La seule façon que cela n’arrive pas, c’est que quelqu’un les aime. Ansa prend soin du chien et le chien prend soin d’elle. Ces deux blondes sont sauvées ! (Rires) Il y a aussi un secret dans cette photo du film. Le chef décorateur a voulu faire un clin d’œil à Aki en accrochant au mur cette tapisserie qui montre un cerf sur une colline. Car, en finlandais, Kaurismäki signifie “la colline du cerf”. »



Ce plan ne vous rappelle-t-il pas celui d'Anatomie d'une chute, avec Snoop et sa maîtresse ? 



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