samedi 28 octobre 2023

Les arêtes coupantes du réel

Je ne sais plus exactement quand j'ai découvert les échecs. Je pense que ce fut pour l'un des Noëls des années de collège. Un échiquier en matière plastique qui se pliait en deux, des pièces de taille moyenne. J'appris seul en lisant la règle. Un monde fabuleux s'ouvrait à moi. Les échecs étaient inconnus de la culture paysanne, on jouait aux cartes (bataille, menteur, chien de pique, rami et surtout belote) et aux dames, mais les échecs, non, c'était le jeu d'une autre classe sociale, un jeu d'aristos, de bourgeois et d'intellectuels.Ce fut une conquête qui prit toute sa dimension au lycée de La Châtre. Un club échecs avait été créé, on jouait passionnément, et non seulement pendant les heures d'ouverture du club mais aussi pendant l'étude, sur de petits jeux de voyage, où figures blanches et noires vont de trou en trou. A l'internat, il n'était pas rare que les parties se poursuivent après l'extinction des feux jusque dans les chiottes. Une nuit, je disputais une partie avec le pion qui surveillait le dortoir, dans sa chambre au bout du couloir. Plongés dans les affres de la réflexion, nous n'entendîmes pas le chahut énorme qui se déroulait un peu plus loin dans les boxes, une gigantesque bataille au polochon entre deux groupes d'élèves. Soudain, la porte s'ouvrit : le surgé (le surveillant général), le redoutable Monsieur Vidal, qui habitait au-dessous et avait l'oreille fine, sonna sans même un mot la fin de la partie. Je regagnai penaud mon quartier, je suppose que le pion, un grand escogriffe à la dégaine de hippie, dut en prendre pour son grade.

Je n'ai jamais joué avec mon père (qui ne se soucia jamais d'apprendre), contrairement à Jean-Philippe Toussaint qui raconte dans son dernier livre, L'échiquier, un récit en soixante-quatre fragments (comme de juste), les parties d'échecs jouées avec son père au Portugal pendant leurs vacances, à l'été 1979. Il perdait systématiquement jusqu'au jour où il décida de changer sa façon de jouer et d'étudier la théorie à partir des chroniques échiquéennes que tenait l'écrivain Fernando Arrabal dans L'Express. Son père, surpris, mit très longtemps à remporter la partie, puis il déclina toujours une proposition de revanche : "Contrairement à moi, qui apprécie, je crois, vraiment le jeu d'échecs, mon père n'aimait pas jouer aux échecs, il aimait gagner aux échecs."

Je n'ai jamais lu ce livre, en revanche, la première pièce de théâtre que j'ai jouée était  de Fernando Arrabal. C'était Pique-nique en campagne, j'y tricotais une écharpe sur le front.

Ce récit, élaboré pendant le confinement dû au covid, est d'une lecture plus que plaisante, mais il ne se contente pas de distiller des anecdotes autour des échecs. Il constitue une véritable tentative autobiographique assortie d'une méditation pénétrante sur l'écriture. Ainsi, le souvenir de l'Ermitage, le collège où l'auteur resta pensionnaire pendant quatre longues années au début des années 1970, dans l'anxiété diffuse que font régner les brimades et les humiliations des "grands", lui inspire ces mots : "J'ignorais, à ce moment-là, qu'un jour j'écrirais des livres. J'ignorais qu'écrire des livres, au-delà du plaisir que j'y prendrais, serait un moyen de me préserver des offenses de la vie. Car si j'écris, si un jour je me suis mis à écrire, c'est peut-être précisément pour ériger une défense contre les arêtes coupantes du réel."


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