vendredi 16 août 2019

Du Vouvray au chardonnay

Reprenons : André Theuriet ne reverra jamais George, la jeune fille aux cheveux châtains semés de lis d'eau (autrement dit de nymphéas blancs). L'écrivain s'était incrusté dans une noce de campagne après s'être grisé d'une bouteille de Vouvray descendu au dessert avec son ami le violoniste Berruyer.
Vouvray, Touraine oblige.
Mais il est à parier que ce ne fut pas du Vouvray qui accompagna l'entrée du même Theuriet à l'Académie française en 1896. Ce fut à coup sûr du champagne.
L'habile transition que voilà...
C'est que la joie, la fête, en France et partout dans le monde, se traduit de manière presque obligatoire par la libation au champagne. Ainsi l'équipe Ineos autour d'Egan Bernal but-elle sa bouteille lors de la dernière étape du Tour qui la ramenait triomphalement vers les Champs-Elysées. S'alcooliser en pleine manifestation sportive, il n'y a que le champagne qui puisse autoriser une telle transgression. Loin de faire scandale l'affaire réjouit son monde (et l'on s'offusquerait que la tradition ne fut point respectée).


Le champagne, c'est le propos de ce livre de Sébastien Lapaque que j'ai évoqué déjà à deux reprises : Théorie de la bulle carrée.
Que ce petit ouvrage (emprunté à l'origine à la médiathèque sans aucune arrière-pensée, sur le seul motif de son titre intrigant et du souvenir flou que j'avais de son auteur) soit en prise directe avec mon thème de la joie, c'est ce qui est affirmé sans détour dès la page 19 :
"Chanter l'inexprimable : c'était l'objet de Théorie de la bulle carrée, un livre écrit sans autre mobile que la jubilation. Comment dire les choses lorsque les mots manquent ? En jubilant. Comment l'âme dont la joie est au comble peut-elle exprimer l'indicible ? En jubilant. Comment faire entendre sans paroles les transports de son allégresse ? En jubilant. Se pos pas lou dire, canto lou ! demandaient jadis les grands-mères provençales à leurs petits-enfants. Si tu ne peux le dire, chante-le ! C'est ainsi qu'il voulait célébrer le mystère des bulles carrées. En chantant."
A dire vrai, Lapaque ne tient nullement à dresser un portrait exhaustif du champagne, non, tout son livre est un exercice d'admiration à l'adresse de celui qu'il nomme le Picasso du chardonnay, le vigneron d'Avize Anselme Selosse (même si d'autres hommes de l'art sont mentionnés en passant avec la plus grande bienveillance). Selosse, l'inventeur de l'expression du titre : "J'aime quand le champagne a des bulles carrées, croquantes sous la dent."

Cet oxymore  a poursuivi Lapaque pendant des années : "A quoi Anselme songeait-il lorsqu'il avait parlé de bulles carrées ?" Il lui apparaît que c'est une voie quasi mystique qu'a suivi l'artiste, et il ne craint pas d'éclairer sa vocation en le confrontant à un autre Anselme, Anselme de Cantorbéry (1033-1109), moine bénédictin célèbre pour son argument ontologique, preuve de l'existence de Dieu de par sa perfection. Et à ce moment, je retrouvai la problématique des prénoms présente dans ma récente trilogie Numa/Yves/Claude :
"Qui croit qu'un homme ait jamais porté un nom par hasard ? Qui croit qu'un prénom ça ne vous colle pas à la peau ? Après les philosophes grecs et la tradition monastique, ce sont les maîtres juifs de la Kabbale qu'il convenait de convoquer afin que la famille fut au complet.
Une très ancienne sagesse juive invitait à croire que le prénom d'un individu ne devait rien au hasard, cette Providence des imbéciles. Il était la clef de son âme, le secret de son être. "Son nom, c'est lui", dit le livre de Samuel d'un mauvais homme appelé l'Insensé. A l'heure du Jugement, chacun devait répondre à ces questions : "Quel est ton nom ? En as-tu été digne ?" Le nom c'était l'homme. Les enfants le comprenaient immédiatement qui demandaient : "Comment tu t'appelles ?" (p. 38)
Cur Deus homo. (« Pourquoi un Dieu-homme ? »), 1098, L'incipit de la préface de saint Anselme (XIIe siècle).
"De toute évidence, il fallait se prénommer Anselme pour avoir rêvé d'un champagne tel qu'on ne peut rien penser de plus grand, "id quo maius cogitari nequit", comme il est écrit dans le Proslogion. Le vigneron avait un saint patron qui avait insisté sur les pouvoirs de la raison et démontré que, s'il existait une gradation du moins bon vers le meilleur, au sens comparatif, alors il existait nécessairement un meilleur, au sens superlatif. Comment ne pas être stupéfait par cette conjoncture. Le patron de l'incomparable M. Selosse était à la fois bénédictin et métaphysicien. Un moine et un philosophe ! Deux traditions, deux vocations dont la rencontre ne laissait pas d'émerveiller le vigneron qui la perpétuait à l'heure de la Technique. Anselme ne négligeait pas l'oeuvre du gallo-romain Avitius et de ses contemporains de la fin du IIIe siècle, à l'époque où l'empereur Probus permit à tous les gaulois de planter de la vigne et de produire du vin. Mais il savait qu'entre le Ve et le XIIIe siècle, époque de la vraie, de la grande révolution agricole, marquée par l'amélioration de la charrue, du moulin et de la traction équestre, c'était le soin des bénédictins qui avait préservé l'art des Gallo-Romains entre Reims et Troyes. "Je n'oublie pas que ce sont des moines, donc des contemplatifs, qui ont développé le vignoble dans la région." (pp. 38-39)
On ne s'étonnera pas non plus d'apprendre qu'Anselme Selosse raffole de problèmes d'étymologie : "Il affectionnait les mots, les dictionnaires et des mots connaître l'origine. Dans la journée, cet homme concentré sur sa tâche s'arrêtait volontiers pour discuter le sens d'un mot avec sa femme Corinne. "Sève, saveur, savoir, ce sont trois mots qui ont la même origine latine : le verbe sapere, avoir du goût." Ici, je n'apprends rien que je ne sais déjà, pour l'avoir découvert avec émerveillement, en 1985, dans ce qui restera sans doute comme l'un des plus beaux livres de Michel Serres, Les cinq sens :
"Avant d'avoir bu de bon vin, nul n'a goûté le vin, ne l'a senti, donc ne le sait, n'a acune chance de le savoir jamais Celui-ci a pu boire, il a pu s'enivrer, nouvelle anesthésie Mais à qui n'a goûté ni senti, le savoir n'a pu venir Perler ne vaut pas sapience, la première langue a besoin de la seconde
L'oubli vient un peu vite de ce que l'homo sapiens désigne qui réagit à la sapidité, qui l'apprécie et la recherche, à qui le sens du goût importe, bête à saveur, avant de vouloir dire l'homme devenu tel par jugement, intelligence ou sagesse, avant de dire l'homme parlant Vol de la bouche d'or au détriment de la bouche goûteuse Mais aveu de la première, caché en une langue morte : la sagesse vient après le goût, elle ne peut advenir sans lui, mais l'oublie" (p.167)

Mais c'est à un autre auteur, invoqué dans ces pages tout récemment à propos de Saint Sulpice, que l'ouvrage soudain me renvoya : j'ai nommé Jean-Paul Kauffmann, dont Sébastien Lapaque mentionnait page 90 le Voyage en Champagne. Je ne l'avais pas lu, je passai à la librairie le commander immédiatement, il existait en Folio, couplé au Voyage à Bordeaux, rédigé l'année précédente, en 1989. Je ne le regrettai pas : comme tous les Kauffmann, il est à la fois gouleyant et long en bouche. C'est à propos du rôle des Allemands dans la naissance du mythe du champagne que Lapaque mentionne Kauffmann. Effectivement, page 177 :
"Le champagne, qui symbolise l'esprit français, est né en Angleterre et doit son renom aux Allemands. Ce talent à assimiler les influences étrangères pour en faire une création nationale originale est dans la tradition française. Les Allemands sont à l'origine de Mumm et de Hiedsieck, sans parler de Bricout, fondé par un certian Koch et repris par le groupe allemand Racke. Veuve Clicquot doit son rayonnement actuel à Edouard Werlé, originaire de Rhénanie, dont le nom fut souvent accolé à celui de Clicquot - certains vieux vignerons désignent encore cette maison sous le nom deWerlé.
Faut-il croire au hasard ? C'est dans une école de Reims que fut signé l'armistice du 8 mai 1845. C'est encore à Reims, en 1962, que fut officialisé par de Gaulle et Adenauer la réconciliation franco-allemande. Tout commence et tout finit par du champagne."
Faut-il croire au hasard ? écrit Kauffmann, relançant mon éternelle question. Mais il commet quelques erreurs de détail : en fait, c'est le 7 mai, et non le 8, à  2 heures 41, que les combats prenaient officiellement fin. Et il ne s'agit pas d'un armistice mais bien d'une capitulation sans conditions de l'armée allemande signée dans la War Room, la Salle des opérations, la Salle des cartes du Quartier général des Forces expéditionnaires alliées en Europe, installé dans le collège moderne et technique de la ville, aujourd'hui lycée Roosevelt.*


Reims est encore sous-entendue dans la postface donnée au livre en 2011, et nommée Le Grand Jeu. Qu'on retrouve dans le corps du texte en version anglaise, quand Kauffmann parle du Great Game champenois qui "se joue pour une large part à Paris et non plus à Epernay et à Reims". Expression dont il rappelle en note qu'elle fut inventée par Rudyard Kipling pour désigner au XIXe siècle la lutte d'influences en Aise centrale entre l'Angleterre et la Russie, mais il ajoute aussitôt que "Le Grand Jeu est aussi le nom de la revue lancée en 1928 par quatre lycéens de Reims parmi lesquels Roger Vailland et René Daumal."
Le Grand Jeu signera aussi l'ultime phrase : "La République du champagne en a vu d'autres. Le Grand Jeu a encore  de beaux jours devant lui..." (je souligne)
Juste avant, il avait encore évoqué ces fameuses bulles, qu'à aucun moment par ailleurs il n'envisage carrées... 
"Quand on songe que l'effervescence est provoquée dans une flûte par des fibres de cellulose laissées par le torchon utilisé pour essuyer le verre après lavage, il y a de quoi être émerveillé par le miracle champenois. Le physicien Gérard Liger-Belair a démontré que les bulles naissent à partir d'impuretés ou de légères imperfections  à la surface du verre. Une flûte idéalement rincée, exemplairement lisse ne produirait aucune effervescence." (p. 296)
Je n'avais pas fait tellement attention à la référence donnée en note, La Science du champagne (Odile Jacob, 2006). C'est que je ne m'attendais certes pas à retrouver ce volume quelques jours plus tard à la brocante des Amis du Vieil Aigurande (en même temps que le George Sand d'Henry James). Ce n'était pas du luxe : il m'en coûta un euro.**



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* Sur les raisons de cet effacement du 7 mai au profit du 8 mai, on lira avec profit la page du Cndp.
Par ailleurs, faut-il croire au hasard quand on a vu Julian Alaphilippe s'imposer à Epernay, au coeur donc du vignoble champenois, devenant le premier Français après Tony Gallopin en 2014 à s'emparer du maillot jaune ?

Le lendemain, L'Humanité ne manque d'ailleurs pas de saluer l'exploit comme il se doit :



** En regardant les belles photos noir et blanc de cet essai savant sur la bulle, il y avait un air de famille qui m'intriguait.

 

Et puis eurêka, cela m'est revenu, c'était les petits ronds de Janmari :

 

1 commentaire:

blogruz a dit…

Lapaque est l'auteur d'un curieux polar, Les barricades mystérieuses, en 3 parties de 6 chapitres chacune, 6-6-6 ?, avec chaque chapitre divisé en 3 sections.
18 sections en tout, et les principaux personnages ont tous des noms débutant par M, 13e lettre. J'ai pu me demander si ce n'était pas une allusion au fameux verset Ap 13,18, qui dans la traduction Segond énonce
"Car c'est un nombre d'homme, et son nombre est six cent soixante-six."
[Ce texte de 53 lettres a une somme gématrique de 666.]