mercredi 14 août 2019

Un homme de joie et encore une autre George

"Qu'il y ait beaucoup de souffrance dans le monde, personne ne le conteste. Mais selon mon jugement, la joie prédomine, bien que cela serait très difficile à prouver..."

Charles Darwin, cité par Jean-Claude Ameisen (Dans la lumière et les ombres, Points/Seuil, p. 257)

J'ai souvent - et encore tout récemment - parlé de la mélancolie. Mais c'est bien de la joie dont je veux parler aujourd'hui. La joie qui seule, peut-être, parvient, à sa manière éphémère et fulgurante, à dépasser, à refouler, à faire oublier la mélancolie. Ce n'est pas la première fois (une recherche sur le mot joie dans le blog fait apparaître de nombreux articles dont certains lui sont directement consacrés) mais si j'y reviens c'est que le thème m'est apparu plusieurs fois ces derniers temps, et tout particulièrement en relation avec ce haut-lieu de Angles-sur-l'Anglin (où débutera demain le 28ème festival du livre, trois jours dans les ruelles et sur les places du village). Nous avons vu qu'Yves Robert avait là une maison, héritée d'une longue histoire.
Yves Robert, qu'un livre d'entretiens avec Jérôme Tonnerre publié chez Flammarion en 1996, désigne comme Un homme de joie.


Un titre qui devait si bien lui correspondre qu'il est repris sur sa tombe même, au cimetière du Montparnasse :


On m'objectera avec raison qu'Yves Robert ne devait pas son aptitude à la joie à la connaissance d'Angles, qu'il ne découvrit que tardivement. Et je ne veux certes pas dire que le village est tout uniment le foyer de la félicité : on y trouvera autant de témoignages de malheur et de souffrances. Le malheur est partout, la mort omniprésente : les cimetières, qu'on a eu beau jeu de repousser aux périphéries des bourgs, en attestent obstinément. Il est rare, en revanche, que la joie se soit inscrite dans la pierre, elle n'a vécu que dans l'immatériel souvenir des survivants. Les rires se sont éteints avec leurs mémoires.
A moins qu'ils n'aient écrit.
Jean-Michel Tardif, dans sa chronique historique sur Angles, évoque (juste avant les conférences houleuses de Jacques Sadoul) l'écrivain et académicien André Theuriet (1833 – 1907), dont le journal Cosmopolis fit paraître en 1896 une nouvelle  intitulée Dorine, "qui prenait largement pour cadre notre ville d’Angles. L’histoire était convenue, écrite simplement, mais elle avait l’intérêt de recéler une description intéressante de l’incomparable paysage qui s’offre au regard du voyageur lorsqu’il arrive chez nous par les Droux. André Theuriet entra pour la première fois à Angles vers 1860, découverte qui l’emplit de la sensation rapide d’une plénitude de joie." 
André Theuriet avait visité Angles alors qu’il était fonctionnaire en Touraine (de 1859 à 1863).


(Souvenirs des vertes saisons : années de printemps - jours d'été / André Theuriet. 1904, Gallica, p175).
A ce stade, je voulais poursuivre sur la joie associée à Pâques/la Pâque/Sébastien Lapaque, mais j'y renonce provisoirement car, étant allé chercher sur Gallica la trace numérisée du passage de Theuriet mentionné par Tardif, et poussant par curiosité un peu plus loin la lecture, je rencontre un surprenant  écho à mon article précédent sur l'autre George.
Immédiatement après l'extrait cité, Theuriet écrit donc ceci :


Theuriet raconte avoir été invité à une noce de campagne à Pressigny par son ami Tristan. En chemin, il convie Berruyer, un autre ami, musicien, à l'accompagner, et ils débarquent tous les deux à la nuit tombée, éméchés par une bouteille de Vouvray vidée au dessert. Tristan les conduit jusqu'à la maison du notaire qui mariait sa fille. De fait, ils ne sont pas invités et chacun se demande ce que fichent là ces deux intrus. Tristan, pour excuser son indiscrétion, se faufile entre les groupes, vantant "l'immense talent de Berruyer, un artiste de première force pour le violon". Sur ce, Theuriet, qui "lorgnait" les danseuses, arrête son regard sur une jeune fille assise non loin de l'orchestre :


Le jeune homme se prend alors à rêver de mariage, se disant, tout en valsant : "Qui sait ? Peut-être le bonheur passe peut-être en ce moment près de moi ; on ne le rencontre guère plus d'une fois à portée et si ce soir je le laisse fuir, je risque fort de ne plus me croiser avec lui." Et au petit matin, le petit jour les surprend accoudés à une fenêtre ouverte sur le jardin. La jeune fille lui décrit la maison paternelle, une modeste gentilhommière enfouie parmi les châtaigniers, à cent pas au-dessus de la Creuse. Et il lui promet de l'y aller voir.


Et à la fin de ce souvenir (peut-être largement réinventé, comment savoir ?), il y a comme des accents du Grand Meaulnes. Theuriet, mort en 1907*, ne connaîtra pas la Grande Guerre, et son oeuvre prolixe est aujourd'hui tombée dans l'oubli, tandis qu'Alain-Fournier, l'auteur presque d'un seul livre, s'est hissé à l'empyrée des classiques. Ce que Theuriet a laissé fuir en Touraine, ce n'est peut-être pas seulement un amour de jeunesse, mais l'occasion de la véritable littérature.
"O jours dorés de la jeunesse où tout semble facile, où à chaque détour s'ouvrent des routes verdoyantes nous invitant à cheminer d'un pas allègre vers le pays de Fantaisie !... Berruyer et moi, nous quittâmes Pressigny le lendemain et, depuis je n'ai plus revu la jeune fille aux cheveux châtains semés de lis d'eau. Je ne suis jamais allé visiter la châtaigneraie qui se mire dans la Creuse, ni la maison aux tourelles vêtues de glycine. Peu de temps après, je quittai la Touraine, et mon joli roman d'amour finit là. Le souvenir seul est resté, le souvenir, cet embellisseur de toutes choses, qui a l'impalpable délicatesse des arbres reflétés dans le courant d'une rivière. L'eau s'enfuit et se renouvelle constamment ; seul, le reflet demeure, toujours insaisissable et délicieusement tendre."
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* C'est en 1907 qu' Alain-Fournier apprend le mariage d'Yvonne de Quièvrecourt, qu'il avait rencontré le 1er juin 1905, le jour de l'Ascension, sortant d'une exposition au Grand-Palais. Frappé par la beauté de la jeune fille, "dont la grâce, nous dit la notice de l'E.U., répond à son idée romantique de l'amour, forgée à la lecture de la poésie de Jules Laforgue (1860-1887) et du roman de Francis Jammes, Clara d'Ellebeuse (1899)", il en fera le modèle d'Yvonne de Galais dans Le grand Meaulnes.

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