dimanche 11 août 2019

L'autre George et le vertige de l'impossible

Dix jours d'absence à ce site, mais qui furent riches d'impressions et d'ouvertures nouvelles. La traditionnelle brocante de début août dans les rues du vieil Aigurande, le petit séjour familial en Provence sur les terres de Cézanne et Giono* m'ont apporté une manne dont - comme d'habitude à l'issue de ces périples pourtant minimes -, il me faudra des mois, me semble-t-il, pour exprimer la juteuse moelle.
Au moment même où je commence à rédiger cet article, posté à ma fenêtre du second étage donnant à gauche sur mes silencieux voisins du cimetière Saint-Denis, une pluie fine entreprend de tremper les feuillages et les pelouses exténuées. La fraîcheur pénètre l'appartement comme une lame vive, mais ce n'est qu'une timide embardée, une giboulée tardive, déjà en panne : la sécheresse est encore loin de desserrer son étreinte. Pourquoi je dis ça maintenant ? Juste pour le plaisir peut-être d'ancrer cet exercice d'écriture dans l'instant qui le voit naître, et souligner le contraste avec la chaleur qui régnait la semaine dernière alors que j'arpentais les rues pentues de la brocante, rue des fossés Saint-Jean, rue Casse-Cou, Grand Place, rue de l’Étang, place du marché, rue de l’Église, et enfin rue Grande, y faisant belle moisson de livres que je ne cherchais nullement.
Parmi eux, George Sand par Henry James, publié en 2004 par le Mercure de France, avec une préface de Diane de Margerie. Un petit ouvrage réunissant deux textes écrits à vingt ans de distance, en 1877 et 1897, par le grand écrivain américain naturalisé britannique en 1915. Des huit livres chinés ce samedi-ci, ce fut celui qui attisait le plus ma curiosité : je le commençai dès l'après-midi qui suivit. C'est qu'Henry James avait fait son entrée sur Alluvions au printemps 2018, que George Sand ne cesse d'interférer, au point d'être dans le top 20 des libellés, entre Baudelaire et Georges Perec (un beau voisinage, plein d'ironie quand on sait le mépris du poète pour la bonne dame de Nohant : "Je ne puis penser à cette stupide créature, sans un certain frémissement d'horreur.")

Alors, oui, m'intéressait le regard de James sur Sand. Il est infiniment plus subtil, on s'en doute un peu, que celui de Baudelaire, mais il n'en est pas moins retors et complexe. Passionné par cette femme à qui il reconnaît du style, une absence de vanité et une extrême générosité, il n'en décoche pas moins quelques coups de griffe bien sentis, affirmant par exemple qu'elle "philosophait sur beaucoup de choses qu'elle ne comprenait pas" et parlant de ses textes comme étant des "choses écrites facilement" mais "difficiles à lire".
Dans mon voyage matutinal vers Aigurande, j'avais mis la radio et j'étais tombé sur Répliques, l'émission d'Alain Finkielkraut : l'invité en était Mona Ozouf et il était question d'aller à la découverte d'une autre George, la britannique George Eliot (1819-1880). Fink le plus souvent m'agace, mais là je suis happé, je suis avec le plus grand intérêt : il faut dire que Mona Ozouf est une femme remarquable, à la parole claire et précise, d'une intelligence de tous les instants. Qui parvient donc à m'intéresser à un écrivain que je n'ai jamais lu, à travers les romans Middlemarch et Daniel Deronda. Il semblerait tout de même que je ne sois pas le seul à être ignorant de cette œuvre, ainsi Fink peut-il écrire : "George Eliot n'est plus guère lue en France sinon par les spécialistes de littérature anglaise. Et beaucoup des amis de Mona Ozouf , grands lecteurs pourtant lui demandaient perplexes, après s’être enquis de son travail : " mais qu'est ce qu'il a écrit au juste ce George  Eliot ?"
Je savais pour ma part que George Eliot était une femme. Mais son œuvre me demeurait inconnue et je dois à Mona Ozouf d'avoir lu coup sur coup les deux volumes de Daniel Deronda  et Middlemarch et le magnifique essai de Mona Ozouf (sic).
Je voudrais communiquer cet éblouissement et  commençons par sortir l'auteur elle-même de la trappe où elle est tombée."

George Eliot par Frederic William Burton, 1865.

Si je dis ça, c'est qu'à la lecture post-prandiale de l'essai de James, que vois-je écrit page 39 :
"Miss Austen et sir Walter Scott, Dickens et Thackeray, Hawthorne et George Eliot ont tous dépeint l'amour entre jeunes gens ; mais aucun d'entre eux, à notre souvenance, n'a décrit une chose qui puisse être appelée passion, ne l'a mise en mouvement sous nos yeux, ni ne nous a montré ses divers stades. Cela en même temps revient à dire que ces écrivains nous ont évité bien des choses que nous considérons comme déplaisantes, et que George Sand ne nous les a pas épargnées ; mais cela revient  aussi à dire que peu de lecteurs auront recours à la fiction de langue anglaise pour s'informer sur les forces les plus ardentes du coeur, et pour s'en faire une idée. Le mérite de George Sand est de nous en avoir donné une idée, d'avoir élargi la connaissance que peut en avoir le lecteur, et de s'être révélé une autorité en ce domaine. Et c'est beaucoup. De ce point de vue, miss Austen, Walter Scott et Dickens peuvent avoir complètement omis le sentiment érotique, et George Eliot peut sembler l'avoir traité avec une singulière austérité. Curieusement dénués d'amour paraissent, dans cette lumière, ces vastes et foisonnants romans que sont Middlemarch et Daniel Deronda. Aux yeux des lecteurs étrangers, ils sont sans doute semblables à des salons spacieux, respectables et froids, dont les fenêtres donnent sur un paysage enneigé, et où l'on cherche en vain une cheminée flambante au bout de leurs hectares de tapis aux teintes sobres." [C'est moi qui souligne ]
Je ne suis pas certain que Mona Ozouf partagerait complètement ce point de vue de James (j'ai même l'intuition du contraire), mais toujours est-il que j'étais dans une certaine mesure médusé par cette coïncidence inattendue, dont je ne savais d'ailleurs que faire : George Eliot n'entrait pas dans un des thèmes qui m'occupent actuellement.
Un peu plus loin, je relevai un vertige (ce fut le seul de ce petit ouvrage).
Il faut que je précise, pour ceux qui ne s'en sont pas encore aperçu, que je viens de créer un nouvel espace, un site parallèle dédié spécifiquement aux vertiges. J'ai terminé mon cahier des vertiges et rédigé un texte destiné à paraître dans le prochain numéro spécial de Torticolis. Mais, continuant à relever des vertiges nombreux dans mes différentes lectures, j'ai eu envie de prolonger cette cueillette et pour ce faire, j'ai donc ouvert Fixer les vertiges. J'ai déjà prévenu que "cela durera le temps que j'y trouverai du plaisir".
Revenu hier de Provence, j'ai donc mis en ligne ce vertige jamesien. Titre tiré de l'extrait : Vertige du sublime et de l'impossible. C'était en français dans le texte et évoquait les amours turbulents de Musset et Sand à Venise, objet du second texte de James.


L'affaire faite, je passe dans la chambre où traîne au chevet le livre abandonné de Hervé Lehning,
Toutes les mathématiques du monde (Flammarion, 2017) emprunté tout récemment à la médiathèque.Oui, je lis de temps à autre, et à intervalles même assez réguliers, des livres de vulgarisation mathématique (c'est mon penchant rationnel, mon tropisme scientifique). Livre déjà vecteur d'une autre belle coïncidence (on dira que c'est mon penchant irrationnel qui reprend le dessus) : juste après avoir rédigé le dernier article sur le Grand Jeu, où j'évoquais une nouvelle fois la gravure Melencholia de Dürer, j'avais précisément ouvert le livre sur une représentation de l’œuvre, page 351, dont j'avais ignoré bien sûr complètement la présence jusqu'à cet instant précis.

Eh bien, de la même manière que j'avais ouvert tout à fait innocemment sur Melencholia, voici qu'hier soir j'ouvre sur la page 107, début de chapitre intitulé Le vertige de l'impossible. On dira que la pensée magique avait investi la pensée logique** (et chacun y verra à son aise la défaite de la rationalité ou l'ironie du malicieux hasard).

C'est en revisualisant la photo que j'ai faite de la page 107 que je me suis avisé que sur la page précédente (tenue en respect par mon enregistreur numérique qui n'a pas d'autre fonction ici), se trouvait un vertigineuse de belle facture.
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* Merci infiniment à Anne-Charlotte et Bruno R. qui nous ont généreusement offert de séjourner dans leur belle maison des environs d'Aix.

** Écrivant ceci, je songe à cet autre livre glané à Aigurande, Pensée magique, pensée logique du mathématicien et philosophe Luc de Brabandere.


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