vendredi 31 décembre 2021

111 et les Livres rouges

A Gaëlle qui m'a ouvert les routes de la Terre du Milieu

Jeudi 23 décembre dernier, je publiais le 108ème article de cette année 2021. Cinq jours plus tard, en discutant avec ma compagne, je lui dis que ce serait sympathique de parvenir à 111 (elle sourit, elle sait mon goût un peu maniaque pour les triplets numériques, de 111 à 999, en passant surtout par le 777). Mais c'est un peu matière à plaisanterie, il ne reste que quatre jours avant le passage à 2022. Elle a apporté le premier DVD de la trilogie du Seigneur des Anneaux, de Tolkien, et nous allons le visionner ensemble (encore une oeuvre que j'ai inexplicablement à peu près ignorée jusque-là). Nous voilà transportés dans la Comté, au pays des Hobbits. Un grand événement s'y prépare, le 111ème anniversaire de Bilbo. C'est le genre de signe qui me met au défi : il faut que je les écrive ces trois derniers articles. La matière ne manque pas, il faut juste trouver le temps. Et c'est ainsi qu'en cette matinée du 31 décembre, je m'apprête à boucler l'affaire.


Il se trouve que je viens juste de commencer la lecture du Livre rouge (Liber Novus) de Carl Gustav Jung*, offert à Noël par Pauline (merci infiniment à elle). Un livre qui ne fut pas publié du vivant de Jung, mais livre séminal, à l'origine manuscrit et illustré par l'auteur lui-même, qui a nourri toute sa production théorique ultérieure. Son "premier jet fut écrit en moins de deux cents jours, à partir de novembre 1913, puis médité pendant toute la Grande Guerre", nous dit la quatrième de couverture. Je n'ai pas encore abordé, à l'heure qu'il est, le texte proprement dit. Je viens seulement de terminer la longue introduction du chercheur qui a établi l'édition, Sonu Shamdasani.


En terminant le visionnage de La communauté de l'Anneau, ce premier tome de la trilogie de Tolkien, je me suis naturellement dit qu'il y avait bien des parallèles à établir entre cette geste incroyable et la théorie jungienne, ne serait-ce qu'en raison de l'importance donnée dans les deux oeuvres à la symbolique et à la mythologie. Je ne doutais pas un instant que beaucoup s'en étaient certainement emparés, et qu'il ne devait pas manquer d'interprétations jungiennes des aventures d'Aragorn et de Frodon. Cela ne m'intéressait pas outre mesure. J'eus l'idée de lancer une recherche à partir justement du Livre rouge, qui me servirait en quelque sorte de filtre.

Et il se trouve que Wikipedia recense, dans une page d'homonymie, six oeuvres portant le titre de Livre rouge. Le plus célèbre est bien sûr le Petit Livre rouge de Mao (dont j'ai trouvé à la fameuse Brocante des Marins un exemplaire). Et puis nous avons donc le Livre rouge de Jung et le Livre rouge de la Marche de l'Ouest, de Tolkien :

"Le Livre rouge de la Marche de l'Ouest (Red Book of Westmarch) est un livre imaginaire créé par J. R. R. Tolkien, et censé avoir été rédigé principalement par Bilbo et Frodo Bessac durant le Troisième Âge de la Terre du Milieu, à la suite de leurs aventures respectives. Également connu sous le nom de Livre rouge des Periannath (Red Book of the Periannath), La Chute du Seigneur des Anneaux (The Downfall of the Lord of the Rings), ou encore sous le nom de sa principale copie le Livre du Thain (Thain's Book), il doit son nom à sa couverture rouge et au fait qu'il est censé avoir été redécouvert dans la Marche-de-l'Ouest de la Comté.

Composé de quatre volumes principaux que Tolkien aurait découverts, traduits, et édités sous la forme des romans Le Hobbit et Le Seigneur des anneaux, ainsi que de ses légendes connues sous le nom de Silmarillion, le Livre rouge doit son inspiration principale au Livre rouge de Hergest, un manuscrit médiéval rédigé en gallois vers la fin du xiiie ou au début du xive siècle." (Wikipedia)

Dans le troisième volet, le Retour du Roi, Frodo remet à Sam le Livre rouge.

Et puis j'ai trouvé aussi, autour de ce Livre rouge, la contribution de Becca Tarnas, avec cette conférence donnée en mars 2014, "The Red Book and The Red Book: Jung, Tolkien, and the Convergence of Images"


A dire vrai, je n'ai pas encore eu le temps de la visionner, mais j'ai lu un texte de cette jeune femme dont je ne parviens plus à retrouver la source exacte. On peut consulter son site, qui est riche en références.

Je n'irai pas plus loin pour l'instant dans cette direction, mais on devine qu'elle est immensément prometteuse. Puisse-t-elle nous donner un peu de lumière après cette année noire, où la pandémie n'a cessé de sévir, où les totalitarismes ont renforcé leur emprise sur le monde, où la crise climatique continue sa marche en avant sans réelle réaction des gouvernements. 

"Toute l'oeuvre de Tolkien, écrit l'historien William Blanc, est marquée par la volonté d'exorciser l'expérience traumatisante de la guerre des tranchées, non par la foi dans le progrès, mais par le désir de réenchanter le monde. Pour cela, il s'inspire nettement du concept cyclique du "Dieu qui meurt" auquel il croyait. Retrouver ce que la modernité a perdu passe pour l'auteur de fantasy par la création d'une nouvelle mythologie. Il esquisse ce projet dès le début du  premier conflit mondial, en expliquant que ses amis du TCBS [ Tea Club and Barrovian Society] et lui, avant d'être en partie fauchés par la guerre, avaient "reçu une étincelle [...] qui était destinée à faire jaillir une nouvelle lumière, ou, ce qui revient au même, à faire jaillir à nouveau une ancienne lumière en ce monde." (Le Roi Arthur, Un mythe contemporain, Libertalia, 2016, p. 315)

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* Jung est encore présent dans le dernier article, publié aussi ce jour, de l'ami Rémi Schulz, dans son Quaternité.

jeudi 30 décembre 2021

i tau fenua i Bora-Bora

A Vierzon le 17 décembre pour aller chercher mon fils à la gare. J'arrive sur le parking à 8 h 30, bien en avance, le train ne devant arriver qu'à 9 h 15. Las, je reçois un message : le train venant de Nantes a été arrêté une heure à Angers, et n'arrivera pas avant 10 h 55. Me voilà donc contraint d'attendre deux heures et demie dans cette bonne ville, pas spécialement réputée pour ce que le jargon actuel nomme attractivité

N'importe, cette ville proche de chez moi, je la connais si peu, elle doit bien receler quelques petites parcelles de beauté. Je m'en vais donc à pied vers le centre-ville, et descends vers l'Yèvre, qui se jette un peu plus loin dans le Cher. Un vieux pont, un jardin art déco sur une île, un sentier qui longe les eaux rapides de cette rivière où se mêlent les lettres du rêve, et mène jusqu'au vieux canal de Berry et ses rives solitaires. Je croise peu de monde, quelques promeneurs, des ouvriers municipaux dont l'un, équipé de cuissardes, racle le fond d'un bassin aux bordures de mosaïque. Je goûte l'instant, avant de me réfugier dans un Patapain pour un chocolat chaud et lire quelques lignes du recueil de nouvelles d'Ursula K. Le Guin, Aux douze vents du monde. J'essaie tout de même, en incorrigible addict de l'imprimé, de repérer une librairie, mais il semblerait que la dernière librairie indépendante ait mis la clé sous la porte. Dans le centre, la seule offre possible est l'espace culturel Leclerc. Elle ouvre à dix heures, je vais y tuer ma dernière heure d'attente. C'est là que je vais me décider à acheter le livre aperçu l'autre jour à Cultura, et dont le titre a aussitôt fait tilt dans mon esprit : pensez donc, c'était Fenua, ce Fenua que je venais de rencontrer dans le roman de Nicolas Chemla, Murnau des ténèbres

Ce Fenua là était un récit de Patrick Deville, son dernier, paru en août 2021. Je connaissais Patrick Deville sans avoir jamais lu un seul de ses ouvrages. J'étais toujours resté à l'écart, allez savoir pourquoi. Mais là, Fenua, juste après avoir écrit un article autour de ce mot, de cette notion, la tentation était trop forte, j'avais résisté à Cultura, là je capitulai, il fallait qu'une trace demeure de ce passage forcé à Vierzon.


La raison du titre apparaît en quatrième de couverture : "La Polynésie se décline en un poudroiement d’îles, atolls et archipels, sur des milliers de kilomètres, mais en fin de compte un ensemble de terres émergées assez réduit : toutes réunies, elles ne feraient pas même la surface de la Corse. Et ce territoire, c’est le Fenua." Petite surprise, le Fenua ne prend pas chez Deville le sens mystique qu'il revêt chez Chemla. C'est le terme tahitien qui signifie la terre des hommes, le pays, le territoire. 

J'ai lu ce livre avec beaucoup de plaisir, car Deville mêle le souvenir de ses séjours avec l'évocation des explorateurs, romanciers, navigateurs et artistes qui ont sillonné cette partie de l'Océanie (ce nom donné à un continent m'a toujours semblé étrange : un continent est en général défini comme une grande étendue de terres, or ici, faute sans doute de celle-ci, on l'a désigné par son contraire, l'Océan immense). 

Poudroiement d'îles, atolls et archipels, et donc aussi poudroiement d'histoires. Je ne m'attarderai aujourd'hui que sur trois d'entre elles, très arbitrairement.

1/ Murnau, bien entendu. J'étais curieux de voir si le cinéaste allait prendre place dans le récit, mais je n'ai pas sauté à sa recherche, j'ai patiemment attendu la page 259 (Deville suit un fil approximativement chronologique, de Bougainville et Cook jusqu'à Gaston Flosse et Mururoa). Le chapitre, chez Murnau, commence ainsi : "Si les espoirs de prospérité que les colons tahitiens avaient placés dans l'ouverture du canal de Panama avaient été vite douchés, dès l'inauguration de celui-ci, en août 1914, par la déclaration de guerre, ces espoirs renaissaient : en 1923, (...) les Messageries maritimes  ouvraient une première ligne régulière, affectaient sur celle-ci le paquebot mixte El-Kantara, affirmaient par le choix de ce village algérien ralliant la Polynésie française que l'empire avait survécu au conflit mondial." (Il n'est pas sans doute pas fortuit non plus que Kantara en arabe signifie "pont", "passerelle","arche"- le magazine de l'Institut du monde arabe se nomme précisément Qantara). Panama, qui mettait Papeete à une dizaine de jours de San Francisco et de Hollywood, me rappelle évidemment le Maqroll d'Alvaro Mutis. A part ça, peu d'informations nouvelles sur Murnau et son tournage maléficié. Deville évoque la rencontre avec Matisse avant de passer dans ce même chapitre à Georges Simenon. L'écrivain "avait entrepris un tour du monde qui l'amenait en Polynésie en 1935 pendant que Matisse, de retour à Nice, y peignait à tête reposée Tahiti." Deville consigne dans un carnet spécialement consacré aux "arrivées" sa description de la première vision de l'île, avec, dit-il, "cette variante de la pluie"(le motif de la pluie, ici encore) :

"On était en rade de Tahiti. On attendait le pilote et il pleuvait à torrents. Dans les nuages gris, une montagne en pain de sucre, toute noire, s"élevait jusqu'à deux mille mètres. On devinait de la verdure sombre, quelques toits rouges." On venait alors d'inaugurer dans la vallée de Fautaua, au "Bain-Loti", un buste de l'auteur, pour sa contribution peut-être au tourisme et au saccage. Georges Simenon écrirait ici deux romans, Long cours et Touriste de bananes, ainsi que des reportages pour Paris-Soir."


Deville écrit plus loin que Simenon n'était pas superstitieux : il ne craint pas, dès son arrivée, de louer la grande villa qui avait été celle de Murnau à Punaauia, entamant une vie de fêtes, "dans le tourbillon du rhum et des soirées endiablées." "Plus tard, poursuit Deville, il reprendrait les Maigret vendus par camions, nécessaires à son train de vie, aux places et aux yachts, aux châteaux, aux demeures de vingt pièces aux etats-Unis puis en Suisse, avant le retrait serein de la vieillesse et de la solitude. Comme si, succédant aux rêveries de l'enfance, la vie adulte était seulement le moment d'aller collecter le matériau des souvenirs paisibles des dernières années pour enfin ne plus bouger, se pelotonner dans une petite piaule avenue des Figuiers à Lausanne, planer sur le tapis volant, allongé, immobile, les yeux au plafond, retrouver les images enregistrées pendant son tour du monde. Comme ce serait aussi le cas pour Matisse, mais la lumière des lagons ne quitterait plus son esprit. Et il noterait dans ses Mémoires, en 1976, quarante ans après son séjour polynésien: "Hier, je me suis endormi sur des images de Tahiti."

2/ Le cinquième chapitre évoque Tupaia, le chef tahitien que James Cook emmena avec lui, lors de son deuxième voyage en Polynésie, en 1769. Je le mentionne ici pour faire écho au commentaire récent d'Alain Sennepin sur le billet consacré à Mutis, et qui me renvoyait à un article du magazine Knowable sur cet incroyable navigateur au savoir géographique étendu. 
J'en ai appris plus sur Tupaia après lecture d'un article de Courrier international, extrait du Wall Street Journal :

"Lorsque le prêtre polynésien Tupaia décide de quitter Tahiti en embarquant avec le capitaine James Cook pour, in fine, rallier l’Angleterre, il part dans un but précis : revenir d’Europe avec des exemplaires de ces mousquets qui assurent aux Anglais une supériorité mortelle face aux lances et aux herminettes des Tahitiens. C’est ce qu’écrit l’historienne et romancière Joan Druett, l’auteure d’une biographie* “réussie” du Polynésien, selon The New Zealand Herald. Ainsi armé, Tupaia entend combattre ses ennemis de l’île de Bora-Bora, qui l’ont chassé de son fief, l’île de Raiatea. À bord de l’Endeavour, Tupaia se révèle un marin hors pair, capable de s’orienter sans compas ni sextant. Mais, dans son journal de bord, James Cook peine à reconnaître les mérites du Tahitien. Certes, il évoque son rôle d’intermédiaire avec les Maoris de Nouvelle-Zélande, mais il minimise l’importance de la carte de plus de 70 îles qu’il a lui-même établie en collaboration avec Tupaia.

Carte dessinée par Tupaia (elle n'obéit pas aux critères occidentaux, et elle n'a été décryptée que récemment*)


Tupaïa n’arrivera jamais en Angleterre. Il meurt en novembre 1770, à proximité de Batavia (l’actuel Jakarta), probablement du scorbut. “C’était un homme avisé, intelligent et ingénieux, mais orgueilleux et obstiné, ce qui rendait souvent sa vie à bord désagréable, à la fois pour lui-même et pour ceux qui l’entouraient”, écrit James Cook dans son journal de bord. Une nécrologie “d’une grossière injustice”, estime Joan Druett. Les données récoltées par James Cook et le naturaliste Joseph Banks ont “bénéficié de l’intermédiaire polynésien le plus intelligent et le plus éloquent de l’histoire des découvertes européennes : si les journaux de Cook et de Banks sont d’éminentes relations de voyage, cela est dû directement à Tupaia.” Pour l’auteure, cette épopée aurait dû être celle de trois hommes extraordinaires, et non de deux, et Tupaia n’aurait jamais dû être plongé dans l’anonymat qui a été jusqu’à récemment le sien."
* Tupaia, le pilote polynésien du capitaine Cook, Joan Druett, ’Ura-Éditions, 2015, pour la traduction française.

 3/ Le récit de Patrick Deville ne suit pas complètement le fil chronologique. Il commence par ce qu'il appelle la première image, la photographie prise par Gustave Viaud, le frère de Pierre Loti, le 15 août 1860. Première image, car c'est la première de Tahiti à n'être du dessin ni de l'aquarelle ni de la peinture de chevalet. 

La photo est décrite mais n'est pas reproduite dans le livre (la photo de la couverture n'est pas celle de Viaud). Je l'ai retrouvée sur le site de la Médiathèque historique de Polynésie.

Papeete, maison de Gustave Viaud 
Auteur : Gustave Viaud (1836-1865)
Date : 1859/1862
Sujet : 
Frère aîné de l’écrivain Pierre Loti (Louis Marie Julien Viaud), Gustave Viaud est chirurgien de marine et débarque à Tahiti en 1859, il exerce à Taravao et dans les îles. Il fut probablement le premier photographe de Tahiti. Il possédait un appareil qui exigeait des temps de pose très longs, entre 5 et 15 minutes, qui l’obligea à ne prendre que des paysages, à l’exception d’une photo de la princesse de Bora Bora. Gustave Viaud laisse 25 vues de Papeete qui constituent autant de documents historiques. Il quitte Tahiti en 1862 avant d’être nommé en Cochinchine.  Gustave ne reviendra jamais à Tahiti, il décède le 10 mars 1865, sur l’Alphée, et est immergé le lendemain à la sortie du détroit de Malacca.(Wikipedia)
Type : Calotype (facsimilé)
Droits :  Domaine public

Source : Gustave Viaud, premier photographe de Tahiti – Société des Océanistes – Exposition du Musée de l’Homme en 1964 (Patrick O’Reilly – André Jammes).

Ceci m'a conduit à lire enfin Le roman d'un enfant, de Pierre Loti, que j'avais chiné à la brocante de Chéniers le 18 août 2019, un livre presque de poche, collection Nelson (1931), où l'écrivain évoque avec beaucoup de sensibilité et de poésie ses souvenirs d'enfance à Rochefort, et donc le départ de son grand frère adoré pour Tahiti. Il parle de sa première lettre reçue de là-bas, qui mit quatre mois à parvenir en France. Elle contenait un billet pour le petit Julien, accompagnée d'une fleur séchée, sorte d'étoile à cinq feuilles d'une nuance pâle, encore rose, une pervenche, "qui était une petite partie encore colorée, encore presque vivante, de cette nature si lointaine et si inconnue..."

"Et, après bien des années, quand je vins faire un pèlerinage à cette case que mon frère avait habitée sur l'autre versant du monde, je vis qu'en effet le jardin ombreux d'alentour était tout rose de ces pervenches-là . qu'elles franchissaient même le seuil de la porte et entraient, pour fleurir dans l'intérieur abandonné."

Le titre de l'article est tiré de l'un des derniers chapitres de Fenua, où Deville relate son séjour à Bora-Bora, depuis son arrivée sur la quai du village de Vaitape, "où s'était entassé le matériel photographique de Murnau". Il avait ensuite pris un autocar pour la pointe  Matira et l'hôtel Maitai. Là, allongé sur un lit, il relisait dans un carnet des phrases "de ce Loti tant décrié qui pourtant nous avait tous amenés ici : "Là-bas, en dessous, bien loin de l'Europe, le grand morne de Bora-Bora dressait sa silhouette effrayante, dans le ciel gris et crépusculaire des rêves." S'il n'avait jamais vu l'île, précise Deville, à la différence de son frère Gustave qui fait photographié la princesse de Bora-Bora, il en avait fait la lieu de naissance de sa Rarahu, et lorsque son personnage Loti embarquait pour le retour, Viaud avait composé la bluette qu'elle lui adressait :

A hoi mai pai ei parahi tua / Reviens pour que nous restions ensemble

i tau fenua i Bora-Bora, / dans mon pays de Bora-Bora

ei haapaa i nia iho / pour que nous nous installions

i tau fenua i Bora-Bora / dans mon pays de Bora-Bora "

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* Ce décryptage est à lire par exemple sur un article de Tahiti-infos, relatant une conférence donnée en 2013 par Jean-Claude Teriierooiterai : 

" Il y a 5 ans, une chercheuse du CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique, ndlr) Anne Di Piazza, qui est française - d’ailleurs ce détail mérite d’être relevé, parceque jusqu’à présent tous les spécialistes qui ont étudié la navigation polynésienne viennent des pays anglo-saxon. (…) Et là, nous avons cette dame-là parce que maintenant on sait à quoi sert la carte de Tupaia. On sait que nous, Polynésiens, nous sommes dans la tradition orale. Il n’y avait pas d’écrit. On ne dessinait pas une carte, il y a 200 ans. Les cartes étaient plutôt emmagasinées dans la tête, dans la mémoire.

Tupaia a donc dû faire un exercice qui n’était pas facile pour lui. Il fallait traduire tout ce qu’il avait dans sa mémoire et mettre tout cela sur un papier, mais il a fait ce qu’il a pu avec le capitaine Cook et les scientifiques qu’il y avait sur l’Endeavour. Cela se passait en 1769 et Tahiti venait juste d’être découverte deux ans plutôt. On était là dans le domaine encore vierge de la connaissance. (…) et donc, la connaissance que Tupaia avait transmise venait directement des ancêtres.

Aujourd’hui, avec cette carte qui a été décryptée par Anne Di Piazza, on sait à quoi elle servait. Ce n’est pas une carte géographique. Elle ne servait pas pour positionner une île ou un archipel par rapport à un autre archipel, mais plutôt à indiquer comment, à partir d’une île, rejoindre une autre île. C’était une carte de navigation. Grâce à l’exploit d’Anne Di Piazza, on sait désormais comment l’utiliser. En fait, du point de vue de Tupaia, il prenait une île et de là, il plaçait les autres îles ainsi que leur espacement (…) en jours de navigation. Tupaia a su donner le temps de navigation entre une île et une autre et ce, par rapport aux vents dominants. Par exemple, sur une carte moderne, l’île de Hao est placée par rapport à l’île de Mataiva (archipel des Tuamotu). Hao est deux à trois fois plus loin que Mataiva par rapport à Tahiti. Le problème, c’est que Tupaia avait positionné Hao très proche de Tahiti, par rapport à Mataiva. Certains ont a dit « mais il a mal placé Hao ! », et donc pendant des années, on a dit que la carte de Cook était bien, puisqu’elle donnait les noms des îles, mais complètement erronée par rapport aux distances. (…) Pourtant, Anne Di Piazza a démontré le contraire. Pour elle, la carte était exacte puisque, par rapport aux vents dominants (celui du Sud-Est appellé « Mara’ai » en tahitien) donc, le temps qu’on met pour venir de Hao à Tahiti est très court, alors que celui de Mataiva à Tahiti était plus long puisque ce trajet précis se faisant en vent contraire. Il fallait louvoyer, louvoyer ce qui augmentait considérablement le temps du voyage. Alors qu’entre Hao et Tahiti, c’était plus rapide. Ce détail, Tupaia l’avait effectivement bien positionné sur la carte. Il ne s’était pas trompé".

On peut lire aussi l'article (en anglais) de Lars Eckstein et Anja SchwarzThe Making of Tupaia’s Map: A Story of the Extent and Mastery of Polynesian Navigation, Competing Systems of Wayfinding on James Cook’s Endeavour, and the Invention of an Ingenious Cartographic System (Journal of Pacific History, volume 54, 2019)

mardi 28 décembre 2021

Ilona llega con la lluvia

La pluie, la pluie toujours, qui cingle au moment même où j'écris la fenêtre du bureau. La pluie au centre des deux derniers articles, et qui s'invite encore une fois. Je recherchais encore désespérément Les Immémoriaux de Victor Segalen, pour suivre mon fil polynésien, et une nouvelle fois ce livre demeurait introuvable. Il était l'un des 22 récupérés le dimanche 3 juin 2018, dans des cartons oubliés sur le trottoir de la brocante des Marins. Je finissais par en douter mais une photo prise ce jour-là, montrant une petite partie du butin, m'a confirmé qu'il était bien dans la maison. Je ne l'ai pas prêté, donc il hante un rayonnage, se cache dans une pile, en tout cas se joue de moi. C'est très énervant, un livre qui se dérobe. Je le traquais donc une fois encore lorsque je tombais sur un autre naufragé de la brocante, l'un des 22, un livre des Cahiers Rouges de chez Grasset, Ilona vient avec la pluie, d'Alvaro Mutis


Ilona vient avec la pluie (en espagnol, les allitérations en donnent un titre plus poétique encore, Ilona llega con la lluvia). Je ne l'avais encore pas lu, et n'avait aucunement prévu de le faire, mais là c'était trop tentant. Je n'avais en réalité rien lu de Mutis, mais j'en savais assez pour que déjà, en 2018, je choisisse ce livre parmi bien d'autres. Il était possible maintenant que le titre, bien que contenant la pluie, ne soit qu'un détail, sans que le motif ne soit traité avec quelque profondeur.

Le soir-même, je le lus avidement. Non pas seulement dans la préoccupation de cet écho avec le motif, mais avec le plaisir intrinsèque de la découverte d'une histoire forte et d'un style personnel. Le roman se déroule à Panama, où échoue le personnage emblématique d'Alvaro Mutis, Maqroll el Gaviero, marin, aventurier, baroudeur à la Corto Maltese, en plus poissard et mélancolique. Il s'enfonce peu à peu dans la dèche lorsque survient la saison des pluies "qui s'abattent sur l'isthme avec l'énergie démesurée d'une trombe et transforment les rues en fleuves opulents et infranchissables." Sa situation périclite encore dangereusement, et puis, quelques jours plus tard : "J'étais sur le point de tomber au fond de l'abîme lorsque survint le miracle sauveur. Il apparut, accomplissant un rituel de ma vie à ce point régulier et fidèle que je ne peux que l'attribuer à l'indéchiffrable volonté des dieux tutélaires qui me guident, avec des fils invisibles mais incontestables, au milieu de leurs obscurs desseins."

Et ce miracle prend la forme d'une femme. Une après-midi, alors que Maqroll se rapprochait du quartier des grands hôtels, avec ses deux derniers dollars en poche,"sans qu'aucun signe ne l'annonçât, une averse s'abattit qui se transforma très vite en une véritable trombe menaçant de tout emporter." Il se réfugie sous la porte d'un petit hôtel, où il retrouve, jouant sur une machine à sous, Ilona Grabowska, née à Trieste d'un père polonais et d'une mère triestine, fille de Macédoniens. Ilona, avec qui il avait déjà vécu bien des aventures. Il l'avait connue dans une crêperie d'Ostende où, déjà, il s'était réfugié pour se protéger de la pluie : "Une de ces pluies glaces, menues, persistantes, typiques des Flandres, qui nous trempent en quelques secondes sans que nous nous en apercevions." Ils vécurent ensemble plusieurs mois, occupés de contrebande d'or dans les ports de la Manche et de Bretagne, avant de s'installer à Chypre, où les rejoignit leur ami Abdul Bashur, autre personnage emblématique de la geste Maqrollienne. Une relation amoureuse d'Ilona avec ce dernier les sépare de Maqroll : "Comme seule Ilona savait le faire, tout se passa sans la moindre difficulté entre nous et sans que la vieille et mutuelle considération qui nous unissait, Bashur et moi, en souffrît le moins du monde." Et ils ne se virent plus pendant plusieurs années jusqu'au jour où ils se retrouvent en prenant le ferry pour l'île de Man : "Il tombait cette sempiternelle pluie écossaise qui aide tellement à rehausser le vert de la végétation."

Ainsi, par trois fois, les apparitions d'Ilona se produisent par hasard, dans les endroits les plus inattendus, par un temps, comme le dit la quatrième de couverture, "invariablement pluvieux."

Le hasard, la rencontre et la pluie, c'était déjà beaucoup pour moi. Mais il y avait mieux. J'avais un autre volume d'Alvaro Mutis en ma possession, et celui-ci non plus je ne l'avais pas lu. Je l'avais même depuis plus longtemps que le roman, c'était un recueil de poésie nommé Et comme disait Maqroll el Gaviero, publié en 2008 chez Gallimard et acheté à Noz, autre lieu magique, en 2015. La singularité de Mutis c'est bien d'avoir promené son personnage de Maqroll aussi bien dans la prose que dans le poème. Je lus avidement aussi la préface de Eduardo Garcia Aguilar, qui commence par nous dire que le poète naît à Bogota le 25 août 1923, et je ne peux pas ne pas penser aux images de Bogota dans le dernier film d'Apitchapong Weerasethakul, Memoria, évoqué encore récemment. Préface traduite par Michèle Lefort, qui dans une "note sur cette édition" m'apporte la plus belle des résonances avec le motif qui m'occupe ces derniers jours de l'année :

"La Summa de Maqroll et Gaviero, titre sous lequel est publiée en espagnol la poésie écrite par Alvaro Mutis de 1948 à 1988, s'ouvre par "La crue" et se termine par "Visite de la pluie", deux poèmes qui donnent à l'ensemble une forme cyclique hautement symbolique. Une lecture attentive met aisément en évidence le lien étroit qui unit ces deux poèmes. En effet, l'eau, sous toutes ses formes - mer, fleuve, pluie, neige - est l'élément primordial essentiel auquel est associée toute la vie de Maqroll el Gaviero, comme bien sûr, celle d'Alvaro Mutis. Elle est à la fois source et véhicule de toute vie, lieu de régénération aussi bien que de mort, force fécondante ou destructrice, magnifiant ou oxydant lentement tout ce qu'elle touche. Pour Alvaro Mutis, la pluie est le catalyseur de la mémoire dont le fleuve est la métaphore, pluies et fleuves ayant constitué l'environnement naturel de son adolescence à Coello, dans "la terre chaude" de Colombie. Le crépitement de la pluie sur les toits revisite le passé et ressuscite de l'oubli tout ce que la crue avait apporté ou emporté avec elle : jeux et peurs de l'enfance, cadavres et alluvions, histoires de pirates et de chercheurs d'or, mystère de la Grotte du Farfadet... A l'image du cycle naturel des eaux de pluie qui grossit les rivières, "Visite de la pluie" renvoie à "La crue" : elle est la grande fête des eaux voyageuses" qui ressuscite "le train arrêté devant le viaduc emporté par la pluie". Mais elle est aussi bien davantage, car elle est le point du cercle où tout recommence, sorte de charnière du temps cyclique qui porte en germe et féconde la renaissance de Maqroll el Gaviero, laquelle prend forme dans le premier des sept récits qui lui sont consacrés : La Neige de l'Amiral, dont l'écriture est presque contemporaine de celle de "Visite de la pluie"." [C'est moi qui souligne]

Nous retrouvons, avec cette forme cyclique du recueil, les figures du cercle et de l'anneau visibles chez Ursula K. Le Guin et Bernard Moninot.

Voici les derniers vers de "Visite de la pluie" :

Souvenus-nous toujours de la visite de la pluie. Yeux clos, essayons de nous rappeler sa clameur,
et assistons, encore une fois, à la victoire de ses troupes, un instant victorieuses de la mort.

jeudi 23 décembre 2021

Goutte d'eau reflétant l'univers

Dans le motif de la pluie, j'ai distingué après coup un autre motif, qui en découlait (le verbe est approprié) presque logiquement. Un motif dérivé qui sourdait déjà sur deux citations, voire trois. Maintenir le suspense n'est pas utile : il s'agit de la goutte d'eau.

Voire trois, disais-je, parce que je m'aperçois que dès la citation liminaire de Nicolas Chemla, la goutte d'eau était présente : "Nous étions en train de tourner une scène de danse lorsque l'on reçut la première goutte de pluie. Il n'y avait pourtant pas un nuage dans le ciel. Une deuxième, puis une troisième, puis, à peine en un clin d'oeil, des trombes d'eau s'abattirent sur l'îlot et le lagon alentour."

Cette goutte d'eau s'insinuait aussi dans la présentation de Pluies, le recueil de poèmes de Françoise Morvan "Chaque quatrain recèle un instant captif comme d’une goutte d’eau reflétant l’univers."

Gouttes d'eau sur le tracteur des Peyrots (photo PB)

Cette idée de la goutte d'eau reflétant l'univers, autrement dit de l'élément infime donnant accès à tout un vaste monde*, se retrouve dans l'extrait de Une sorcellerie de Valentin Retz : "(...) j’ai vu les pluies lourdes qui reliaient terre et ciel, et j’ai vu les nuages qui concentraient leurs gouttes. Et tout cela ne constituait qu’un seul parcours, qu’un seul événement, qu’une seule réalité. Oui, de la même manière qu’une goutte d’eau entretient un contact physique avec tout l’océan, mes deux mains remontaient jusque dans les nuées ; des nuées qui, au même moment, enveloppaient la cité de Jérusalem, y déversant l’orage, le tonnerre et l’éclair.**

A ces citations, je voudrais maintenant en ajouter deux autres, voire trois. La première est un autre extrait saisissant de La Boue de Maurice Genevoix, sur lequel j'étais parvenu en continuant ma recherche (et qui fut donné, soit dit en passant, pour l'épreuve du brevet des collèges).

« C'est très long, quand on ne voit même pas la fumée de sa pipe, quand l'homme qui est tout près n'est plus qu'une masse d'ombre indistincte, quand la tranchée pleine d'hommes s'enfonce dans la nuit, et se tait. Sous les planches les gouttes d'eau tombent, régulières. Elles tombent, à petits claquements vifs, dans la mare qu'elles ont creusée. Une… deux… trois… quatre… cinq… Je les compte jusqu'à mille. Est-ce qu'elles tombent toutes les secondes ?… Plus vite : deux gouttes d'eau par seconde, à peu près ; mille gouttes d'eau en dix minutes… On ne peut pas en compter davantage.
On peut, remuant à peine les lèvres, réciter des vers qu'on n'a pas oubliés. Victor Hugo ; et puis Baudelaire ; et puis Verlaine ; et puis Samain… C'est une étrange chose, sous deux planches dégouttelantes, au tapotement éternel de toutes ces gouttes qui tombent… Où ai-je lu ceci ? Un homme couché, le front sous des gouttes d'eau qui tombent, des gouttes régulières qui tombent à la même place du front, le taraudent et l'ébranlent, et toujours tombent, une à une, jusqu'à la folie… Une… deux… trois… quatre… Il n'y a pourtant, sur les planches, qu'une mince couche de boue. Depuis des heures il ne pleut plus. D'où viennent toutes les gouttes qui tombent devant moi, et mêlées à la boue enveloppent ainsi mes jambes, montent vers mes genoux et me glacent jusqu'au ventre ?
Le bois était triste aussi,
Et du feuillage obscurci,
Goutte à goutte,
La tristesse de la nuit
Dans nos cœurs noyés d'ennui
Tombait toute… 

Les gouttes tombent au rythme de ce qui fut la Chanson Violette, je ne sais quelle burlesque antienne, qui s'est mise à danser sous mon crâne… Une… deux… trois… quatre… 
La planche était triste aussi
Et de son bois obscurci,

Goutte à goutte… 

Je vais m'en aller. Il faut que je me lève, que je marche, que je parle à quelqu'un… » 

Contre cette litanie obsédante de la goutte, véritable torture mentale, l'auteur ne peut lutter qu'avec les armes de la poésie, le ressouvenir de poèmes "qu'on n'a pas oubliés". Hugo, Baudelaire, Verlaine, Samain... 

Kim Tschang-Yeul (le peintre de la "goutte d'eau") – L’Événement de la nuit


La goutte d'eau est ambivalente : quand elle se multiplie, devient innombrable, elle est à proprement parler un enfer. Il ne pleut plus et pourtant les gouttes continuent de tomber. C'est une éternité d'ennui que son cortège ouvre par son indifférente obstination. Tandis que considérée seule, dans l'événement unique de sa chute, elle peut transporter le spectateur ou la spectatrice dans une sorte de méditation cosmique. C'est ce qui arrive à Luz dans L'oeil du héron :
"Elle traça un cercle sur le sable près de son pied, en s'appliquant de son mieux avec la tige épineuse qui lui servait de compas improvisé. Ce cercle, c'était au choix un monde, le soi ou Dieu. Dans le désert, aucun autre être n'était capable de concevoir un cercle parfait... elle pensa au délicat anneau de cuivre autour du cadran de la boussole. Parce qu'elle appartenait à l'espèce humaine, elle avait reçu en partage l'esprit, les yeux et l'adresse manuelle qui lui permettaient de se représenter l'idée d'un cercle et de la reproduire en dessin. Mais la moindre goutte d'eau perlant au bout d'une feuille, qui tombait à la surface d'une flaque ou d'une mare, pouvait créer un cercle plus parfait que le sien, s'élargissant régulièrement du centre vers l'extérieur, et si l'on imaginait un océan sans limite, le cercle agrandirait à l'infini sa circonférence de plus en plus ténue. Ce dont était capable une simple goutte d'eau lui était interdit. Qu'y avait-il donc à l'intérieur de son cercle ? Des grains de sable, de la poussière, quelques minuscules cailloux, une épine à demi enterrée, la figure lasse d'André, l'écho de la voix d'Autane, les yeux de Sacha qui ressemblaient terriblement à ceux de son fils Lev, les courbatures de ses épaules là où tiraient les courroies de son sac à dos, et sa peur. Le cercle était insuffisant pour tenir l'angoisse en échec. Et sa min effaça le cercle, lissant le sable pur le laisser tel qu'il avait toujours été et resterait à jamais après leur passage. "(p. 215, c'est moi qui souligne)

Très beau paragraphe, qui reprend une fois encore cette symbolique du cercle et de l'anneau, dont l'oeil du héron est une autre incarnation.

Voire trois, disais-je encore, car ce matin-même, reprenant ma lecture de Prendre le temps de vitesse, le recueil d'écrits et d'entretiens du peintre-dessinateur Bernard Moninot (dont nous avions vu l'exposition au Musée Saint-Roch, et j'y suis retourné une semaine plus tard avec le Doc), je suis tombé sur ce texte de 1991, à trente ans de là, intitulé Un Tableau en rêve, où Moninot contemple une étrange peinture, réalisée par un jeune peintre de 17 ans, qui ressemble à l'oeuvre qui lui-même cherche mais qu'il n'a pas su concevoir ni même esquisser :

"L'oeuvre est faiblement éclairée et il émane d'elle une certaine luminosité, elle semble se situer à la limite de deux espaces. Cette surface donne l'impression d'une masse d'eau d'un volume virtuel où se reflèterait la planéité claire d'un ciel absolument pur.

De chaque côté, presque à la limite des deux bords verticaux de ce rectangle tombent à intervalles réguliers deux gouttes d'eau, formant sur cette surface des ondes elliptiques concentriques, qui se rejoignent lentement  vers le centre, puis s'effacent." (p. 99, c'est moi qui souligne)

 


Bernard Moninot, Le Jour parfois je m'identifie à la pluie, la nuit je flaire les issues, 
(novembre 2003), Aquarelle, encre, mine graphite, collage de fil d’argent, de fil de nylon, de mica et de gouttes de verre sur papier, Centre Pompidou


_______________________
* William Blake :
"Voir le monde dans un grain de sable
Et le paradis dans une fleur sauvage
Tenir l'infini dans le creux de sa main
Et l'éternité dans une heure.
"

** Cette figure de la pluie reliant terre et ciel est également exprimée dans un autre passage de Nicolas Chemla : "Le ciel était liquide et le lagon reflétait les nuages et, réunis par la pluie, ils formaient ensemble une toile indivise et hypnotique (...)" (p. 161)

mercredi 22 décembre 2021

Vers la nuit gonflée comme une eau noire

"Nous étions en train de tourner une scène de danse lorsque l'on reçut la première goutte de pluie. Il n'y avait pourtant pas un nuage dans le ciel. Une deuxième, puis une troisième, puis, à peine en un clin d'oeil, des trombes d'eau s'abattirent sur l'îlot et le lagon alentour. On ne pouvait que supposer qu'il pleuvait également sur Bora : la pluie était si dense que l'on ne voyait plus rien à plus de quinze mètres. On remballa à toute vitesse tout ce que l'on pouvait sauver. Et puis on attendit. Ça avait tout l'air d'une simple averse, qui cesserait aussi vite qu'elle avait commencé.

Deus semaines plus tard, nous attendions toujours. La pluie, torrentielle, était tombée pratiquement sans interruption, de jour comme de nuit."

Nicolas Chemla, Murnau des ténèbres, Cobra, 2021, p. 159.

Cette pluie diluvienne est bien sûr interprétée par beaucoup comme une vengeance des esprits du lieu, une des rétorsions - il y en aura d'autres, bien plus dramatiques - pour avoir profané le motu sacré. Superstition ? chacun pensera ce qu'il voudra. Ce qui m'a surtout retenu dans ce motif de la pluie, c'est qu'il m'était déjà apparu avec force dans L'oeil du héron, d'Ursula K. Le Guin. La planète Victoria, cadre de l'histoire, semble placée sous un intense régime pluvieux, comme en témoigne par exemple cet incipit du chapitre II : "Des nimbus noirs s'avançaient en longue procession au-dessus de la Baie du Songe. La pluie crépitait en rafales sur les tuiles de la maison de Falco. Du fin fond des cuisines filtrait un écho assourdi de bruits de voix et de remue-ménage domestique. Aucun autre son, à part celui de la pluie." Plus loin, alors que les soldats de la Cité ont contraint des paysans de la Zone à travailler sur le chantier des nouveaux domaines de la Vallée du Sud, c'est la météo effroyable qui ruine la tentative : "La nuit tomba, noire et torrentielle. Il ne pleuvait jamais comme ça dans la Cité ; il y avait des toits là-bas. Le chant de la pluie résonnait dans les ténèbres alentour, sur des kilomètres et des kilomètres de désert vierge. Les braises grésillèrent, noyées."

La pluie est si prégnante, s'infiltrant partout, détrempant les sols, qu'elle va jusqu'à se glisser implicitement dans la réflexion des personnages sur leur destin. Luz, la fille de la Cité qui a rejoint les rebelles de la Zone - et qui est comparée au héron gris de l'Etang du Peuple par le silence qui est en elle - Luz propose de tout réinventer : 

"Victoria, c'est grotesque, c'est un nom terrien. Nous devrions lui donner un nom propre.
- Comment ?
- Un qui ne signifie rien : Beurk ou Baba. A moins de le baptiser Boue, puisqu'il n'est fait que de boue... Si la Terre s'appelle "Terre", pourquoi celui-ci ne s'appellerait-il pas "Boue" ?"

Boue. Et je songe en recopiant cet extrait à ce livre de Maurice Genevoix, le troisième tome de Ceux de 14, qui se nomme précisément La Boue. Je vais chercher le volume, jamais bien loin, l'édition de Flammarion de 2013 qui rassemble les quatre livres de son témoignage sur la guerre, et j'en remonte les pages, glissant en diagonale, et je prends la page 558, tout en sachant que d'autres auraient aussi bien fait l'affaire, mais tout de même, celle-ci n'est pas mal, euphémisme bien sûr, je devrais dire magnifique, terrible et magnifique :

"Vers la nuit gonflée comme une eau noire, je montais, Viollet derrière moi. Blafarde, d'un seul bloc, la lueur de ma lampe électrique tombait sur notre toit de boue. [...] 
"Là ! disait Viollet. Ça chassera bien la flotte jusqu'à d'main... Et demain, si ça coule dedans, c'est les autres qui prendront, pas vrai ?"
Ils prendront, car la pluie tombe toujours. Depuis que nous avons quitté la lande, elle nous ruisselle sur les épaules. A nos pieds, dans les fondrières du chemin qui dévale vers les Eparges, nous entendons rouler un torrent invisible. En bas, près des vergers, le bataillon fend de sa proue un lac ténébreux et sonore où les chaussures battent comme des rames. De loin en loin, sous nos semelles, des pontons de planches tremblotent. Des écharpes de pluie se roulent à nos genoux, traînent sur nos visages leur effleurement glacé.
"Broom ! tousse Porchon. Il y a aujourd'hui cent neuf ans, c'était la bataille d'Austerlitz... Austerlitz... le soleil..."
La boue clappe. [...]"

Pouvais-je mieux tomber que sur ce passage, alors que le suivant d'Ursula Le Guin, dûment repéré avant la rédaction de cet article, jouait sur ces mêmes contrastes entre soleil et pluie, lumière et boue ? Qu'on en juge :

"Lorsqu'il sortit de la cabane, une bourrasque de pluie le frappa en plein visage, lui coupant la respiration. Suffoquant, il sentit les larmes lui monter aux yeux, mais le vent n'y était pour rien. Il se remémorait cette lumineuse matinée, où un soleil d'argent avait salué son immense bonheur, seulement trois jours auparavant. Aujourd'hui c'était la grisaille, pas de ciel, peu de jour, rien que de la pluie et de la glaise. Boue, ce monde ne mérite pas d'autre nom, songea-t-il. Il avait envie de rire, mais ses yeux étaient encore plein de larmes. Elle avait rebaptisé le monde. L'autre matin sur la route, il avait connu le bonheur, mais maintenant, c'était... il n'avait d'autre mot à sa disposition que son prénom, Luz. Tout y était condensé : le lever de l'astre argenté, le flamboyant coucher de soleil au-dessus de la Cité jadis, l'ensemble du passé et tout ce qui restait à venir, y compris leur actuelle mission : l'élaboration d'une stratégie, la confrontation finale et leur future victoire, la victoire des lumières.
[...] La pluie avait un goût douceâtre sur ses lèvres."

Et, comme souvent, quand l'Attracteur étrange fait émerger un motif, comme ici celui de la pluie (jamais encore traité), il n'est pas avare de résonances. J'en comptai trois dans les jours qui ont suivi. Tout d'abord, par le fil Facebook d'André Markowicz, je découvris l'annonce de la parution en avril 2022, de Pluies, de Françoise Morvan, présenté ainsi sur le site des Editions Mesures : "Une année d’enfance dans un village de Bretagne, une année de pluies – pluies douces, averses, bruines légères, lourdes pluies d’orage venant à leur tour éveiller la mémoire des ombres… Chaque quatrain recèle un instant captif comme d’une goutte d’eau reflétant l’univers."


Revenant sur la page FB de Markowicz, je relis le post qu'il a écrit pour saluer un autre livre de Françoise Morvan, son dernier qui a pour titre L'oiseau-loup. Il n'hésite pas à dire que c'est un livre majeur : "Un livre qu'on ne lira pas comme ça, sur la plage, ou, je ne sais pas, comme un autre, pour se distraire. Non, c'est un livre de vie, au sens où non seulement il porte des dizaines de vies, mais Françoise y a mis toute sa vie (pas seulement les événements — elle me dit que c'est une histoire vraie), mais toute sa vie. Je veux dire tout son être. Ce livre, quand on y entre, lentement, page à page, texte à texte, j'en suis certain, il peut changer la vie. La vôtre, de vie.

Parce qu'il s'impose en tant que tel. Il ne ressemble absolument à rien. Il créé son propre temps, — le temps qu'il porte et le temps qu'il demande. Ce livre, sa place est au centre de nos Mesures."

Et il en livre le début dans un post du 14 décembre, le titre en est Tourbière. Et j'y retrouve presque sans surprise, mais avec émerveillement, la lumière et la boue :
"Plus bas vers l'ouest, la route est lente. Les prairies arrêtées devant quelques collines ont l'air de pâturages que les vagues de la mer auraient laissés là, d'un vert plus sombre et plus rougeâtre, et c'est dans l'épaisseur des laîches que les ruisseaux mincissent jusqu'à se perdre. Il arrive aussi que les bêtes s'y embourbent. Un vieux en bottes de caoutchouc les cogne avec un bâton sans écorce qui luit comme d’une lueur de lune. La bête s'arrache à la boue et continue de meugler. Plus loin, les bottes s'enfoncent, le vieux jure comme on crache et pèse sur son bâton.
Comme le purin ruisselle de la cour vers l'allée pierrée, la lumière colle aux murs et vient se mouler sur un pli sculpté du linteau, l'ogive et la pliure aussi dans la moulure de boue devant l'étable, et celle autour des sabots de la vache, où la botte a marqué son empreinte."

Le 13 décembre, c'est un entretien avec Valentin Retz dans Diacritik qui me délivre un nouvel écho (j'ai déjà évoqué cet auteur en juin 2019 dans l'article Le livre d'Esther). Son dernier livre, Une sorcellerie, est au coeur de la discussion avec Arnaud Jamin. Cela me conduit à la critique du livre par ce même Jamin en octobre dernier : La bataille pour la lumière de Valentin Retz. La fin de l'article avec l'extrait cité est éloquent :

"Remonté dans son propre nom, son propre être, il se trouve avec sa femme à trente kilomètres de l’oasis d’Ein Gedi en Israël. Le ciel fait couler des trombes d’eau qui se répandent en flots près de leur voiture. “(…) j’ai enfoncé mes mains dans l’eau jaunâtre, en un lieu où celle-ci s’écoulait doucement. Je les ai même mouillées jusqu’au poignet, saisissant la terre molle avec énergie. Or, dès que ma peau est entrée en contact avec ces éléments, il m’a semblé que mon être s’élargissait d’une manière inouïe ou, pour mieux dire, que la mélodie de l’eau me mettait en présence de son écoulement. Car des images, des intuitions, des bruits se sont mis à fluer dans mon esprit : j’ai vu la mer Morte en direction de laquelle l’eau ruisselait, et j’ai vu les pics que celle-ci dévalait ; j’ai vu les pluies lourdes qui reliaient terre et ciel, et j’ai vu les nuages qui concentraient leurs gouttes. Et tout cela ne constituait qu’un seul parcours, qu’un seul événement, qu’une seule réalité. Oui, de la même manière qu’une goutte d’eau entretient un contact physique avec tout l’océan, mes deux mains remontaient jusque dans les nuées ; des nuées qui, au même moment, enveloppaient la cité de Jérusalem, y déversant l’orage, le tonnerre et l’éclair.


Enfin, dernière résonance, musicale celle-ci. Je tombe ces mêmes jours sur une chronique de Max Dozolme de France-Musique à propos de "Águas de Março"d'Antônio Carlos Jobim, un grand classique de la bossa nova : "Antonio Carlos Jobim a un jour confié qu’il avait eu l’idée d’écrire les Eaux de Mars lors d’une promenade avec sa femme Thereza Otero Hermanny. C’était en mars 1972. C’est à dire le début de l’automne au Brésil. Lorsque les jours s’assombrissent et que le pays entier est en proie à des pluies diluviennes. Lors de cette promenade, Jobim voit les ouvriers construire sa nouvelle maison, les rigoles creusées dans le sol par l’averse. La tristesse le submerge. Il se met au sec et note quelques notes, quelques images."


Les Eaux de Mars seront reprises par Georges Moustaki en français (et par Pauline Croze, en 2016). 

C'est le cri d'un hibou, un corps ensommeillé
La voiture rouillée, c'est la boue, c'est la boue
Un pas, un pont, un crapaud qui croasse
C'est un chaland qui passe, c'est un bel horizon
C'est la saison des pluies, c'est la fonte des glaces
Ce sont les eaux de Mars, la promesse de vie

Chemla, Genevoix, Le Guin, Morvan, Retz, Jobim, Moustaki, Croze, que de beautés la pluie a-t-elle inspirés ! Que de mélancolies et de tristesses aussi. Mais, comme le rappelait Baudelaire, la mélancolie n'est-elle pas l'illustre compagnon de la beauté ?  "Elle l'est si bien que je ne peux concevoir aucune beauté qui ne porte en elle sa tristesse."

Je ne finirai pas là-dessus, car aujourd'hui même, pas plus tard que cet après-midi, j'ai eu droit à une autre épiphanie de la pluie. J'ai en effet, avec ma compagne et mes enfants, vu enfin le film Memoria, d'Apitchapong Weerasethakul, chroniqué ici en novembre. Film magnifique et déroutant (mes deux ados n'ont guère goûté, il faut bien le dire, ses longs plans fixes et sa lenteur contemplative), film qu'il faut avant tout écouter, selon le conseil même du réalisateur, et qui s'achève avec la pluie, le son de la pluie qui accompagne tout le générique final. Ce qui ne saurait surprendre après avoir découvert l'entretien qu'il accorda à Libération le 16 novembre dernier depuis son domicile thaïlandais de Chiang Mai. Extrait :

Vous souvenez-vous d’un son qui vous a marqué pendant l’enfance ?

Je dirais la pluie. J’aimais sortir pour mieux en profiter, au grand dam de ma mère. J’aimais particulièrement quand elle était forte. J’ai l’impression qu’elle ne tombe plus aussi dru que quand j’étais enfant.

La pluie fait un son complexe, selon l’endroit où elle tombe.

Et elle s’accompagne d’autres sensations, l’odeur, l’humidité.

[...]

Marcel Proust associe le souvenir au sens du goût et de l’odorat – la madeleine trempée dans une infusion de tilleul.

Souvent, une sensation démarre une réaction en chaîne. Je parlais de la pluie, plus tôt. Memoria se finit par une scène sous la pluie. En travaillant sur le mixage, je pouvais sentir l’odeur de la terre.

Continuant ma recherche autour des rapports du cinéaste et de la pluie, je déniche un autre article de Libération, intitulé, bien dans le style Libé, Apitchapong Weerasethakul, et pluie c'est tout. Il s'agit d'une courte vidéo, diffusé sur une galerie d'art virtuel, October Rumbles, "qui adopte à nouveau le point de vue fixe d'un observateur de chambre contemplant un rideau qui bouge au rythme du vent, tandis que la pluie dehors fait rage et inonde les grasses frondaisons d'un jardin-jungle."

Enfin, on ne sera pas étonné de voir que, parmi les dix films préférés de AW figure un court-métrage de 1929, La Pluie (Regen), de Joris Ivens et Mannus Franken.






 

lundi 20 décembre 2021

Polype et Tapu

Résumons : dans une séquence centrale de Nosferatu, Murnau juxtapose, par le moyen d'un montage serré, une plante carnivore se refermant sur une mouche, un aliéné attrapant des mouches et les mangeant, un polype  - comparé à un fantôme - ingérant un animalcule, des araignées désignées par l'aliéné dévorant une proie piégée par leur toile. Thierry Lefebvre parle de "mise en place d'un réseau sémantique extrêmement pertinent", à la suite de Bouvier et Leutrat qui évoquent une "contagion métaphorique". "Tout se passe donc comme si un lien ténu mais néanmoins très résistant articulait les différentes propositions de cette métaphore imbriquée." Au coeur de cette métaphore il y a l'acte de la manducation, une proie et un prédateur ; toujours quelque chose mange quelque chose. Dans la description du fenua dans le roman de Nicolas Chemla, on retrouve plusieurs fois ces notions d'imbrication et de mangement : "Elle m'expliquait que ma peau, mon sang, mon corps, mon être entier étaient entrelacés de myriades de fibres invisibles de tous les êtres du fenua, passé et présent, les plantes, les animaux, les poissons, le vent, le soleil, les essences, tout ce que j'ingurgitais, tout ce que j'apprenais, toutes les huiles dont j'enduisais ma peau, tout ce qui me nourrissait, spirituellement et physiquement..."

Le mécanisme biologique à l'œuvre est identifié par Lefebvre comme étant la phagocytose, mise en évidence sur les étoiles de mer par Elie Metchnikoff en 1884, et rapidement explorée par le cinéma : "au début des années 1910 par exemple, le docteur Eugène-Louis Doyen tourna plusieurs séries de films visant à montrer les effets bénéfiques d'une de ses spécialités pharmaceutiques, la Mycolysine: la stimulation de la phagocytose y jouait soi-disant un rôle primordial, comme en témoignent plusieurs écrits contemporains. Vers la même époque, le docteur Jean Comandon observait le même phénomène dans le sang des oiseaux : son film Phagocytose d'un hématozoaire, réédité dans les années 1920 en format 9,5 mm, montrait des globules blancs se frayant un chemin, bousculant les globules rouges, attaquant l'organisme intrus et le digérant. Une certaine violence sous-tendait ces exhibitions, tenant au fait que les phagocytes, cellules migratrices par excellence, renversaient tout sur leur passage et fondaient sur leur proie à la manière d'un rapace. L'absorption de l'intrus, son assimilation biologique, c'est-à-dire son annihilation pure et simple, renvoyait à d'autres terreurs «existentielles», et en particulier à cette horreur du néant qui caractérisa de toujours le genre humain."


Nosferatu, parvenu à Brème, apparaît à Ellen derrière une fenêtre : "Seules se détachent, sur un fond noir homogène, sa face livide et ses mains noueuses. D'abord agrippés aux barreaux, les doigts s'en détachent et se mettent à flotter à hauteur du visage. Ici, le parallèle avec l'hydre d'eau douce s'impose. Le fond noir, commun aux deux plans, renvoie aux techniques de prises de vues microcinématographiques, et plus particulièrement à l'esthétique contrastée de l'ultra-microscope. [...] Plus loin, l'ombre de Nosferatu se profile sur un mur, son bras s'allonge démesurément, ses doigts effilés et crochus s'étirent à l'image des tentacules d'un polype. Nous assistons là, à proprement parler, à une mutation du monstre, à son expansion cytoplasmique, tel un pseudopode de protozoaire."


Et Thierry Lefebvre de conclure ainsi

"L'analogie organique est d'ailleurs corroborée par l'attitude du professeur Bulwer [Van Helsing] qui -si l'on en croit le générique -serait un «disciple » de Paracelse. Comme le font remarquer Bouvier et Leutrat, ce savant est «porté au poste d'énonciateur» par Murnau, qui lui confie en quelque sorte les «clefs » de son film. La thèse de Bulwer, exposée dans le cadre d'une «leçon de choses», est celle d'une similitude «perlée» affectant tous les étages de la Création. Similitude entre l'hydre d'eau douce, la plante carnivore, l'araignée et bien sûr Nosferatu, similitude à la fois physionomique et comportementale. On retrouve ici la pensée analogique de Theophraste Bombast von Hohenheim (1493-1541), plus connu sous le pseudonyme de Paracelse. Pour ce dernier, tout était en relation avec tout au travers de ce qu'il appelait la «théorie des signatures». 

Ainsi, la grande idée du Maître alchimiste - à savoir qu'il existerait une unicité du microcosme et du macrocosme - trouve dans le film de Murnau une singulière démonstration..."

Cette pensée analogiste se retrouve dans Murnau des ténèbres un peu en amont du passage abordé l'autre jour, lors de l'évocation de l'art de fabrication des pirogues, où se croisent également les deux concepts de fenua et de mana : "il faut que ton coeur batte à l'unisson de ces vibrations, que ton mana s'accorde avec celui du fenua. Tu n'es pas un oeil qui regarde, tu es une fibre sur la grande toile d'araignée du cosmos. Tes vibrations sont ses vibrations. Alors seulement tu pourras fabriquer les pirogues les plus performantes." Ces notions ont beau être nouvelles, l'auteur prête à Murnau la perception de "résonances avec son obsession germanique pour le paysage idéal", et il cite les vers baudelairiens de Correspondances : La ténébreuse et profonde unité, vaste comme la nuit et comme la clarté.

Il y a comme une sorte de paradoxe : Nicolas Chemla ne cesse de décrire un Murnau attentif à ses interlocuteurs tahitiens, toujours curieux de la culture locale et à l'écoute de leur conception du monde, et pourtant il décide de tourner sur un îlot à l'ouest de Bora Bora, le minuscule Motu Tapu, qui, comme son nom l'indique, était tabou, terre sacrée où personne ne pouvait passer la nuit. Et ce ne sera pas la seule profanation que les autochtones lui reprocheront : il allumera aussi un feu sur un marae (autrement dit, sur un espace sacré) et fera dresser un camp sur un ancien cimetière. Et il semblerait qu'il aurait accueilli les mises en garde par un haussement d'épaules.

Ce dédain des croyances populaires expliquerait la malédiction qui sembla s'acharner sur le film, incendies, noyade, pannes de caméra, sans désarçonner pour autant le flegmatique Murnau qui se serait contenté de dire : "Les tournages sans incident, mein Shatz, ça n'existe que dans les rêves !" Murnau, l'ancien pilote de chasse qui avait survécu à plusieurs crashs,  mourra une semaine avant la première de Tabou, sur la Pacific Coast Highway, près de Santa Barbara.

Mais sur le Motu Tapu, le premier signe de la malédiction avait peut-être été la pluie, la pluie torrentielle qui se déchaîna alors qu'on tournait une scène de danse.

C'est de cette pluie dont il sera question dans le prochain billet.


jeudi 16 décembre 2021

Le fenua sort de Nosferatu

"Un rideau de pluie diffractait les rayons du soleil et ajoutait à la magie électrique du spectacle. "C'est comme ça que l'on sait si un blanc de poissons approche : la couleur des lagons se reflète dans les nuages !" Murnau était à nouveau comme un enfant qui aurait rencontré un véritable enchanteur. "Mais... et s'il n'y a pas de nuages ?" s'exclama-t-il, et nous partîmes tous d'un grand éclat de rire. Oro lui répondit : "On écoute aussi le vent, on observe les oiseaux. Il suffit de savoir lire le ciel. Etre à l'écoute du fenua. Tout le monde n'a pas ce don, et cela disparaît de plus en plus vite... Tu te doutes que tout ce que l'on te dit là est considéré comme hautement sacrilège et profane. Pour l'église, ce sont des croyances barbares, soufflées par des dieux mauvais. Mais nous, nous savons, nous sommes encore quelques-uns à savoir..."

Nicolas Chemla, Murnau des ténèbres, Cobra, 2021, pp. 148-149

Si je ne me trompe, nous avons là la première apparition dans ce roman de Nicolas Chemla de la notion de fenua, notion polynésienne dont la définition est complexe. Un peu plus loin, l'auteur donne la parole à Reri, la vedette féminine de Tabou, l'actrice Anne Chevalier, née d'un père français et d'une mère polynésienne, qui dit se souvenir de sa grand-mère qui, lorsqu'elle confectionnait des couronnes de palmes, affirmait que ce qu'elle tissait là c'était le monde lui-même : "Elle répétait tout le temps : "Tout est là, tout est tissé, le temps des anciens avec le temps présent, notre corps avec le fenua..." Elle me disait alors, comme si elle me confiait le plus grand secret de sa vie : "Nous sommes tous pris dans la toile infinie du fenua..." Elle m'expliquait que ma peau, mon sang, mon corps, mon être entier étaient entrelacés de myriades de fibres invisibles de tous les êtres du fenua, passé et présent, les plantes, les animaux, les poissons, le vent, le soleil, les essences, tout ce que j'ingurgitais, tout ce que j'apprenais, toutes les huiles dont j'enduisais ma peau, tout ce qui me nourrissait, spirituellement et physiquement..."


Murnau aurait été obsédé par cette phrase : "Nous sommes tous pris dans le tissu infini du fenua." Il y aurait vu, selon Chemla, une connexion intime avec son propre cinéma, et plus particulièrement, avec sa vision du montage, qui tisse des liens entre de multiples événements épars, des instants éloignés, pour créer "une grande toile dynamique de destinée, de gravité, dans laquelle se retrouvent pris les personnages"*. Déjà, dans Nosferatu, il aurait cherché à représenter cette idée :

"Et c'est vrai : tu te souviens sans doute que l'image de la toile d'araignée est très présente dans le film, de façon littérale. C'est une évidence, pour moi qui l'ai connu, que le comte Orlok est, de tous ses personnages, celui dont Murnau se sentait le plus proche - quand tu regardes bien, il y a tellement de tendresse, de compassion pour ce pauvre monstre timide et éploré d'amour - mais ce qui est certain, c'est que dans le film, le véritable vampire, c'est le cinéma lui-même : une créature arachnoïde et assoiffée de vie, qui se nourrit de l'énergie du réel, en aspire les ombres et les lumières et les tisse entre elles, afin de créer un diamant de nuit dans lequel se mire les profondeurs et les plus sombres recoins de l'âme humaine..." (p. 153)

Il ne faut jamais prendre pour argent comptant ce que nous souffle un personnage de roman : je me suis mis en recherche d'un photogramme du film comportant une toile d'araignée. Normalement, si l'on en croit le narrateur, aucun problème pour en dénicher une. Or, ce n'est pas le cas. On ne trouvera aucun plan comme celui-ci, extrait de La Marque du vampire, de Tod Browning :


J'ai revu l'arrivée de Hutter chez le comte Orlok, et rien à faire, le ménage est bien fait chez le vampire. Pas d'araignée en vue. En réalité, Murnau est bien plus subtil, et il y a bien des araignées dans ce film, mais il ne faut pas les chercher dans le château maudit de Transylvanie, mais dans une séquence plus lointaine, au beau milieu du film, avant l'arrivée du comte Orlok à Brême. Thierry Lefèbvre en a fait l'objet d'une analyse en 1999, Les métamorphoses de Nosferatu, dont je reprends ici les grandes lignes, qui coïncident, on le verra, avec la vision du fenua selon Chemla. Le mieux est de visionner d'abord cette séquence, qui va de la 28ème minute à la 32ème (sur cette copie, on a redonné les noms du roman de Bram Stoker qui avaient été modifiés par Murnau pour ne pas payer les droits).



Un carton nous conduit dans le cours de sciences naturelles de Van Helsing : 




Dans un plan d'ensemble, nous découvrons Van Helsing (Bulwer dans la version Murnau) entouré de cinq de ses étudiants. "Le petit groupe se rapproche d'une table pour observer de plus près une plante carnivore. Celle-ci nous est montrée en gros plan : une mouche vient s'y poser et se hasarde en son sein. Soudain, la plante se referme sur elle tel un piège. Le professeur Bulwer, filmé en gros plan, observe les réactions de ses élèves par dessus ses lunettes. Il prend un air mystérieux. 
-Nicht wahr -wie ein Vampgr! [Comme un vampire, n'est-ce pas?]."

Le carton français est légèrement différent, mais cela ne change rien dans le fond :


On revient ensuite sur Nosferatu, avec ce nouveau carton : 



Thierry Lefèbvre : "Nous sommes maintenant dans un asile psychiatrique de Brème. Un gardien vient chercher le directeur:

-Der gesterneingelieferte Kranke hat einen Tobsuchtanfall. .. [Le patient qu'on nous a amené hier a une crise de folie furieuse. . . ].

Dans sa cellule, Knock, qui n'est autre que le factotum de Nosferatu, s'est recroquevillé sur lui-même. Il happe les mouches en plein vol et fait mine de les avaler. Il répète indéfiniment: Blut ist Leben ! Blut ist Leben ! [ Le sang, c'est la vie ! Le sang, c'est la vie ! ] , au grand étonnement de ses geôliers et du directeur de l'asile." (On voit qu'il est bon de disposer de plusieurs versions, sur la nôtre, on s'est contenté de Sang !... Sang !... ce qui est réducteur)


Après que Renfield se soit jeté sur le directeur pour l'étrangler, et qu'il ait été maîtrisé par le gardien, une nouvelle rupture intervient : on retrouve Van Helsing avec ses étudiants, rassemblés cette fois autour d'un aquarium. Puis nouveau carton.





"Le curieux animal, qui semble flotter dans un paysage nocturne, sans point de repère, s'empare d'une particule flottante indéfinie et l'ingère prestement. "



Après un dernier plan d'ensemble sur le professeur Van Helsing  et ses étudiants, nous retournons dans la cellule de Renfield. "Ce dernier désigne du doigt l'angle du plafond. Il répète: -Spinnen... ! [Des araignées... ! ]. Plusieurs de ces insectes sont montrés en gros plan, sur une toile tendue. Interloqué et impuissant, le directeur de l'asile se retire, laissant Knock (Renfield) à son délire." (Le carton Araignées... ! a été shunté dans notre version)



Thierry Lefèbvre souligne que "Marc Bouvier et Jean-Louis Leutrat ont déjà souligné l'importance fondamentale de cette séquence, notant en particulier que «par sa position centrale et singulière, elle se signale suffisamment pour qu'on cherche d'emblée déplacements et condensations»**. Charles Jameux, dans son livre consacré à F.W. Murnau, va plus loin."
"Il faut voir dans cette séquence située, rappelons-le, après celle de Knock dans sa cellule, l'expression de la pensée dialectique de Murnau. Occupant la position centrale dans le film -avant le voyage de retour et le début de la deuxième partie -cette séquence est conçue et montée comme une manière de collage -comme la séquence des scorpions par laquelle débute l'Âge d'or." ***

Thierry Lefèbvre poursuit en déclarant que "cet enchaînement visuel serait donc une manière de nœud gordien, à travers lequel l'ensemble de l'écheveau symbolique et fictionnel pourrait se dénouer.

En pratique, nous avons affaire à une succession de tropes, dont la structure de base est la comparaison. Nosferatu est assimilé tour à tour à une plante carnivore, à un polype et à une araignée. Ces métaphores sont parfois imbriquées, à l'image d'une
matriochka : ainsi, Nosferatu est comparé à un polype, qui est lui-même comparé (par le biais d'un intertitre) à un fantôme."

Il pense que pour réaliser cette séquence, Murnau a prélevé des images dans des films scientifiques plus ou moins contemporains : "Pour en revenir aux inserts de Nosferatu, il nous a été possible de repérer deux films français (plus ou moins contemporains) intitulés les Plantes carnivores  et trois baptisés l'Hydre d'eau douce. Il ne s'agit-là bien entendu que de la partie surnageante d'un iceberg archivistique et il y aurait avantage à poursuivre ces recherches préliminaires, en particulier dans le domaine allemand."

(A suivre)



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* François Bonini, dans une critique du site avoir-lire, ne dit pas autre chose : "Derrière la simplicité apparente d’une fable linéaire se cache un sens aigu du cinéma, renforcé par un entremêlement savant de motifs : le collier de fleurs, la corde rompue, les danses qui s’interrompent sont autant d’échos qui structurent le film et surtout, l’eau omniprésente qui change de sens selon les moments ; synonyme d’innocence quand elle est cascade, elle devient danger lors de la plongée pour finir en océan létal. Admirables dernière images dans lesquelles Matahi se débat pour rejoindre son aimée et s’épuise en un vain combat ! À la fin, comme le dit à peu près Victor Hugo, ne reste que la mer."

** M. Bouvier, J.-L. Leutrat, Nosferatu, Paris, Cahiers du cinéma / Gallimard, 1981, p. 183.

*** C. Jameux, F.W. Murnau, Paris, Éditions universitaires, 1965, p. 29-30.