mardi 28 novembre 2023

Je te salue, pleine de grâce

"L'histoire des idées paraît aussi lente que celle des plaques géantes, sous la terre, qui avancent de quelques millimètres en quelques millénaires.
Il y va toujours du banquet, de l'amour et de la conception d'une femme pauvre."

Michel Serres, Les cinq sens, Grasset, 1985, p. 222.

Le rangement d'une bibliothèque, c'est un petit bouleversement tectonique qui laisse souvent remonter des ouvrages fossilisés par l'oubli. Ainsi de l'essai Les cinq sens de Michel Serres, que j'avais acheté le 18 décembre 1985, l'année donc de sa sortie (trente-huit ans ont passé, misère), essai foisonnant, hirsute, virtuose que j'avais lu comme en apnée, ébloui par la poésie qui sourdait par tous les pores de cette prose philosophique, égaré tout aussi bien parce que nombre de passages demeuraient pour moi ésotériques. Le livre eut un succès certain, Michel Serres, avec son truculent accent du sud-ouest, sa malice, sa faconde fit le bonheur de nombre de plateaux télévisés, c'était un mixte d'Albaladejo et de Spinoza dont l'optimisme gaillard me laissait pourtant de plus en plus sceptique, surtout au moment de la petite Poucette (Le Pommier, 2012), opus beaucoup plus accessible que Les cinq sens, mais qui à mon avis sera plus rapidement obsolète, s'il ne l'est pas déjà, comme semble le suggérer Martin Legros : "Il [Michel Serres ] voyait dans cette mise à disposition du savoir et de l’information un formidable progrès qui nous dispense dorénavant de devoir calculer ou mémoriser, pour pouvoir nous concentrer sur l’essentiel : la réflexion et l’invention. Dans tous les espaces cognitifs, de l’école au Parlement en passant par le cabinet médical ou judiciaire, la présomption d’incompétence de l’usager, qui le rendait captif de ceux qui détiennent le savoir conjointement avec l’autorité, allait se retourner en présomption de compétence et vivifier la conversation démocratique. Quinze ans plus tard, c’est peu dire que l’enthousiasme et l’optimisme de Michel Serres ne sont plus de mise. L’IA s’apprête à nous remplacer dans toute une série de tâches, les profils algorithmiques nous calculent dans nos moindres faits et gestes en même temps que les réseaux sociaux pulvérisent l’espace public, avec leurs bulles informationnelles et leurs fake news." (C'est moi qui souligne)


L'autre jour, je mets donc à nouveau la main sur ce livre, et, l'ouvrant au hasard, tombe sur des pages où affleure le nom de Marie-Madeleine, celle-là même qui nourrissait mes cogitations depuis plusieurs semaines. Je n'en avais aucun souvenir de ma première lecture, en 1985, il est vrai. Là, ça tombait à pic. Je me replongeai dans ces pages fiévreuses, et retrouvais à peu près les mêmes sensations qu'en 1985, partagé entre l'éblouissement et l'incompréhension. Il faut croire que je n'ai guère fait de progrès... Je ne compte donc pas me lancer dans une explication de texte dont je serai bien incapable (et j'ai le sentiment que l'ouvrage, passé son succès initial, n'a guère été commenté et étudié), mais, plus simplement, butiner ici et là quelques phrases suggestives. Ainsi, celles qui suivent la citation que j'ai mise ici en exergue : "Je te salue, pleine de grâce./ L'ange parle de la grâce d'une femme : charme, agrément, finesse, aménité . je m'incline devant ta beauté."

C'est ni plus ni moins qu'une Annonciation que Serres ici décrit. Mais il ne le dit pas explicitement, pas plus qu'il ne donnera dans la page suivante le titre du poème qui inspire ses lignes. Voici l'extrait :

"Avant que n'advienne le verbe, la chair, de soi, regorge de grâce. Elle dort pendant la longue nuit tacite, au milieu des moissons blondes, si pleine du donné qu'elle en laisse pour les glaneuses, sommeille sous les antiques étoiles sans nom, songe en écoutant vaguement les boeufs ruminer dans le chaume craquant, revient parmi les parfums passagers d'asphodèle qu'un arbre immense sort de son ventre, dont le dernier scion se nomme le verbe. Reposant, le sein nu, près du patriarche , lui-même lourd de sommeil, elle rêve en silence d'un enfant inconcevable, au milieu de la nuit sereine aussi longue que la somme des longueurs alignées de l'enfance de tous les hommes, où le ciel éclaire à peine les ombres. La chair rêve du verbe, le langage prend racine dans les entrailles, fruit." (pp. 222-223)

Les connaisseurs du grand Victor auront reconnu Booz endormi, le plus célèbre poème de La Légende des siècles, basé sur un passage du Livre de Ruth. Donnons-le ici, sans barguigner, dans son intégralité : 


Booz s'était couché, de fatigue accablé ;
Il avait tout le jour travaillé dans son aire,
Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.

Ce vieillard possédait des champs de blé et d'orge ;
Il était, quoique riche, à la justice enclin ;
Il n'avait pas de fange en l'eau de son moulin ;
Il n'avait pas d'enfer dans le feu de sa forge.

Sa barbe était d'argent comme un ruisseau d'avril,
Sa gerbe n'était point avare ni haineuse ;
Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :
«Laissez tomber exprès des épis,» disait-il.

Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.

Booz était bon maître et fidèle parent ;
Il était généreux, quoiqu'il fût économe ;
Les femmes regardaient Booz plus qu'un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.

Le vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et l'on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Mais dans l'oeil du vieillard on voit de la lumière.

*

Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens ;
Près des meules, qu'on eût prises pour des décombres,
Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;
Et ceci se passait dans des temps très anciens.

Les tribus d'Israël avaient pour chef un juge ;
La terre, où l'homme errait sous la tente, inquiet
Des empreintes de pieds de géants qu'il voyait,
Etait encor mouillée et molle du déluge.

*

Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
Or, la porte du ciel s'étant entre-bâillée
Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.

Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu'au ciel bleu ;
Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu.

Et Booz murmurait avec la voix de l'âme :
«Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?
Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingts,
Et je n'ai pas de fils, et je n'ai plus de femme.

«Voilà longtemps que celle avec qui j'ai dormi,
O Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
Et nous sommes encor tout mêlés l'un à l'autre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi.

«Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?
Comment se pourrait-il que j'eusse des enfants ?
Quand on est jeune, on a des matins triomphants,
Le jour sort de la nuit comme d'une victoire ;

«Mais, vieux, on tremble ainsi qu'à l'hiver le bouleau ;
Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,
Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,
Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l'eau.»

Ainsi parlait Booz dans le rêve et l'extase,
Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,
Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.

*

Pendant qu'il sommeillait, Ruth, une Moabite,
S'était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite.

Booz ne savait point qu'une femme était là,
Et Ruth ne savait pas ce que Dieu voulait d'elle.
Un frais parfum sortait des touffes d'asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

L'ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurément,
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.

La respiration de Booz qui dormait
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lis sur leur sommet.

Ruth songeait et Booz dormait ; l'herbe était noire,
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une imense bonté tombait du firmament ;
C'était l'heure tranquille où les lions vont boire.

Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l'ombre
Brillait à l'occident, et Ruth se demandait,

Immobile, ouvrant l'oeil à moitié sous les voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l'éternel été,
Avait, en s'en allant, négligemment jeté,
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles.

Ruth endormie, détail d'un dessin de Victor Hugo

Merveilleux rebonds de la sérendipité : en cherchant une illustration pour le poème, je tombe sur une émission de France-Culture, de la série A voix nue, avec Pierre Michon qui s'entretient avec Colette Fellous. Quatrième rendez-vous sur cinq, qui se termine par la lecture intégrale par l'écrivain de "Booz endormi".  Très belle lecture. "C'est moi dans tous les âges", dit-il à un moment.

Dans un texte de la même année 2002, "A quoi servent les poèmes", que je lis ensuite dans une édition du journal suisse Le Temps, il raconte les deux fois où il a senti la nécessité de prier. Une première fois, alors que sa mère se mourait dans un hôpital de Guéret, une seconde fois après la naissance de sa fille :

"J'ai prié une autre fois, au mois d'octobre, quelques années plus tôt. Un enfant était né dans la nuit, je venais de rentrer chez moi au petit matin. Quelque chose me vint qui était de l'envie de prier, de clore, de m'ouvrir. Assis sur mon lit, tranquille, souriant si on souriait quand on est tout seul, j'ai dit d'un bout à l'autre à haute voix Booz endormi. Je l'ai dit comme il doit être dit, dans le calme, l'acceptation de tout, l'espérance contre toute raison, la gloire qui vient toujours.

L'Epitaphe Villon peut être dite pour une mère morte, Booz endormi peut être dit pour une fille née vivante et viable comme l'écrivent les obstétriciens dans leur rapport de routine. II y a bien peu de pièces de vers qui peuvent tenir en ces deux occasions, comme on dit que le tungstène tient dans la température du zéro absolu, sur les beaux télescopes suspendus entre terre et lune qui regardent le Big Bang. Le tungstène regarde le Big Bang. Les deux poèmes que j'ai dits regardent les cadavres, tous les cadavres parmi lesquels il y a ceux des mères, ils regardent l'âme qui se souvient de ces cadavres qu'elle a habités, d'où elle a observé le petit morceau de Big Bang à elle fugitivement dévolu; ils regardent les corps vivants, les petits enfants qui naissent, qui vieilliront et mourront. Ils les regardent, ils leur parlent, ils en parlent, cadavres, petits enfants et nous qui sommes entre les deux, comme si cadavres, petits enfants et nous c'était le même – et c'est le même. Ils rassurent le cadavre, ils assurent l'enfant sur ses jambes. Voilà sans doute la fonction de la poésie. Je n'en vois guère d'autre."
L'écrivain creusois Pierre Michon © BARLIER Bruno

L'entretien de A voix nue est daté du 28 novembre 2002, autrement dit il y a vingt-et-un ans jour pour jour. Cette coïncidence ne serait guère remarquable sauf que cette date n'est pas pour moi anodine : c'est celle de mon anniversaire. Soixante-trois ans que j'ai vu le jour à la ferme des grands-parents maternels, dans cette maison construite à la fin du XIXème par des maçons creusois dont la mémoire des lieux n'a pas gardé un seul nom.


dimanche 26 novembre 2023

De la rue du Calvaire à l'hôtel de la Paix

"Je ne crois finalement pas plus au "Temps", qu'à "l'espace". Je ne crois qu'à l'Eternité. D'où mon travail, ma recherche, sur "la Vitesse" comme révélation de la relativité du "Temps", de "l'espace", de la vie même... "

Paul Virilio, Cahier de reconnaissance daté du 7 juillet 1989, in Oeuvres, 1957-2010, Seuil, p. 84.

En lisant Amélie Nothomb et Jean-Philippe Toussaint, j'avais croisé ce motif de l'éternité, redoublant la présence chez l'une et l'autre d'une Marie Madeleine dont la figure outrepassait le seul modèle évangélique. Et en chroniquant le All that Heaven Allows, de Douglas Sirk, j'avais évoqué aussi le monumental recueil des Oeuvres de Paul Virilio aux éditions du Seuil, sous ce titre La fin du monde est un concept sans avenir. Et c'est dans ses premières pages que j'avais rencontré la citation liminaire, tirée de l'un de ses Cahiers dit de reconnaissance, sortes de brouillons de ses futurs essais, et dont l'ouvrage offre quelques fac-similés. Depuis, je me suis avancé dans sa lecture, lentement, presque à tâtons, mal assuré en raison de la fréquente densité du propos, et j'ai retrouvé trace du thème de l'éternité dans Essai sur l'insécurité du territoire, premier opus virilien publié en 1977. Notamment au sein de ce paragraphe qui n'a pas perdu grand chose de son actualité...

"On est très fier, en France, d'avoir créé le premier ministère de l'Environnement. Mais ce ministère, depuis sa fondation, demeure bizarrement inactif. Il paraît que notre espace national est déjà tellement saturé techniquement que le Ministre de l'Environnement n'est pas encore parvenu à y trouver un lieu où pourrait s'exercer concrètement son action en faveur du milieu. Tandis que les populations s'épuisaient en combats rapprochés dans la liste des sphères économiques et sociales privées de dimensions, comptabiliser et s'approprier le temps et l'espace humains (du time is money au compte à rebours) ont été les occupations véritables du système occidental. Cette capitalisation clandestine n'a été à aucun de ses niveaux anodine et sans conséquence : dans la paix totale, aujourd'hui, l'heure zéro est universelle, l'éternité disparue, et le Ministre de l'Environnement n'est, en réalité, que le premier ministre de l'Utopie." (p. 113, c'est moi qui souligne)

J'ai évoqué aussi récemment, après un tweet stupide de Jacques Attali, les bombardements de Dresde, et cela m'avait conduit à lire enfin Abattoir 5 de Kurt Vonnegut, lequel avait vécu le déluge de feu qui s'était abattu en 1945 sur la belle ville allemande jusque-là épargnée. Il se trouve que Paul Virilio a lui aussi vécu les affres d'un bombardement, celui de Nantes, où sa famille était réfugiée en 1943. Et c'est par l'évocation de ces jours d'effroi qu'il commence son livre. Ceci dit, je ne le découvre pas aujourd'hui seulement, non, j'ai déjà raconté cette histoire dans un article du 18 avril 2020, Des bibliothèques et du désastre, et reproduit un extrait d'un entretien donné en 1995 à François Ewald (le lien donné alors dans l'article ne fonctionne plus malheureusement) :

"J'avais été avec ma mère chercher des biscuits pour les prisonniers à la biscuiterie Lu. Ma mère me dit : « Je fais la queue ; rejoins-moi tout à l'heure ; va donc faire un tour rue du Calvaire ». Il y avait là de grandes boutiques avec des jouets. Je reviens, je prends la queue avec ma mère. On rentre avec nos biscuits. L'après-midi, bombardement. Le lendemain, rue du Calvaire, il n'y avait plus rien, tout avait été rasé, on voyait l'horizon. Ce fut pour moi un sentiment extraordinaire : pour un enfant, une ville c'est éternel. Tout d'un coup, elle était tombée comme un décor. J'étais moins sensible à la mort, au drame, même si j'avais eu peur, qu'au côté d'évanouissement, ce que j'ai désigné par la suite comme « esthétique de la disparition », c'est-à-dire le tour de passe-passe, maintenant il n'y a plus rien. C'était cela la guerre, la guerre éclair, la domination, l'héroïsation de la technique : faire disparaître la réalité, la réalité de la vie, la réalité d'un quartier."

16 septembre 1943, rue du Calvaire

Paul Virilio écrit donc dans ce début de l'essai de 1977 que la seconde guerre mondiale a été sa mère et son père, ce qu'il redit des années plus tard à Ewald, précisant : "D’une certaine façon, à partir de 47-50, je n’ai pas vécu. Tout ce qui m’a constitué s’est produit avant. Voilà, à dix ans je suis devenu un vieux monsieur, un war baby, comme Perec et d’autres". Il affirme qu'il a été instruit par l'extrémité des situations vécues : "Il ne s'agit pas de complaisantes violences, comme cette tête coupée dans le caniveau ou ces camions de morts et de blessés remontant la rue (ma rue) vers l'hôpital Saint-Jacques après la destruction de l'Hôtel-Dieu, mais d'une vision du monde, inaltérable.

Et il enchaînait ainsi : "L'avènement du ciel dans l'histoire, la hauteur, usuelle désormais, le dessus, présent et omniprésent à partir de l'an 40. Les bombardements stratégiques sont indispensables à l'analyse du phénomène urbain."

En ce début novembre, je lisais le même jour Peste § Choléra, de Patrick Deville, emprunté à la médiathèque, un roman de son cycle Abracadabra centré, une fois n'est pas coutume, sur un unique personnage, ce génie trop méconnu qu'était Alexandre Yersin (Deville lui-même qui se met souvent en situation dans les autres ouvrages du cycle n'apparaît ici, très épisodiquement, que comme le "fantôme du futur"). Yersin, donc, disciple de Pasteur qui s'échappa très vite de l'étouffoir des laboratoires, gagna l'Indochine, s'y révéla explorateur avant de découvrir à Hong-Kong le bacille de la peste, le Yersinia pestis qui porte son nom, puis de s'établir à Nha Trang au Vietnam, d'y développer la culture de l'hévéa et de se consacrer à mille observations scientifiques dans de multiples domaines. Yersin donc, de passage à Paris alors que la Wehrmarcht en est aux portes, et qui s'envole au dernier jour de mai 40 dans ce qui sera le dernier vol de la compagnie Air France avant des années. 

"C'est aussi le dernier vol pour Yersin. Il ne reviendra jamais à Paris, jamais ne retrouvera sa chambre au sixième étage du Lutetia. Il s'en doute bien un peu, observe tout en bas les colonnes de l'exode dans la Beauce. Les vélos et les charrettes sont empilés des meubles et des matelas. Les camions au pas au milieu des marcheurs. Tout cela rincé par les orages du printemps. Les colonnes d'insectes affolés qui fuient les sabots du troupeau. Ses voisins du Lutetia ont tous quitté l'hôtel. Le grand échalas d'Irlandais binoclard, Joyce en costume trois-pièces, est déjà dans l'Allier. Matisse gagne Bordeaux puis Saint-Jean-de-Luz. L'avion met le cap sur Marseille. Entre les deux pinces qui se resserrent du fascisme et du franquisme. Alors que se dresse au nord, avant de frapper, la queue du scorpion. La peste brune." (p.10)

Alexandre Yersin (1863-1943)

Et je repense là au dernier atelier de Virilio, l'atelier de la dernière frontière, ainsi que le nomme sa fille Sophie, un trois pièces au sixième étage là encore, à La Rochelle, ouvert sur l'horizon marin, des baies vitrées partout. Je songe qu'au Lutetia, en 1940, l'amiral Canaris installa l'Abwehr, le service de renseignements et de contre-espionnage de l'état-major allemand. Le général de Gaulle y vivait encore à demeure en mai et juin 40. Pierre Assouline raconte que "fraî­chement nommé sous-secrétaire d’État à la guerre et à la défense nationale, il dînait­ régulièrement avec ses enfants dans la grande salle à manger. Un soir, un gendarme se présenta : « Mon colonel, le président du Conseil attend dehors avec d’autres voitures. Le gouvernement quitte Paris pour Tours. Il faut faire vite... » Le jeune De Gaulle monta prestement dans sa chambre pour revêtir son uniforme. Lorsqu’il redescendit, alors qu’on entendait ronfler les moteurs du convoi, le gendarme le pressa. « Un instant ! » répondit De Gaulle. Puis il se dirigea vers la récep­tion et eut ce mot historique qui m’a été rapporté par un ancien concierge : « Ma note, s’il vous plaît ! » Et il régla, comme plus tard devenu président de la République, il mettra un point d’honneur à toujours payer de sa poche à l’Élysée ses timbres et sa facture d’électricité..."

Le 15 septembre 1943, la veille du bombardement de Nantes, c'est dans un autre hôtel de luxe, le Raphael, que Ernst Jünger, officier de l'armée d'occupation,  assiste, écrit-il dans son Second Journal parisien, "à un spectacle à la fois terrifiant et grandiose. Deux puissantes formations en triangle survolaient le centre de la ville du nord-ouest au sud-est. Elles avaient déjà jeté leurs bombes, de toute évidence, car dans la direction d'où elles venaient, des nuages de fumée sombre montaient, s'étalaient en larges nappes et s'élevaient jusqu'au firmament. Vision funèbre ; on comprenait aussitôt qu'il y avait là-bas des centaines, et peut-être des milliers d'hommes qui étouffaient, brûlaient, perdaient leur sang."

Et je songe encore que sur la route de Lyon, que j'empruntais souvent dans les années 90 pour aller voir les enfants, je traversais Saint-Gérand-le-Puy, entre Varennes-sur-Allier et Lapalisse, où James Joyce habita de décembre 1939 à décembre 1940 (il mourut un mois plus tard à Zurich le 13 janvier 1941). 


Jusqu'à Pâques 1940, lui et sa femme prirent pension à l'Hôtel de la Paix. Ironie du sombre temps.


jeudi 23 novembre 2023

Noli me tangere

"Une fois sur place, Billy paresse dans le véhicule à se dorer au soleil. Ses compagnons se lancent à la chasse aux souvenirs. Beaucoup plus tard, les Tralfamadoriens devaient conseiller à Billy de s'étendre sur les moments heureux de sa vie et de négliger les périodes déplaisantes ; ou encore de fixer le regard sur des situations agréables quand l'éternité semblait s'immobiliser. Si Billy avait été capable d'un tel choix, il est probable qu'il aurait élu comme exemple de félicité suprême son petit roupillon inondé de soleil au fond de la voiture à cheval."

Kurt Vonnegut, Abattoir 5, Points/Seuil, p. 210.

Je n'en ai pas encore fini avec ce passage de Nue, où Jean-Philippe Toussaint compare deux scènes vécues avec Marie aux Annonciations de la Renaissance. Il parle de ces détails iconographiques qui le "frappaient par leur étonnante proximité, la tenue de Marie, son manteau de laine claire de demi-saison, qui avait la blancheur immaculée des représentations de la pureté, sans compter son bouquet, les lys blancs qu'elle avait à la main". Cependant, malgré toutes les similitudes, quelque chose ne collait pas, et qui tenait selon lui à l'expression de Marie au moment où elle recevait la nouvelle. Ordinairement, la Vierge des Annonciations a toujours un visage doux et recueilli. Par exemple, celle de Fra Angelico, au musée du Prado, la montre plongée dans un calme profond, ne trahissant aucune émotion.

Annonciation, Fra Angelico (détail)

"Or, écrit Toussaint, la manière avec laquelle Marie m'avait annoncé qu'elle était enceinte cet après-midi, la façon dont elle me l'avait jeté à la figure dans le cimetière de Portoferraio, avec de la véhémence dans les yeux, avait quelque chose de violent et d'effarouché. Ce n'était pas un aveu, c'était un reproche. Et, continuant à réfléchir, je finis par me souvenir de l'Annonciation de Botticelli qui se trouve aux Offices, où la Vierge présente une étonnante ressemblance psychologique avec l'état d'esprit de Marie cet après-midi au cimetière de Portoferraio, cette Vierge de Botticelli, qui, dans l'histoire des Annonciations italiennes, est, à ma connaissance, l'unique exemple de cette attitude de réticence de la Vierge, de réticence foncière, fondamentale, qui, dans le même geste, semble témoigner à la fois de l'acceptation et du refus de son état, la silhouette sinueuse et la main qui éloigne - comme si Botticelli n'avait pas peint une Annonciation mais un Noli me tangere !"

Annonciation du Cestello, Sandro Botticelli, 1489-1490, Galerie des Offices, Florence.

On connaît pas moins de sept Annonciations peintes par Botticelli. Celle qu'évoque Toussaint doit être celle dite Annonciation du Cestello. La notice de Wikipedia la commente ainsi : "L’ange est ici véritablement agenouillé devant la Vierge, montrant, plus encore que chez Fra Angelico l’importance de celle-ci et de son rôle. La Vierge est dans une position étonnante, mais pleine de grâce. On peut sans doute émettre l’hypothèse que le moment précis illustré ici est « Mais à cette parole elle fut fort troublée » tandis que l’ange fait un geste rassurant « Ne craignez point, Marie  ». Le geste de la Vierge s'inscrit en fait dans une longue tradition iconographique et sa pose mouvementée ne fait qu'exprimer lyriquement les interrogations religieuses qui agitent Florence."

On voit par là que le narrateur de Toussaint exagère quelque peu la "réticence foncière" de la Vierge, que l'on peut à la rigueur interpréter dans son geste de la main mais pas du tout dans l'expression de son visage, aussi calme et recueilli que dans le tableau de Fra Angelico (rien de cette véhémence dans les yeux qu'il a remarqué chez Marie).

Le Noli me tangere, « Ne me touche pas », est la traduction latine par saint Jérôme de l'adresse Μή μου ἅπτου (Mê mou haptou) dans l'Évangile selon Jean (Jn 20,17). Elle fait allusion à la parole du Christ à Marie la magdaléenne, près du tombeau vide. "Jésus lui dit : « Marie ! » Se retournant, elle lui dit en hébreu : « Rabbouni ! » - ce qui veut dire : « Maître ». Jésus lui dit : « Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père. Mais va trouver mes frères et dis-leur : “Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu.” »

Noli me tangere, Sandro Botticelli, Philadelphia Museum of Art

Frédéric Boyer traduit différemment ce Noli me tangere : "Jésus lui dit : "Ne t'attache pas à moi. Car je ne suis pas encore monté avec mon Père." En note, il explique que le grec haptomai, verbe fréquent dans les Evangiles, appartient au vocabulaire de la guérison : "Jésus touche les corps ou est touché dans le processus de guérison. Mais il s'agit moins d'être touché que de vouloir retenir, et de faire une seule chose en rapprochant deux choses, en les attachant, dans le vocabulaire de la passion."

Ce qui est tout de même remarquable, et en cela l'intuition du narrateur de Toussaint est très judicieuse, c'est la similarité du jeu des mains dans les deux tableaux de Botticelli, l'Annonciation et le Noli me tangere.

On peut voir un autre exemple proche avec le tableau de Martin Schongauer :

Noli me tangere, Martin Schongauer (1473), musée d'Unterlinden.


lundi 20 novembre 2023

Elle est retrouvée. Quoi ? – L’Eternité.

"J'ai débuté la vie éternelle. L'expression consacrée ne signifie encore rien pour moi : ce mot d'éternité n'a de sens que pour les mortels."

Amélie Nothomb, Soif, Albin Michel, 2019, p. 135.


Le narrateur de Soif, rappelons-le, n'est autre que le Christ. Jésus-Christ. Ou bien devrais-je écrire Jésus tout court ? Je ne sais pas, écrire Jésus, le Christ, ou Jésus-Christ, on sent bien que ce n'est pas la même chose, quand bien même c'est la même figure qui est désignée. Le narrateur de Soif est en tout cas pleinement humain, c'est sans doute ce qui a heurté certains lecteurs du livre, catholiques intransigeants qui ne pouvaient voir d'un bon oeil ne serait-ce que le sentiment clairement affiché de Jésus pour Marie-Madeleine.  Bon, mais ce n'est pas cet aspect que je voulais discuter ici, c'est la notion d'éternité qui apparaissait dans l'extrait reproduit.

Presque en même temps, j'avais donc lu Nue, de Jean-Philippe Toussaint. J'ai montré dans Nue/Soif comment les deux livres étaient en résonance autour du personnage de Marie-Madeleine. Une autre résonance plus discrète tenait dans ce mot d'éternité. Dans la deuxième partie du livre, le narrateur accompagne Marie sur l'île d'Elbe, où ont lieu les funérailles de Maurizio, le gardien de la propriété de son père sur l'île. De fait, après une série de déconvenues, ils ne parviennent au cimetière qu'au crépuscule et échouent à trouver la tombe du défunt. Marie a un malaise et finit par s'affaisser sur le marbre d'une pierre tombale. Comme il lui demande ce qui se passe, elle lui répond : " (...) mais tu ne le vois pas ce que j'ai ? Mais je suis enceinte, dit-elle."

Un peu plus tard, alors qu'ils reviennent à l'hôtel par les routes tortueuses de l'île, le narrateur se rappelle un autre raté, une autre fois où il était rendre visite à son oncle au cimetière et était ressorti sans l'avoir vu. "Plus tard, écrit-il, alors que m'arrivait une expérience du même ordre, réfléchissant à cet acte singulier de ne pas trouver quelqu'un qu'on va voir dans un cimetière, je m'étais rendu compte que cette mésaventure révélait dans le fond la vraie nature de toute visite dans un cimetière, c'est que, quand on va voir quelqu'un dans un cimetière, il est naturel qu'on ne le trouve pas, car on ne peut le trouver, jamais, et c'est à son absence qu'on est confronté, à son absence irrémédiable."

A ce moment je ne peux pas m'empêcher de penser à ce mort que, pareillement, on ne trouve pas dans le récit évangélique : c'est encore Marie la Magdaléenne (c'est ainsi que la désigne Frédéric Boyer dans sa récente traduction) qui se rend à l'aube au tombeau alors qu'il fait encore noir, et elle voit que la pierre a été enlevée. Elle court pour en informer Pierre et Jean, elle pense alors que des gens ont enlevé le Seigneur du tombeau. Une sorte d'urgence s'empare d'eux et ils courent ensemble vers le sépulcre. J'aime bien cette insistance sur le fait de courir, et Jean va jusqu'à préciser que "l'autre disciple" (il ne dit pas Jean) "court devant, plus vite que Pierre, et parvient le premier au tombeau." Il voit le lin qui gît à terre, et Pierre, pénétrant le premier dans le tombeau, voit le suaire qui était sur la tête de Jésus roulé dans un coin. Ils retournent ensuite chez eux, et c'est à Marie, restée là, en pleurs, que deux anges en blanc apparaissent, puis Jésus lui-même.

Noli me tangere, Fra Angelico, couvent San Marco, Florence.

Dans le récit de Nothomb, Jésus raconte qu'une fois "laissé seul avec sa mort", il a connu un "moment de pur vertige". Son coeur a explosé de réjouissance : "Les musiques les plus grandioses du présent, du passé et du futur ont déferlé en moi et j'ai connu l'infini. (...) Lorsque le caveau n'a plus suffi à contenir l'exaltation, je suis sorti. On s'est beaucoup demandé par quelle magie j'y suis arrivé. Cela m'a été si naturel que je ne peux pas répondre. J'ai aimé me retrouver dehors. Le silence qui a suivi la musique a été un délice que j'ai hautement apprécié." C'est à la suite de cela qu'il affirme avoir débuté la vie éternelle.

Je reviens à Nue. Une fois à l'hôtel, vers seize heures, ils doivent attendre une heure décente pour se présenter dans un restaurant du vieux port : "Près de trois heures nous séparaient encore du dîner, trois heures blanches, inoccupées, qui s'étendaient devant nous comme une immensité de vide vertigineuse." Ce détail est loin d'être anodin, ce temps creux s'impose à l'instar de l'espace vide du tombeau christique, et ce n'est sans doute pas un hasard si le mot même de vertige surgit là aussi inopinément. Observons aussi que la scène se déroule encore une fois au crépuscule : "Même s'il ne faisait pas encore nuit, les réverbères étaient déjà allumés." La narrateur, allongé sur le lit, contemple Marie fumant en silence à la fenêtre :

"Je voyais sa silhouette en manteau qui me tournait le dos, son poignet légèrement désaxé, et sa main, fine, qui tenait la cigarette entre ses doigts. C'était la même image, exactement la même - l'attitude, la fixité du visage, la cigarette immobile de laquelle s'élevait lentement la fumée - que celle de Marie dans le café de la place Saint-Sulpice deux jours plus tôt, quand je l'avais observée dans la nuit derrière les vitres. Et même si, à ce moment-là, à Saint-Sulpice, je ne pouvais pas encore deviner que Marie était enceinte, je le savais déjà en réalité, c'est là, à Saint-Sulpice, que j'ai su pour la première fois que Marie était enceinte. Je l'ai su par l'image, de façon subliminale, comme si l'invisible était entré dans ma vision, et l'éternité dans le temps." (p. 154, c'est moi qui souligne)

L'éternité. Là encore. Mais ce n'était pas tout. Ce qui allait suivre est tout à fait étonnant, qui vient résonner avec force avec ce qui me requiert ces derniers jours. Poursuivons la lecture : "Et je songeai alors que ces deux scènes s'apparentaient en réalité à des Annonciations, la première à Saint-Sulpice, une Annonciation contemporaine, une image du XXIe siècle, aux allures de photo numérique, avec la nuit et la présence très forte de la pluie, des traces de gouttelettes éparses sur les vitres, une photo à la Nan Goldin, avec le visage de Marie entraperçu dans les traînées de phare d'un bus 87, les pommettes mouillées et les cheveux emmêlés qui rappelait le fameux tableau de Hopper, une scène de nuit dans un café, les personnages hiératiques enfermés chacun dans sa solitude, un serveur de profil derrière le bar, et la robe rouge de Marie (peut-être suffirait-il d'appeler ce tableau de Hopper Annonciation plutôt que Nighthawks pour en transfigurer complètement la vision ?)."

Dès le 5 novembre, j'avais posté ici une Annonciation, celle de Fra Angelico qui est visible au Musée du Prado de Madrid. Mais ce qui me retient encore plus aujourd'hui, avec cette relecture, c'est la mention du tableau de Edward Hopper. Début novembre je n'avais pas encore visionné la série Polar Park. Or, qu'a-t-on vu à la fin du dernier épisode ? Rien moins qu'une claire allusion à Nighthawks.

Edward Hopper, "Nighthawks" (1942), Art Institute of Chicago


Allusion, mais inversion en quelque sorte de l'intention : si la solitude semble être l'apanage des quatre personnages du restaurant, la scène de Polar Park réunit David Rousseau, son père et sa soeur retrouvées, ainsi que l'adjudant Louvetot. La caméra est passée de l'intérieur à l'extérieur, et s'éloigne lentement. Sans transition, on voit alors Amélie Poulidor (excellente India Hair) venant éclairer un mur de boîtes de conserve, ici des tomates italiennes dont la forme et la couleur font référence directe à une autre oeuvre iconique de la peinture américaine : Campbell's Soup Cans, créée en 1962 par Andy Warhol


vendredi 17 novembre 2023

Polar Park et Adam et Eve

Que vient faire l'écrivain en berne David Rousseau à Mouthe, ou, plus précisément, au monastère du Val Dressé ? Il répond en fait à une invitation du frère Giacomo, qui veut lui révéler quelque chose de très important pour lui. Las, pas de chance, il arrive trop tard, ledit frère vient juste de s'en aller ad patres. Peu après, la découverte d'un meurtre au Polar Park va entraîner Rousseau dans une double enquête : qui est ce mystérieux tueur en série amateur d'art, et quel secret sur ses origines est parti dans la tombe avec le frère Giacomo ? Tout cela va s'entrelacer et c'est lors de la poursuite terminale du meurtrier que le secret va être levé.

Après l'enterrement du moine, Rousseau s'entretient avec le Père François, qui lui sert un verre de l'absinthe fabriquée au monastère, selon une recette dont il est visiblement fier de proclamer que le secret est gardé depuis 1655. Le secret, toujours le secret. La mère de l'écrivain, Claudine, est venue en retraite plusieurs fois au Val Dressé. Ayant appris sa mort, frère Giacomo a écrit à Rousseau en lui disant que sa mère était revenue, quand il était petit, lui dire quelque chose en confession. Et c'est ce que Giacomo voulait lui révéler, ce que le Père François ne peut croire, car cela revenait bien sûr à enfreindre le fameux secret de la confession.


Ce plan serré sur la bouteille et le verre d'absinthe n'est pas anodin : l'autoportrait de Van Gogh est directement lié au premier meurtre, avec l'oreille coupée trouvée dans le neige, et le cadavre du facteur maquillé en Vincent.

Plus tard, dans l'épisode 3, une autre étiquette de la bouteille d'absinthe va se révéler cruciale pour la suite. Elle emprunte cette fois à Adam et Eve.


Le dessin est de la main du frère Giacomo. L'Eve nue présentant la pomme n'est autre que Claudine qui a donc posé autrefois pour le moine en compagnie d'un jeune homme dont l'identité n'est pas établie. A l'épisode 4, Rousseau revoit la scène comme s'il y était  (c'est lui au premier plan, à gauche).


Un plan au double contraste : la capuche hivernale face au paysage édénique estival, l'austérité de la bure monacale face à la nudité candide du couple originel. Double échappée aussi hors du réalisme.

In fine, cela nous conduira à la résolution du secret des origines. Mais je n'aurai peut-être pas consacré un article à cet aspect de la série si je n'avais pas redécouvert un livre lors du rangement récent de la bibliothèque. Un livre acheté à Noz il y a pas mal de temps (je suis incapable de retrouver la date exacte et je n'ai rien noté à l'époque), dont le titre est Célébration de la Rencontre, publié chez Albin Michel en 2002. Il se présente en deux parties, un texte tout d'abord de Frédérique Hébrard, puis une exploration de tableaux sur Adam et Eve, commentés par Paule Amblard. Avec, par exemple, cette enluminure de Jean Fouquet, Le Mariage d'Adam et Eve, vers 1410 (selon l'autrice, mais ce doit être une coquille car ailleurs on donne vers 1470-1476 - en 1410, Fouquet n'était pas né...)


On remarquera que la nudité ne pose pas problème à l'époque, les sexes y sont représentés sans feuille de vigne superfétatoire. Même chose, un siècle plus tard, avec cette formidable gravure de la même scène par Jean Duvet (c. 1540-1555).


Un tableau se rapproche davantage du dessin du frère Giacomo, c'est celui du peintre flamand Hugo Van der Goes, Le Péché originel (vers 1475). On y retrouve la pomme tenue par Eve, et les sexes sont cachés (par la main d'Adam comme sur le dessin du moine ou par l'iris, symbole de la Vierge, pour Eve). C'est à se demander si ce n'est pas ce tableau qui a servi de modèle à Gérald Hustache-Mathieu.


Mais, encore une fois, je n'aurai peut-être pas développé cette résonance à la Genèse si je n'étais pas étrangement retombé sur l'Annonciation de Fra Angelico, que j'ai mise en exergue dans l'article du 5 novembre, Tout ce qu'il entendra, il le dira. Il s'agit du dernier tableau commenté par Paule Amblard. Bien entendu, le motif principal est la représentation de l'ange Gabriel et de la Vierge Marie, mais dans le tiers gauche de l'oeuvre que voyons-nous ? L'exil d'Adam et Eve, chassé du Paradis terrestre par l'ange de Dieu. C'est ce détail qui fait d'ailleurs la couverture d'un livre sur le peintre florentin.


"Yahvé Dieu fit à l'homme des tuniques de peau et les en vêtit" (Genèse 3, 21). Cette peinture a été réalisée quelques années après la fresque de Masaccio (1424-1425), représentant également l'exil du couple originel, mais dans une vision plus dramatique (et l'on notera aussi que la nudité est peinte sans tabou, enfin surtout celle d'Adam, à telle enseigne que le critique Edouard Dor lui a consacré un petit livre au titre lui aussi sans tabou, Les couilles d'Adam)


"Eve qui hurlait sa douleur, écrit Paule Amblard, est ici en prière. Seul le front plissé et la tête rentrée dans les épaules indiquent la souffrance. Et la peine d'Adam se lit dans cette main lui couvrant le visage. "Qu'ai-je fait ? semble-t-il dire. Le visage du chérubin est d'une douceur infinie comme sa peine. Seul le geste de la main, indiquant le chemin de l'exil, montre la rigueur qui s'exerce."

Décidément, ce Polar Park m'aura entraîné bien loin sur les chemins de l'art sacré.


mercredi 15 novembre 2023

Polar Park et la Cène

Les deux jeudis soir derniers, j'ai pris grand plaisir à visionner la série Polar Park sur Arte. Gérald Eustache-Mathieu y adaptait son propre  film Poupoupidou sorti en 2011, avec les mêmes personnages et sur le même lieu, le village de Mouthe , dans le département du Doubs. Mouthe, un nom qui ne m'était pas inconnu, c'est mon ami Babar, à l'époque où nous étions tous les deux normaliens à Châteauroux, qui m'avait déjà parlé de ce village comme étant l'endroit le plus froid de France (sa future femme vivait non loin de là, à Salins-les-Bains). 

L'excellent Jean-Paul Rouve incarne David Rousseau, un écrivain de polars un peu en mal d'inspiration qui débarque à Mouthe (où, dans l'enfance, il venait passer des vacances chez son oncle) au volant de sa Peugeot 504 cabriolet blanche. Un des premiers plans du premier épisode la montre dans la forêt passant devant un panneau « Bienvenue à Mouthe 905 Habitants ». Référence directe à un plan du générique de Twin Peaks, avec une route dans la forêt et le panneau « Welcome to Twin Peaks Population 51,201 ». Ce ne sera pas le seul écho à la série de David Lynch




D'une manière générale, Polar Park est truffé d'allusions plus ou moins évidentes non seulement à Lynch, mais à Fargo des frères Coen, à Seven de David Fincher ou à Misery de Rob Reiner (pour le détail, se reporter à la notice de Wikipedia, assez complète). La citation est d'ailleurs au coeur de la série, car le tueur qui sévit dans Polar Park s'évertue à mettre en scène  ses meurtres en reconstituant des œuvres d'art célèbres. Cela commence avec l'Autoportrait à l’oreille bandée et à la pipe de Vincent van Gogh, et se poursuit avec la Marilyn Monroe d’Andy Warhol, le David de Michel-Ange, un portrait féminin de Picasso, et une compression de César

Mais la reconstitution qui m'a le plus marqué c'est la sixième et dernière, qui reprend la Cène de Léonard de Vinci (en la croisant avec le thème du Ku Klux Klan, allusion au roman de David Rousseau qu'il ne parvient pas à terminer).



Il est amusant de voir que dans l'épisode 2, la fresque est brièvement entrevue lors d'une recherche de David Rousseau (je ne l'ai évidemment notée qu'après coup).


C'est un autre souvenir d'importance pour moi qui a resurgi à ce moment de l'histoire:  la scène finale du spectacle Les Misérables 62, que j'ai monté dans les ruines de Cluis-Dessous dans l'été 2012. J'y ai consacré à l'époque un article qu'on peut encore lire ici


J'écrivais alors : 
"La fin de Jean Valjean, c'est presque cent pages dans l'édition Folio d'Yves Gohin. Comment traiter cette rude partie de l’œuvre, où le malheureux forçat, après le mariage de Cosette, connaît l'abandon et la solitude avant de retrouver in extremis avant de trépasser fille et gendre ? Les cinéastes ne sont pas très à l'aise avec ce fragment qui sent un peu trop l'eau bénite, traîne en longueur, et prive le spectateur d'un happy end qui était tout cuit. D'ailleurs Bille August, dans sa version de 1998, en fait l'économie et termine sur les quais de la Seine, après le suicide de Javert et la libération de Jean Valjean.
Même chose dans Tempête sous un crâne, l'adaptation théâtrale vue à Equinoxe. A l'été 2011, au moment de l'écriture, j'ai eu la même tentation mais je me suis ravisé : cela m'apparaissait comme une facilité, sinon une trahison. Cependant, je répugnais à l'envisager comme le reste du livre. Je voyais trop clairement le parti-pris de Hugo, qui voulait que Jean Valjean vive jusqu'au bout un destin christique, assume jusqu'à la dernière extrémité une Passion douloureuse et sublime.
Quand l'image de la Cène de Léonard de Vinci s'imposa à moi, je fus enfin libéré. Puisque religion il y avait, autant y aller carrément. Tout commencerait par une reproduction de la fresque avec ses figures, les disciples, leurs gestes et leurs attitudes. Quels seraient-ils ? Rien moins que des personnages de l'histoire, mais pas les principaux, ni Javert ni Thénardier par exemple. Les autres, les seconds rôles, la pègre, douze ni plus ni moins et Jean Valjean au centre, hiératique, mutique. Et que diraient-ils, ces douze ? Et bien ils raconteraient l'histoire mais telle que moi-même je l'avais comprise, sans être dupe des intentions de l'auteur, en s'en moquant à l'occasion. Après la pose initiale, sacrale, ce serait débridé, joyeux, irrévérencieux."

Ce n'est pas tout. Il y a une autre référence religieuse dans la série qui ne m'a pas laissé indifférent. Mais ce sera pour la prochaine fois.

lundi 13 novembre 2023

La fin de la jalousie

Samedi matin 11 novembre, j'avais lu ce tweet de Jacques Attali : "Question simple : aurait-il fallu cesser les combats contre l’Allemagne nazie, la laisser exister, faire fonctionner les camps de la mort et prospérer à travers les siècles, pour ne pas prendre le risque de toucher un seul civil allemand ?"

J'étais consterné : cette question soi-disant simple n'était-elle pas complètement biaisée ? On conçoit bien que la réponse est évidente aux yeux d'Attali : les bombardements sur les villes allemandes (un fait non spécifié et sous-entendu dans la question), ne pouvant être que légitimes au vu de la nature ignoble du régime nazi, légitiment à leur tour les actuels bombardement sur Gaza. Certes il y a des victimes civiles mais il faut malheureusement en passer par là pour annihiler la barbarie. 

Ce raisonnement présuppose que tous les bombardements sur l'Allemagne aient été justifiés. Or, il semble bien - c'est un euphémisme - que ce ne soit pas toujours le cas. Prenons un seul exemple parmi bien d'autres : le bombardement de Dresde le 13 février 1945. Rien n'accordait un rôle militaire décisif pour cette ville ancienne, de haute culture, qui avait, pour cette raison, été épargnée pendant cinq ans. Le but annoncé était de couper les transports vers le front allemand de l'Est, et cela aurait été possible en détruisant le pont qui franchit l'Elbe. Mais le pont est resté intact, il n'est même pas mentionné comme objectif de l'attaque. En une nuit et deux jours, près de 1 300 bombardiers larguent 2 431 tonnes de bombes « HE » (high explosive), et 1 475 tonnes de bombes « IB » (incendiary bombs, soit des centaines de milliers de bombes incendiaires), soit plus de 3 900 tonnes d'engins explosifs et incendiaires.La température est montée à plus de mille degrés. Plus de 25000 civils ont été tués (nombre que certains jugent largement sous-estimé), dix-neuf hôpitaux permanents ont été détruits ou gravement endommagés. 

Le 6 mars 1945, on évoque Dresde à la Chambre des Communes. Le travailliste Richard Stokes soulève la question : "Mis à part le bombardement stratégique, sur lequel j'ai des doutes très sérieux, et le bombardement tactique, que j'approuve s'il est effectué avec une précision raisonnable, le bombardement de terreur est, à mon avis, indéfendable, en quelque circonstance que ce soit."
Churchill, embarrassé, écrit le 28 mars à son état-major : "Je crois qu'il faut davantage se concentrer sur la destruction d'objectifs militaires, comme les industries pétrolières et les communications proches de la zone de combat, plutôt que sur des actions de terreur et une destruction arbitraire, aussi impressionnantes soient-elles."

Je puise ces informations dans Maintenant, tu es mort, Le siècle des bombes, de Sven Lindqvist (Le Serpent à plumes, 2002), déjà évoqué ici à plusieurs reprises (par exemple, le 20 avril 2022). J'y apprends que l'un des témoins de l'horreur fut l'écrivain américain Kurt Vonnegut*, prisonnier de guerre dans un abattoir de la ville, et qui survécut en se réfugiant dans les caves du bâtiment. Il participa au déblaiement des cadavres, et de son expérience s'inspira pour écrire Abattoir 5 (1969).

Couverture de l'édition originale (Slaughterhouse Five
or the Children's Crusade)

Je n'ai jamais lu Abattoir 5, un des grands classiques de la science-fiction, et l'envie est grande maintenant de combler cette lacune. Comme je vais en ville, j'en profite pour aller commander le livre à Arcanes. Ensuite, je me rends à 17 heures au rassemblement sur la place de la République pour un cessez-le-feu immédiat à Gaza. Cent à cent cinquante personnes sont présentes, une seule voiture de police dans un coin de la place. Un texte commun est lu, puis chaque organisation, sans surprise, PCF, LFI, NPA, EELV, CGT, FSU,  j'en oublie peut-être, dit son petit mot, avec plus ou moins de chaleur et d'entrain. Certains (pas tous) mentionnent les massacres du 7 octobre, en appellent à la libération des otages, le leitmotiv est tout de même le cessez-le-feu. On réclame, on exige, le dernier orateur demande qu'on scande pour finir cessez-le-feu, cessez-le-feu. Je ne scande rien, les bombardements me révulsent, m'horrifient, mais je ne peux m'empêcher de ressentir quelque chose de l'ordre du dérisoire dans notre rassemblement. Il n'y aura pas de cessez-le-feu, on le sait bien, tout juste quelques pauses, dites "humanitaires". Que faire ? Je ne sais pas.

Après cela, je dois me diriger vers l'autre bout de la ville pour un dîner amical. J'ai encore du temps devant moi, alors je flâne en multipliant les détours. Découvre une épicerie fine italienne qui vient d'ouvrir récemment, y achète du Chianti et de quoi cuisiner un risotto. Puis mes pas m'entraînent vers le parc Balsan, silencieux, où les lampadaires trouent la nuit maintenant noire. Près de l'entrée la boîte à livres du Lion's club où j'ai déposé récemment toute une flopée de bouquins suite au rangement de la bibliothèque (depuis ils ont tous disparu, je soupçonne qu'il n'y a pas que de vrais lecteurs à fréquenter les lieux). Une jeune femme dépose elle aussi quelques livres. Je la laisse terminer puis repartir et, par curiosité, vais jeter un coup d'oeil (avant la razzia des aigrefins).

Et là, quelques bonnes surprises : je mets dans ma besace un roman d'un certain Lilian Auzas, Riefenstahl (Léo Scheer, 2012), avec même une dédicace de l'auteur à une certaine Gwenaëlle (est-ce la jeune femme de tout à l'heure ? ) et, surtout, La fin de la jalousie, un folio 2 euros, avec des nouvelles de Marcel Proust. Mais ce titre, La fin de la jalousie,  me dit quelque chose, je suis certain de l'avoir croisé il y a peu. Chez Toussaint ou Nothomb, très probablement.


Après une chaleureuse soirée chez les amis, je suis rentré à pied passé minuit, trois quarts d'heure sous une pluie fine par les rues et les places désertes, et quand je suis arrivé j'ai aussitôt vérifié. C'est dans Soif que je retrouvai La fin de la jalousie (un titre soit dit en passant que j'ignorais parfaitement jusque-là, et en même temps j'étais heureux de revoir la figure de Madeleine dans cet extrait) :

"Un des plus grands écrivains dira que le sentiment amoureux disparaît à la mort pour se transformer en amour universel. J'ai voulu le vérifier en allant revoir Madeleine. Avant même qu'elle s'aperçoive de ma présence, j'ai été bouleversé de la retrouver. Le souvenir de mon corps l'a prise dans les bras, elle m'a serré contre elle avec frénésie, rien n'altérait notre ferveur.
Le même écrivain aborde ce sujet dans une nouvelle intitulée La fin de la jalousie. Le narrateur, maladivement jaloux, guérit de cette maladie au moment de sa mort, et cesse simultanément d'être amoureux. Cet écrivain a une conception très spéciale de la jalousie : à ses yeux, elle constitue la quasi-totalité de l'amour." (pp. 137-138)

Amélie Nothomb ne cite pas explicitement le nom de Proust. Sans doute parce que le narrateur, en l'occurrence le Christ, n'est pas sensé connaître l'existence d'un écrivain vivant deux millénaires plus tard. Ne pas donner le nom atténue l'anachronisme.

Il n'importe. La coïncidence m'avait une fois de plus secrètement exalté. Dans ce tourbillon de l'histoire où nous nous sentons bien impuissants, elle ouvrait comme un chemin de minuscule espérance.

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* Il est né le 11 novembre 1922 à Indianapolis, il aurait donc eu 101 ans exactement s'il avait vécu jusqu'à ce jour (il est mort le 11 avril 2007 à New York).

jeudi 9 novembre 2023

Nue/Soif

Après avoir lu L'échiquier de Jean-Philippe Toussaint et Psychopompe d'Amélie Nothomb, j'avais envie de m'avancer un peu plus avant dans l'univers de ces deux écrivains. A la médiathèque, mon choix se porta  sur Soif (2019), roman que Nothomb qualifie elle-même de psychopompe, son narrateur n'étant autre que Jésus : "J"ai toujours su que l'on me condamnerait à mort" est l'incipit d'un ouvrage qui lui demanda quatre mois de terreur sacrée (cela ne doit rien à l'exagération, précise-t-elle : "Je ne subissais pas le supplice mais mon écriture en était à ce point proche que chaque matin, en me réveillant, je me disais : "Il est temps de monter sur la croix."), et sur Nue (2013), "le quatrième et dernier volet de l'ensemble romanesque - je recopie la notice de la quatrième de couverture - MARIE MADELEINE MARGUERITE DE MONTALTE, qui retrace quatre saisons de la vie de Marie, créatrice de haute couture et compagne du narrateur." Je n'avais lu aucun des trois précédents volets.

Nue et Soif, j'avais choisi ces deux livres indépendamment, rien ne les reliait à l'origine, mais déjà, par leurs titres monosyllabiques, je leur trouvais un air de famille. Mais c'est bien plus que cela que j'allais découvrir. En ouvrant Nue, me sauta d'abord à la figure cette citation de Dante : Dire d'elle ce qui jamais ne fut dit d'aucune. Eh oui, Dante encore, dont la phrase ici évoque bien sûr sa muse, sa Béatrice,  à la fin de son autobiographie de la Vita Nuova :  « J’eus alors une vision extraordinaire, pendant laquelle je fus témoin de choses qui me firent prendre la ferme résolution de ne plus rien dire de cette Bienheureuse, jusqu’à ce que je pusse parler tout-à-fait dignement d’Elle ; et, pour en venir là, j’étudie autant que je peux, comme elle sait très bien. Aussi, dans le cas où il plairait à celui par qui toutes choses existent, que ma vie se prolongeât, j’espère dire d’elle ce qui jamais encore n’a été dit d’aucune autre. » La Béatrice du narrateur de Toussaint est donc cette Marie Madeleine Marguerite de Montalte, qu'il nomme plus simplement Marie, dont la dernière création est une robe en miel qu'un mannequin nu, suivi d'un essaim d'abeilles, porte à la fin d'un défilé de mode automne-hiver au Spiral de Tokyo. Un final somptueux qui tourne à la catastrophe : une légère hésitation au moment de sortir et voilà le mannequin qui trébuche et s'écroule, et les abeilles de la piquer de toutes parts. Ce qui n'empêche pas Marie de faire alors son apparition et de saluer le public comme si tout avait été prémédité. Elle qui veut toujours tout contrôler voit son oeuvre lui échapper mais, par sa sortie, se ré-approprie le tableau. Et Toussaint de conclure cette introduction du roman (qui compte ensuite deux grandes parties) par cette phrase, qui désigne rien moins qu'un credo artistique : "La conclusion inattendue du défilé du Spiral lui fit alors prendre conscience que, dans cette dualité inhérente à la création - ce qu'on contrôle, ce qui échappe - , il est également possible d'agir sur ce qui échappe, et qu'il y a place, dans la création artistique, pour accueillir le hasard, l'involontaire, l'inconscient, le fatal et le fortuit."

Dante Gabriel Rossetti (1828 – 1882)
La Salutation de Béatrice- 1859, National Gallery of Canada, Ottawa, huile sur 2 panneaux

Dans sa volonté de contrôle, Marie s'attachait aux détails les plus infimes, aux détails de détail, affirme le narrateur. La seconde phrase de Soif sonne en écho : "L'avantage de cette certitude, c'est que je peux accorder mon attention à ce qui le mérite : les détails."

Allons donc dans les détails et les échos. Marie-Madeleine c'est aussi un des personnages de Soif : "En ce moment inconcevable où j'ai choisi mon destin, je ne savais pas que celui-ci impliquerait de tomber amoureux de Marie-Madeleine. Je vais d'ailleurs l'appeler Madeleine : je ne raffole pas des prénoms doubles et je trouve fastidieux de l'appeler Marie de Magdala. Quand à l'appeler Marie tout court, je l'exclus. Confondre son amoureuse avec sa mère, c'est peu recommandable."

Madeleine, c'est aussi la femme de Jean-Philippe Toussaint. Elle apparaît à de nombreuses reprises dans L'échiquier. Le fragment 61 lui est plus spécialement consacré, qui commence par la notation de leur rencontre en mars 1981, et là encore, il est question de détail : "Je me souviendrai toujours de ce détail, que Madeleine avait une minuscule trace de rouge à lèvres sur les dents le jour où je l'ai rencontrée." Un détail que Toussaint n'oubliera pas, rappelant que dans La Salle de bains, le narrateur, accueillant Edmonsson à la gare, remarque sur ses dents une minuscule trace de rouge à lèvres. Et ce détail le ramène justement - quelle coïncidence - à Nue : "Dès le premier instant, Madeleine aura été pour moi une source d'inspiration intarissable. N'est-ce pas à Madeleine que j'ai pensé quand j'ai imaginé, dans Nue, la notion de disposition océanique, à partir du sentiment océanique que Romain Rolland définit comme la volonté de faire un avec le monde hors de toute croyance religieuse ? Oui, bien sûr. Car Madeleine, comme Marie, possède ce don, cette capacité singulière, de trouver intuitivement un accord spontané avec les éléments naturels, avec la mer, dans laquelle elle se fond avec délices, nue dans l'eau salée qui enrobe son corps, avec la terre, dont elle aime le contact physique, primitif et grossier, sèche ou un peu gluante dans la paume de ses mains."

Et pour en finir provisoirement, j'en reviens à Philippe Sollers, avec ce passage cité dans l'article précédent où il commentait un passage du Paradis dantesque au sujet de la Trinité. Juste avant il évoquait la prostituée Rahab, que Dante rencontre dans le ciel de Vénus, Rahab qui, dans Le Livre de Josué, accueille à Jéricho les deux espions envoyés par Josué, les cache, et obtient en échange la vie sauve lors de l'attaque et de la destruction de la ville. "La prostituée, qu'est-ce, demande Sollers, sinon le fil évangélique lui-même ? Ce Christ, ce Fils de Dieu, n'approuve-t-il pas ce qui choque tellement Judas : l'onction que lui donne Marie-Madeleine ?"

Rahab aidant les deux espions de Josué, par Elias van Nijmegen (1731), musée de Rotterdam.

Non, encore un mot. Dans Psychopompe, Amélie Nothomb écrit qu'elle apporté Soif à son père, le premier à lui avoir parlé de Jésus :

"Il le lut et l'aima. Cette lecture compta plus que mille autres pour moi. Je ne savais pas à quel point ma joie se justifiait. Quelques mois plus tard, mon père mourut. C'était le début de la pandémie, je ne pus donc pas assister aux funérailles. Confinée à Paris, seule avec ma peine, je perçus très vite qu'il se produisait un phénomène singulier.

A personne je n'avais confié le caractère psychopompe de l'écriture de Soif et de mon écriture en général. Il faut supposer pourtant que mon père l'avait compris, car il se mit à me parler sans relâche. Cel n'avait rien à voir avec le filet de voix si ténu de mon premier mort. C'était, reconnaissable entre toutes, la voix paternelle."



dimanche 5 novembre 2023

Tout ce qu'il entendra, il le dira

D'Amélie Nothomb, je n'ai jamais parlé ici, et ça n'a rien de surprenant car je n'avais jamais lu d'elle que son premier roman, Hygiène de l'assassin, publié en 1992. Et ensuite plus rien, assez curieusement, car je crois bien que le livre, sans m'éblouir, m'avait plu. Ce fut en tout cas un succès immédiat pour la jeune écrivaine d'alors, succès qu'elle ne cessa de confirmer. Peut-être est-ce sa prolificité qui m'a retenu. Elle n'avait nul besoin de mon suffrage, mais j'aimais bien l'entendre lors de ses tournées promotionnelles, car elle a une vraie originalité, de l'humour et la pudeur qui laisse juste entrevoir la souffrance. L'ayant vue évoquer son dernier opus, Psychopompe, j'ai eu envie, une fois n'est pas coutume, de le lire. Je tombai dessus à la médiathèque, c'était parfait. J'avalai très vite les cent cinquante pages de ce récit vif qui commence par le conte nippon de la femme-grue que lui racontait Nishio-san (qu'on suppose être sa baby-sitter,) quand son père, diplomate, était en poste au Japon. Il sera donc beaucoup question d'oiseaux dans ces pages. Au mitan du livre, Amélie Nothomb raconte le viol dont elle fut victime à douze ans sur une plage du Bangladesh. Elle n'emploie pas le mot mais la scène n'est pas pour autant édulcorée, cela tient en une page à peine, en quelques phrases qui disent sans la moindre trivialité l'horrible saccage : "Quelque chose s'éteignit en moi. On ne me vit plus dans aucune eau."

Et l'oiseau va conclure le récit de ce segment infiniment douloureux de sa vie : "Cet après-midi-là, je vis voler au-dessus de la plage l'hirondelle fluviatile. D'habitude, elle n'allait pas jusque-là. Couchée sur le sable, je l'observais. Elle me proposait une interprétation. La violence des mains de la mer avait arraché la coquille, je n'étais plus l'oeuf que j'avais été. Oisillon dépourvu de plumes, il me faudrait accéder au statut d'oiseau. Cela serait monstrueusement difficile."

Contre le vide, affirme-t-elle encore, elle n'avait que les oiseaux. Elle rêvait plus que jamais de savoir voler, d'échapper à la pesanteur. Mieux, dans un rêve récurrent, elle découvrait la gymnastique qui permettait l'envol, mais au réveil, elle avait beau essayer, elle restait clouée au sol. Elle ne désespérait pourtant pas d'y parvenir un jour. Ce néant qui l'accablait, les oiseaux en faisaient un terrain de jeu : "Qu'est-ce que voler sinon s'adonner à l'ivresse du vide ?"

Dans ce temps difficile, elle n'en continuait pas moins d'étudier le grec ancien. C'est ainsi qu'elle apprit qu'Hermès, le dieu aux pieds ailés, était qualifié de psychopompe, autrement dit de passeur accompagnant les âmes des morts dans leur voyage. Et dans la religion chrétienne, l'oiseau psychopompe étant le Saint-Esprit, figuré par la colombe descendant sur la Vierge Marie lors de l'Annonciation, elle pense alors : "Et si c'était moi ?"


Annonciation,  Fra Angelico, v.1437

Annonciation (détail), l'hirondelle indique la saison où se déroule la scène, censée se produire le 25 mars, neuf mois avant la naissance de Jésus le 25 décembre) 

On peut lire alors ce passage assez hallucinant, qui laissera dubitatif, je suppose, nombre de ses lecteurs habituels : "La Trinité proposait des emplois que j'avais examinés avec sérieux. Le Père, non, je n'étais pas taillée pour ce costume, par ailleurs magnifiquement porté par mon père. Le Fils, j'avais envisagé ce rôle avec enthousiasme, mais ma découverte récente de la souffrance avait mis un terme brutal à cette ambition. Je ne voulais pas d'une carrière comportant une douleur à ce point absolue. Le Saint-Esprit, pourquoi pas ? Existait-il une raison d'exclure cette hypothèse ? D'autre part, qui mieux que moi convenait ?" Elle ironise bien sûr immédiatement après sur la mégalomanie du projet, mais il ne faut pas pour autant y voir une démystification. La Trinité doit être prise au sérieux. Pierre Cormary, dans Zone critique,  écrit avec justesse : "Où Pierre Michon disait-il que toute littérature digne de ce nom était une reprise de la Bible ? Après le Fils (Soif2019), le Père (Premier sang, 2021 et prix Renaudot), voici le Saint-Esprit, aboutissement de cette si singulière trinité d’Amélie Nothomb, à la fois traité d’ornithologie, art d’écrire, cinquième Accord toltèque s’il en est mais aussi Passion et résurrection de l’autrice qui se livre ici comme jamais."

Et je ne pouvais m'empêcher à ce moment-là de repenser à un passage de La Divine Comédie, non pas le poème de Dante mais le livre d'entretiens autour de l'oeuvre entre Philippe Sollers et Benoît Chantre, que j'avais lu à sa parution en l'an 2000 et que je venais de relire :

"Nous sommes toujours dans ce ciel de Vénus, où Dante vous rappelle - et il faut que nous nous en souvenions en même temps que lui - que le Père c'est la puissance ; le Verbe, la sagesse ;  l'Esprit Saint, l'amour. On réfléchit trop peu sur cette Troisième Personne. Le Saint-Esprit, que fera-t-il dans le temps de son avènement ? Augustin, dans son De Trinitate, a une formule sublime : "Tout ce qu'il entendra, il le dira." Il faut savoir entendre pour dire : il n'y a pas de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre." "Tout ce qu'il entendra, il le dira" : c'est la raison pour laquelle, au chant X du Paradis, Dante vous convoque en tant que lecteur, pour que vous entendiez ce qu'il vous dit et pour que vous vous nourrissiez de cette substance étrange qui vous permettrait de dire ce que vous entendez. "(p. 349)



Amélie n'est-elle pas aussi celle qui, par l'écriture, comme Dante, dira tout ce qu'elle entendra ?