Dans un essai tout à fait passionnant, Le Grand Dérangement (Wildproject, 2021), l'écrivain indien Amitav Ghosh s'interroge sur la quasi-absence du changement climatique dans la littérature de notre temps. Dans les journaux et revues littéraires les plus réputées, si ce sujet est abordé c'est toujours par le biais de la non-fiction, et si ce n'est pas le cas, alors cela "suffit souvent, dit-il, à reléguer un roman ou une nouvelle au genre de la science-fiction. Comme si dans l'imaginaire littéraire, le changement climatique était en quelque sorte semblable aux extraterrestres ou aux voyages interplanétaires."(p. 18) Et il s'inclut lui-même dans ce constat en relevant que, bien que préoccupé depuis longtemps par le changement climatique, le sujet n'est abordé qu'indirectement dans ses œuvres de fiction.
A la racine de cette situation, il considère la genèse du roman moderne comme un bannissement de l'improbable et la promotion du quotidien : "La probabilité et le roman moderne sont en fait des jumeaux, nés à peu près à la même époque, sous une même étoile qui les destinait à servir de véhicules au même genre d'expérience. Avant la naissance du roman moderne, partout où on racontait des histoires, la fiction se régalait d'inouï et d'invraisemblable." Cela allait de pair avec la vision d'une nature ordonnée et modérée, évoluant graduellement, sans ruptures majeures ni catastrophes. Il note un peu plus loin que "c'est au moment précis où l'activité humaine modifiait l'atmosphère terrestre que l'imagination littéraire se centra radicalement sur l'humain. Si tant est que le non-humain ait été le sujet de quelque récit, cela n'eut pas lieu dans le manoir de la fiction sérieuse, mais plutôt dans les resserres où science-fiction et littérature fantastique avaient été bannies." (p. 81)
Amitav Ghosh écrivait cela en 2016. Et en cinq ans, il semble bien que les choses aient heureusement commencé à changer. Le dernier roman de Ghosh, La déesse et le marchand, publié en France en ce mois de septembre (et que je n'ai pas encore lu), montre qu'il aurait pris le taureau par les cornes, comme dit Claude Grimal, dans un article pour En attendant Nadeau, ajoutant que le livre "signale en somme que la fantaisie est un mode très efficace pour parler des maux qui affligent le monde. Ce type d’imagination, parce qu’il joue en marge du réel, permet sans doute de voir et de comprendre avec plus de grâce et de liberté. Et qui sait, peut-être pourrait-il servir à se désengluer de celui-ci et à penser des solutions pour échapper au désastre ?"
Mais en France aussi, un frémissement est perceptible. Ainsi peut-on lire en cette rentrée littéraire Climax, de Thomas B. Reverdy, écofiction qui n'est pas présentée comme un roman de science-fiction, ou une quelconque dystopie. Non, elle apparaît dans la collection de littérature générale de Flammarion. Voyons la quatrième de couverture :
C’est une sorte de village de pêcheurs aux maisons d’un étage, niché au creux d’un bras de mer qui s’enfonce comme une langue, à l’extrême nord de la Norvège. C’est là que tout a commencé: l’accident sur la plateforme pétrolière, de l’autre côté du chenal, la fissure qui menace dangereusement le glacier et ces poissons qu’on a retrouvés morts. Et si tout était lié ?
C’est en tant qu’ingénieur géologue que Noah, enfant du pays, va revenir en mission et retrouver Anå, son amour de jeunesse, ainsi que les anciens amis qu’il avait initiés aux jeux de rôle. Il était alors Sigurd, du nom justement de cette maudite plateforme.
Avec Climax, Thomas B. Reverdy réveille le roman d’aventures en lui offrant une dimension crépusculaire et contemporaine puisque désormais les glaciers fondent, les ours meurent et l’homme a irrémédiablement tout abîmé. Au moins, il reste la fiction pour raconter cette dernière aventure, celle de la fin d’un monde.
Au-delà de l'intérêt spécifique de cette histoire forte et bien construite*, trois passages de ce roman m'ont directement interpellé, en ce qu'ils faisaient lien avec des motifs déjà rencontrés ici.
En premier lieu, il y a ce paragraphe :
"Il y a quelque chose de plus. Quelque chose de malsain se cache ici depuis le fond des âges. Un corbeau vient de se poser sur le faîtage du toit. Il vous regarde. Son cri déchirant vous glace les os. Il semble qu'il vous parle du haut de son perchoir, qu'il vous hèle de sa voix sinistre et pleine de mépris pour tout ce qui meurt, qu'il vous enjoigne d'entrer et de rencontrer votre destin, car c'est bien ici, vous dit-il, sur le bord du monde, que réside celle que vous cherchez depuis des jours et qui doit répondre à vos questions." (p .39, c'est moi qui souligne)
Sur le bord du monde : on aura reconnu le titre du livre d'Ursula K. Le Guin, Danser au bord du monde, que j'avais retrouvé dans un passage du roman de Cécile Wajsbrot, Nevermore : "Dix ans après le roman de Virginia Woolf sortait un film qui lui aussi se déroulait sur une île mais où on ne voyait aucun phare. The Edge of the World. Le bord du monde, le bout du monde."
En second lieu, page 56, je lis : "Ses cheveux seuls sont argentés, striés d'un mélange de gris et de blanc cassé, dorés par endroits, épais et en désordre comme la fourrure d'un loup. C'est une sorcière. C'est pourquoi elle vit à l'écart du monde, dans le silence des montagnes. C'est une Huldra, d'une race oubliée de géants et de magiciennes."
La Huldra. C'est le nom de la créature mythique, sous les traits de la jeune femme fatale du roman de John Burnside, L'été des noyés, évoqué ici le 21 juin, dans L'afturganga ne convoque jamais en vain (citation de Fred Vargas). Roman qui se déroulait comme Climax à l'extrême nord de la Norvège, au-delà de Tromsø.
Enfin, il y a cette page 84, qui semble tisser des liens avec les deux passages précédents car l'on y retrouve le corbeau, la fourrure et le gris :
"La nuit précédant l'accident sur la plateforme, Anders, qui avait établi un campement sur le glacier, commença l'ascension des Crocs vers 3 heures du matin. Les nuits sans lune, le ciel noir recouvert d'étoiles semblait scintiller, vibrant comme la fourrure d'un animal ou les ailes d'un corbeau, quand le noir brillant le dispute à toutes les nuances du gris, au-dessus du glacier laiteux luisant de son propre éclat légèrement bleuté, comme une eau éclairée dessous la surface, pâle et d'un bleu qui ne dit plus son nom, comme les yeux des grand-mères.
C'est un ciel à l'envers et le monde paraît d'être retourné. Au-dessus de la tête d'Anders, la voûte céleste et son poudroiement d'étoiles ont l'air plus solides, plus profondes dans leurs ténèbres que la neige opalescente dans laquelle il plante ses pieds pour ne pas glisser, se donnant l'impression de marcher sur un nuage, comme s'il partait à l'ascension du ciel lui-même, vers des vallées de vide et des sommets d'étoiles, suivant la Voie lactée comme un chemin de crête de ce mont analogue où habitaient les dieux."[C'est moi qui souligne]
Impossible ici de ne pas voir une allusion au Mont Analogue de René Daumal, qui m'a si fort occupé cet été.
A peine avais-je terminé Climax que, consultant l'édition du jour du Monde (23/09), je tombai sur cet article qui faisait la une : Arctique : comment les acteurs financiers soutiennent l’expansion pétrolière et gazière et alimentent la crise climatique. On y lisait notamment ceci : « L’Arctique est devenu un terrain de jeu pour les entreprises, avec l’aide des acteurs financiers. Cela nous mène vers le chaos climatique si l’on ne pose pas de garde-fous », prévient Alix Mazounie, coordinatrice du rapport et chargée de campagne chez Reclaim Finance, structure consacrée à la finance et au climat. La fonte accélérée de la banquise arctique, sous l’effet du changement climatique, facilite l’extraction et le transport des hydrocarbures contenus dans les vastes réserves que renferme le sous-sol du Grand Nord, attisant les convoitises de l’industrie pétrogazière."
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* Seuls m'ont laissé dubitatif les chapitres où l'auteur décline un récit fantastique à la manière des anciennes histoires dont vous êtes le héros, en finissant par exemple de cette manière : Que faites-vous ? Pour le savoir, allez au chapitre 7. Ce sont les seuls que j'ai trouvés ennuyeux et superflus (ceci dit, ce sont dans deux de ces chapitres que j'ai croisé les motifs faisant coïncidence...).