Dans cet avant-dernier article, je ne parlerai pas de littérature, de cinéma ou de peinture, d'art, de science ou de philosophie. Non, je veux juste relater un petit événement du quotidien, un de ces petits moments de vie que l'on oublie vite, dans la frénésie de nos vies pressées.
Jeudi matin 14 décembre, je place une tasse de lait dans le micro-ondes. Je tourne la molette. Rien. Avec fatalisme, j'enregistre que l'appareil a sans doute rendu l'âme, brutalement, comme ce type d'objets a coutume de le faire, par la grâce de l'obsolescence programmée. Bon, ok. Qu'à cela ne tienne, une bonne vieille casserole sur le feu et l'affaire est faite. Et allez, tiens, on ne se laisse pas abattre, on va se faire aussi un peu de pain grillé. Grille-pain branché sur une autre prise murale. Rien, nada. Deux appareils qui tombent en panne en même temps, j'ai beau être un fanatique de la coïncidence, je subodore le schmilblick technique. Une cafetière branchée sur cette même prise ne fonctionne pas mieux. La chose est claire : il y a un os avec les prises murales (il y a de la lumière au plafond). Dans les autres pièces, tout marche, sauf dans la chambre où là aussi les prises murales sont inopérantes.
Bon, pas le temps de régler le souci, je dois aller travailler, mais dès mon retour en début d'après-midi, je me promets d'en parler au gardien des immeubles Scalis, pardon, pas gardien, "interlocuteur de proximité", comme ils ont dit dans une note. En tout cas, un homme sympathique et serviable, en qui j'ai pleine confiance.
Premier coup de chance, le voilà dans la rue au moment où j'arrive. Il monte avec moi, on regarde le coffret électrique d'un air dubitatif, sans rien voir d'anormal. On fait le tour du propriétaire, si l'on peut dire (je ne suis qu'un humble locataire), il n'y voit pas plus clair que moi, et d'un côté ça me rassure, je ne suis pas le seul à être une brelle en électricité. Il dit qu'il va signaler le problème
Un peu plus tard, un type m'appelle, au ton assez rogue, me pose des questions stupides, et déclare
in fine qu'il va signaler le problème. L'entreprise Eiffage va me contacter pour prendre rendez-vous.
Entre temps, je commence à trouver qu'il fait un peu frais dans l'appartement. Ce n'est pas la grosse caillante, pas du tout, mais je ne parviens pas à dépasser les 18° même en poussant les thermostats. Le chauffage au sol n'est plus perceptible. Je commence à subodorer (car j'ai de l'instinct, faut pas croire) que le chauffage a cessé lui aussi de fonctionner, et que je ne suis plus chauffé que par mes voisins du dessus et du dessous.
Le lendemain matin, prenant ma douche, je découvre qu'il me faut un peu plus pousser sur la manette pour avoir le même degré de chaleur. Se pourrait-il... ? Oui, c'est certain, le chauffe-eau doit être en berne lui aussi, et l'eau chaude du ballon doit se refroidir petit à petit.
Une dame d'Eiffage m'appelle alors que je suis en voiture sur le boulevard. Je n'aime pas téléphoner au volant, mais là c'est crucial. Au mépris du code de la route, je lui explique le topo, et elle me donne rendez-vous pour mercredi prochain. Dans cinq jours ! Soi disant pas possible avant. Surbookage. Je négocie, affiche mes craintes que plus de chauffage, plus d'eau chaude. Bref, elle prend pitié : mardi à onze heures... J'ai gagné une journée. Merci Eiffage.
Fataliste, je commence à envisager une retraite en des lieux plus salubres, un week-end à Aigurande, un squatt chez des copains.
Je ne travaille pas ce vendredi après-midi, je décide d'aller faire une course à Cap Sud (il fait chaud là-bas dans les magasins). Il est à peu près quatorze heures. Je descends les deux étages, m'enfourne dans la voiture, tiens, dans ma rue une camionnette Eiffage. Et puis un technicien Eiffage. Mon dieu, je n'ai pas grand chose à perdre, je recule, je me gare, et vais le trouver, lui explique le topo, m'attendant vaguement à ce qu'il me réponde "mon pauvre monsieur, je comprends bien votre problème, mais vous voyez, je suis en intervention, mon carnet de visites est plein, et patati et patata...".
Non. Il me dit certes qu'il doit finir une réparation chez une vieille dame du coin, qu'il a une pièce à aller chercher, mais qu'il est de retour dans une demi-heure, une heure.
Je reste médusé. Du coup, je fais juste le tour du pâté de maison, je renonce à Cap Sud et rentre à la maison (je ne dis pas au chaud à la maison).
Une heure plus tard, comme promis, il sonne à la lourde. Après un tour de l'appart, il ouvre le coffret électrique et identifie aussitôt la cause de la panne. Heureusement qu'il est venu, ça commençait à cramer là-dedans. Si j'ai bien compris, on n'est passé pas très loin de la catastrophe. Défaut de serrage, il me montre les fils noircis. Bon, il faut changer tout le bloc, qui commandait certaines prises, le ballon d'eau chaude et le chauffage au sol. Il va récupérer la pièce puis me change ça en quelques minutes. On vérifie ensuite : tout marche à nouveau.
Merci infiniment à toi, l'électricien inconnu qui a si gentiment bousculé ton programme pour me venir en aide.
Quand il m'a quitté, j'ai repensé à cet enchaînement de circonstances qui m'avait sorti de la panade et sans doute évité des ennuis plus importants.
Si je n'avais pas eu l'idée de sortir à ce moment précis de l'après-midi pour cette course à Cap Sud qui n'avait aucune raison impérieuse par ailleurs de se faire à cette heure-ci, j'aurais raté cette opportunité, car il n'était ici, rue Marguerite Yourcenar, que le temps de dépanner la vieille dame.
S'il avait été chez cette vieille dame au moment où je prenais la route, je ne serais pas allé le chercher chez elle (je ne sais pas de qui il s'agit), j'aurais vu la camionnette, déploré que ce ne fût pas pour moi, mais j'aurais passé mon chemin. C'est bien parce qu'il était dans la rue au moment même où je passais devant que j'ai pensé à lui parler.
On peut dire bien sûr tout simplement que j'ai eu de la
chance, et un peu de
présence d'esprit à cet instant.
Mais qu'est-ce que la chance ? Je ne peux me défendre de l'impression que quelque chose s'est joué à cet instant, qui n'est pas de l'ordre de l'aléatoire, d'un croisement purement fortuit de chaînes causales indépendantes. Évidemment, c'est improuvable, mais selon moi, la vie ici m'a donné une occasion, au sens grec du
kairos, de l'instant favorable, qu'il faut saisir aux cheveux. Oui, la vie donne des occasions mais c'est à nous de savoir en user. Ici, j'ai su le faire (je ne suis pas persuadé que ce fut toujours le cas : nous négligeons des ouvertures par paresse, aveuglement et même bêtise).
Voilà, ce que je voulais dire ici, c'est que ce que je préfère appeler l'Attracteur étrange (plutôt que le hasard objectif, le destin, la providence, que sais-je encore) ne s'exerce pas seulement dans le domaine culturel, mais bien plus profondément, dans la chair même de l'existence.
La veille, j'avais mis un point final à mon récit fictionnel sur
1967. J'y avais cité la formule de Paul Eluard, "Il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous." L'anecdote de cette panne l'illustre assez bien : au rendez-vous lointain de la secrétaire s'était substitué le rendez-vous construit par une instance invisible.
Magie de l'existence. Mais il ne faut pas être angélique non plus : parfois, au-delà des occasions ignorées ou méprisées, il est des hasards malheureux dont nous ne sommes pas, ou qu'en partie, responsables, il est des accidents funestes, des collisions tragiques. Et je songe encore à cette fin du livre de Donna Tartt (ah je sais, j'avais dit que je ne parlerais pas littérature, mais pardon, c'est plus fort que moi) : "
La Nature (c'est-à-dire la Mort) gagne toujours, mais cela ne signifie pas que nous devions courber la tête et ramper devant elle. Peut-être même que si nous ne sommes pas toujours ravis d'être ici, il est pourtant de notre devoir de nous immerger : de passer à gué jusqu'à l'autre côté, de traverser le cloaque tout en gardant nos yeux et nos cœurs ouverts."
Ce qui immédiatement me fait penser à cet aphorisme d'Oscar Wilde au cœur du film de Todd Haynes,
Le Musée des Merveilles : “
We are all in the gutter, but some of us are looking at the stars.” En français : "
Nous sommes tous dans le caniveau, mais quelques-uns d'entre nous regardent les étoiles."
Et pour ce qui est des
étoiles et de
passer à gué de l'autre côté, je citerai pour finir ce poème très ancien, un sonnet de jeunesse, d'un recueil resté inédit,
Grimaces évadées (1978) :