jeudi 3 mars 2016

L'énigme Augenblick

Le  20 février dernier, c'était la fête des Tasons, la vingt-quatrième fête annuelle avec ces ami(e)s dont le noyau dur, canal historique, est issu de l'année 1960, mais qui va bien au-delà, de chaque côté de cette borne temporelle. Rituel maintenant presque immuable : rendez-vous à Aigurande, au Bar des Anglais (avant, c'était chez Monique, le siège social y est encore inscrit, il faudrait changer),  apéro, musique, cuivres et chants (voire beuglantes), puis repas à la Forêt du Temple, mitonné par Dédette et son équipe, dans la petite salle des fêtes près du monument aux morts où, à la longue liste des jeunes creusois tombés au champ d'honneur, a été ajouté le nom d'Emma Bujardet, "morte de chagrin". Les agapes se prolongent pour certains jusqu'au petit matin.


Si je ne fus pas le dernier à baisser pavillon, il reste que ce fut bien dans les heures frileuses de l'aube que je trouvai enfin à m'allonger dans la grande cuisine des Peyrots, quelques bûches crépitant doucement dans l'âtre, réchauffant timidement cette maison rarement ouverte. Je ne dormis pas vraiment, en tout cas je demeurai  dans les couches superficielles du sommeil, encombré de trop d'impressions, remué encore par ce tsunami amical dont le reflux provoque souvent spleen et mélancolie.

Or ce ne fut pas le cas cette fois-ci. Quelque chose d'autre occupait ma conscience. Un mot. Qui revenait avec obstination cogner à la vitre. Curieusement délesté de toute image de rêve, de toute scène onirique, un nom seul, avec sa seule trace visuelle et sa seule empreinte acoustique.

Augenblick.

Et je n'avais aucune idée de sa signification.
Un mot allemand très certainement, mais je n'avais aucune idée non plus de l'endroit et du moment où j'aurais pu le croiser.
J'ajoute que je ne suis pas germaniste, que je n'ai appris à l'école que l'anglais et l'espagnol (et pas le moindre morceau de grec et de latin).
Certes, il y a plus de vingt ans maintenant, j'ai acquis quelques rudiments grâce à une méthode qui paraissait chaque semaine en fascicule. Cassettes audio, exercices, que je pratiquai scrupuleusement pendant deux ou trois mois ( la perspective de lire Kant dans le texte me réjouissait l'âme) jusqu' à ce qu'un contretemps - je ne sais plus lequel - m'ayant interrompu, je ne trouvai plus jamais le courage de m'y remettre.
Mais je n'ai pas le souvenir d'avoir jamais rencontré le mot Augenblick lors de cette initiation avortée.

Avant de retourner à la salle pour le nettoyage, la dure rançon des lendemains de java, je demandai à une amie, Isabelle, alias Gringuette, professeur d'anglais en Haute Corrèze, le sens de cet Augenblick. Sa première langue vivante avait été l'allemand, elle me répondit aussitôt qu'il s'agissait d'un clin d’œil, un clignement d'yeux.
Je l'en remerciai mais n'était guère plus avancé.



Est-ce que ça voulait dire quelque chose ? Ce mot-alluvion, échoué aux rivages de l'esprit, avait-il un sens, une raison d'être ? Portait-il un message ? Sa provenance en tout cas restait résolument mystérieuse. J'ai bien pensé un moment qu'il avait peut-être été aperçu, enregistré subconsciemment lors de la lecture de Règlement, un livre déniché chez Noz en mai 2015 et que j'avais emmené avec moi à Aigurande. L'auteur, parfait inconnu du nom de Jean-Pierre Maurel, né au Tyrol en 1949, de mère autrichienne et de père français, y parlait abondamment (et excellemment) de la littérature germanique, et quelques mots d'outre-Rhin étaient glissés ça et là, mais relecture faite des pages déjà traversées, il n'en était rien : aucune trace d'Augenblick.

J'allai plus tard sur le net pour essayer d'en savoir plus long et je découvris que le mot avait un autre sens, plus abstrait, mais dérivé logiquement du premier : il signifie instant. Et un article fort savant de la revue Trivium, revue franco-allemande de sciences humaines et sociales, article intitulé Moment, instant, occasion ou, en allemand, Der/das Moment, der Augenblick, die günstige Gelegenheit, m'apporta des lumières qui creusèrent un peu plus encore mon intérêt et ma perplexité.

(A suivre)


2 commentaires:

Nicolas ROBIN a dit…

Par déformation professionnelle ce mot me transporte encore et toujours vers les lieder de Schubert et notamment celui intitulé "Le chant du pèlerin" (poème de Franz von Schober);
On le retrouve dans l'avant dernière strophe... et il y est question d'amitié également!

..."Doch mir, so wie ich weiter strebe
An meinem harten Wanderstab,
Reißt in des Glückes Lustgewebe
Ein Faden nach dem andern ab.

Drum kann ich nur von Gaben leben,
Von Augenblick zu Augenblick,
O wollet vorwurfslos sie geben,
Zu eurer Lust, zu meinem Glück.

Ich bin ein Waller auf der Erde
Und gehe still von Haus zu Haus,
O reicht mit freundlicher Gebärde
Der Liebe Gaben mir heraus!

traduction:

"Mais pour moi, comme je continue à peiner
Avec mon solide bâton de marche,
Dans le tissu de ma fortune se défont
Les fils l'un après l'autre.

Aussi je peux seulement vivre de dons
D'un instant à l'autre.
Oh, donnez-les sans reproches,
Pour votre joie, pour mon bonheur.

Je suis un pèlerin sur cette terre
Et je vais silencieux de maison en maison,
Oh, d'un geste amical, offrez
Le don d'amour à moi !"

extrait vidéo
https://www.youtube.com/watch?v=HG8gk4bQPXg

Patrick Bléron a dit…

Merci Nicolas,
tu anticipes de belle façon la deuxième partie de ce post (qui sera publiée bientôt), et qui parlera aussi de chansons et de soirées amicales.