lundi 1 septembre 2025

Une vie de catastrophes berlinoises

Dimanche pluvieux. Remonter la rue de Strasbourg pour aller à l'Apollo voir le film de Christian Petzold, Miroirs n°3. J'avais encore en tête l'entretien qu'il avait donné à France Culture la semaine dernière, ses paroles sur l'automne, saison de ses films. En fait, Miroirs n°3 a une teneur plutôt estivale, se déroulant dans une campagne paisible, lumineuse, si ce n'est que l'on entend de temps à autre le cri des grues. On ne les voit jamais et c'est un détail qui échappera sans doute à beaucoup de spectateurs, car cela reste discret. Mais c'est pour moi un son marquant et inoubliable : les grues traversent le ciel du Berry deux fois par an, la région est située sur leur immuable couloir de migration. Le spectacle de leurs géométries ondoyantes m'a toujours fasciné. 

 

Ce genre de détails subtils est bien dans le style délicat de Christian Petzold, qui a construit ce film avec une grande économie de moyens. Un autre détail m'a saisi : Laura fait part à Barbara de son désir de cuisiner, elle propose de faire des boulettes de Königsberg. Barbara s'arrête alors (elles roulent toutes les deux à vélo, Laura sur le porte-bagages car la selle de l'autre vélo est cassée*), comme surprise, déclarant que c'est un plat qu'elle rate toujours. Et c'est le plat que l'on voit servir dans la bande-annonce, au mari et au fils qui découvriront Laura par la même occasion. Les boulettes de Königsberg (Königsberger Klopse) me rappelaient évidemment Käthe Kollwitz, originaire de cette ville aujourd'hui sous dominance russe.

C'est donc à l'automne aussi que meurt Peter Kollwitz sur le front belge, le 22 octobre 1914. Peter Kollwitz qui était membre du Wandervogel, un mouvement de jeunesse auquel Walter Benjamin avait lui aussi appartenu jusqu'à cette année fatidique de 1914. Selon Mathias Enard les deux jeunes hommes se seraient rencontrés en 1913. C'est aussi à cette époque, en 1915, ajoute-t-il, "que débute l'amitié entre Walter Benjamin et Gerhard Scholem, qu'on n'appelle pas encore Gershom ; le spécialiste de la kabbale et de la mystique juive est lui aussi un jeune Berlinois, comme Benjamin issu d'une famille "assimilée" - les parents de Benjamin habitent, à Grunewald, une villa assez cossue dans laquelle Benjamin profite, nous raconte Scholem, "d'une grande chambre pleine de livres, qui me fit l'impression monacale d'une cellule de philosophe." (p. 49)

Ceci faisait écho à ce Journal de jeunesse, 1913-1923, de Gershom Scholem que j'avais aussi commencé de lire cet été, intitulé aussi Quitter Berlin (Rue d'Ulm, 2025).

 
 
Le Journal de Käthe Kollwitz s'ouvrait sur la mort de Peter, qui l'avait plongée dans  une terrible tristesse, veinée, écrit Enard, de culpabilité :  pour pouvoir s'engager comme volontaire, il avait dû obtenir de ses parents leur assentiment écrit. Adrien Cauchie raconte que "Käthe Kollwitz réagit en s’attelant à la réalisation d’un monument funéraire qui, au départ, devait être un mémorial dédié aux jeunes soldats morts à la guerre. En 1932, après dix-huit ans à y travailler régulièrement, ce sont finalement deux Parents en deuil qui prennent place dans le cimetière militaire allemand de Vladslo, près de Dixmude, en Belgique, où repose son fils et où ils sont toujours visibles aujourd’hui."
 
Käthe Kollwitz, Les Parents, troisième version abandonnée de la planche 3 de la série »Guerre«, 1920, lithographie au crayon (report), Kn 149

Käthe Kollwitz, Les Parents, Gravure sur bois, Kn 174 V b


Käthe Kollwitz: The Grieving Parents, a memorial to Kollwitz' son Peter, now in Vladslo, Diksmuide, West Flanders, Belgium
 
Toute l’œuvre de Käthe Kollwitz est marquée par le deuil. Presque trente ans après, en octobre 1942, le petit-fils, le fils de son fils aîné, nommé Peter aussi en mémoire du premier, est tué sur le Front de l’Est pendant la terrible bataille de Rschew/Rjev en Russie à 200 km de Moscou.
 
"Une vie de catastrophes berlinoises", conclut Mathias Enard.  

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* Et ce sera la tâche du fils, Max, garagiste comme son père, de la réparer. De même un robinet qui goutte et un lave-vaisselle. Il est beaucoup question de réparer dans le film. Les objets littéralement, mais aussi les âmes, plus symboliquement.