mercredi 5 septembre 2012

Trois chambres à Manhattan

"Mon éthique est une éthique de la joie, laquelle, loin d'être égoïste, tient à la communicabilité d'une ferveur. Elle survient quand je sens que mon émotion résonne en l'autre, ou lorsque la sienne retentit en moi. La joie est la mutualisation d'une fête, de conscience à conscience. Vivre ce n'est pas se replier sur soi-même, s'obnubiler de ses petits problèmes et de son image. Vivre, c'est tout simple, c'est se communiquer, c'est se transfuser dans une autre existence. Je ne veux plus que souffler sur les braises de la vie."

J'ai découvert le philosophe Nicolas Grimaldi dans un entretien accordé dans le numéro d'été de Philosophie Magazine, dont les lignes au-dessus forment la conclusion. Cela m'a donné envie d'en savoir plus sur sa pensée, et j'ai donc acheté et lu Métamorphoses de l'amour, paru en 2011.
Dans cet essai, il s'appuie essentiellement sur la littérature, et parmi les œuvres invoquées se trouve trois romans de Simenon, dont Trois chambres à Manhattan, publié en 1946, "mon premier roman d'amour", disait-il, histoire d'un acteur français célèbre, mais mari trompé, qui s'exile à New York, y déprime et rencontre une nuit dans un bar une femme tout aussi solitaire et désespérée.

Dimanche, nous sommes allés à la Foire du Tout à Issoudun. La braderie de Lille en plus petit, mais un vide-grenier puissance vingt tout de même. Questions livres, en revanche, c'était très décevant, pas un seul bouquiniste sérieux ne semblait avoir fait le voyage jusqu'à cette zone industrielle qui accueillait le public. Je ne me suis pas ruiné. J'ai eu simplement la bonne surprise, sur un stand quelconque, qu'un seul haut grillage séparait de la voie ferrée qui courait vers Paris, de voir la couverture de l'édition de 1965 de Trois chambres à Manhattan, aux Presses Pocket :

Pour un euro, j'emportais l'affaire. Et j'ai commencé à le lire le soir même. Je n'ai pas lu beaucoup de Simenon, ou disons plutôt que j'ai attendu longtemps pour commencer, retenu par je ne sais quelle prévention absurde. Le fait est que dès le premier roman j'ai été scotché par son écriture. Simenon détenait au suprême degré l'art de la narration, l'art de vous happer en une seule page.

En même temps, je finissais le bel essai de Vincent Delecroix, Chanter, dont j'ai parlé ailleurs. Il faudrait citer maints passages magnifiques, je me contenterai de celui-ci, page 341 :
       Ce qui chante en toi te dépasse sûrement, ou sûrement tu te dépasses, dans les deux sens, en chantant. Mais à partir de là tu peux penser, et peut-être autrement. C'est à la fois la possibilité de l'art et celle de la pensée. Ce qui d'une part remonte, ce qui jaillit du fond - c'est l'amour infini qui te monte dans l'âme, ou c'est la douleur, bien antérieure à toi-même -, et ce qui d'autre part vient à toi de l'extérieur, comme extérieur. Et entre les deux, toi : toi qui chantes, c'est-à-dire qui penses et qui, peut-être, écris.
 Peu après avoir parcouru ces lignes, je lisais dans Simenon (p. 38-39):

      Elle entrouvrait les lèvres, mais c'était pour chanter, pour murmurer à peine la chanson de tout à l'heure qui était devenue leur chanson.
      Et cette rengaine populaire se transformait à un point tel que l'homme en avait les larmes aux yeux, la poitrine envahie de chaleur.
     Elle le savait. Elle savait tout. Elle le tenait au bout de son chant, au bout de sa voix aux intonations graves, un peu cassées, et elle prolongeait savamment leur plaisir d'être deux et de s'être retranchés du reste du monde."
 Et, plus loin, page 73 :

     Il aurait voulu lui dire tant de choses, à la suite de l'aveu qu'elle venait de faire ! Pourquoi ne le lui permettait-elle pas ? Elle allait et venait, comme chez elle, comme dans son ménage. Elle était capable de fredonner. Et c'était leur chanson, qu'elle disait comme elle ne l'avait jamais dite, d'une voix si grave, si profonde et si légère à la fois que ce n'était plus une banale ritournelle, mais que cela devenait, pour un instant, comme la quintessence de tout ce qu'ils venaient de vivre.
La même année 1965, Marcel Carné adaptait le livre au cinéma, avec Maurice Ronet et Annie Girardot.



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