mardi 5 janvier 2021

Quand vous mouriez sous les bombes


Quand vous jouiez à la guerre
Moi je gardais la maison
J'ai usé de mes prières
Les barreaux de vos prisons
Quand vous mouriez sous les bombes
Je vous cherchais en hurlant
Me voilà comme une tombe
Et tout le malheur dedans
 
Anne Sylvestre, Une sorcière comme les autres, 1986

Dans cette chanson magnifique*, Anne Sylvestre évoque pour la première fois, mais sans les désigner explicitement, son père, Albert Beugras, emprisonné à Fresnes pour sa collaboration avec le régime nazi, et son frère Jean, mort à l'âge de dix-huit ans, à Ulm, en Allemagne, lors d'un bombardement des Alliés. Sa sœur, Marie Chaix, écrit : « Pour fuir Paris et l’épuration prévisible, mon père nous avait dit adieu au milieu d’une nuit de l’été 1944, en embarquant, au dernier moment et contre la volonté de notre mère en pleurs, son fils aîné à bord d’un camion chargé d’une partie des archives du PPF. Mon frère adorait son père, il l’aurait suivi n’importe où, racontait-on, même en enfer. Ce qu’il fit. (…) Au cimetière d’Ulm, par un beau jour d’été 1963, j’ai accompagné ma mère, clopin-clopant, qui traînait vaillamment son corps d’hémiplégique de cinquante-huit ans dans les allées de ce beau cimetière. Pour qu’enfin elle admette, dix-huit ans après sa mort, qu’il ne reviendrait jamais (…) Jusque-là, en secret, elle l’attendait : les miracles, cela existe, on a vu des amnésiques resurgir parfois. Je savais à quoi elle pensait quand elle sursautait au moindre coup de sonnette. Le jeune fantôme allait-il enfin nous laisser en paix ? »

Cette mort sous les bombes me rappela celle du père du dessinateur Cardon, prisonnier en Allemagne, ainsi que celle du père de Pink, rock-star personnage central de The Wall, de Pink Floyd, tué en défendant le pont d’Anzio pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que Pink n’est encore qu’un enfant. Ces informations sont données par la chanson In the flesh ? à travers l'effet sonore d'un bombardier en piqué. 

La notice wikipédienne précise que "dans l'adaptation cinématographique de l'album, The Wall, on montre une scène de guerre à Anzio avec When the Tigers Broke Free, une chanson qui avait été enlevée de l'album à l'origine. (...) La scène se termine sur un plan au cours duquel un bombardier allemand Junkers Ju 87 pilonne un bunker, sonnant l'arrêt de mort du père de Pink." Cette mort fictive renvoyait à une mort, elle, bien réelle : When the Tigers Broke Free, chanson  écrite par Roger Waters, décrit la mort de son père Eric Fletcher Waters, membre de la Compagnie C du Royal Fusiliers,  précisément à Anzio, en 1944.


Écho sinistre de la guerre : Eric Fletcher était le fils de George Henry Waters, lui-même mort en France le à Marœuil lors de la Première Guerre mondiale. Disparu le 18 février lors du débarquement d'Anzio, son corps ne fut jamais retrouvé.
Le ,  Roger Waters se rendit à Anzio pour recevoir la citoyenneté honoraire et découvrir la stèle dédiée à son père, au Cassino Memorial.

Ces résonances m'apparurent il y a un mois jour pour jour. Le soir, je vis sur Netflix le film de David Fincher, Mank, que Libération, sous la plume de Camille Nevers, décrivait ainsi : "Le cinéaste adapte un scénario de son père disparu et rend hommage à une figure éclipsée de la légende hollywoodienne, le scénariste de «Citizen Kane», Herman J. Mankiewicz. Un biopic somptueux sur l’obsession et la paranoïa, diffusé sur Netflix à partir de ce vendredi." Encore une fois, il était donc question d'un père disparu. Le titre de la chronique jouait d'ailleurs à la manière de Libé sur cette thématique : David Fincher, un père et "Mank". "C’est un film de revenants en noir et blanc, de spectres, écrit Camille Nevers. Et d’abord, celui dont Fincher fait le portrait en ­discret clair-obscur et touchant recto tono: le scénariste et son double, son père. Mank c'est Herman J. Mankiewicz, frère ainé de Joseph L., qui écrivit en service commandé ce film à l'habit de cinéma trop grand pour lui qu'est Citizen Kane, et c'est aussi Jack Fincher, scénariste posthume d'un film réalisé par son fils, qu'il ne verra jamais. Décédé en 2003, Fincher père avait écrit Mank pendant les années 90 mais, malgré son rejeton en plein essor de wonder boy hollywoodien, le projet fut jugé trop casse-gueule pour être produit."

Dans le film même, le mari de la secrétaire de Herman, Rita Alexander (Lily Collins), est pilote dans la RAF. A l'issue d'une de ses missions, il est considéré comme disparu. Ce n'est qu'à la fin que l'on apprendra qu'il a survécu.

Le même jour encore, était diffusé sur France 5, le documentaire de Philippe Kohly, Romain Gary, le roman du double (2010). Or, Gary fut navigateur dans la RAF dans l’escadrille «Lorraine», basée à Hartford, où les Français avaient été regroupés. Le 25 novembre 1943, son bombardier «Boston» fonce au-dessus des côtes du Pas-de-Calais, mais il est atteint par la DCA allemande. Langer, le pilote,   crie dans ses écouteurs : «Touché aux yeux, je suis aveugle !». Gary est lui-même blessé au ventre. Laurent Joffrin raconte l'histoire, dans Libé encore une fois : "Renoncer ? Langer et Gary refusent de faire demi-tour. Langer ne voit rien ? Gary le navigateur lui prêtera ses yeux. Allongé dans le cocon en Plexiglas qui forme l’avant de l’appareil, il dirigera de la voix le Boston que Langer pilotera à l’oreille. A Esquerdes, l’appareil plonge en rase-mottes et réussit à lâcher ses bombes sur la cible : demi-tour vers l’Angleterre. La Manche franchie, on s’apprête à sauter en parachute. Mais au-dessus de Langer, le toit de l’avion est coincé. Impossible de l’ouvrir. Pour le mitrailleur et le navigateur, sauter, c’est condamner le pilote à la mort. Ils restent à bord. De la voix, les deux hommes dirigent Langer vers le terrain de Manston, au nord-est du Kent, où la piste est plus large. Dans le micro, Gary donne le cap, l’altitude, l’inclinaison de l’avion. Deux fois, ils manquent l’atterrissage. Mais la troisième est la bonne. L’avion se pose en rebondissant, dans un fracas d’acier malmené et de pneus qui crissent. Ils sont sauvés. Langer recouvrera la vue : ses paupières ont seulement été collées par des éclats de Plexiglas. Gary, évanoui, est transporté à l’hôpital où il est soigné pour une «plaie perforante à l’abdomen». L’Evening Standard publie un long reportage sur l’exploit et Romain Gary parle à la BBC. A Noël, il revient à la base : les aviateurs de la France libre ont droit à un dîner au vin rouge et à un spectacle de Pierre Dac."

Deux jours plus tôt, le 3 décembre, j'étais allé à Orléans pour un jury d'examen, et pour ce faire, j'avais rejoint à Vierzon, de bon matin, un collègue qui venait du sud du département du Cher. L'affaire conclue, nous revînmes à Vierzon par l'A20, ce qui nous donna largement le temps de discuter, et c'est ainsi qu'il me raconta qu'il avait donné à un certain moment des cours d'aéronautique, et comme je lui demandais ce qui l'avait conduit à cela, il m'expliqua qu'il  devait cette passion à son père, qui avait servi  - il était très jeune encore - dans la RAF.

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* On peut l'entendre ici :

[Ajout à 19 : 48 : au moment où je publie cet article, je découvre dans ma liste de blogs Autre sentes, la publication toute récente, à trois heures de là, d'un article de John Warsen sur son blog Je suis une tombe (petit mouroir culturel, dont j'aime beaucoup l'humour corrosif), qui résonne donc étonnamment avec le titre de mon propre billet, et les paroles d'Anne Sylvestre. Il est par ailleurs consacré à un album d'un musicien qui m'est inconnu, Jak Belghit. En cliquant sur le lien vers le site de l'album, on découvrira que le premier titre en écoute est Ames soeurs.]

2 commentaires:

Unknown a dit…

Mais tu es un formidable écrivain! je vais pas tout commenter mais c'est super beau ce que tu écris et réalise.
Christian

Patrick Bléron a dit…

Merci Unknown Christian !