vendredi 27 décembre 2024

What Makes a Man to Wander ?

Le lendemain de l'article sur La Prisonnière du désert, je tombe en fin d'après-midi sur Télérama et réalise que le film est projeté ce jour-même, 24 décembre, sur France 3. Hélas, je ne le reverrai pas à ce moment, car il passait à 14 h 35. C'est raté.

En essayant de voir s'il y avait un replay possible (non, apparemment), je découvre une émission des Nuits de France Culture, qui reprenait un Ciné-club de 1998, une émission de Luc Ponette proposant alors une analyse du film de Ford. Une heure vingt-sept minutes, que j'ai écoutée en intégralité. Passionnant. Quatre invités : Suzanne Liandrat-Guigues, Jean-Louis Leutrat, le cinéaste Jean-Claude Brisseau et... Pierre Gabaston.

 

Détail amusant : c'est presque le même photogramme qui illustre l'article de Télérama et celui de France Culture : ce moment où Debbie est dans les bras d'Ethan. Un instant plus tôt, il la soulevait bien haut vers le ciel, dans ce geste eucharistique si bien décrit par Pierre Gabaston. 

 


Autre résonance assez troublante : à midi, ce jour-là, j'avais déjeuné au restaurant avec mon ami Gérard, cruellement éprouvé par la disparition récente de Sylviane, sa compagne, vaincue par la maladie. Quittant l'appartement qu'ils occupaient ensemble à Déols, il m'avait gentiment donné plusieurs choses dont un volume de la collection Les Dessous d'une création, consacrée à Lucky Luke, de Morris et Goscinny. Série de 38 volumes lancée par les éditions Atlas en 2009, rassemblant chaque fois deux titres et un dossier d'une vingtaine de pages. Ce volume rassemblait les deux premiers titres : La Diligence et Le Pied Tendre. Je lus La Diligence le soir-même, il y avait bien longtemps que je n'avais pas lu de Lucky Luke, un de mes héros de jeunesse. Et non seulement l'histoire est excellente (le scénario de Goscinny est formidable), mais j'eus la surprise en consultant le dossier d'apprendre que cet épisode des aventures de Lucky Luke, publié initialement dans Spirou entre février et juillet 1967, était inspiré de Stagecoach de John Ford, plus connu en français sous le nom de La Chevauchée fantastique, sorti sur les écrans en 1939.


L'auteur du dossier s'amuse à comparer le dessin de Morris avec une photo du film, écrivant : "Morris donne un mouvement et une vitesse que n'égale pas la photo extraite du film La Chevauchée fantastique. Du grand art."


Comme The Searchers, Stagecoach fut tourné (en partie) à Monument Valley. Ce fut aussi la première collaboration de John Wayne avec le cinéaste, un coup d'essai qui fit de l'acteur, jusque-là cantonnée à la série B, une star.

A Gérard, je dédie Ride Away, la chanson qui ouvre The Searchers :



lundi 23 décembre 2024

Le Prisonnier du désir

Dans Mon Pollock de père, Francesca Pollock parle de la rencontre avec le poète et critique d'art Maurice Benhamou comme d'une étape décisive dans la réception de l’œuvre de Charles, son père. S'adressant à lui de manière posthume, elle écrit : "Le regard de Maurice a libéré ton œuvre et, ce faisant, il m'a libérée aussi. Il a non seulement rendu possible la transmission entre toi et moi, mais il a permis que je m'affranchisse de toi et que, d'une certaine manière, je prenne un autre chemin que le tien." (p. 88) Il y eut un accrochage chez les Benhamou qui fut, dit-elle, un moment inoubliable. Mais un moment particulier de cette exposition lui est resté : un visiteur, au bout d'une heure ou plus, s'adressa à elle, sachant qu'elle était la fille de l'artiste. "Les mots qu'il prononçait se bousculaient dans ma tête. J'essayais de les attraper au vol, mais, sitôt entendus, ils disparaissaient. Quelqu'un me parlait de l’œuvre de mon père, mais l'émotion était trop grande - presque de l'ordre du ravissement - que les mots ne s'imprimaient pas en moi. Lorsqu'il quitta la galerie, il inscrivit son nom, Pierre Gabaston, et son adresse électronique." (p. 89)

Pierre Gabaston. A mon tour d'être surpris, presque stupéfait. Car Pierre Gabaston ne m'était pas inconnu. Je fus, pendant quelques années, coordinateur Éducation nationale pour le dispositif Ecole et cinéma. A ce titre, je participais, avec le cinéma Apollo, à l'organisation de conférences pédagogiques à destination des enseignants inscrits au dispositif. Et, parmi les divers intervenants que nous eûmes ces années-là, aucun, je crois, ne me fit une aussi forte impression que Pierre Gabaston. Professeur des écoles chargé d'une CLIS, c'est-à-dire d'une classe d'enfants ayant de fortes difficultés d'apprentissage, il vint à Châteauroux pour parler de La prisonnière du désert (1956), un des plus grands westerns de John Ford (The Searchers, titre original). "Le plus grand film de l'histoire du cinéma américain", selon Martin Scorcese.

Le synopsis, pour aller vite : Texas, 1868, trois ans après la guerre de Sécession, Ethan (John Wayne) revient chez Aaron, son frère, qui vit dans un ranch perdu dans le désert, avec sa femme Martha, ses enfants et Martin Pawley, un jeune métis, recueilli autrefois par Ethan.
Le soir suivant, des Comanches attaquent la ferme des Edwards, tuent Aaron, Martha et leur fils Ben, enlèvent Debbie et Lucy.
Pendant des années, Ethan et Martin recherchent Debbie (Lucy, elle, a été retrouvée morte).  Elle est devenue la femme de Scar, le chef Comanche. Un jour, Martin enlève Debbie. Ethan la prend dans ses bras et la ramène dans une famille amie, les Jorgensen. Puis il s’en repart seul, dans le désert.

Pierre Gabaston n'avait rien d'un extravagant. Veste, chemise blanche, un air un peu bourru, il commença tranquillement son exposé. Aurions-nous droit à une étude un peu scolaire, légèrement ennuyeuse, bien qu'enrichie d'anecdotes savamment distillées sur le film et son réalisateur ? Non. Il y eut comme une montée en tension, en intensité. La froideur apparente de Gabaston se dilua peu à peu, et la passion apparut, qui se traduisit par un tombé de veste et un retroussis de bras de chemise. Il fallait bien comprendre que pour tourner un tel film dans les décors naturels de Monument Valley il fallait être un colosse. Je me souviens bien de ce mot qu'il employa : colosse. 

Et son discours n'était pas un discours abstrait sur les intentions et l'idéologie de John Ford, mais une analyse au plus près de la matière filmique, plan à plan. La seule séquence d'ouverture (qu'on peut visionner à cette page du site transmettre le cinéma) donna lieu à une époustouflante exégèse. Pierre Gabaston semblait intarissable sur ces douze premiers plans d'une durée de 1'35'', on ne l'arrêtait plus, et le temps lui-même semblait trop court pour contenir ses fulgurances : c'est qu'il devait reprendre le train pour Paris sitôt la conférence terminée. Il a bien failli le rater...

"En nous faisant passer à travers l'orifice de la porte, cette femme nous fait naître à l'histoire. D'une consistance à l'autre : ceci est son ombre ; ceci est son corps. Les bretelles de on tabler forment un X dans son dos. Déjà interdite ? Mais pour qui ? Immédiate, la réponse se projette dans la niche vacante du double volet : à peine perceptible, un homme à cheval apparaît. A-t-elle pu l'entendre ? Certainement pas. Le pressentir ? Sans doute. C'est un point qui perce son cœur." P. G.
 

On peut retrouver cette étude dans le Cahier de notes sur le film qu'il écrivit pour école et cinéma (mais ça ne doit pas être facile à trouver, même d'occasion)*.


Ce même Pierre Gabaston avait donc visité l'exposition consacrée à Charles Pollock, et cela ne m'étonna guère que Francesca en ait été subjuguée. Elle raconte que quelques jours plus tard, regrettant de n'avoir rien pu retenir de ses paroles, qu'elle savait importantes, elle lui avait demandé, par mail, s'il aurait la gentillesse de lui écrire ce qu'il lui avait dit. Elle reçut alors un texte qu'elle reproduit dans le livre. Texte "si précieux, écrit-elle, tant il est rare d'avoir accès précisément à ce qu'un tel visiteur a pu éprouver devant les œuvres de mon père."

Je ne veux pas ici redonner tout ce texte, qui mérite la plus grande attention. J'y retrouve en tout cas une profonde réflexion sur le cadre, empruntant aussi le langage du cinéma : "Configurations tantôt compactes, tantôt détachées : Rome Six, Untitled [Black], Green, Black and Gray 12. Compactes ou déliées, venant d'elles-mêmes s'éterniser un instant sur la surface de la toile, la plupart, presque toutes, sortant du cadre, se prolongent au-delà de ses limites, échappant à notre perception. Le hors-champ entretient une relation suspendue avec la surface du tableau."

Black and Gray 12, 1960
oil on canvas
172.7 x 128.3 cm
 


Untitled (PostRome) green, 1964 (cat#24)
Oil on canvas
127 x 127 cm

Pierre Gabaston termine ainsi son texte : 

"Ignorant tout de Charles Pollock, je savoure ma disponibilité, libéré de tout savoir préalable. Ainsi, cette peinture me met à nu dans le même temps qu'elle se décante elle-même - sous mes yeux. Elle "s'appauvrit", se révèle, m'expose. Au pied de ses cimaises, je suis ce que je suis, uniquement ce que je suis. Sans appui. Partageant l'épreuve d'un dépouillement, acceptant de croiser une expérience spirituelle.
A mon tour d'affronter "ma misère". Fortifié désormais par la découverte d'un peintre ; étrangement ignoré."

 

 
Voir aussi le blog Newstrum
 

Ces mots d'"expérience spirituelle", nous les retrouvons dans un passage du Cahier de notes, dans ce formidable texte intitulé Le Prisonnier du désir :

"Le film s’enchâsse entre deux questions (chansons du générique et de la fin), entre l’ouverture d’une porte et la fermeture d’une autre – avec dans les deux cas un passage obligé des personnages par l’ombre, une mère pour entrer la fiction, sa fille pour en sortir. Mais surtout, La Prisonnière du désert érige la construction architecturale de son spectacle, comme deux piles d’un pont qui soutiennent son tablier, sur le dédoublement d’un geste d’Ethan : l’élévation de Debbie tenue à bout de bras. Ce geste répété appartient au rituel religieux de l’Eucharistie. Quand Ethan soulève Debbie pour la première fois, c’est une enfant qu’il adore, c’est la fille de Martha. Quand Ethan soulève Debbie pour la deuxième fois, c’est une femme qu’il abhorre, la femme de l’Autre exécré. Ce geste d’officiant qui expose, devient, pour Ethan et le spectateur, une source de miséricorde, un miracle d’amour. Par la grâce de ce geste, Ethan se décante de son fanatisme. Il change d’attitude.

Ce geste, de nature essentiellement dramatique aussi,  - l'enjeu, à cet instant, nous le fait comprendre : Ethan a pouvoir de vie et de mort sur Debbie - élargit le champ de la conscience de nos esprits fermés, hostiles. Symétriquement à Ethan, simultanément à lui, nous reconstituons nos forces morales et spirituelles pour affronter les énergies dures du monde. [...] 

La nature du rituel, repris par Ford à sa source religieuse et théâtrale, permet de partager collectivement cette expérience spirituelle pour reconsidérer les règles d'une existence sociale possible. Mais où nature et culture ne coïncident pas. Où l'altérité est un fait d'ethnie. Où la fracture est en fonction de la personne, pas de la nature. C'est une grande leçon du film. Être indienne ou Yankee est un fait de culture, pas de sang." (C'est moi qui souligne)

Ce n'est pas pour rien que Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon ont  choisi pour illustrer la couverture de leur « 50 ans de cinéma américain », l’ultime plan du film qui voit John Wayne, de dos, s’éloigner dans le désert :

_____________________

* Note du 5 janvier 2025 : je viens d'en trouver une reproduction en pdf sur le site cine-passion24.

lundi 16 décembre 2024

Issoudun Road




Lisière de la nuit
Retour de Maldoror
Le fil long de la plaine

Vitre cousue de pluie
Au-delà dans le vent aigre
La solitude des pylônes 

Flaques sur les champs
L'asphalte enflammé 
Par les lueurs du couchant 




Héliogravures surgies
Dans le recul des mémoires 
Aux terrains troubles

Incisions de lumière 
Sur l'horizon fossile
Le burin des nuages

Remplacée par un carton
La plaque émaillée 
De l'impasse Ah Ah




Dans l'anonymat des phares
La nostalgie des lièvres 
Ignorés des radars

Aux masses qui s'attardent
Des nuages enroulés 
Sur la dague du ciel

Espions du dernier éclat
Passons avant que retombe
La ferveur de la glèbe



samedi 14 décembre 2024

Tracer le lit du serpent

"Les marécages s'enfoncent, embrumés et opaques. les villes, Houma, Lafourche, on les traverse un jour.
On roule jusqu'à Isle de Jean-Charles, sur le bord du Golfe du Mexique, une île accidentelle et continentale et dérivée, née d'une dislocation, d'une fracture. Une terre désolée qui survit à l'engloutissement, au bout des bayous. Pour y accéder, il n'y a qu'une seule route qui perd régulièrement la bataille contre les éléments. Ensuite s'alignent de pauvres maisons de bois."

Frank Smith, Katrina, Isle de Jean-Charles, Louisiane, Éditions de l'Attente, 2015, p. 13

Cette route, Hélène Gaudy l'évoque au début d'Archipels : "La bien nommée Island Road est un cordon qui surnage entre le ciel et l'eau , reliant l'île à la côte dans un matin vaste et éclatant, immortalisé par la mauvaise photographie des camions de Google. De temps en temps, un panneau tente de rappeler que le temps existe, le temps et la distance, que quelque chose un jour viendra briser cette droite, ce bitume, cette lumière. Ce que le dernier panneau a un jour indiqué est effacé - une surface blanche, muette, maculée de rouille et de terre." (p. 11-12)

Island Road

Si j'ai fait le lien entre Archipels et le récit de Francesca Pollock sur son père Charles Pollock, c'est sans doute aussi parce que le souvenir de la rencontre récente avec Hélène Gaudy était resté vif. Elle avait eu lieu dans le cadre du Goncourt des détenus, que j'ai déjà évoqué ici à plusieurs reprises. L'écrivaine  était venue, accompagnée de son éditrice, à la centrale de Saint-Maur, présenter son ouvrage et discuter avec les participants au prix, et les bénévoles de Lire pour en sortir avaient été conviés aussi. Un beau moment, car bien qu'à la vérité les détenus n'avaient que modérément apprécié Archipels (et ils donnèrent leur avis sans hypocrisie), l'humilité et l'affabilité d'Hélène Gaudy (qui entrait dans une prison pour la première fois) permirent de féconds échanges. Je n'intervins, lors de cette réunion, qu'une seule fois, pour poser une question sur cette Isle Jean-Charles précisément, dont la présence en tête du livre m'intriguait. Et Hélène Gaudy confirma que la découverte de cette terre menacée de disparition, portant le même prénom que son père, fut l'élément déclencheur de son écriture.

Un peu plus loin dans le livre, elle cite une légende de la tribu des Chitimachas (avec les Biloxi et les Choctaw, une des trois tribus amérindiennes occupant l'Isle depuis des lustres) : le bayou Tèche, formé dans l'ancien lit du Mississipi, serait l'empreinte du corps d'un serpent géant abattu à coups de flèches. "L'eau, écrit-elle, fait son lit dans l'empreinte de ce qui a disparu, se coule dans le sillage des serpents qui meurent comme on se glisse dans le creux de ceux qui nous précèdent." (p. 56)

Dans la recherche de ce père qui affirme n'avoir pas de souvenirs d'enfance, cette légende du serpent devient une métaphore pour traduire le mouvement de la connaissance, de la traque indiciaire nécessaire quand l'accès à la mémoire directe ne semble pas possible : "Je marche sur les traces de mon père comme un pisteur dans la neige. Des traces neuves, encore vives, que je voudrais interroger alors que ses pieds viennent à peine de laisser dans le blanc leur empreinte : les saisir et le saisir, lui, dans la même mouvement, voir comment il voit, comment il les comprend - que chaque trace suscite une parole, et chaque parole une nouvelle trace." Et elle termine ainsi la première section du livre (qui en compte cinq), section intitulée Bayou, par ce paragraphe : "Dehors, la nuit est tombée, franche. Le sol est luisant de pluie fraîche. Les lumières de la ville m'accompagnent. Je vais me donner un an. Un an pour le connaître autrement que par nos mots, ou avec eux s'ils nous viennent. Pour chercher avec lui la chimère - tracer le lit du serpent."(p. 58, je souligne)

Isle Jean-Charles

La métaphore du serpent, on la retrouve dans Mon Pollock de père, quand Francesca essaie de cerner la relation de Charles (elle s'adresse  à lui de façon posthume) avec son frère Jackson Pollock :

"Les convergences entre toi et ton frère abondent. Chacun semble avoir réglé son pas sur celui de l'autre mais, secrètement. J'ignore ce qui s'est passé entre vous. Ce que je sais, c'est ce que j'ai vu de toi, et ce que tu as essayé de me cacher : ce trésor que j'ai fini par découvrir. Aujourd'hui que tout a été défriché, cela me semble vertigineux, tant tes actes ont porté à conséquence. Avec ces pages, comme avec tes œuvres, j'essaie d'insuffler de la vie là où elle brillait par son absence. J'ai en tête cette image du serpent. Comme si tu m'avais donné pour père la peau morte du serpent qui mue. Moi, ce que je veux, c'est un vrai père, un père qui tient, celui qui vient après la mue, révélé derrière l'apparat du mort." (p. 119, je souligne)

 

CHARLES POLLOCK ROME SIX, 1963 Huile sur toile / Oil on canvas 170 x 140 cm

La mue du serpent est une image employée également par Hélène Gaudy : "Tous ces fétiches en rang, ces babioles, ces ficelles, toutes ces couches comme une mue, une peau, j'essaie de les prendre de vitesse, de les écouter tant qu'il est là pour traduire." (p. 57)

Flooding on Island Road, View toward Isle de Jean Charles from Pointe-aux-Chenes, Louisiana, Kael Alford (2008)


mercredi 11 décembre 2024

Bout du bout du bayou

J'ai lu avec le plus vif intérêt Mon Pollock de père, de Francesca Pollock. J'ai découvert que dans l'ombre du célèbre Jackson Pollock il y avait un grand frère, Charles, sans qui rien ne serait sans doute arrivé. Cette quête d'une fille pour mieux comprendre un père disparu alors qu'elle n'avait que vingt-et-un ans m'en a très vite rappelé une autre, transcrite dans ce récit qui se nomme Archipels. Publié aux éditions de l'Olivier en cette année 2024, sélectionné pour le Goncourt, et que nous devons à Hélène Gaudy.

Les résonances entre les deux ouvrages sont étonnantes. 

Voici l'incipit du Pollock : "Mon père est un artiste peintre américain qui a traversé le vingtième siècle, de son Colorado natal jusqu’à Paris, où il a passé les dix-sept dernières années de sa vie. À sa mort, il a laissé une production que personne n’avait vue et une histoire ignorée de tous. Ce que j’ai le mieux connu de lui, c’est son silence – un silence qui a fini par faire de moi une archéologue de sa pensée et de son œuvre." (C'est moi qui souligne)

Archipels : "Je suis fâché avec mes souvenirs, ajoute-t-il gentiment, désolé de ne pouvoir mieux me satisfaire. / Il me confie qu'il se sent perdu, "déboussolé". Il résume : ce n'est pas une très bonne période. Chaque phrase se rapportant à sa personne suscite un léger mouvement de tête, des paupières qui se baissent. Toujours, mon père contourne la parole, ou la parole contourne mon père." (p. 19, c'est moi qui souligne)

Il ne s'agit pas de dire que ces deux histoires sont homothétiques. Non, car il y a d'abord une grande différence : Francesca entame le travail autour de son père après sa mort, tandis qu'Hélène Gaudy effectue le sien alors que Jean-Charles Gaudy est encore vivant, fatigué certes, mais bien vivant, en pleine possession de ses moyens intellectuels.

On aura noté le prénom : Jean-Charles pour Hélène Gaudy, Charles pour Francesca Pollock.

Charles Pollock à Okemos, dans le Michigan, en 1960.

Au-delà du prénom commun, les deux hommes partagent une même condition d'artiste.  

Très vite, dans Archipels, il est question de l'atelier, ce local dans le douzième arrondissement où Jean-Charles a peint pendant vingt ans,  a accumulé les tableaux, les livres, les masques africains, les éditions originales des surréalistes, les cadrans d'horloge et les carafes en grès, etc, etc. Jusqu'à ce que l'espace soit saturé, menacé d'écroulement : "Souvent, il pense à ces reliques qui reposent, là-bas, sans personne pour les voir : ces strates entre lesquelles il ne parvient plus à établir de lien, de direction, comme si tout cela n'avait servi à rien ou comme s'il ne parvenait plus à voir à quoi ça sert." (p. 21)

A cet atelier correspond dans le récit de Francesca l'immense entrepôt de New York, dans le quartier de Harlem. A l'entrée de ce bâtiment sombre et gris qui lui évoque une prison, elle est prise de vertige : depuis plus de vingt ans dormaient là des dizaines de toiles enroulées sur des cylindres et toute une série de tableaux recouverts d'un plastique transparent, des œuvres qu'à Paris personne n'avait jamais vu, et qu'elle va dès lors, avec l'aide de sa mère, s'évertuer à faire connaître.

Une autre grande différence sépare Charles Pollock de Jean-Charles Gaudy : le premier est l'aîné de cinq frères, le second est fils unique. Mais c'est bien autour de la fratrie que se nouent les destinées : parmi les nombreuses collections de l'atelier, il y a celle des fétiches. Et parmi ceux-ci, la famille africaine des ibeji. Hélène Gaudy s'attarde sur les ibeji car ces statuettes des Yorubas du Nigeria représentent des jumeaux disparus. Quand l'un des deux jumeaux meurt, on pense que son âme appelle celle de son frère ou de sa sœur pour qu'elle le rejoigne, mettant ainsi sa vie en péril. Pour rétablir l'équilibre, les parents font réaliser une statuette qui sera comme le réceptacle de l'âme afin de réunir l'esprit des deux enfants. Elle sera dès lors considérée comme un membre de la famille.

"Le premier né des ibeji est nommé Taiwo. Plus curieux et hardi, il est paradoxalement considéré comme le plus jeune, comme si son appétit était une source de jouvence, tandis que le second, nommé Kehinde, serait plus prudent et réfléchi.
Quand mon père et moi étions frère et soeur de l'enfance, nous n'avions jamais le même âge. Il était tantôt le Taiwo, plus naïf, plus téméraire, tantôt le Kehinde, hésitant et inquiet. Nous avions des amorces de dispute, des luttes d'influence mais il s'avouait vite vaincu, détestait le combat. Je restais seule à mener nos luttes fratricides. Ma colère n'affrontait plus personne puisqu'il avait brutalement repris son corps d'adulte. Il avait déserté." (p. 32-33)

 

Ibeji (Metmuseum)
 

A ce passage singulier ("Quand mon père et moi étions frère et sœur de l'enfance"), on peut faire correspondre cet autre texte curieux, écrit par Francesca après une mésaventure à Venise. Invité en 2015 par le musée Guggenheim à l'occasion d'une exposition, elle chute lourdement dans l'eau d'un canal. Il lui faut plusieurs heures pour reprendre ses esprits, puis elle rédige une lettre à la Punta de la Dogana. "Cette lettre, écrit-elle, qui me paraît étrange à la relecture, mais que je donne ici sans la retoucher, est une allégorie de la fraternité, de ce corps-à-corps impossible que j'ai vécu avec les œuvres. Chuter puis ne plus pouvoir bouger, se sentir humilié alors même que l'on est à bon port... Est-ce cela que tu as vécu ?"

La lettre est adressée au frère que je n'ai pas eu. Je n'en donnerai ici qu'un court extrait, la fin en fait: "Une trentaine de regards, tournés vers moi, m'écoutaient parler de toi - l’œuvre d'un père. [...] Le lendemain, je retournai te voir une dernière fois. J'avais le sentiment de voir certaines œuvres pour la première fois. Je me surpris même à lire les cartels, ceux-là mêmes que j'avais rédigés ! Il était temps de partir. Partir pour de bon. Tu étais au calme, entouré, loin du tumulte de la ville et de la Biennale, et, je le savais, tout le monde, enfin, te voyait." (p. 70-71)

Finissons pour aujourd'hui avec cet autre écho entre les deux récits. On a vu que l'existence de Charles Pollock et de sa fille Francesca se jouait entre l'Europe et l'Amérique, du Colorado natal à Paris où il décède. Or, Archipels s'ouvre par ces lignes-ci :

Aux confins de la Louisiane, une île porte le prénom de mon père.
Chaque jour, elle s'enfonce un peu plus sous les eaux.
J'ai appris, en même temps que son existence, qu'elle s'apprêtait à disparaître.

Par curiosité, je suis allée voir, sur un logiciel de cartographie virtuelle, à quoi elle ressemblait : à peine une terre, juste un ruban survivant parcouru des lacis immobiles d'une eau pâle. A peine une île, un réseau de rives poreuses, ligneuses, enchevêtrées. L'Isle de Jean-Charles, oubliée des Amériques, bout du bout du bayou. (p. 11)

Quelques jours plus tard, je réalisai que j'avais déjà lu un autre récit sur cette Isle Jean-Charles :  il s'agissait du très beau Katrina, de l'écrivain et vidéaste  Frank Smith.


De tout ceci nous reparlerons bientôt.




mardi 3 décembre 2024

Mon Pollock de père

A E. à qui cet article doit tout, ou presque

Soixante-quatre ans. C'est l'âge que j'atteins en ce 28 novembre 2024. 64, le nombre de cases d'un échiquier, le nombre d'hexagrammes du Yi King, deux, comment les qualifier ? deux formes, figures, aventures, artefacts, je ne sais, qui m'ont accompagné quelque temps avec ferveur. C'est à Bourges que je passe ce seuil, magnifiquement reçu, choyé. Appels, messages, merci mes enfants, mes ami(e)s, c'est par vous que j'éprouve la bonté, la beauté de la vie, malgré l'horreur du temps présent.

Dans l'après-midi, la flânerie dans les rues de la vieille cité ne peut manquer de faire une pause à la belle librairie Bifurcations. Quelques livres retiennent mon attention (euphémisme), et j'ai failli emporter (mais il fallait bien se restreindre tout de même) ce petit volume de Francesca Pollock, Mon Pollock de père, chez Verdier poche. Son père, non pas Jackson Pollock mais Charles Pollock, peintre lui aussi, mort à l'âge de 85 ans, à Paris où il vivait depuis 1971.

J'ai regretté plus tard de ne pas l'avoir chargé dans ma besace. On va voir pourquoi.

Au soir, E. me propose deux films en DVD. A moi de faire mon choix. Le dernier Jim Jarmush, The Dead Don’t Die, que j'ai déjà vu au cinéma à sa sortie (j'adore Jarmush, mais ce n'est pas son meilleur, loin de là) et Pollock, de Ed Harris (2000). Biopic du peintre, interprété par Ed Harris lui-même. Va donc pour celui-ci (aucun rapport a priori avec le livre susmentionné, E. avait préparé son coup bien avant la petite virée en ville).

 

Je lus plus tard sur Wikipedia que "depuis que son père lui avait offert un livre sur Pollock en raison d'une forte ressemblance physique, Ed Harris avait nourri une fascination pour l'artiste." Il aurait travaillé plus de dix ans sur ce projet de film, apprenant lui-même à peindre avec les techniques utilisées par Pollock, si bien qu'on le voit réaliser des oeuvres en dripping de façon tout à fait convaincante. Le film saisit l'artiste au moment de sa rencontre avec Lee Krasner (très bien interprétée par Marcia Gay Harden, qui obtint l'Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle pour ce film). Le film rend justice à cette femme, peintre de grand talent également, qui comprit très vite le génie de cet homme tourmenté, et ne cessa pas de créer les conditions favorables à son épanouissement, le protégeant de ses démons, l'alcoolisme au premier chef, sans y réussir pleinement (elle le quitte en 1956, et entreprend un voyage en Europe, pendant lequel il se tue en voiture sous l'emprise de l'alcool).

Bref, un film qui, malgré son académisme, m'intéresse beaucoup. Mais il va encore plus m'intéresser quand je vois soudain apparaître sur l'écran cette date : 28 novembre 1950. Nous sommes dans la seconde partie du film, dans un plan qui en reprend le plan d'ouverture : celui d'une femme se glissant à travers la foule, avec son magazine de Life à dédicacer (le numéro qui allait rendre Pollock célèbre), plan s'achevant sur le regard brillant du peintre. 


Je reviendrai plus tard faire cette capture d'écran. Je n'en reviens pas : je prise les hasards objectifs, mais là c'est très fort : le jour-même de mon anniversaire, voici la date qui s'inscrit sur l'écran devant moi, dix ans jour pour jour avant ma propre venue sur Terre. Je vérifie ensuite sur le net : cette date est bien celle de l'ouverture de l'exposition. En 2018, la maison Christie's mettait en vente, un petit tableau de Jackson Pollock, 22 x 22 pouces environ, dont l’estimé était de 10 millions de livres, près de 17 500 000,00 $ can (le prix fait rêver quand on voit les difficiles conditions matérielles que Pollock a connues le plus clair de sa vie). La revue Parcours commentait ainsi :

Cette œuvre de 1950, faisait partie de la troisième exposition de l’artiste à la Betty Parsons Gallery, à New York, qui a ouvert ses portes le 28 novembre 1950 (la galerie a fermé ses portes en 1981). Tenue par Betty Parsons, elle-même artiste, cette galerie a été l’une des pionnières dans la promotion de l’expressionnisme abstrait américain. Numéro 21, était l’une de treize œuvres du même format présenté à cette exposition. Toutes avaient été peintes sur l’envers d’un panneau de « Masonite » qui lui avait été donné par son frère aîné, un sérigraphe commercial. Ces panneaux étaient les restes d’une commande qu’il avait eu pour un club de baseball en 1948. (C'est moi qui souligne)

Jackson Pollock, à la Galerie Parsons en 1951.

Mais pourquoi Ed Harris choisit-il précisément cette date pour insérer ce plan qui ne correspond pas à l'une des anecdotes célèbres qui ont émaillé la vie de Pollock ? Il suffit de consulter sa propre biographie : Edward Allen Harris est né dans le New Jersey, à Englewood, le . Le jour même de l'exposition à la Betty Parsons Gallery...

Dix ans jour pour jour me séparent donc de Ed Harris...

Deux autres détails pour finir. 

1/Pollock apparaît deux fois sur Alluvions. Une première fois en 2019, dans une citation, mais c'est anecdotique ; une seconde fois le 15 décembre 2022 dans Le Métier de vivre, article qui, comme son titre l'indique, tourne autour de la figure de Cesare Pavese. Or, la date du 28 novembre est liée de près à Jackson Pollock. Capture d'écran :

2/ Je vais aujourd'hui sur le site des éditions Verdier à la page de Mon Pollock de père. Un extrait du livre est offert. Capture d'écran again :

 

Vous avez bien lu : "Mon père avait soixante-quatre ans lorsque je suis née"

Mon âge aujourd'hui.

Édition originale