mercredi 19 février 2020

Classé sans suite toute une vie

C'était le 2 février. Autrement dit le 02/02/2020, la date palindrome, un dimanche. Le lendemain, je devais partir à Ostrava. Ce matin-là, je ne sais quelle impulsion étrange me poussa à sortir un des livres de la pile des 22 volumes glanés à la brocante des Marins le 3 juin 2018. De quel livre il s'agissait, je ne le savais pas au départ, ou du moins mon moi conscient ne le savait pas. De fait, c'était le roman de Patrick Ourednik, Classé sans suite, publié chez Allia en 2012. De plus, il n'appartenait pas à la bande des 22, même s'il avait pris place parmi eux, car il venait en réalité de la médiathèque, où il avait été, comme on dit, desherbé, sorti des collections. Comme un malpropre coupable de n'avoir pas été emprunté assez souvent. J'avais dû l'acheter un euro au moment.


Ce livre-ci, je ne l'avais pas encore lu, mais l'auteur je le connaissais déjà. J'avais beaucoup aimé son Europeana, une brève histoire du XXe siècle, paru en 2004 toujours chez Allia. Un récit d'un humour plus noir que noir, dont j'avais intégré quelques passages dans Eté 1915, la pièce que j'avais  mise en scène dans les ruines du château de Cluis-Dessous en juillet 2006. L'incipit donne une bonne idée du ton général :
"Les Américains qui ont débarqué en 1944 en Normandie étaient de vrais gaillards ils mesuraient en moyenne 1 m 73 et si on avait pu les ranger bout à bout plante des pieds contre crâne ils auraient mesuré trente-huit kilomètres. Les Allemands étaient également de vrais gaillards mais les plus gaillards de tous étaient les tirailleurs sénégalais de la Première Guerre Mondiale qui mesuraient 1 m 76 et qu'on envoyait en première ligne pour que les Allemands soient pris de panique. On a dit de la Première Guerre Mondiale que les gens y tombaient comme des graines et les communistes russes ont calculé combien un kilomètre de cadavres pouvait donner d'engrais et combien ils économiseraient s'ils se servaient de cadavres de traîtres et de criminels."
Soudain, je m'avisai que Patrik Ourednik, avec un nom pareil, était peut-être tchèque. Et il suffisait de regarder la page de titre pour le vérifier. Si je ne le savais pas, ou du moins je ne m'en souvenais plus, mon inconscient, lui, devait l'avoir enregistré, et ainsi m'avait comme aiguillé vers lui. Ce n'est pas la première fois que je suis saisi d'une telle intuition. Dès lors, c'était clair, Classé sans suite était le livre que je me devais d'emmener avec moi à Ostrava, en même temps que l'essai de Benjamin Balint, Le dernier procès de Kafka


Et c'est ce que je fis. Je lus alternativement les deux ouvrages, dans le train, l'avion puis le train à nouveau vers Ostrava, puis la nuit à l'hôtel Paradise où j'étais seul comme un rat. Classé sans suite était bien dans la lignée d'Europeana, Il n'est encore une fois que de lire l'incipit (ici du chapitre II car le I retranscrit seulement une partie d'échecs) :
" C'ETAIT L'ETE, le soleil riait, les moineaux s'affolaient, les arbres recyclaient le gaz carbonique dans la crainte de Dieu, de la crotte de pigeon séchée tombait des corniches baroques, ça puait l'égout. Pittoresquement campé sur le banc devant l'entrée du parc, Viktor Dyk réchauffait ses os rompus par l'existence, et s'apprêtait à écrabouiller d'un coup de canne un coléoptère qui avançait près de lui. Carabus granulatus, carabe grenu."
Eric Chevillard, dans son feuilleton du Monde des Livres du 12 janvier 2012, chroniquant ce livre déroutant - faux thriller accumulant les fausses pistes et fourvoyant sans scrupule son lecteur - parle d'Ourednik comme d'un maître en subversion.

Comme j'avais du temps pour lire le soir, je vins vite à bout de ce subtil opus ourednikien (j'avais la télé mais les chaînes tchèques ne retinrent pas longtemps mon attention - une curiosité tout de même : je suis tombé sur un western avec John Wayne, le True Grit d'Henry Hathaway (1969) dont les frères Coen firent en 2011 un remake étincelant. Entendre John Wayne ronchonner en tchèque est une expérience qu'il faut faire une fois dans sa vie).


Je tiens chaque fois que je séjourne dans une ville étrangère à y acheter au moins un livre. Problème : trouver un livre en français. Je parcourus toute une grande librairie près du théâtre Anton Dvorak, trois étages bien garnis, sans y trouver un seul volume hexagonal. Consolation : elle était adossée à un café où je pus déguster un chocolat chaud fort goûtu (ainsi qu'une de ces pâtisseries riches en calories habiles à conjurer le froid morave). C'est dans la rue Postovni, à l'Oxford Bookshop, une petite librairie internationale, que je tombai sur deux rayonnages de livres en français. J'optai au départ pour un Kundera, puis je le délaissai finalement pour un autre auteur tchèque qui m'était, lui, inconnu, mais publié dans cette toujours merveilleuse maison d'édition Allia, Jan Zabrana. Cela s'appelait Toute une vie, et, voyez comme tout est cohérent parfois, cette édition était établie, annotée et présentée par Patrik Ourednik lui-même, qui assurait aussi la traduction avec sa traductrice habituelle, Marianne Canavaggio.


J'ai lu ce petit livre de 160 pages le dernier soir à Ostrava et l'ai achevé pendant le voyage de retour. Ourednik a réuni là le dixième seulement du Journal intime de 1100 pages que Zabrana, poète et traducteur, rédigea toute une vie, journal  jamais publié de son vivant. Zabrana, né en 1931, mourut d'un cancer en 1984 avant la chute du Mur. Il ne connut que le régime communiste qu'il haïssait de tout son être. Il avait quelques bonnes raisons : sa mère, institutrice de centre-gauche, puis députée, fut arrêtée en 1949 et condamnée à dix-huit ans de prison pour « haute trahison ». En 1952, c'est au tour de son père, condamné à dix ans ferme. Lui-même est à cette occasion définitivement exclu de l'université. Devenu ajusteur-mécanicien, puis plus tard aiguiseur dans une usine d'émaillage, Zabrana parvient à faire publier ses premières traductions en 1955, ce qui lui permettra de quitter l'atelier et de devenir traducteur professionnel de russe, puis d'anglais.

Le désespoir marque profondément ces pages, mais un désespoir plein de rage, tonique, cri de celui qui refusera jusqu'au bout d'aliéner sa liberté pour quelque avantage matériel, de celui qui choisira de vivre chichement pour garder les mains propres, celui qui vit mais se sent déjà mort quelque part : "Quand j'en aurai assez de marcher sur les bords, j'irai me balader au fond de l'étang." On comprend pourquoi Ourednik a voulu présenter cet auteur aux Français, si proche du sien peut être l'humour corrosif dont Zabrana fait preuve si souvent : "Récemment je suis tombé sur un de ces jeunes  écrivains autorisés à la publication... Il s'est lancé dans des confidences sur la crasse et la corruption qui règnent à l'Union des écrivains actuelle où "on " est obligé de s'humilier et de manoeuvrer entre les diverses cliques et groupes d'intérêt et même parfois - un peu, un tout petit peu - d'écrire des choses un tantinet différentes de ce qu'on aurait voulu écrire... mais pendant tout ce temps, il prenait un air de plaisantin fat et satisfait de lui-même, qui connaît la manoeuvre. Son expression semblait dire : "J'écrie et publie mon oeuvre maîtresse, ensuite seulement, je serai un être humain."

L'idée revient souvent de la mort déjà entrée en lui. Idée qu'illustre un vers de Dante : "Io non mori, e non rimasi vivo" ("Je ne mourus pas, et pourtant nulle vie ne demeure.") "Rien ne traduit mieux , dit Zabrana, mes sentiments de ces dernières années."

Paradoxe de ces textes qu'un regard trop cursif pourrait désigner comme dépressifs. La révolte qu'ils expriment contre une existence contrainte les charge tout au contraire d'une vie singulière. Dans les dernières pages, Zabrana cite Kafka (je venais juste de terminer le livre de Benjamin Balint) :
"Le mensonge s'impose en ordre mondial. Cette constatation de Kafka est la maxime la plus vraie que je connaisse sur le vingtième siècle. Personne n'a exprimé de manière plus concise ce qui se joue dans ce siècle. Encore cet aphorisme date-t-il de l'époque où tout cela ne faisait que commencer."
J'ai quitté Ostrava en prenant le tram très tôt  sur la 28 Rijna. Et je me demandais qui, parmi ces gens silencieux qui partaient au travail de bon matin, connaissaient le poète Jan Zabrana ?  Pas plus qu'en France, sans doute, on ne connaît les poètes, surtout ceux qui ne se pâment pas en bons sentiments et ne cherchent pas à vous consoler :
"Peut-être vaut-il mieux mourir dans le désespoir, avec le sentiment qu'on a échoué, qu'on a rien réussi de ce qu'on voulait faire - mourir ainsi, comme je meurs, comme je mourrai. Il n'est dû ni à l'amertume, ni à la rogne, ce sentiment qui me gagne depuis quelques années : que dans tout succès il y a quelque chose de malsain qui flatte notre petitesse."

Marta Kolářová,  2009, GVUO, Ostrava.

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