"Le Rouge courait contre sa mère, si près d'elle qu'il la touchait encore. Autour d'eux, toutes les bêtes ne formaient qu'une seule masse, emportée dans un élan houleux. Elles passaient à travers la futaie, entre les hêtres aux troncs gris. C'était une futaie de hautes cimes qui s'appelait les Orfosses Mouillées."
Maurice Genevoix, La Dernière Harde, Garnier-Flammrion, 1988, p. 48.
Maurice Genevoix l'écrit lui-même dans Trente mille jours : "Nous sommes encore dans une forêt française, mais d'où ? Sillé, Othe ou Tronçais aussi bien qu'Orléans. Une forêt ; et déjà la forêt, une harde dans la forêt..." De fait, cette forêt est insituable, même si la topographie en est très simple, comme le relève Mireille Sacotte, avec ce centre qui est les Orfosses Mouillées, lieu de naissance et de mort, autour duquel s'enroulent les cercles concentriques de bois et de taillis qui débouchent sur la plaine des Hommes. Chaque parcelle, chaque accident de terrain porte un nom et une histoire : l'Allée des Mardelles témoigne de la présence de ces petites mares au parfum de tourbières, la Bouverie désigne l'étable des boeufs, Cropechat est un lieu-dit du Loiret, de même que les Cercoeurs, je ne prends que ces quelques exemples, je n'ai pas fait de recherche systématique mais il me semble évident que chacun de ces noms a été glané par Genevoix au cours de ses promenades, s'est imposé à lui pour dessiner la carte mythique de cette forêt de légende sans légende. Car aucune histoire humaine n'est racontée là, aucun conte fabuleux issu de l'imagination des hommes n'y prend place, tout n'est vu qu'à travers la vision des animaux et parfois de celui qui les connaît le plus intimement, La Futaie, le piqueux comme par hasard désigné par le seul nom du territoire qu'il arpente (on ignorera toujours ses nom et prénom). Oh, il faudrait toute une étude sur cette microtoponymie du roman, qui lui donne à la fois son ancrage dans le réel et sa poésie insondable, et je ne fais que l'esquisser, ne voulant revenir que sur le centre, les Orfosses Mouillées, dont on retrouve la trace dans la forêt d'Orléans, avec ses gouffres décrits en 1907 par Paul Combes.
"Une première série d'excursions nous faisait connaître, en mars 1907, les gouffres de la forêt d'Orléans situés dans les cantons de Mézières et des Diableaux. [...] Le groupe I dit "les Orfosses-Mouillées" est le plus important et celui qui renferme les plus grands gouffres; ces derniers sont accompagnés de marécages tourbeux et de terrains mouvants dangereux à la marche. Ils sont une quinzaine, reliés entre eux par des couloirs profonds mais à ciel ouvert, puis par des couloirs souterrains."
3 commentaires:
C’est avec un autre œil que l’on peut lire Maurice Genevoix, peut-être même plutôt faudrait-il dire avec un autre cerveau. Celui qui n’était pour moi qu’une image pâlotte prend un sens vigoureux que « Alluvions » me révèle, à la suite de Bernard Maris. (1) Mais la carte de la forêt d’Orléans peut aussi nous situer une autre expérience humaine qui s’y passa en Aout 1944 et qui se rapporte aussi à la guerre. En effet s’y déroulèrent des combats opposant des regroupements de résistants à des soldats de la Wehrmacht et des miliciens français. Il y a peu, lors d’une émission qui lui était consacrée sur France Culture, la journaliste Catherine Nay confia que celui qui devait bien plus tard devenir son compagnon, et alors chef O.R.A. d’une compagnie du maquis de Lorris, Albin Chalandon, alors jeune lieutenant, ne se remit jamais vraiment d’un douloureux secret. Le commandement du maquis acquit progressivement la certitude que le traquenard dans lequel étaient tombés des résistants ne pouvait avoir comme cause que la trahison d’un voisin paysan et son fils, la décision fut prise de leur faire avouer les faits, et ensuite de les fusiller. Albin Chalandon fut littéralement épouvanté par la joie malsaine dont ses camarades jeunes résistants firent preuve dans le désir de vengeance, leur excitation en étant d’autant plus dégoûtante que l’enivrement en était aussi la cause. Il prit alors la décision de commander à son adjoint de s’éloigner avec lui auprès des prisonniers pour les abattre sans forfanterie et le plus dignement possible d’une balle dans la tête.
Les faits se rapportant plus généralement au maquis de Lorris sont entrés dans l’histoire, notre histoire. Une association des amis et des familles des anciens du maquis assure le souvenir des morts au maquis. Un site « Maquis de Lorris » existe. Le site ne cache pas que des circonstances en partie fortuites poussèrent à un regroupement trop nombreux des maquisards d’où la vulnérabilité qui en résultait si des forces aguerries et bien armées les surprenaient. Ce qui arriva de manière tragique.
Hasard, on aurait pu trouver là-bas, un apprenti maquisard s’appelant Pierre Boudon, celui qui devint l’écrivain savoureux Alphonse Boudard. A l’époque adolescent, il était à Paris et tentait de survivre d’un emploi d’apprenti et de menues débrouilles. Sur l’indication de rabatteurs un peu louches, il tente de sauter le pas de la débrouille radicale en rejoignant le maquis. Il raconte cela dans « Les combattants du petit bonheur », prix Renaudot ne vous déplaise. Je ne pense pas que sa vision du combattant ait la même sorte de profondeur que celle de Junger. En effet laissés en plan par leur rabatteur, Boudard et son ami « Musique » tentent de rejoindre le lieu de rendez-vous dans la forêt ce 9 Aout, « Ferme des trois chemins », un peu au hasard de renseignements glanés par ci par là. . Les noms de lieux sont facilement décryptables. Les deux lascars sont poussés dans les fougères par une « sorte de garde champêtre en tenue de velours avec des jambières en cuir comme les gendarmes » et des camions « remplis de Fritz casqués » passent sur la route qu’ils voulaient traverser. Et le piège s’est refermé pour le maquis de Lorris.
Alphonse Boudard se débat mentalement avec le massacre et le sens à en retenir. « Merde Dieu ! Vous avez raison, chasseurs du week-end, pécheresses du dimanche et des jours fériés, profitez donc du jour qui vient, qui s’écoule déjà, qui va tomber dans la nuit. Le monument aux Trois Chemins (en réalité le mémorial du Carrefour de la Résistance) … quarante jeunes hommes morts, dit-on, pour la France, pour la Liberté. Musique n’est pas le quarante et unième … moi le quarante-deuxième, je vis encore, je pourrais, si j’en avais les moyens, le goût, le temps, chasser moi aussi en Sologne … aller à l’affût du coq de bruyère … me retaper le moral au faux filet à la berrichonne /…/ Je vous pisse au cul, blablateux d’héroïsme. Pas un de ces jeunes hommes, là, sur le monument commémoratif, qui n’aurait préféré se propulser dans les avenirs ! » En fait, il semble qu’Alphonse Boudard synthétise en un seul fait d’armes ce qui se sera produit en plusieurs épisodes. « Quinze jours que ça s’est passé le massacre … on se cache sous les arbres avec quelques autres rescapés, retardataires comme nous. Ceux-là des élèves de Polytechnique … en uniforme des chantiers de Jeunesse. Le garde chasse, Boignoux Eugène il s’appelle, un ancien de la Coloniale … les a repérés en patrouillant dans les bois. Il nous a trouvé une planque dans une sapinière. » Le maquisard Boudon n’a pas renoncé à son mode de songeries critiques : « Ce qui m’a sauté tout de suite à la réflexion … dès que j’ai eu fait le tour du camp. Il suffisait d’une compagnie, même pas de SS … des bons plouques de la Wehrmacht pour nous faire aux pattes, nous bouclarès deux coups les gros. Nous avions, bien sûr des armes … quelques Sten … deux F.M. … des grenades … de quoi résister une heure peut-être … ne pas se faire tirer comme des lapins, mais rien de plus ! ». Au détour d’une page on apprend la liquidation du traître, peut-être l’exécution qui obsédera Albin Chalandon pour le reste de sa vie. Alphonse parle de la guerre de manière incorrecte car la guerre produit des morts et des souffrances. Elle produit des héros pour les discours. Et les discours sont des discours électoraux. Elle fait de la violence un mode de vie : la preuve, il se recyclera dans la truanderie. L’habitude créerait-elle finalement « l’instinct de mort » ?
Je préfère le désabusement d’Alphonse à l’affirmation de la « pulsion de mort » chez Junger. Pour ce dernier la bestialité est un atavisme. Il reprend la dualité qu’expriment les chapiteaux et modillons des églises romanes au Moyen-Âge, représentations d’une lutte entre le corps animal et le désir d’élévation spirituelle (ce qui ferait plutôt rigoler Alphonse Boudard). « Le voilà qui surgit, l’homme premier, l’homme des cavernes, totalement effréné dans le déchaînement des instincts. /…/ Au combat qui dépouille l’homme de toute convention, comme des loques rapiécées d’un mendiant, la bête se fait jour monstre mystérieux resurgi des tréfonds de l’âme. Elle jaillit en dévorant geyser de flamme, irrésistible griserie qui enivre les masses, divinité trônant au-dessus des armées. Lorsque toute pensée, lorsque tout acte se ramène à une formule, il faut que les sentiments eux-mêmes régressent et se confondent, se conforment à l’effrayante simplicité du but : anéantir l’adversaire. Il en sera ainsi tant qu’il y aura des hommes. » (La guerre comme expérience intérieure, 1922). Il est fort probable que Junger ne pourrait pas aujourd’hui faire ce type de projections sur « l’homme des cavernes ». Les anthropologues sont maintenant capables de décrire dans l’histoire humaine des communautés bien plus pacifiées que d’autres. Et si on pense « anéantir l’adversaire » ne on devrait-on pas dire pulsion de tuer plutôt que pulsion de mort ?
Merci beaucoup, Doc, pour ces deux commentaires foisonnants, qui forment un écho forestier au parallèle Jünger-Genevoix en introduisant un troisième larron, Alphonse Boudard/Pierre Boudon (que je connais assez mal), très différent des deux autres. L'anecdote que tu rapportes sur Albin Chalandon me rappelle la lettre qu'envoya Simone Weil à Georges Bernanos, après la publication des Grands Cimetières sous la lune, qui est reproduite dans le dernier livre d'Adrien Bosc, Colonne, que j'ai chroniqué ici récemment. Simone Weil, qui s'est engagé dans les brigades internationales de la colonne Durutti, a été stupéfiée par les comportements de certains de ses camarades du front : "Des hommes apparemment courageux - il en est au moins un dont j'ai de mes yeux constaté le courage - au milieu d'un repas plein de camaraderie, racontaient avec un bon sourire fraternel combien ils avaient tué de prêtres ou de "fascistes" - terme très large. J'ai eu le sentiment, pour moi, que lorsque les autorités temporelles et spirituelles ont mis une catégorie d'êtres humains en dehors de ceux dont la vie a un prix, il n'est rien de plus naturel à l'homme que de tuer. Quand on sait qu'il est possible de tuer sans risquer non châtiment ni blâme, on tue . ou du moins on entoure de sourires encourageants ceux qui tuent. Si par hasard on éprouve d'abord un peu de dégoût, on le tait et bientôt on l'étouffe de peur de paraître manquer de virilité. Il y a là un entraînement, une ivresse à laquelle il est impossible de résister sans une force d'âme qu'il me faut bien croire exceptionnelle , puisque je ne l'ai rencontrée nulle part." Maurice Genevoix confesse avoir tué, en un passage de Ceux de 14 qu'il retira d'abord puis rétablit plus tard par honnêteté. Il avait tué, pour ne pas être tué lui-même, pour protéger ses hommes, en aucun cas par plaisir, il en supportait d'ailleurs mal le souvenir. Je viens de terminer la biographie de Genevoix par Aurélie Luneau et Jacques Tassin (Flammarion, 2019), il est question de pulsion de mort lors de l'évocation, précisément, de La Dernière Harde : "Comme le braconnier Raboliot, tel le meurtrier Didier Soucaille dans L'Assassin, le piqueux La Futaie est porté par une pulsion de mort qui ne s'éteindra qu'en plongeant, les yeux dans les yeux, sa dague dans le poitrail du Cerf rouge." (p. 124) C'est l'une des rares erreurs de cette très estimable biographie : en effet, ce n'est pas La Futaie qui plonge sa dague dans le poitrail du Cerf rouge, c'est le cerf lui-même qui se porte au-devant de la lame : "De lui-même, résolument, il a poussé sa poitrine profonde contre la pointe qui la touchait." Alors même que La Futaie n'avait plus désir de le tuer, paralysé par le regard de la bête : "Il n'y peut lire qu'une sérénité mystérieuse, ni souvenirs, ni haine, ni épouvante. Ce ne sont plus yeux d'une bête vivante, mais deux étroits abîmes de lumière, d'une transparence infinie, insondable, dont l'immobilité l'attire et le fait se pencher en avant." Pas plus que Raboliot, et a contrario du braconnier Grenou, La Futaie n'était mû par une pulsion de mort. Il avait déjà par deux fois épargné la vie du Rouge, mais il voulait triompher sur lui, au moment où il serait le plus grand, le plus fort, et ce n'est qu'à l'instant ultime qu'il réalise l'absurdité de cette victoire, acquise au prix d'une compromission avec le Tueur Grenou.
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