jeudi 31 octobre 2024

Rue Ordener, rue Labat

"Nous ne prendrons que le début de la grande RUE ORDENER (2020 x 20 m) qui traverse le quartier d'est en ouest, et que nous dédions au sublime Rue Ordener Rue Labat de Sarah Kofman. Sarah Kofman (1934-1994) hante cette partie du 18e comme elle hantera peut-être ce livre."

Thomas Clerc, Paris Musée du XXIe siècle, Le dix-huitième arrondissement, Minuit 2024, p. 104.

J'avais noté ce bref passage lors de ma lecture (Thomas Clerc n'ajoute rien de plus), je l'avais noté car Sarah Kofman ne m'était pas inconnue, j'avais lu en effet il y a très longtemps son essai L'enfance de l'art.

J'ai tout oublié ou presque de cet essai, et n'ai jamais lu un autre livre de Sarah Kofman. Et puis voilà que samedi dernier, dans la belle librairie de Bourges qui se nomme Bifurcations, je vois Rue Ordener, rue Labat, réédition chez Verdier de cet ouvrage publié pour la première fois en 1994 (quelques mois plus tard, Sarah Kofman se suicidait, 150 ans jour pour jour après la naissance de Nietzsche - avec Freud, la figure centrale de son travail philosophique).

Un livre court, vingt-trois chapitres, d'une concision, d'une sobriété et d'une force étonnantes. Bereck, le père de Sarah, rabbin dans une petite synagogue de la rue Duc*, est arrêté à son domicile le 16 juillet 1942, il ne cherche pas à fuir, pensant que son arrestation permettra à sa femme et à ses six enfants d'échapper à la rafle. Il ne reviendra pas d'Auschwitz. Les enfants sont cachés dans diverses familles à Paris ou plus loin, mais la petite Sarah, 8 ans, ne supporte pas d'être éloigné de sa mère. Ainsi, placée dans une maison d'enfants juive, rue Lamarck, sa mère l'entend dans l'escalier pleurer, crier, hurler. Elle revient sur ses pas et repart avec elle. Dans la nuit qui suit, la Gestapo investit la maison rue Lamarck et tous les enfants juifs sont déportés : "Ma mère cria au miracle et décida de me garder avec elle, quoi qu'il arrive." Mais un jour, des scellés sont mis sur la porte et il faut chercher un autre refuge. Le recours le plus habituel est la "dame de la rue Labat", Claire Chemitre (Mémé), une ancienne voisine (ce nom n'est pas donné dans le récit).

Dans un article de Libération publié la veille, Frédérique Fanchette écrit que "l’hébergement d’un jour va durer jusqu’à la fin de la guerre. Et cette femme blonde, veuve et aimante, qui risque la mort en cachant des Juifs, va devenir une seconde mère pour Sarah. Ce que la vraie mère supporte mal tout en étant réduite à l’impuissance. Mémé embrasse trop l’enfant selon Feyga qui voit Sarah rhabillée de neuf, recoiffée, nourrie de viande saignante, s’éloigner du judaïsme. Sarah se sent parfois un peu coupable car sa préférence va clairement à Mémé, un épisode relatant la recherche de deux cadeaux pour la fête des mères lui en fait prendre conscience et elle rougit."

Je ne développe pas plus. Il faut lire ce livre dont Georges-Arthur Goldschmidt écrit, dans En attendant Nadeau, qu'il "est la bienvenue en ces temps de confusion, où les faits aiguisent la portée et l’actualité du passé".

Ce n'est pas tout. Un autre livre me fait signe. D'un auteur jusque-là inconnu, Romain Noël, qui signe La Grande Conspiration Affective, un thriller théorique, dans la collection de la Librairie du XXIe siècle, au Seuil (octobre, 2014). "La Grande Conspiration Affective part d’un double effondrement, personnel (une rupture amoureuse) et collectif (la crise écologique). Le livre propose un dispositif littéraire pour « en sortir » : le narrateur enquête sur les méthodes et travaux d’artistes contemporains, il convoque lectures et réflexions afin de reprendre pied. Au fil de ses rencontres, il entend parler d’un manuscrit perdu et d’un groupe mystérieux, la Grande Conspiration Affective, une société secrète qui l’intrigue tout autant qu’elle l’attire." (Extrait de la quatrième de couverture)

J'avais déjà décidé d'acheter le livre lorsque j'ai découvert à la première page de texte ces lignes : "J'aimerais commencer ma recherche là où Barthes a été forcé d'interrompre la sienne, pour cause de mort foudroyante, au niveau de la préparation du roman. Je me tiens sur le seuil où les choses changent et où l'inconnu nous oblige à parler, à écrire et à vivre autrement. C'est pourquoi je reprends la question fatidique posée par Sarah Kofman : comment s'en sortir ?


 

____________________

* La rue Duc est aussi dans le 18e, aussi est-elle mentionnée par Thomas Clerc page 315 : "Au 5,se trouvait la synagogue dirigée par le rabbin Bereck Kofman, le père de Sarah Kofman. Vie antérieure : j'ai suivi un cours de S.K. en 1985 à la Sorbonne." La rue Labat, elle aussi dans le 18e, ne déclenche pas chez Clerc d'évocation de la "dame".


jeudi 24 octobre 2024

Baisers volés

Le 21 octobre 1984, François Truffaut mourait à l'hôpital américain de Paris à Neuilly-sur-Seine, d'une tumeur cérébrale. Il n'avait que 52 ans, et, paraît-il, une trentaine d'idées de films encore en tête. Cela fait donc 40 ans et Arte, pour saluer la mémoire du cinéaste, avait programmé ce lundi soir Baisers volés qu'il réalisa en 1968. J'ai souvent évoqué François Truffaut sur ce site, ce sera donc une fois de plus. Ce n'est pas par pure fidélité pour un auteur que j'admire mais bien parce qu'il croise un des fils que je suis en ce moment, celui du 18ème arrondissement, à cause de ou grâce à Thomas Clerc. En effet, cet arrondissement (où reposent déjà les cendres de Truffaut au cimetière de Montmartre) se retrouve plusieurs fois dans le film. Ainsi l'appartement d'Antoine Doinel (Jean-Pierre Léaud) se situe Place de Clichy, donnant sur le Sacré-Coeur.

(Au début du film, Antoine Doinel traverse la place à la recherche d'une prostituée)

Plus tard, on le voit travailler comme veilleur de nuit à l'hôtel Alsina, 39 avenue Junot. "On ne peut relever ici, écrit Thomas Clerc, toutes les splendides demeures de la splendide avenue ; c'est tout de même un cas unique, il n'y a aucun bâtiment laid sur 450 mètres." Il signale aussi que l'avenue faisait partie des 12 Lieux mythiques de Georges Perec, "projet abandonné parce que le souvenir n'accrochait pas, ne déclenchait en lui aucun désir d'écriture." On peut tout de même aller sur le site de Lieux pour consulter les notes prises par Perec. Le mardi 13 octobre 1970, à 12 h 30, il mentionne ainsi l'hôtel Alsina, ainsi que le garage Junot, dont Clerc note qu'il a gardé son beau lettrage mais est devenu une galerie d'art. Le 28 mars, Perec, écrivant alors sur ses souvenirs de l'avenue Junot, commence par
"Je n’ai pas envie de travailler ; d’ailleurs la machine saute des espaces. Ma chambre est dans un désordre qui semble irrémédiable". Un peu plus loin : "Parler de l’avenue Junot, utile discipline ; avoir ensuite le sentiment de n’avoir pas complètement perdu sa journée." Et encore un peu plus loin : "Avenue Junot. Endroit con. Henri ne veut ni le louer ni le vendre. Esther pensait que ce serait un endroit commode pour moi. EEEEEch. Pourquoi pas d’ailleurs ? Quelque chose de mot (je voulais dire : de mort, mais l’omission peut rester)." La note est presque désespérée : "je suis envieux, je suis méchant". Et même :"Je suis un con."

En tout cas, l'hôtel Alsina (qui avait aussi servi de décor au film de Clouzot, L'assassin habite au 21) a fermé ses portes en 1985, et a été reconverti en immeuble d'habitation.

( Doinel sort les poubelles de l'hôtel lorsqu'arrivent deux détectives qui vont lui coûter sa place)

On retrouve le Sacré-Coeur en fond d'image quand Christine Darbon (Claude Jade) a la bonne idée (hum) d'aller voir Antoine au moment où celui-ci reçoit la visite inattendue de Fabienne Tabard (Delphine Seyrig).


Sacré-Coeur qui ne cesse d'apparaître dans le récit de Clerc en tant que Sacré-Cake, ou Sacré-Cuir, mais où il ne pénètre jamais. A la fin de la grande partie "Clignancourt et Montmartre", le voilà tout de même parvenu sur le Parvis du Sacré-Coeur : "Vous l'attendiez ce moment : le voici. Je suis sur la Butte de nuit, c'est bien plus beau, à regarder Paris avec d'autres innocents. Banalité de base : les grandes vues égalisent les hommes, on communie dans une beauté qui nous renvoie à notre insignifiance." Il se dit pris soudain d'un sentiment océanique. Ne pas être dupe de l'ironie.

Un des passages du film que je préfère est celui où Antoine envoie un pneumatique à Fabienne Tabard pour lui annoncer sa démission et signifier le caractère impossible de l'amour avec elle, comme dans Le Lys dans la vallée. 


Ce petit passage presque documentaire (en réalité, le trajet de la lettre si l'on suit les plaques de rue est tout à fait fantaisiste) porte témoignage de l'importance de ce système de communication rapide qui a fonctionné à Paris entre 1879 et 1984 (il disparut donc en même temps que Truffaut), et qui permettait d'acheminer un message dans la capitale en moins de deux heures.


 

"Mais pourquoi avoir inséré ce plan documentaire dans Baisers volés ? s'interroge T. Joliveau sur le site (e)space&fiction, On sait que le film peut se lire comme une variation autour du Lys dans la vallée de Balzac, livre qui a la forme d’une longue lettre dans lequel le héros raconte sa relation à une femme mariée plus âgée. Doinel y fait d’ailleurs référence avec Fabienne Tabard, qui critique la fin tragique du roman et lui laisse entendre que si la passion d’Antoine n’est pas partagée, cela n’empêche pas une relation charnelle sans lendemain. Le film expose une éducation sentimentale moderne et l’abandon de ses rêves creux par un jeune passionné de littérature. On se rappellera que Doinel s’était déjà engagé dans l’armée sur le coup de sa lecture du roman de Vigny : Servitude et grandeur militaires. Fabienne Tabard le libère apparemment de sa fascination pour Le Lys dans la Vallée."


Merveilleuse Delphine Seyrig.

(Merci à Patrick Six dont j'ai repris ici les captures d'écran de son article sur le film.)


mardi 22 octobre 2024

Aucun respect

"Ce jour-là aurait dû compter dans l'histoire de la presse française, mais il semble bien que l'oubli a recouvert la folle tentative d’Émile Bréguier. En effet, le 6 janvier 1913, un lundi, jour des Rois, alors que Charles Péguy s'enflammait pour le 501ème anniversaire de la naissance de Jeanne d'Arc (...Bien prise en sa cuirasse et droite sur l’arçon,/Priant sur le pommeau de son estramaçon, /Après neuf cent vingt ans la fille au dur corsage... ), Emile Bréguier, rentier tourangeau arborant gaillardement une cinquantaine frémissante, sortait le premier numéro de son Journal des Bonnes Nouvelles. Foin, déclarait-il dans son éditorial, de tous ces faits divers sinistres dont la presse regorge, guerres, épidémies, accidents, catastrophes qui sont la pâtée commune distribuée à nos congénères. Place, continuait-il, aux bonnes nouvelles, aux guérisons heureuses, à la joie, à la félicité, aux avancées glorieuses de la science et de l'humanité, oui aux miracles, aux sauvetages, aux succès multiples, à la communion des peuples et des individus. Le tout sur trois quarts de page, finement illustré par une gravure de Louis Fumey, représentant une colombe volant au-dessus des eaux déchaînées de l'Atlantique. "

Gabrielle et le tueur des berges de Seine (roman inédit)

Il me semble que je n'ai jamais autant lu qu'en ce moment. Il faut dire qu'avec le Goncourt des détenus, ma barque est pleine à bas bord. Je ne lirai certes pas les quinze livres de la sélection (les échanges animés que nous avons eu vendredi dernier à la Centrale ont permis d'éliminer quelques titres), mais j'en lirai une bonne partie. Le dernier en date fut Aucun respect, d'Emmanuelle Lambert, dont l'un des amis de Lire pour en sortir avait pourtant eu à son sujet une critique lapidaire et assassine : Aucun intérêt !* Il faut dire que sur le papier - jeune doctorante engagée pour travailler sur les archives d'Alain Robbe-Grillet -, on a peur de se taper un énième roman sis en milieu germanopratin, bien confiné dans l'entre-soi littéraire. Tout de même, j'ai choisi de le lire car j'avais aimé le Giono furioso, la biographie iconoclaste qu'Emmanuelle Lambert avait consacrée au grand écrivain provençal (et j'avais visité la grande exposition rétrospective Giono - dont elle était commissaire -,  qui s'était tenue en octobre 2019 au Mucem de Marseille). Et je ne l'ai pas regretté : ni satire ou portrait à charge, le roman n'en montre pas moins, à travers le regard distancié d'une jeune femme qui ne s'en laisse pas compter, la réalité d'un milieu professionnel où les femmes étaient rarement au pouvoir.


Je dois avouer que je n'ai jamais lu Robbe-Grillet, aucun de ses romans célèbres, Les Gommes ou La Jalousie, ni vu aucun de ses films. Et pourtant, il me semble bien le connaître. Ce qui est, pour le moins, une illusion. C'est sans doute que son nom m'est souvent apparu dans les essais de critique littéraire, lui qu'on surnommait le Pape du Nouveau Roman. Pas assez certainement pour me donner envie de le lire. Emmanuel Lambert ou du moins la narratrice, désignée simplement par "elle" (le roman est largement autobiographique), le rencontre donc en son château de Normandie : "L'accueil de Robbe-Grillet avait tenu en deux phrases : "Alors c'est vous ?", puis "J'ai fait à manger"."L'écrivain avait fait des saucisses et des pommes de terre, et fut satisfait de voir que la jeune stagiaire mangeait beaucoup. Elle était venue avec celui qu'elle appelle le Chef, qui dirigeait l'Institut qui l'employait (et qui deviendra en fait l'IMEC, l'Institut Mémoire de l'édition contemporaine), et quand le Chef passe aux toilettes, Robbe-Grillet pose une question qui tue à la jeune femme : "Vous croyez qu'il est intéressé par vous ?" Elle manque s'étrangler en faisant descendre le verre d'aquavit qu'il lui avait servi : "Intéressé par moi..." Il avait affermi sa voix : "Sexuellement. Je veux dire, intéressé sexuellement." Elle avait répondu avec aplomb qu'elle ne croyait pas, mais il avait continué :
"Il vous intéresse, vous ?
- Non, je les préfère jeunes et beaux.
"

Sans être "d'une drôlerie irrésistible"(quatrième de couverture) - on n'ira pas jusque-là -, le roman est, grâce à l'impertinence de la narratrice, teinté d'humour. Et il est aussi émouvant parfois dans sa description de quelques figures féminines accueillantes à la jeune femme qu'elle était alors, et qui traçaient courageusement leur chemin entre les contraintes de la famille et du travail. Émouvant aussi quand il relate la descente aux enfers du Chef, atteint d'une maladie neurodégénérative. C'est à ce moment aussi que je relevai le passage suivant :

"Les obsèques ont eu lieu à Paris, dans l'église située sur la place des Abbesses. Sur le parvis, Joseph accueillait les gens coiffé d'un étrange chapeau de tueur à gages. En enterrant le Chef, il enterrait son double paradoxal, et une grande part de sa vie à lui."(p. 219)

Place des Abbesses, autrement dit dans le 18ème arrondissement. Vous me voyez venir. Retour à l'index du Thomas Clerc. On la trouve presque à la fin du livre :

"On peut désormais emprunter la fameuse RUE DES ABBESSES (418 X 14 m) avec sérénité, la colonne vertébrale du "village" qui donne son nom à la station de métro la plus profonde de Paris, d'où nous sortons essoufflé car nous avons gravi les 94 marches au lieu de prendre l'ascenseur. Ambiance : il y a beaucoup de monde sur la PLACE DES ABBESSES, et je m'apprête à souffrir car je n'aime pas le monde bien que j'aime le monde." (p. 572-573)

Au 8, il relève que deux boulangeries côte-à-côte se font forcément la guerre. Comme il préfère la plus ancienne, Au levain d'antan, à celle qui vient d'ouvrir récemment, Les Copains, qui "diffuse en outre une musique de variétoche  censée rendre l'ambiance sympa mais paraît, ipso facto, frelatée", il se poste devant l'entrée et conseille aux clients d'aller plutôt au levain d'à côté : "Ils ont tendance à obéir, sauf une japonaise terrorisée  et une bourgeoise rebelle. Après avoir commis ma m.a., je pénètre dans l'église Saint-Jean de Montmartre pour me purifier."

La semaine dernière, j'avais trouvé dans une brocante à Saint-Martin d'Auxigny, près de Bourges, un recueil d'articles de La Science et la Vie, de l'année 1913. Je l'avais acheté en pensant à ma fiction 1913, écrite en 2013 (toujours disponible sur le site des Tasons). Et, parcourant l'ouvrage, j'étais tombé sur cette belle illustration de la station des Abbesses, "récemment ouverte au public".

______________

* Cela m'a rappelé la critique la plus courte du monde, celle d'un journaliste sur le roman d'Alexandre Jardin qui s'appelait Oui : Non.

vendredi 18 octobre 2024

Un nouveau fou à l'Elysée

Terminé hier le livre de Thomas Clerc sur le 18ème arrondissement. La dernière rue mentionnée est la rue Lucien Gaulard, qui se termine en impasse sur le cimetière Saint-Vincent. Clerc ne dit rien de Lucien Gaulard, on comprend bien qu'il ne peut pas s'attarder sur la biographie de tous ceux (et toutes celles, bien moins nombreuses) qui ont donné leur nom à une rue, une place, un square, etc. Les six cents pages n'y auraient point suffi. Par curiosité, je suis allé voir sur Wiki, où j'apprends que Lucien se prénommait en fait Léon Adrien, onzième enfant d’une famille de douze, fils d’Edmé Gaulard et d’Onézime Justice, mariés le . Onézime Justice, n'est-ce pas incroyable ? Lucien invente le transformateur électrique et le , il inaugure l’usine centrale de Tours où 250 chevaux de machine à vapeur entraînent 2 alternateurs. Hélas, son premier brevet déposé en 1882 a été refusé au motif que l'inventeur prétendait pouvoir faire « quelque chose de rien ».  Gaulard contre-attaque mais perd ses procès et la ruine s'ensuit. Et la folie :  le 1er février 1888, il se présente à l’Élysée en gueulant au concierge « Je suis Dieu et je veux la paix Universelle » comme le rapporte le Matin dans son édition du (que j'ai retrouvée sur Gallica) : Un nouveau fou à l'Elysée (on se demande quel est l'ancien...)*.

Le pauvre Lucien meurt le 26 novembre 1888 à l’hôpital Sainte-Anne, où il avait été interné après son accès de démence élyséen.

Bon, j'ai ajouté ma petite pierre à l'édifice clérical, si je puis m'exprimer ainsi (ce que n'approuverait certainement pas l'auteur, qui ne se caractérise pas par sa religiosité extrême). 

Je n'avais pas attendu, ceci dit, d'en finir avec lui pour aborder un autre livre sélectionné pour le Goncourt des détenus. J'avais en effet attaqué en parallèle Jour de ressac de Maylis de Kerangal. Car j'aime beaucoup Maylis de Kerangal, depuis Naissance d'un pont, que j'avais épinglé ici pour la futile raison que j'y avais trouvé un "alluvions" dans le texte (non, bien sûr, mais c'était un moyen commode et paresseux de vanter ce roman). Et puis, plus récemment, c'est elle qui m'avait orienté vers le formidable Underland de Robert Macfarlane.

La narratrice reçoit un jour l’appel d’un policier. Le corps d’un homme a été retrouvé sur la voie publique, près de la digue nord du Havre. Dans sa poche, un ticket de cinéma avec son numéro de téléphone. Le Havre, c'est la ville où elle a vécu, "j'y ai poussé comme une herbe folle jusqu'à atteindre ma taille adulte, ainsi que les dents, les pieds, le cœur et les poumons qui vont avec", et où elle n'est retournée depuis vingt ans. C'est aussi la ville où Maylis de Kerangal a passé une partie de son enfance et son adolescence. Il s'agit pourtant bien d'une fiction, non d'une autobiographie. On peut croire d'ailleurs au début que l'écrivaine s'est risquée pour la première fois au polar : les ingrédients du polar sont en effet bel et bien présents, avec la présence sourde et menaçante du narcotrafic dans le port du Havre, mais l'enquête ici ne sera pas policière. Le projet littéraire est autre.

Je n'irai pas plus loin dans la description. Voulant juste aujourd'hui m'attarder sur deux points. Tout d'abord, signaler ma surprise de retrouver mon fil moyen-oriental (ce qui n'avait rien d'évident dans un roman centré sur la Manche). Il surgit tout à la fin du livre, où la narratrice retrouve à Paris son mari imprimeur, Blaise, qui vient juste d'acquérir une OFMI Heidelberg, magnifique presse typographique de 1962. Blaise lui raconte que son histoire du Havre lui avait rappelé une autre affaire, encore irrésolue à ce jour, un homme retrouvé mort sur une plage, à Somerton Park, en Australie. Sur cet homme on avait trouvé, au fond d'une poche de pantalon, un petit papier imprimé : "sur ce petit papier, deux mots, taman shud, deux mots qui, eux, avaient été identifiés : ils figuraient sur la dernière page des Rubaïyat, les poèmes d'Omar Khayyam, ça voulait dire "fini", c'était du persan, et cette histoire ayant eu lieu au début de la guerre froide, en 1948, l'hypothèse d'un espion semblait tenir la corde." (p. 238)

Il ne s'agit pas d'une invention de Maylis de Kerangal, cette énigme de Somerton Park est bien réelle et continue d'alimenter les spéculations sur internet.

Autre chose. Le 3 octobre, ma fille Pauline m'avait appelé de Grenoble où elle a emménagé récemment avec Romain, son compagnon. Elle n'avait pas encore trouvé de travail mais elle était contente, car elle avait des droits à une formation et celle qui se profilait était bien alléchante : une formation aux techniques du doublage, à l’enregistrement de textes pour des livres audio. Elle devait avoir lieu bientôt à Lyon, en petit comité. Quatre jours plus tard, à la centrale de Saint-Maur, F., le détenu que je visite et qui travaille à l'atelier son dirigé par le musicien Nicolas Frize**, me raconte qu'une doubleuse est venue au studio pour faire découvrir son travail. Et chacun a pu faire un petit essai de doublage. Un bon moment. J'avais été amusé par la coïncidence avec le stage de Pauline, mais bon, rien de renversant encore. Sauf que ce même jour, je commence donc la lecture de Jour de ressac et découvre que la narratrice est une doubleuse...

J'ai longé le Channel tous les matins durant quatre ans, quand j'allais au collège, les yeux systématiquement tournés vers l'affiche du film de la semaine : graphisme, titre, noms des acteurs - que je n'ai jamais lus autrement que comme des noms de légende -, ces substances percolaient en moi durant tout le trajet, et je me glissais dans la peau de l'actrice principale, lui empruntant son visage, identifiée à elle comme à une autre version de moi, une version toujours plus libre, plus hardie, plus transgressive - maintenant que j'y pense, c'est ce même jeu de dédoublement qui se produit quand je suis en postsynchro, dans une salle de projection, debout face à l'écran, équipée d'un micro ultrasensible, et que ma voix sort de la bouche d'une actrice étrangère, Susan Sarandon ou Liv Lisa Fries. Je remontais alors les artères du quartier Perret tels des couloirs de vent, tête baissée, mon sac US pendu à l'épaule, je filais sur le plan en damier, de case en case, de bloc en bloc, ignorant à l'époque que cette géométrie modulaire, ces canyons perpendiculaires et ces carrefours récurrents, ces tours ces intersections, multipliant les angles morts et les lignes de fuite, créaient un espace propice au hasard, au fortuit, aux coïncidences, un espace devenu la matrice de ma rêverie. (p. 51-52, c'est moi qui souligne)

Pour finir, il y a douze ans exactement, à un jour près, le 17 octobre 2012, je publiais ici cet article sur Le Havre : Porte Océane.


_____________________

 * 

** Allant sur le net pour faire une recherche sur Nicolas Frize, je tombe sur son site et je vois que le 4 octobre paraît en librairie Le Studio du Temps, un livre sur son expérience à la Centrale de Saint-Maur, longue de plus de trente ans.  C'est fou... (je risque de finir comme Lucien Gaulard).



mercredi 16 octobre 2024

Felisberto et Louise Vertigo

Le 10 octobre, poursuivant la lecture de Thomas Clerc, Paris Musée du XXIe siècle, Le dix-huitième arrondissement, j'ai la surprise de tomber sur ce passage (il vient d'évoquer Louise Attaque) : "Vie antérieure : j'ai connu un groupe moins connu, Louise Vertigo, dont la chanteuse aimait un peintre nommé Turbelin, qui vécut rue Ordener. Ce que la vie peut comporter de fils !" (p. 397)

Surprise, car moi aussi j'ai connu Louise Vertigo. Oui, oui, et je peux même vous dire que ce n'est pas un groupe, la chanteuse est Louise Vertigo (vous pouvez vérifier en allant sur son site Louise Vertigo /La Voix et le Souffle). Évidemment, il s'agit là d'un pseudonyme. Mais j'ai eu beau chercher, aucune biographie ne mentionne ses origines berrichonnes. Je connais ses véritables nom et prénom, mais je ne les révèlerai pas ici, respectant le choix qu'elle a fait de jeter le voile, pour je ne sais quelle raison, sur la première partie de son existence.

J'ai ressorti pour l'occasion le disque qu'elle a réalisé en 2001, et qui porte comme titre tout bonnement Louise Vertigo. Il y avait longtemps que je ne l'avais écouté. En voici un extrait, Les chacals.

 
 

Le plus surprenant encore, c'est que la veille même, avec le Doc et Nunki Bartt, j'étais passé devant le café que tenaient ses parents à l'entrée d'un petit village du côté d'Aigurande, et j'avais pensé à elle. A elle que je n'ai pas revue depuis plus de vingt ans. Car, à une époque, où elle vivait déjà à Paris, elle revenait de temps en temps en province, et nous fréquentions la même bande de copains. Jeune femme mince et séduisante, vive et souriante, elle m'avait fait découvrir un écrivain uruguayen magnifique, Felisberto Hernández (1902-1964), en me prêtant un volume de ses nouvelles. J'avais été conquis par l'étrangeté de cette écriture, l'alliance de douceur et de fantastique, et j'avais acheté, quelques années plus tard, en 1997, le volume de ses Œuvres complètes, publié au Seuil, dans la traduction de Gabriel Saad et Laure Guille-Bataillon. Et adapté l'une de ses nouvelles les plus fortes, Les Hortenses, pour le théâtre. Dans sa préface, intitulée Felisberto ne ressemble à personne, Italo Calvino écrit que "l'association d'idées n'est pas seulement le jeu préféré des personnages de Felisberto, c'est aussi la passion dominante de l'auteur, et c'est par ce procédé qu'il construit ses récits, reliant les thèmes entre eux comme dans une composition musicale. Tout se passe comme si les expériences les plus banales de la vie quotidienne mettaient en branle les sarabandes mentales les plus imprévisibles, tandis que les caprices et les manies qui exigent une préméditation compliquée et une chorégraphie élaborée ne tendent à rien d'autre qu'à évoquer des sensations élémentaires oubliées." Juste un exemple, parmi tant d'autres, de ces images étonnantes : "Il finit par se lever, alla vers sa femme et se pencha lentement sur elle jusqu'à ce que ses lèvres touchent sa joue. On eût dit que le baiser descendait en parachute sur une plaine où existait encore le bonheur." (Les Hortenses, p. 323)

 

Une dernière anecdote liée à Louise. Le même jour, je crois (c'est si loin que je ne suis pas absolument sûr de la chronologie des faits), où elle m'avait prêté le livre, je la reconduisis le soir au café de ses parents. Et tombai en panne d'essence peu avant le village. Nous finîmes à pied, et elle m'offrit l'hospitalité pour la nuit. La cour qu'il fallait traverser était pleine de chiens qui, dans mon souvenir, étaient un peu inquiétants. Elle eut ce geste qui me transperça : elle posa sa main sur mon bras et la meute se calma comme par enchantement. Ce rapprochement n'alla pas plus loin, mais l'impression fut si forte que j'écrivis un peu plus tard une courte nouvelle, Le colporteur,  qui s'en inspirait.

Felisberto Hernández (qui était aussi pianiste)

Et pour finir, cette belle reprise de Est-ce ainsi que les hommes vivent ? par Louise Vertigo :

On comprendra que je peux reprendre à mon compte l'exclamation de Thomas Clerc : "Ce que la vie peut comporter de fils !".


mercredi 9 octobre 2024

Tu t'en vas sans moi, ma vie

Chaque fois que je pense avoir épuisé le fil irano-syrien, un prolongement se dessine, une nouvelle perspective s'ouvre, et c'est encore ce qui s'est produit dimanche dernier, de surprenante façon.

En tant que bénévole pour Lire pour en sortir, j'ai été invité à participer au Goncourt des détenus. Autrement dit, à lire une partie des seize livres sélectionnés pour ce prix. Attention, nous ne votons pas, seuls les détenus volontaires de la centrale de Saint-Maur sélectionneront  en temps voulu trois livres pour les délibérations au niveau régional puis national. Nous participons seulement aux débats, aux échanges autour des livres, lors de réunions communes dont la première a eu lieu vendredi dernier. J'ai donc choisi de lire Archipels d'Hélène Gaudy (qui apparaît en quelques endroits de ce blog), et Paris Musée du XXIe siècle, Le dix-huitième arrondissement, de Thomas Clerc. Je n'avais jamais lu Thomas Clerc, mais un article, peut-être celui de Pierre Benetti, La jubilation de la ville, dans la revue en ligne En attendant Nadeau, *m'avait fortement donné envie de le découvrir. 

Six cents pages d'une déambulation continue à travers les 415 rues, squares, places, avenues, cités, jardins, villas, boulevards, impasses et passages que compte le 18ème arrondissement : ça n'a rien d'un roman (et sans étonnement, je l'ai vu disparaître de la seconde liste du Goncourt), mais c'est bien plus passionnant et bien plus amusant que beaucoup de romans. Parce que l'auteur, piéton inlassable et flâneur méthodique qui n'a pas pour autant l'ambition de produire le guide du routard littéraire du 18ème, ponctue son périple par ce qu'il appelle lui-même des performances, j'aide mon prochain, attente, chien, j'améliore la rue..., souvent minuscules, souvent hilarantes. "(...) les performances, raconte-t-il dans un entretien avec Hugo Pradelle,  rythment le texte, y introduisent des repères. On y progresse donc à la façon d’une composition rythmique en suivant le tracé de l’événement que constituent ces performances. En effet, je ne voulais pas juste regarder la ville. Certes, j’ai un côté voyeur, visuel, et le regard est un sens de la prédation, mais je voulais convoquer tous les sens, investir le corps entier dans le récit, dans l’écriture même. C’est pour ça que ce n’est pas un livre sur le 18e, mais un livre dans le 18e. C’est très différent. Le livre relate cette expérience « immersive » et essaie d’inscrire une trace dans le monde, dans le réel."

Or, ne voilà-t-il pas que dans ce livre (que je n'ai pas encore terminé à l'heure où je rédige cet article) surgit la figure de Sadegh Hedayat : "Au 37 [de la rue Championnet], s'est suicidé au gaz l'écrivain Sadegh Hedayat, auteur de La Chouette aveugle ; je n'ai pas lu ce livre culte, mais dès qu'un écrivain se suicide, je me sens proche de lui ; pour m'en sentir plus proche, je me jure de lire ce livre avant la fin de l'écriture de ce livre."(p. 304)

Voilà, c'est tout, le lecteur n'en saura pas plus. Mais Sadegh Hedâyat n'était pas un inconnu pour moi, je n'ai pas lu non plus son livre-culte, mais je venais juste de le croiser dans L'usure d'un monde de François-Henri Désérable. Alors qu'il visite la ville de Chiraz, l'auteur évoque les poètes iraniens :

"Et puis il y a Sadegh Hedâyat, au regard d'une implacable lucidité qu'il posait sur le monde et sur lui-même ; Hedâyat qui ressemblait à Pessoa, donc à un petit-bourgeois, mais dont la prose n'avait rien de petit ni de bourgeois ; Hedâyat qui honnissait la poésie lyrique et les barbus enturbannés ; qui dans une langue sans tradition romanesque inventa le roman ; qui fit La Chouette aveugle ; qui fit Trois gouttes de sang ; qui se disait "ni d'ici ni d'ailleurs ; chassé de là, non arrivé là", et qui fin 1950 arriva quand même à Paris, erra de mansarde en soupente avant d'ouvrir le gaz rue Championnet, à trois cents mètres de chez moi - et chaque fois que j'y passe, j'y pense,je pense à l'accent circonflexe qui coiffe le premier a d'Hedayat, et je le vois s'envoler." (p. 80)
Saisissant hasard objectif : Désérable habite dans ce même 18ème arrondissement qu'arpente Thomas Clerc et où Sadegh Hedâyat a choisi de mourir. Mieux, Désérable lui-même apparaît un peu plus loin, rue Francoeur : "Au 18, poétique de l'interphone : Bonnard, Désérable, alliance de la peinture et des lettres qui se poursuit par l'atelier de reliure qui encadre la Femis." (p. 322)

 

Sadeg Hedâyat apparaît aussi, on s'en serait douté, dans L'usage du monde. En un très beau passage. Nicolas Bouvier raconte qu'un matin, avenue Lalezar, à Téhéran, en passant devant la porte ouverte d'une parfumerie, il entend une voix sourde, "voilée comme celle d'un dormeur qui rêve tout haut :

... Tu t'en vas sans moi, ma vie
Tu roules, 
Et moi, j'attends encore de faire un pas
Tu portes ailleurs la bataille
..."

Bouvier entre dans la boutique sur la pointe des pieds et voit un gros homme lire ces vers de La nuit remue, d'Henri Michaux, "affaissé contre un bureau-cylindre dans la lumière dorée des flacons de Chanel. [...] Une impression extraordinaire d'acquiescement et de bonheur était répandue sur son large  visage mongol perlé de sueur." "Je me gardai bien de l'interrompre, ajoute Bouvier ; jamais la poésie n'est mieux dite que de cette façon-là." Il fait ainsi la connaissance de Sorab, vingt-cinq ans, qui en paraissait tantôt seize, tantôt quarante : "Plutôt quarante, et le ton de qui en a déjà fini avec les surprises de l'existence. C'est qu'il n'avait pas toujours récité Michaux dans une parfumerie. Il avait fait beaucoup de choses, Sorab, et s'y était pris de bonne heure. A seize ans déjà : lecture, noctambulisme, haschisch dans l'entourage du poète Hedâyat où on l'acceptait malgré sa jeunesse. Aujourd'hui Hedâyat est mort, il a ouvert le gaz dans sa mansarde parisienne, mais son ombre habite encore la jeune littérature iranienne. Il se droguait ; beaucoup se droguent. Il s'est tué ; certains se tueront. Il aimait les fleurs funèbres, la gratuité, l'abandon, et vivait dans le sentiment de la mort et de la nuit ; ses épigones font tout cela." (p. 205)

Javad Alizadeh, « Sadegh Hedayat, black novelist » © CC BY-SA 3.0/Javad Alizadeh/Wikipedia

_____________

* Non, en réalité, c'était celui de Christian Rosset, dans Diacritik.


jeudi 3 octobre 2024

Les graines du figuier sauvage

François-Henri Désérable traverse donc l'Iran fin 2022 alors que fait rage la répression du régime contre les manifestations qui ont suivi la mort de Mahsa Amini. Quarante jours de Téhéran jusqu'au Baloutchistan et au Kurdistan, d'où il est sommé de quitter le pays dans les trois jours. Récit que j'ai lu d'une traite, et dont rend bien compte Norbert Czarny dans un article pour En attendant Nadeau. Il y souligne cette notion de courage qui s'impose à la découverte des anecdotes qui émaillent l'ouvrage. Courage de l'auteur entreprenant ce voyage, formellement déconseillé par le ministère des Affaires étrangères (mais Désérable est déjà dans l'avion quand il reçoit cet avertissement), courage qu'il relativise ("mes réserves en la matière sont assez limitées") et il n'hésite pas à raconter comment il en a manqué quand Niloofar, une jeune Iranienne qu'il accompagnait dans les rues à Téhéran a soudain crié Marg bar dictator ! - "Mort au dictateur !". Stupéfait par son audace, il s'est tu et a fait un pas de côté : "La rue était presque vide, il n'y avait que deux hommes un peu plus loin devant la porte d'un immeuble, pourtant j'ai pris peur. J'ai eu peur que ces deux hommes ne soient des agents du régime, ou que des agents du régime n'arrivent en trombe sur leur moto, peur de me faire tabasser, et de me faire arrêter, et de finir en prison, et d'y rester pour longtemps. Cela n'a duré qu'un instant, je en suis même pas sûr que Niloofar s'en soit aperçue, mais moi, cette petite lâcheté, cette démission du courage m'a fait honte, oui, j'ai éprouvé de la honte à m'être écarté de cette fille à côté de qui un instant plus tôt je marchais, avec qui je parlais, et qui, de la manière la plus éclatante, venait de me démontrer ce que c'était vraiment, en avoir. " (p. 45-46) Dont acte, mais c'est aussi du courage de sa part de raconter cette histoire où il n'a pas le beau rôle.

Et c'est avec une autre jeune femme courageuse qu'il conclut son livre, Firouzeh, qu'il rencontre à Ispahan où elle fait des études d'ingénieur, en bossant aussi quarante heures par semaine dans une auberge de jeunesse. Elle lui avait confié non sa peur de la mort mais celle de la prison, et elle s'y préparait en apprenant des poèmes, des dizaines, des centaines de poèmes qu'elle apprenait par cœur au cas où. "Allez savoir pourquoi, écrit Norbert Czarny, on songe aux prisonniers et déportés sous le stalinisme ; on pense à Akhmatova écrivant Requiem ou à ceux qui apprenaient par cœur les poèmes de Mandelstam pour au moins sauver cette beauté." Et François-Henri Désérable termine ainsi de façon bouleversante : "Si un jour elle se faisait arrêter, on aurait beau l'enfermer, l'entasser dans une cellule avec des dizaines d'autres ou la mettre à l'isolement, on aurait beau la priver de nourriture et de sommeil, l'injurier, la tabasser, la violer, il y a une chose, une petite chose qui constituait la part irréductible de son être et que rien ni personne, ni la peur ni les mollahs, ni les gardiens ne pourraient jamais lui ôter : les poèmes qu'elle connaissait par cœur et qu'elle se réciterait, en attendant la mort ou peut-être, enfin, la liberté." (p. 172-173)

Autres femmes de courage, celles du film Les graines du figuier sauvage, de Mohammad Rasoulof, que j'ai vu la semaine dernière. Un quasi huis clos qui se déroule au moment des manifestations contre le régime, et qui fut tourné dans la clandestinité la plus grande. 

Mohammad Rasoulof : Je ne peux pas expliquer comment, mais nous avons réussi à contourner le système de censure. Le gouvernement ne peut pas tout contrôler. En intimidant et en effrayant les gens, ils essaient de donner l’impression qu’ils maîtrisent tout, mais cette méthode est une grenade assourdissante dont seul le bruit peut vous effrayer. Et finalement, le courage de mon équipe a été la force motrice qui nous a permis de terminer ce film. Le choix des acteurs a été compliqué. Nous ne pouvions pas procéder à un casting large, car cela implique d’informer de nombreuses personnes, et la nouvelle d’un film en train de se préparer se répandrait peu à peu... Nous avons donc contacté les personnes une à une. Nous devions deviner qui, en plus de ses capacités artistiques, aurait la volonté et le courage de jouer dans un tel film. Il est délicat de savoir qui approcher, et cela demande beaucoup de confiance de toutes parts. (Dossier de presse)

"Pendant longtemps, raconte Mohammad Rasoulof, j’ai vécu sur une île au sud de l’Iran. Sur cette île, il y a quelques vieux figuiers sauvages dont le nom scientifique est « ficus religiosa ». Le cycle de vie de cet arbre m’a inspiré. Ses graines, contenues dans des déjections d’oiseau, chutent sur d’autres arbres. Elles germent dans les interstices des branches et les racines naissantes poussent vers le sol. De nouvelles branches surgissent et enlacent le tronc de l’arbre hôte jusqu’à l’étrangler. Le figuier sauvage se dresse enfin, libéré de son socle."


mardi 1 octobre 2024

Même si l'abri de ta nuit est peu sûr

Vendredi dernier, le Doc est sorti de sa campagne. Une réunion à la Préfecture pour l'organisation, si j'ai bien compris, des prochaines élections professionnelles du monde agricole : il y représentait la Confédération paysanne, dont il fut un temps porte-parole dans l'Indre. La chose se traitait en matinée, l'occasion de se retrouver pour déjeuner dans un resto du centre. Nunki Bartt, le Kid, était de la partie aussi bien sûr. Je tiendrai secret les propos que nous échangeâmes, je ne mentionne tout cela que pour donner le contexte d'apparition du livre dont je veux parler aujourd'hui. Vous me direz qu'on pourrait se passer du contexte, et vous auriez raison. Sans doute. Mais c'est comme cette expression même, sans doute,  en fait le plus souvent elle signale paradoxalement qu'il y en a un, un doute, ténu si l'on veut, négligeable peut-être, mais un doute quand même. Alors, au bénéfice du doute, oui, je le précise, comme j'avais un peu d'avance pour notre rendez-vous, je suis allé traîner à la Fnac, et je suis tombé sur un Folio que je ne pouvais laisser passer. L'usure d'un monde de François-Henri Désérable, sous-titré Une traversée de l'Iran. 

C'était mon fil irano-syrien qui se prolongeait. Certes, on peut objecter qu'il y avait toutes les chances, en entrant dans une librairie, de trouver au moins un bouquin qui cause de l'Iran. Oui encore, bien sûr, seulement regardez bien le titre : l'usure d'un monde. Ça ne vous rappelle rien ? Non ? Ouvrons le livre alors, et allons à la citation en exergue : "Ici, où tout va de travers, nous avons trouvé plus d'hospitalité, de bienveillance, de délicatesse et de concours que deux Persans en voyage n'en pourraient attendre de ma ville où pourtant tout marche bien." En dessous, on peut lire Nicolas Bouvier, L'usage du monde

Et c'est bien pour cela que je n'ai plus hésité une seconde à acheter ce livre. Nicolas Bouvier, L'usage du monde, je venais juste d'y faire allusion dans mon dernier billet, en le comparant au Livre de l'amour infini de Maxime Rovere. Désérable écrit que la découverte de Bouvier, vers vingt-cinq ans, fut pour lui "une déflagration comme j'en ai peu connues dans ma vie de lecteur. C'était prendre la vraie mesure du monde, en même temps que son pouls. On s'avise qu'il est vaste, et grandiose, et terrible - et qu'on n'en a rien vu. Dès lors, on ne connaît pas de mot plus beau, plus enivrant que celui de voyage, et l'on est mû par une seule obsession : prendre la route." (p. 17) 

J'étais plus âgé quand j'ai découvert Nicolas Bouvier : sur mon exemplaire du livre, l'ex-libris au feutre noir mentionne L'Ancre de miséricorde, La Trinité-sur-Mer, 30 juillet 97. Ce fut un enchantement, et je n'ai jamais oublié l'admiration de l'écrivain pour ce pays, l'Iran, où il passa près d'un an, avec son ami Thierry Vernet, dont les dessins ornent le récit. Partis tous les deux depuis Belgrade en 1953, au volant d'une petite Fiat Topolino, ils traversèrent la Yougoslavie, la Turquie, l'Iran, le Pakistan, avant de finir un an et demi plus tard en Afghanistan. Ce dont j'avais souvenir, ce qui m'avait particulièrement frappé, c'était la forte présence de la poésie dans la vie du peuple persan. Nicolas Bouvier écrit : "En Iran, l'emprise et la popularité d'une poésie assez hermétique et vieille de plus de cinq cents ans sont extraordinaires. Des boutiquiers accroupis devant leurs échoppes chaussent leurs lunettes pour s'en lire d'un trottoir à l'autre. Dans ces gargotes du bazar qui sont pleines de mauvaises têtes, on tombe parfois sur un consommateur en loques qui ferme les yeux de plaisir, tout illuminé par quelques rimes qu'un copain lui murmure dans l'oreille. Jusqu'au fond des campagnes, on sait par cœur quantité de "ghazal" (17 à 40 vers) d'Omar Khayam, Saadi ou Hâfiz. Comme si, chez nous, les manœuvres ou les tueurs de la Villette se nourrissaient de Maurice Scève ou de Nerval."

La première page du manuscrit du Divân 1899
 

Sur la portière gauche de leur Fiat, les deux gaillards avaient fait inscrire en persan un quatrain de Hâfiz, une inscription qui fut selon Bouvier, un sésame et une "sauvegarde dans des coins du pays où l'on n'a guère sujet d'aimer l'étranger":

Même si l'abri de ta nuit est peu sûr
et ton but encore lointain
sache qu'il n'existe pas 
de chemin sans terme 
Ne sois pas triste

 


François-Henri Désérable cite aussi ce poème, rapportant aussi l'anecdote de la portière : "Il n'est pas un seul Iranien qui ne connaisse au moins quelques vers de Hafez. Pas en Iran un seul Iranien qui n'ait un jour ouvert le Divân. Hafez, disent les Iraniens, parle la langue de l'invisible. Et dans les vers de ce poète mort il y a plus de six siècles, ils cherchent des réponses à leurs questions existentielles." (p. 81)

Il écrit Hafez et non Hâfiz. Mais c'est Hâfiz tel que l'écrivait Bouvier que je tenais en mémoire lors de ce stage théâtral autour du silence que j'ai évoqué dernièrement (organisé, je le rappelle, par le Doc, tout se rejoint), car, lors de cet exercice dont j'ai parlé et qui consistait à inventer une expression contenant le mot silence, j'avais finalement choisi Pendant la nuit vendange le silence. Une formule poétique que j'attribuai dans mon explication (et le Doc, encore lui, avec qui j'étais en duo sur cette impro, ne cessait d'insister sur la nuit), explication fort confuse en vérité, au poète Hâfiz, arrivant la nuit sur un caravansérail au coeur d'un désert. Dois-je préciser que c'était donc une semaine avant de découvrir le livre de Désérable et de me remémorer L'usage du monde ?