J'ai raconté dans l'article précédent, Le goût du néant, comment a surgi cette intuition d'ouvrir sans délai, alors que la nuit était bien avancée, le roman de Carole Martinez, Dors ton sommeil de brute. Il me faut maintenant ajouter que ce ne fut pas la seule de cette journée-là. Je veux parler d'intuition. De ce mystère qu'est l'intuition, quand elle vous traverse (et croyez-bien que c'est très loin d'être tous les jours), qui vous fait abandonner tout ce que vous faisiez l'instant d'avant, imposant sa nécessité quand bien même elle se teinte aussi d'absurde. Et absurde était bien sûr le désir de replonger le 16 novembre dans Lettres de fuite, l'énorme recueil des séminaires qu'Hélène Cixous donna entre 2001 et 2004. Absurde parce que j'avais au moins trois autres livres en route ce jour-là, et qu'il eût été logique de s'en tenir là, d'en finir au moins un. Mais non, il fallait que j'y revienne, alors que plusieurs mois s'étaient écoulés depuis ma dernière incursion dans le pavé. Et voilà, je déboule donc page 295, Lettres de la mère à la mère, ou la nudité du père. Où Hélène Cixous convoque la figure de Madame de Sévigné. Et ma première réaction, c'est plutôt du recul. Quoi, Madame de Sévigné, que je ne connais guère que par les lointains souvenirs de la classe de Français au lycée, qu'est-ce qu'une Madame de Sévigné peut encore nous dire en ce XXIème siècle ? Et puis j'avance tout de même parce que Cixous n'en reste pas bien sûr aux clichés et qu'elle assure que Madame de Sévigné occupe une place à part dans le grand courant de l'écriture littéraire en France, qu'elle est, par exemple, bel et bien inscrite dans La Recherche de Marcel Proust : "Madame de Sévigné, elle est un personnage ; elle est là comme l'ombre, le double, la compagne, la copine de la grand-mère et de la mère." L'ombre, le double... là je commence à tendre l'oreille, on arrive tout de suite sur les motifs que je traque. Il faut lire la suite : "Quand on lit le début de La Recherche, il serait enrichissant de revenir un petit peu à Madame de Sévigné, à la fois parce qu'on entendrait aussi - Proust fait appel à elle ou la fait venir pour cela - les battements de son cœur et cette histoire absolument étonnante de relation-passion entre Madame de Sévigné et sa famille. On sait que l'objet absolu de sa passion c'est sa fille, mais il n'y a pas que la fille, toute sa famille est là, fils, enfants de la fille..., et ses affectivités, ses tendresses, ses élans, ses fureurs - parce que ce sont des fureurs - maintiennent dans un état d'exaltation une famille supplémentaire qui accompagne la famille du narrateur dans Proust."(p 296)
"Entre Madame de Sévigné et Madame de Grignan, dit plus loin Hélène Cixous, quelque chose est déplacé : Madame de Sévigné - c'est criant - a avec sa fille un rapport de liaison ; c'est un objet d'amour absolu, illimité. [...] Avec Madame de Sévigné, il n'y a pas de tabou sur l'inceste ; elle parle à sa fille, elle l'aime et elle lui déclare son amour, sa flamme d'une manière qui est hors-tabou." (p. 299)
Or, ce même 16 novembre, j'ai commencé aussi la lecture de Dors ton sommeil de brute, j'ai dépassé le poème baudelairien et découvert l'accouchement de la narratrice, une neurologue qui ne voulait pas avoir d'enfant et qui a fini par céder devant l'insistance de Pierre, son mari. A ses yeux, la naissance était quelque chose d’écœurant et d'horrifique : "Je savais bien que je n'étais pas faite pour ça ! Pour être mère ! Je n'aurais jamais dû céder, mais je cède toujours à Pierre et de plus en plus facilement." (p. 21)
Huit ans plus tard, quelques pages seulement plus loin, Eve est avec sa fille, Lucie, au bord d'un lac "rose de flamants et de sel". Et rien n'est plus pareil : "Lucie s'était installé en moi en quittant mon ventre. Un lien s'était tissé, le seul qui valait désormais à mes yeux, j'étais prise dans le tissu du monde grâce à ce nœud unique. Moi qui ne voulais pas d'enfant, j'étais fascinée par cette gamine, comme amoureuse, pire qu'amoureuse. Et désormais, plus rien n'avait d'importance, tout ce qui m'avait tenue jusque-là et obligée à précipiter ma vie : mes recherches, l'hôpital, mon couple, l'humanité qui battait de l'aile... Seule comptait la prodigieuse vitalité de Lucie." (p. 27, c'est moi qui souligne)
Comment ne pas être frappé par cette coïncidence, ces rapports mère-fille en fusion chez Madame de Sévigné et dans cette fiction contemporaine, dans ces deux textes supports de ma double intuition ?
Un troisième livre va trianguler cette résonance. Ce sera pour la prochaine.