mardi 1 avril 2025

Dans les yeux de Pierre

Jeudi 27 mars, je reçois de Nunki Bartt une photo, en l'occurrence une capture d'écran de la série française 37 secondes qui passait sur Arte ce soir-là. Le titre renvoie à la tragédie du 15 janvier 2004, où le chalutier Bugaled Breizh sombrait dans la Manche en trente-sept secondes. La série raconte le combat pour la vérité mené par les familles des victimes. C'est Snow, la compagne de Nunki, qui avait repéré "un joli détail qui ne lui avait pas échappé".

 

Regardez bien le mur sur la gauche : un œil y est perceptible. Bartt n'avait rien précisé mais je ne pouvais pas ne pas le reconnaître : un œil semblable avait été incrusté dans une roche du jardin du gîte où nous avions séjourné en juin 2024, près de Plouguerneau.

 

Un œil qui a toute une histoire. En verre et en faïence, œuvre de l'artiste plasticien Pierre Chanteau, et ce n'est pas le seul : 113 communes du littoral finistérien ont reçu cet œil réalisé en atelier, entre le 21 décembre 2018 et le 21 décembre 2019, autrement dit entre deux solstices d'hiver. L'intervention se veut un "hommage artistique et poétique aux milliers d’hommes et de femmes qui ont porté et portent secours aux marins en difficulté. Les marins de l’antiquité peignaient de grands yeux à la proue de leurs navires, ces yeux étaient censés protéger les équipages des dangers de la navigation." Si la majorité des yeux ont été placés dans des endroits publics, comme en témoigne le livre de photographies Taol-lagad, Serr-lagad (que nous trouvâmes sur une table basse du salon), quelques-uns, comme celui de notre jardin, ont élu domicile chez des particuliers.

 

Ce clin d’œil (l'expression est on ne peut plus adaptée à l'événement) à ces vacances bretonnes qui avaient été si délicieuses (si j'oublie le panaris qui me fit souffrir tout au long de mon retour solitaire en train), n'est pourtant pas le fin mot de l'histoire.

Le lendemain, sur je ne sais plus quel fil d'actualité, j'apprends, éberlué, la mort de Pierre Chanteau. Dans la nuit du jeudi au vendredi 28 mars, il s'éteignait des suites d'une longue maladie. Il avait 66 ans. Le Télégramme de Brest, que nous lisions chaque jour, annonce qu'aujourd'hui même, 1er avril, un hommage lui sera rendu, à 16 h 30, au crématorium de Saint-Thégonnec. "Et ce n'est pas un poisson d'avril... ", est-il précisé dans cet avis de décès.

"Que faire de ça ?" m'écrit Bartt. Oui, que faire de ça, de cette coïncidence pétrifiante, de cette synchronicité douloureuse ? Nous ne connaissions pas Pierre Chanteau, mais ce que je lis de lui me porte à croire que c'était un homme généreux : "Son frère, Jacques Chanteau, et son entourage décrivent « un idéaliste, fantaisiste, poète, libre, rock-and-roll ». Nicole Ségalen-Hamon, maire de Carantec, le présente comme « un humaniste, qui donne tout pour l’ouverture aux autres ».

 

Je regarde encore la mosaïque de Plouguerneau et j'aime à y retrouver la cocarde révolutionnaire et la devise Liberté, Égalité, Fraternité. Merci à toi, l'artiste !

 

mardi 25 mars 2025

Robert le Diable ou le Teigneux

"Aux Kerguelen se trouvaient rassemblés l'harmonie de cette campagne parcourue dans les premiers instants du jour et l'univers mythologique inventé par Poussin. Je rends grâce à ces Rogations qui ont habité tant de mes rêves. Ne relevaient-ils pas d'un mécanisme de survie ? Une sorte de restauration ou de compensation effaçant la menace du jour."

Jean-Paul Kauffmann, L'Accident, Equateurs, 2025, p. 199. 

A ce moment du récit, Jean-Paul Kauffmann raconte comment il a survécu pendant ses trois années de détention au Liban, comment la hantise de la mort qui le harcelait pendant la journée s'effaçait pendant la nuit, laissant la place aux rêves, à ces rêves "qui se déroulaient dans cette région lointaine et radieuse de l'enfance". Aucun cauchemar en ces nuits d'otage. Qui ne gardaient que les souvenirs qu'il dit enchantés. Nuits qui n'avaient semble-t-il qu'un objectif : "réunir ce qui se désagrégeait."

Alors il me faut revenir sur ces Rogations, ces processions de plein champ, menées de grand matin, et retourner voir ce qu'en dit Philippe Walter, professeur de littérature française du Moyen Age à Grenoble-III. Le mot Rogations - qu'on peut rapprocher du latin rogare, demander (et JPK rappelle justement les Ora pro nobis et les Te rogamus audi nos ("Nous Te supplions, entends-nous") qu'il devait répéter à la suite de l'abbé Brionne)-, pourrait bien être aussi, selon lui, "une approximation sonore destinée à effacer dans les mémoires un nom probablement indo-européen de la même famille que Robigo et Robert. Le mythe fossilisé (et christianisé) pouvait alors en toute impunité se transposer dans la fête chrétienne des Rogations et dans certains récits médiévaux comme le roman de Robert le diable." (Mythologie chrétienne, Imago, 2005, p. 137)

 Robert le Diable, Paris, BnF ms fr. 25 516, xiiiexive.
 

Un premier récit anonyme du xiie siècle relate l’histoire légendaire d’un certain Robert le Diable, fils d'Aubert, duc de Normandie. Walter le décrit comme un nouvel Attila qui incendie tout sur son passage, particulièrement les abbayes, torture pèlerins et marchands, trucide moines et religieuses, viole les femmes et veut même décapiter les chevaliers vaincus en tournoi. Cette barbarie s'explique par les circonstances de sa naissance : sa mère, la duchesse Yde, stérile, lasse de prier Dieu pour la venue d’un enfant, se tourne vers le diable qui exauce ses prières. Ainsi fut conçu Robert le Diable, dont la rédemption adviendra par sa conversion religieuse. 

Philippe Walter rapproche ce récit d'un très ancien texte mythologique hindou, l'Aitareya Brâhmana, qui racontait déjà l'histoire du roi Hariçcandra qui n'avait pas de fils (bien qu'il disposa de cent femmes) et qui fut aidé par le dieu Varuna, le roi des eaux, en échange du sacrifice de ce fils à venir. Le roi accepta et vint au monde Rohita, "le rouge". De même, le Robert médiéval est "un personnage rouge (ou roux) primitivement attaché à la "rouille" des Rogations." La rouille est une maladie cryptogamique qui affecte les céréales. Dans la mythologie romaine, Robigus (associé à sa sœur Robigo) était le dieu des cultures céréalières et de la gelée. Possédant le redoutable pouvoir de provoquer la rouille, on les fêtait le 25 avril lors des Robigalia au cours desquelles on procédait au sacrifice d'un chien roux. Le flamine de Quirinus, qui était chargé du rituel, "invitait la rouille (Robigo) à frapper plutôt les armes que les blés. Il souhaitait que la menace céleste s'en prenne plutôt à ce qui est nuisible aux hommes (le fer des armes) qu'à ce qui leur est indispensable pour vivre (les récoltes)."

La bénédiction des blés en Artois, Jules Breton, 1857, Musée d'Orsay
 

Philippe Walter rattache Robert le diable au mythe de l'homme aux cheveux roux qui parcourt tout l'imaginaire occidental : "Le conte folklorique du Petit Jardinier aux cheveux d'or l'a perpétué dans la tradition populaire. Il confirme le caractère féérique de cet être hors du commun qui possède une nette ascendance de héros mythique."

Ce conte (nommé aussi le Teigneux dans certaines versions) commence ainsi (l'incipit est particulièrement parlant compte tenu de ce que nous venons d'apprendre sur la rouille) :

Il était une fois un homme sauvage à la peau brun-rouge comme du fer rouillé. On l’avait trouvé, allongé, au fond d’un marais. Le roi l’avait fait mettre en cage, devant son château. La clé de la cage, c’est la reine qui la gardait.

Tous les jours le petit prince vient jouer autour de la cage avec sa balle d’or.
Un matin, la balle tombe dans la cage. L’homme sauvage refuse de la rendre à moins que l’enfant ne lui ouvre la porte.
« La clé est cachée sous l’oreiller de ta maman ! »
Le petit prince veut sa balle ! Il vole la clé et ouvre la cage. Mais quand il voit fuir l’homme sauvage, il prend peur et crie : « Ne m’abandonne pas ! »
Alors l’homme revient sur ses pas, et prend l’enfant sur ses épaules. [...]

Je finirai par une citation de l'anthropologue Charles Stépanoff, à savoir le paragraphe terminal de la section consacrée aux cosmologies paysannes, paragraphe où l'on retrouve entre autres les Rogations :

"Dans toutes ces conceptions, qui forment ce que l'on peut appeler la cosmologie paysanne, nous voyons que l'activité humaine n'est pas à l'origine de l'existence des espèces domestiques, pas plus que de leur fécondité et de leur régénération périodique. La vie et les productions humaines ne se suffisent pas à elles-mêmes, elles ont besoin d'apports extérieurs qui viennent à la fois du ciel et de la terre. Le domestique a besoin du sauvage, le champ a besoin de la forêt et de la lande, le terrestre a besoin du céleste, l'humain a besoin d'un au-delà de l'humain. La fécondité des animaux et des plantes domestiques, dont dépend la vie paysanne, est le résultat non seulement du travail agricole, mais aussi de l'influence de la Lune, des sources miraculeuses, de la rosée de la Saint-Jean, de la bûche de Noël, des rameaux, des rogations, des prières, etc. L'humain n'est jamais dans un face-à-face souverain avec les animaux et les plantes : entre eux s'interposent une dynamique créatrice céleste et des forces vitales terrestres qui les insèrent dans le réseau d'une communauté morale multi-espèces." (p. 283, c'est moi qui souligne)

 

Légende de Robert le Diable, le meurtre du professeur et l’adoubement de Robert                            Maître de l’Apocalypse de Jean de Berry, Grande Chronique de Normandie, Paris, BnF ms fr. 5 388, fol. 10r, premier quart du xve siècle, Paris.


mercredi 19 mars 2025

Et mon poème, désormais, c'est mon jardin

 "J'ai passé une journée en pleine terre, en pleine mer, en plein ciel. Je ne sais plus très bien. Là-haut. Paradis."

Frère François Cassingena-Trévedy, Paysan de Dieu, p. 69. 


Dernière phrase du récit d'une journée à réparer les clôtures, dans les parages des burons cantaliens, un vendredi après l'Ascension. Le dimanche qui suit, le frère bénédictin va bénir le troupeau de son ami Géraud qui va monter pour plusieurs mois d'estive sur le plateau de Montservier. Il écrit qu'il a passé l'aube sur sa tenue ordinaire (bottes comprises), "et c'est miracle si le chien Filou, berger d'Auvergne, ne saute pas sur moi comme il le fait d'ordinaire, dans ses élans d'affection, pour y laisser la trace de ses pattes. Les bêtes se sentent manifestement très concernées par la cérémonie rustique." C'est étonnant de voir  ce docteur en théologie, traducteur de Virgile et des Pères de l’Église syriaque, revenir à ces usages anciens que d'aucuns rangeraient  facilement dans le domaine de la superstition. Il le dit un peu plus loin : sa vie intellectuelle est révolue, elle est défunte. Et il devine bien que certains s'en étonneront, voire s'en scandaliseront. Par ailleurs, il ne renie rien de ce qu'il a produit, bien au contraire, mais il considère qu'il est entré de son vivant dans son "repos" : "L'intellectuel s'efface, mais le poète vient pleinement au monde. Et mon poème, désormais, c'est mon jardin. Mon jardin de simples. C'est le tissu amical, social, que je tisse jour après jour, grâce au talisman du travail, dans une humanité sans prestige. Jamais je n'avais à ce point quitté le monde. Tel est en effet le paradoxe : c'est en quittant le monde, en renonçant au monde, que l'on y vient."(p. 71)

Cette attention aux bêtes et aux hommes, aux liens qu'ils tissent entre eux, me renvoie à l'essai  de Charles Stépanoff, Attachements, Enquête sur nos liens au-delà de l'humain, que j'ai commencé à évoquer le mois dernier. Il examine ce qu'il appelle les cosmologies paysannes, que l'on connaît bien grâce à l'ethnographie des XIXe et XXème siècles, et note qu'on aurait de la peine à y déceler un concept de nature inanimée ou de domestication : "L'idée que les humains auraient domestiqué le cheval, la vache, le blé ou le chou et qu'ils auraient transformé le loup en chien est totalement absente des conceptions populaires, on n'en trouve tout simplement aucune trace. Ces animaux ou ces plantes compagnons des paysans sont des créations d'êtres surnaturels tels que Dieu, Jésus, la Vierge, saint Pierre ou même le diable, mais jamais une conquête des hommes."(p. 276)

Par exemple, selon une croyance répandue dans toute l'Europe, les cochons sont des enfants transformés en porcelets par Jésus. Les œuvres du diable sont loin d'être toutes malfaisantes, ainsi le sarrasin est une imitation diabolique du blé, "mais c'est grâce à lui que les paysans bretons peuvent se nourrir". Les variétés sauvages sont souvent tenues pour des dérivations de l'espèce domestique, "à l'exact opposé de nos conceptions modernes." Ce sont des créations divines et " nombre d'entre elles, précise Stépanoff, ont même un rôle cosmologique précis : la pâquerette a été offerte par l'enfant Jésus en cadeau aux bergers, le millepertuis et les œillets rouges sont nés du sang du Christ, le gaillet gratteron de sa sueur."

Petit détail sans grande importance : en ce qui concerne la pâquerette, Stépanoff fait une petite erreur. Selon Paul Sébillot (qu'il cite lui-même un peu plus loin dans son essai), auteur du Folklore de la France, tome troisième, la Faune et la Flore (E. Guilmoto Éditeur, 1906), le cadeau est inversé : « Lorsque les mages et les bergers firent de beaux présents à l’Enfant Jésus, un pauvre homme qui ne possédait rien, cueillit une pâquerette toute blanche afin de ne pas arriver les mains vides, et il l’approcha des lèvres de l’enfant ; celui-ci baisa la fleurette, qui devint rose à l’endroit ou ses lèvres s’étaient posées. »

 

Ce que Stépanoff met clairement en évidence, c'est que dans ces cosmologies paysannes l'homme n'a pas tout pouvoir sur leurs animaux domestiques. Et surtout, loin de les considérer comme de simples machines (comme dans la conception de Descartes), ils leur "attribuent, selon justement Paul Sébillot, divers actes qui supposent un raisonnement." "La notion de Création, poursuit Stépanoff, postule une parenté inter-espèces de la communauté des vivants, partageant une filiation commune avec le Père céleste. L'humain a reçu pouvoir et responsabilité à l'égard des êtres vivants de sorte qu'il ne peut les considérer seulement du point de vue de ses intérêts matériels. Ainsi Noé, pourtant agropasteur, emmène-t-il dans son arche un couple de toutes les espèces, domestiques comme sauvages, y compris les insectes et les reptiles. Le christianisme populaire interprète la notion de Création de façon très libre et souvent différente de la théologie savante des lettrés." (p. 278)

Le jeudi octave de l'Ascension, FCT se rend avec un troupeau et tout un cortège d'amis jusqu'au buron de Gromont-Haut situé au sommet d'un plateau d'estive. Une procession, auquel participe même l'aïeul, Antoine, car le retour de cette solennité majeure le maintient en vie, de son propre aveu. Aux abords du buron, FCT bénit le troupeau avant la dernière étape. Et il termine la recension de cette journée mémorable en évoquant les vaches Salers : "Les Salers, introduites en leur douar, viennent marauder autour de nos victuailles, puis s'en vont à leur provende et bientôt se couchent, toutes dans la même direction, pour adorer, repues d'espèces herbacées remplies de sucs célestes, la majesté taurine du Peyrarche." (p. 75)


 

lundi 17 mars 2025

Le bleu prend tout ce qui passe

« La verticale sépare la mer,
le ciel tantôt l’ombre, tantôt l’air.
Je peins entre les choses. 
»
 

Geneviève Asse

Je lis toujours avec beaucoup d'intérêt Suédois d'ailleurs, le blog de Nils Blanchard, grand connaisseur de l’œuvre d'André Dhôtel et de la culture scandinave. Deux domaines que je connais bien mal (et d'ailleurs, je n'ai jamais voyagé dans ces pays du nord de l'Europe qui pourtant ne manquent pas de me fasciner), aussi n'ai-je pas eu l'occasion jusqu'ici de lui faire écho. Mais une petite note terminale au dernier billet, Songeries finlandaises, va me le permettre.

"Pour en revenir à la libération de l’Alsace. La peintre Geneviève Asse, engagée dans la 1ère DB, y participa. Il y a un texte (et des photos de peintures) très intéressant, de Carine Chichereau, en lien indirect de ce blog (Diacritik, via Alluvions).
Un peu de bleu..."
 
Geneviève Asse. Je ne la connaissais pas avant mon dernier post du 14 mars, De ma fenêtre #4. C'est juste après l'avoir terminé et publié que j'ai vu sur la colonne latérale droite l'article de Diacritik qui la concernait. La première phrase m'a tout de suite interpellée : "Deux expositions mettent Geneviève Asse à l’honneur : Le bleu prend tout ce qui passe, au musée Soulages de Rodez, jusqu’au 18 mai 2025 et Geneviève Asse, Carnets à la BNF, jusqu’au 25 mai 2025." Et cela m'a frappé parce que nous devons précisément nous rendre à Rodez à la fin de ce mois, à la découverte entre autres du musée Soulages. 
La lecture de l'article de Carine Chichereau m'a ensuite renforcé dans mon désir de ce petit voyage.
 
Geneviève Asse, Composition, 1970 © Courtesy Galerie Laurentin

 
Désir de découvrir cette œuvre dans sa présence réelle (il semblerait que, comme Bonnard, elle ne saurait être appréhendée sans perte par la photographie), mais c'est le parcours aussi de l'artiste qui m'a intéressé, cet engagement dans les FFI, avec son frère jumeau, à la fin 1943. Cela même qui est évoqué brièvement par Nils Blanchard.
 
Dès que Paris est libéré, elle s’inscrit à la Croix Rouge pour devenir conductrice-ambulancière dans l’armée française. Pendant deux ans, elle ne peindra pas. Fin 1944, elle est intégrée à la 1ere DB de l’armée d’Afrique, et participe à la campagne d’Alsace et d’Allemagne, puis part en Tchécoslovaquie. Elle est sans doute la seule artiste au milieu de femmes issues de tous les milieux, aux origines géographiques très différentes comme le Maroc, l’Algérie et Madagascar. Geneviève Asse a déjà une sorte de lien profond avec la guerre et l’idée qu’il faut se battre ne lui est pas étrangère, car son jeune oncle, Robert, qui vivait aussi au Bonnervo lorsqu’elle y était enfant, avait combattu durant la première Guerre Mondiale, dont il était revenu complètement traumatisé. La liberté étant le socle de l’éducation et sans doute de la personnalité de Geneviève Asse, il est naturel qu’elle veuille la défendre : « J’avais en moi une révolte contre le racisme, l’injustice, la défaite de 40. Je fus heureuse d’être admise dans l’armée de l’amalgame, où les soldats étaient arabes, noirs, hommes de toutes les couleurs et de toutes les couches sociales. »

Elle  ira jusqu’au camp de Terezin où elle apprend par un jeune Tchèque la mort récente de Robert Desnos, Desnos qu'elle a connu à Paris, ils buvaient ensemble des cafés au Flore, à Saint-Germain-des-Prés : « Le jeune Tchèque me mena jusqu’au baraquement et me fit entrer dans la baraque de Desnos. Les murs étaient noirâtres et il y avait une paillasse retournée. L’image de cette baraque m’a suivie longtemps et me suivra toujours. »

Je ne développe pas plus, il faut lire l'article, je veux juste relever un passage qui résonnait parfaitement avec le motif de la fenêtre qui avait fait l'objet de mon article :

Peu à peu, au fil des années 1970, les autres couleurs disparaissent. À partir de 1980, il n’y a plus que le bleu. Mais encore une fois, les toiles de Geneviève Asse ne sont jamais ni monochromes, ni uniformes. Ce sont des univers en soi, des fenêtres ouvertes sur l’espace, sur l’infini, des horizons qui prennent toute leur profondeur grâce à une trace minuscule laissée par une autre couleur, comme le rouge par exemple, qui vient allumer le feu du bleu, le faire résonner, le fendre comme une peau, et lui donner une profondeur insoupçonnée.

L’idée de la fenêtre ou de la porte, déjà présente dans les années 1940, est toujours là, mais il s’agit de fenêtres et de portes symboliques désormais, qui ouvrent non plus sur une réalité tangible, mais sur des univers immenses et impalpables, qu’on pourrait même qualifier de spirituels. [C'est moi qui souligne]

 En 1950, par exemple, la fenêtre était au cœur d'une composition où les objets (torchon avec liseré rouge, verres, bouteille, théière) prenaient encore place dans leur humble simplicité. 

  • Composition à la fenêtre, vers 1950, Peinture, Huile sur toile, 162 x 114 cm

  • En 1955, la fenêtre ouverte sur la plage laisse déjà respirer ce bleu qui deviendra plus tard matière même de l’œuvre.
     
    Fenêtre ouverte sur la plage, 1955.

    Composition, 2000

     

     

    vendredi 14 mars 2025

    De ma fenêtre #4

    Je réactive une ancienne série (ancienne, oui, elle date de 2014), une suite de billets inspirée du spectacle offert de la fenêtre de la chambre qui me sert de bureau. 

    La splendeur du crépuscule le 11 mars au soir m'avait saisi, ce n'était pas la première fois bien sûr. 

    Les nuages, les merveilleux nuages... Je n'aimerais pas vivre dans un pays où le ciel est toujours bleu, ou, pire, dans un pays où le ciel est trop souvent d'un gris laiteux (les films de Jia Zhang-ke m'ont donné cette vision désespérante de la Chine). 

    Le mot même de nuage est un rêve (rien à voir avec le cloud britannique, d'une lourdeur absolue). 

    Lundi matin déjà,  j'avais été ébloui par les nuages qui me rappelaient ceux des peintures de Poussin . 

    La couverture du livre de Jean-Paul Kauffmann, L'Accident, dont j'ai parlé tout récemment,  s'inspirait de L'Été de Poussin, un tableau important dans le récit.



    mardi 11 mars 2025

    L' Accident

    6 mars 2025. Je vois à Arcanes le dernier récit de Jean-Paul Kauffmann, L'Accident. Je l'achète et le commence aussitôt revenu à la maison, délaissant donc d'autres lectures en cours. C'est que j'entretiens avec Jean-Paul Kauffmann un rapport particulier. Avec ses livres, dois-je préciser, car je n'ai jamais rencontré l'homme. Oui, ses livres qui, toujours, ont suscité des résonances, éveillé des échos, et c'est encore le cas avec ce dernier ouvrage où l'écrivain enquête cette fois sur son enfance, et où il dévoile plus qu'auparavant l'horreur de ce qu'il vécut en tant qu'otage à Beyrouth trois longues années, entre 1985 et 1988.

     

    Quel lien entre cette enfance dans le village breton au nom si singulier de Corps-Nuds et l'enlèvement au Liban ? C'est ce que raconte le livre, dont le cœur est cet accident survenu le 2 janvier 1949, où dix-huit jeunes hommes de la commune, revenant d'un match de football dans un camion Dodge conduit trop vite par le fils du maire, trouvent la mort à cause d'un virage raté et de la chute dans un étang. Une tragédie dont le village d'une certaine manière ne se relèvera jamais.

    Pourtant, par une sorte de paradoxe, ce drame n'a pas enseveli l'enfance de JPK dans la noirceur. Cette enfance, il en parle comme d'un temps virgilien ; il écrit que les ennuis ont commencé pour lui après ses 11 ans (où il entre dans un pensionnat). L'état de bonheur, cette trêve, cette "sorte de relâche avant le déclenchement des hostilités de l'existence", ce répit "correspond au monde virgilien que j'ai connu à la faveur d'une fête, les Rogations, au milieu de la nature, ce réservoir inépuisable de symboles et de signes." (p. 190)

    Ce passage m'a saisi : il renouait avec l'un des fils suivis ces derniers temps, que j'ai commencé à explorer dans l'article Saint Blaise, au-delà de l'humain, et que je n'avais pas encore développé plus avant. 

    Il faut  rappeler ce que sont les Rogations, à savoir une cérémonie printanière de bénédiction des champs qui avait traditionnellement lieu au cours des trois jours précédant l'Ascension. L'imparfait est de rigueur car les Rogations, sans être aucunement abolis par l’Église, sont pratiquement passées d'usage. Dans les années 50, elles subsistaient donc en Bretagne et l'enfant de coeur JPK, surplis blanc à manches courtes et col carré sur soutanelle rouge, suivait de près le curé Brionne, en habit violet (JPK aime à se comparer au petit enfant de chœur rêveur de l'immense tableau Un enterrement à Ornans de Gustave Courbet, qu'il revient voir régulièrement au Musée d'Orsay).

    Un enterrement à Ornans, Gustave Courbet, 1849-1850 (détail)
     

    "Cette circumambulation, écrit JPK, à travers les champs  encore en chaume où les alouettes couraient à ras le sol pour s'envoler me paraît aujourd'hui un fait incroyable par sa beauté et son évidence païenne. Il me semble que ce dernier aspect n'échappait pas à l'ancien professeur de philosophie, pétri de culture latine." Le curé Brionne ne devait sans doute pas ignorer que les Rogations étaient ni plus ni moins que la reprise d'une fête antique (les Robigalia), à la gloire de la déesse Cérès, lui demandant protection contre les calamités. Rogations instituées en 470 par l'évêque de Vienne, saint Mamert (l'un des saints de glace), et étendues à toute la Gaule par le concile d'Orléans en 511.

    "Plus tard, poursuit JPK, au cours d'un long séjour à Rome, siège de la papauté et capitale de l'Empire romain, j'ai compris combien le christianisme avait assumé sans complexe cette part qui dans le paganisme répondait aux aspirations profondes du peuple. L’Église a dû ajuster nombre de coutumes gréco-romaines qu'elle n'a pu extirper. L'habillage chrétien cache un cœur polythéiste toujours tenace." Rome, le curé Brionne y avait suivi en 1929 les cours de théologie du Séminaire français, et c'est la ville de naissance du frère François Cassingena-Trévedy. Docteur en théologie de l'Institut catholique de Paris, il n'en prise pas moins les Rogations, qu'il évoque dans Paysan de Dieu, en parlant de ces "Rogations improvisées à Recoules, depuis l'église jusqu'à la croix communale située sur une saillie rocheuse du plateau et environnée par les vieux frênes que plantèrent jadis les conscrits de la guerre de 1914-1918 avant de partir au front. [...] J'ai ressuscité avec Géraud l'usage tombé depuis longtemps en désuétude et j'ai composé une prière toute neuve pour clore les litanies." (p. 66)

    Litanies mineures était le terme employé en 470 par saint Mamert pour désigner la cérémonie (Philippe Walter, dans Mythologie chrétienne (Imago, 2005), rappelle que la litanie désigne une procession qui a un caractère d'expiation et de pénitence). Jacques de Voragine, dans sa Légende dorée, rappelle l'origine de la fête : 

    Il y avait alors à Vienne de fréquents tremblements de terre, qui renversaient les maisons et bon nombre d’églises ; on entendait, la nuit, des bruits effrayants ; et, le jour de Pâques un feu tomba du ciel, qui consuma le palais du roi. Et, de même qu’autrefois Dieu avait permis aux démons d’entrer dans le corps d’un troupeau de porcs, les loups et autres bêtes féroces entraient librement dans les maisons, dévorant enfants et vieillards, hommes et femmes. Devant une telle réunion de calamités, l’évêque susdit ordonna un jeûne de trois jours, institua les litanies et obtint de cette façon la cessation du mal dont souffrait la ville. Plus tard l’Église décréta que cette Litanie serait observée par tous les fidèles.
    La fête des Rogations est donc instituée pour restaurer un ordre naturel menacé. Jacques de Voragine encore :

    Enfin cette fête s’appelle, aussi Procession parce que l’Église fait, ces jours-là, une grande procession où l’on porte des croix, où l’on sonne toutes les cloches, et où l’on invoque, en particulier, le patronage de tous les saints. On porte les croix et on sonne les cloches, pour effrayer les démons, ou bien encore on porte les croix pour effrayer les démons, et on sonne les cloches pour rappeler aux fidèles leur devoir de prier, en présence du danger de la tentation. Dans certaines églises, surtout dans les églises françaises, on a aussi l’habitude de porter en procession un dragon avec une longue queue gonflée de paille, et que l’on dégonfle devant la croix, le troisième jour : ce qui signifie que, avant la Loi et sous la Loi, le diable a régné en ce monde, mais que le Christ, par la grâce de sa Passion, l’a chassé de son royaume. Et l’on a également coutume de chanter, à ces processions, le cantique des anges : Sancte Deus, sancte fortis, sancte et immortalis, miserere nobis. (C'est moi qui souligne)
    Cette mention des dragons est intrigante (voilà un aspect des Rogations que le frère François ne songe pas à restaurer). En cherchant à en savoir plus long, je suis tombé sur un intéressant compte rendu d'un séminaire sur les Processions et Rogations, organisé par l'IRHT (Institut de Recherche et d'Histoire des textes) le 8 décembre 2017. 

    "Lors de ces processions, rapporte la chercheuse Nicole Bériou, sont portés trois objets sacrés : les bannières, les croix, les trompettes pour faire de la musique. Ces objets symbolisent la patience ou l’élévation du cœur, la pénitence, le jugement dernier ou Jéricho. Ils donnent une vision large de l’histoire du salut. Un quatrième objet est porté, à savoir un dragon de grande taille qui se trouve, les deux premiers jours des Rogations, avant les bannières (ce qui signifie que les pécheurs appartiennent à la procession du Diable) et qui est à la fin de la procession, le troisième jour (ce qui signifie que les hommes se sont enfin convertis). En fait, cela veut dire que beaucoup de chrétiens appartiennent à la procession du Diable et bien peu à la procession de Dieu. Ce rituel existe depuis au moins le XIIe siècle, comme le montre Pierre Lombard dans le commentaire des psaumes qui parle du dragon qui passe de la première à la dernière place lors de la procession des Rogations. [...] Au début du XVIIIe siècle, on utilise encore des dragons de processions. Le dragon représente les forces qui menacent la civilisation. Cf. saint Marcel a vaincu un dragon à Paris. Les reliques de Marcel ont été transférées dans la cathédrale au plus tard au XIIe siècle. Le dragon processionnel est à la fois le dragon de saint Marcel qui a civilisé le monde sauvage et le Diable : il y a une interpénétration de plusieurs modèles (cf. Jacques Le Goff sur la culture folklorique)." (C'est moi qui souligne)

    Combat de Saint Georges et du Dragon à Mons (Belgique), gravure
     

    Oublions un instant le dragon, ce qui me frappe surtout c'est de lire une même ferveur chez JPK et FCT au souvenir de cette cérémonie, souvenir d'enfance chez l'un et reviviscence récente chez l'autre :

    FCT : "Il y a beau temps que les hommes ont oublié les Rogations, mais le vert, le vert abyssal, le vert universel à lui seul les appelle et les justifie. Le vert tout seul chante, le vert chante de mémoire : Te rogamus, audi nos*... A travers les noms tutélaires des saints que le vent emporte, quelque chose revit ce matin, qui rend le vert encore plus vrai. (p. 66) 

    JPK : "Tous, nous communiions dans cette grande force dynamique du printemps, une ivresse qui m'apparaît soixante-dix ans plus tard comme dionysiaque. Le sentiment de la nature, nous le partagions tous certainement même si la notion nous semblait abstraite. Plus que le sentiment, c'est le corps de la nature que je percevais personnellement, l'appréhension physique du paysage, en fusion avec le monde, comme si l'air, les arbres, les plantes formaient un prolongement de mon être." (p. 194) 

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    * "Nous t'en prions, Seigneur, écoute-nous."

     

    vendredi 7 mars 2025

    Exorcisme par ruse

    "La plupart des textes qui suivent sont en quelque sorte des exorcismes par ruse. Leur raison d'être : tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile."

    Henri Michaux, Epreuves, Exorcismes (préface, p. 9)

    Plus de deux semaines sans écrire ici. Ce n'est pas la matière qui manquait mais une écriture plus urgente s'est comme imposée à moi. Celle d'une longue nouvelle qui porte le nom de Trum, le personnage principal. Trum, obscur fonctionnaire dans un service chargé de l'humanitaire et qui se voit soudainement débarqué. Serviteur discret de l'Etat, il tire sa révérence sans esclandre. Pastelliste à ses heures perdues, on peut le voir tous les matins et tous les soirs traverser le vieux Jardin botanique en compagnie de son chien Mus, que d'aucuns affirment être le croisement improbable entre un dalmatien et un loulou de Poméranie. Ce n'est peut-être pas faux. Je ne raconte pas la suite, j'ai terminé mais place maintenant à la relecture par les proches.

    Un texte comme un exorcisme au sens de Michaux, dans ce temps plus que sombre et inquiétant. Le poète écrivait encore (c'était entre 1940 et 1944) : "L'exorcisme, réaction en force, en attaque de bélier, est le véritable poème du prisonnier."

    Une autre information. Le numéro 2 des Cahiers Cécile Reims & Fred Deux vient de paraître, et j'ai été très heureux d'avoir été convié par Tristan Sénécal, du comité de rédaction (et aussi concepteur et auteur de l'excellent site Fredologie), à écrire un article. Celui-ci, Le chemin de la mort glacée, raconte ma recherche de la maison du Couzat, où Fred et Cécile habitèrent, après Lacoux et avant La Châtre. Le Couzat, petit lieu-dit de la commune de Crevant, en Boischaut-Sud, qui est aussi la terre d'origine de mes grands-parents maternels. La revue est disponible sur commande (voir le lien ci-dessus), mais aussi au Musée Saint-Roch d'Issoudun  ou chez quelques librairies amies.