mercredi 20 novembre 2024

Dors ton sommeil de brute

J'ai raconté dans l'article précédent, Le goût du néant, comment  a surgi cette intuition d'ouvrir sans délai, alors que la nuit était bien avancée, le roman de Carole Martinez, Dors ton sommeil de brute. Il me faut maintenant ajouter que ce ne fut pas la seule de cette journée-là. Je veux parler d'intuition. De ce mystère qu'est l'intuition, quand elle vous traverse (et croyez-bien que c'est très loin d'être tous les jours), qui vous fait abandonner tout ce que vous faisiez l'instant d'avant, imposant sa nécessité quand bien même elle se teinte aussi d'absurde. Et absurde était bien sûr le désir de replonger le 16 novembre dans Lettres de fuite, l'énorme recueil des séminaires qu'Hélène Cixous donna entre 2001 et 2004. Absurde parce que j'avais au moins trois autres livres en route ce jour-là, et qu'il eût été logique de s'en tenir là, d'en finir au moins un. Mais non, il fallait que j'y revienne, alors que plusieurs mois s'étaient écoulés depuis ma dernière incursion dans le pavé. Et voilà, je déboule donc page 295, Lettres de la mère à la mère, ou la nudité du père. Où Hélène Cixous convoque la figure de Madame de Sévigné. Et ma première réaction, c'est plutôt du recul. Quoi, Madame de Sévigné, que je ne connais guère que par les lointains souvenirs de la classe de Français au lycée, qu'est-ce qu'une Madame de Sévigné peut encore nous dire en ce XXIème siècle ? Et puis j'avance tout de même parce que Cixous n'en reste pas bien sûr aux clichés et qu'elle assure que Madame de Sévigné occupe une place à part dans le grand courant de l'écriture littéraire en France, qu'elle est, par exemple, bel et bien inscrite dans La Recherche de Marcel Proust : "Madame de Sévigné, elle est un personnage ; elle est là comme l'ombre, le double, la compagne, la copine de la grand-mère et de la mère." L'ombre, le double... là je commence à tendre l'oreille, on arrive tout de suite sur les motifs que je traque. Il faut lire la suite : "Quand on lit le début de La Recherche, il serait enrichissant de revenir un petit peu à Madame de Sévigné, à la fois parce qu'on entendrait aussi - Proust fait appel à elle ou la fait venir pour cela - les battements de son cœur et cette histoire absolument étonnante de relation-passion entre Madame de Sévigné et sa famille. On sait que l'objet absolu de sa passion c'est sa fille, mais il n'y a pas que la fille, toute sa famille est là, fils, enfants de la fille..., et ses affectivités, ses tendresses, ses élans, ses fureurs - parce que ce sont des fureurs - maintiennent dans un état d'exaltation une famille supplémentaire qui accompagne la famille du narrateur dans Proust."(p 296)


"Entre Madame de Sévigné et Madame de Grignan, dit plus loin Hélène Cixous, quelque chose est déplacé : Madame de Sévigné - c'est criant - a avec sa fille un rapport de liaison ; c'est un objet d'amour absolu, illimité. [...] Avec Madame de Sévigné, il n'y a pas de tabou sur l'inceste ; elle parle à sa fille, elle l'aime et elle lui déclare son amour, sa flamme d'une manière qui est hors-tabou." (p. 299)

Or, ce même 16 novembre, j'ai commencé aussi la lecture de Dors ton sommeil de brute, j'ai dépassé le poème baudelairien et découvert l'accouchement de la narratrice, une neurologue qui ne voulait pas avoir d'enfant et qui a fini par céder devant l'insistance de Pierre, son mari. A ses yeux, la naissance était quelque chose d’écœurant et d'horrifique : "Je savais bien que je n'étais pas faite pour ça ! Pour être mère ! Je n'aurais jamais dû céder, mais je cède toujours à Pierre et de plus en plus facilement." (p. 21)

Huit ans plus tard, quelques pages seulement plus loin, Eve est avec sa fille, Lucie, au bord d'un lac "rose de flamants et de sel". Et rien n'est plus pareil : "Lucie s'était installé en moi en quittant mon ventre. Un lien s'était tissé, le seul qui valait désormais à mes yeux, j'étais prise dans le tissu du monde grâce à ce nœud unique. Moi qui ne voulais pas d'enfant, j'étais fascinée par cette gamine, comme amoureuse, pire qu'amoureuse. Et désormais, plus rien n'avait d'importance, tout ce qui m'avait tenue jusque-là et obligée à précipiter ma vie : mes recherches, l'hôpital, mon couple, l'humanité qui battait de l'aile... Seule comptait la prodigieuse vitalité de Lucie." (p. 27, c'est moi qui souligne)

Comment ne pas être frappé par cette coïncidence, ces rapports mère-fille en fusion chez Madame de Sévigné et dans cette fiction contemporaine, dans ces deux textes supports de ma double intuition ?

Un troisième livre va trianguler cette résonance. Ce sera pour la prochaine.


samedi 16 novembre 2024

Le goût du néant

Jeudi dernier, un autre fil de réflexion (autour d'Abraham et Isaac, qui émergera sans doute bientôt ici, mais l'heure n'est pas encore venue) me conduit à la médiathèque pour emprunter Donner la mort, de Jacques Derrida, un essai qu'il a fallu aller chercher au magasin. Comme d'habitude j'ai jeté un œil sur les livres désherbés. Et c'est donc là que j'ai trouvé Dans le café de la jeunesse perdue, de Patrick Modiano, un exemplaire qui portait le tampon de la Bibliothèque Beaulieu. Pour un euro, le voici donc tombé dans mon escarcelle. Peut-être le possédais-je déjà, je ne savais plus. Ce n'était pas le cas, je l'avais lu en janvier 2013 mais j'avais dû l'emprunter justement à la médiathèque. 

Trace est conservée sur le blog de cette première lecture, avec cet article du 14 janvier 2013, Horizons perdus. Suivi le 21 janvier d'un texte du Doc : Guy de Verre … « La recherche du lierre perdu » !*

Pourquoi revenir sur ce roman ? Eh bien tout simplement parce que le personnage central n'est autre que Kaki, la Jacqueline Harispe du récit de Philippe Jaenada. Sauf que Modiano la présente comme Jacqueline Delanque surnommée Louki, et qu'il s'inspire très librement de l'histoire de la jeune femme. Jaenada le mentionne bien sûr au début de sa quête bistrotière. Je l'ai relu aussitôt, avec un très grand plaisir. J'en avais oublié, depuis onze ans, bien des détails, et en premier lieu la citation en exergue de Guy Debord : "A la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d'une sombre mélancolie, qu'ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue."

Cette sombre mélancolie, je l'avais épinglée chez Jaenada. Sur mon agenda, j'ai recopié cinq passages, pas un de plus, de son livre de plus de quatre cents pages. Et le premier était celui-ci : "Je sentais au volant une petite nappe de brume, ou un bourdonnement, en moi, difficile à identifier, ce n'était pas de la nostalgie, je ne regrette pas cette période, je suis bien maintenant, de la mélancolie peut-être, mais pas la "sombre mélancolie" de Debord ; comme une mélancolie claire et légère, même si c'est antinomique. Une sensation de vertige." (p. 112-113)

Chez Moineau en 1956, par Ed van der Elsken

A vrai dire, ce passage je ne l'avais pas pointé pour la référence à Debord mais parce qu'il évoquait le vertige, mon inlassable thème de méditation. La seconde citation prolongeait la première, Jaenada avait posé ses valises à Saint-Jean-de-Monts : "Je me dis aussi que cela explique cette vague sensation de vertige que j'éprouve depuis Dunkerque, je tourne sur un très grand manège." (p. 158)

Et c'est sur ce mot même de vertige que s'achève le livre (et pardon de spoiler si vous ne l'avez pas lu) : "Kaky est montée là, face à la rue, elle se tient d'une main derrière elle à cette barre. Son grand cœur, étrange, malheureuse. Je me penche légèrement, je regarde en bas, les éclats de verre dans le caniveau. Une seconde quarante-six. Je regarde ma main, je regarde en bas. J'ai le vertige. "(p. 478) 

Chez Moineau, à Paris, en 1953. Jacqueline Harispe, alias Kaki, est la deuxième en partant de la gauche. (Ed van der Elsken. Nederlands Fotomuseum)
 

Je ne peux résister à citer le quatrième passage de Jaenada transcrit dans mon agenda : "Mais même si plus grand chose ne me surprend, même si la vie est une gigantesque toile de coïncidences troublantes, je reste un moment médusé en apprenant que, parmi toutes les victimes et tous les assassins possibles dans Paris, l'ancien admirateur aigri de Kaky a été tué par le meilleur ami du mari de Sarah, vingt ans après leur amitié, leurs soirées chez Moineau." (p. 446)

La vie, gigantesque toile de coïncidences troublantes. En voici une autre, de coïncidence, qui s'est déclarée cette nuit-même où je relus Dans le café de la jeunesse perdue. Trois jours plus tôt, j'avais récupéré un autre livre du Goncourt des détenus, Dors ton sommeil de brute, de Carole Martinez. F. l'avait lu et apprécié, mais je ne l'avais pas encore ouvert. Jeudi soir, après avoir revu Le Nom de la rose à l'Apollo, j'avais eu une courte conversation sur le trottoir avec Eric, le référent de Lire pour en sortir, et, sans que je l'évoque moi-même, il m'avait dit beaucoup de bien de ce roman. Et donc, un peu plus tard, alors que j'étais plongé dans Modiano, cette insistance, cet écho redoublé, me traversa l'esprit. Je connais les ruses de l'attracteur étrange pour me mettre discrètement sur une piste. Je suis allé chercher l'ouvrage qui était encore dans le sac transparent que je prends pour me rendre à la Centrale. Je l'ouvre et tombe sur le poème de Baudelaire dont un vers lui donne son titre.

              LE GOÛT DU NÉANT


Résigne-toi, mon cœur ; dors ton sommeil de brute.

Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,
L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute ;
Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte !
Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur !

Le Printemps adorable a perdu son odeur !

Et le Temps m'engloutit minute par minute,
Comme la neige immense un corps pris de roideur ;
Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur
Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute.

Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute ?

Je ne vais pas plus loin pour ce soir. Le poème m'a suffi, m'a comblé d'une certaine manière. Je sais que j'y reviendrai.

Je reviens à Modiano. Je parviens à la page 96, où je lis, avec une sorte de sidération :

"Et puis la vie a continué, avec des hauts et des bas. Un jour de cafard, sur la couverture du livre que Guy de Vere m'avait prêté : Louise du Néant**, j'ai remplacé au stylo bille le prénom par le mien. Jacqueline du Néant."

Je ne suis pas allé plus loin cette nuit-là.



____________________

* Avec une erreur sur le nom du personnage : Guy de Vere et non Guy de Verre. 

** "Louise de Bellère du Tronchay, dite Louise du Néant, est une mystique française née en 1639 et morte en 1694. Elle est connue pour ses lettres envoyées à ses confesseurs, témoignage de la vie à la Salpêtrière au XVIIe siècle, mais surtout du basculement de l'expérience mystique vers l'état pathologique."(Wikipedia)

jeudi 14 novembre 2024

D'Omeoteotl à l'Etoile scellée

En retrouvant cette magnifique sculpture huaxtèque d'Omeoteotl (le dieu Deux : de ome "deux", et teotl  "dieu"), je ne pouvais pas ne pas penser à Fred Deux, le dessinateur-écrivain dont j'ai souvent parlé ici. D'autant plus qu'au mois d'octobre, j'avais cherché, avec les deux amis, le Doc et Nunki Bartt, la maison du Couzat que Fred et Cécile occupèrent entre 1973 et 1985. Expédition (le mot est sans doute un peu fort) qui devait être la matrice d'un texte pour le prochain numéro des Cahiers de Cécile Reims et Fred Deux, à la gentille invitation de Tristan Sénécal, le maître d'oeuvre de la fredologie.

Dans Exégèse du Temps magique, j'ai cité le texte qu'Alain Jouffroy écrivit sur le couple en 2002. Il suffira alors de poursuivre sa lecture pour tomber sur cette dualité exprimée par Ometeotl : Fred Deux, écrit-il, "lutte, millimètre par millimètre, avec un acharnement méticuleux, contre ce que Guy Debord appelait le régime de la Séparation. Sans l'avoir voulu au départ, Fred Deux est devenu l'unificateur d'un double monde. Et c'est parce qu'il est lui-même "Deux" qu'il pousse systématiquement dans la direction du "Un". Il ne travaille pas comme Duprey, "derrière son double'", mais "avec" son double : consciemment, délibérément , même si, à la fin des fins, il ne sait pas pourquoi, ou, plutôt, ne "veut" pas le savoir."

Je ne suis pas bien sûr d'avoir compris ces lignes, et, allons plus loin, je suis même plutôt certain de ma mécompréhension. Deux références sont avancées, non explicités, Debord et Duprey. Debord que je n'ai pas lu, que je ne connais que par la bande, et puis aussi, tout récemment, à travers la lecture du dernier opus de Philippe Jaenada, La désinvolture est une bien belle chose. Au cœur du livre on trouve le suicide d’une certaine Jacqueline Harispe, surnommée Kaki, à Paris, en 1953. Jaenada tente de comprendre pourquoi une jeune femme de 20 ans, belle et talentueuse, choisit de mourir, elle qui faisait partie d'une bande de jeunes qui fréquentaient le café Le Moineau, 22, rue du Four, dont un autre habitué était Guy Debord. 

 

Debord n'est donc pas le personnage principal mais il est souvent cité, et le moins que l'on puisse dire c'est qu'il n'apparaît pas comme un homme très chaleureux. Ce que Jaenada confirme sans détour dans un entretien à Moustique : "Il ne m’est pas sympathique, mais il fréquente ce café Chez Moineau. Sans lui, personne ne saurait qui sont ces gens car il leur a rendu hommage dans ses films et dans ses écrits, mais je lui en veux… J’en veux à Debord d’avoir observé ce qu’il voulait observer Chez Moineau - et il faut savoir le faire - et puis après, d’avoir rejeté ces gamins comme des merdes."

Duprey, c'est Jean-Pierre Duprey, un poète né à Rouen en 1930,  profondément marqué par les bombardements alliés sur la ville du 19 avril 1944. Plus de 4000 bombes larguées faisant 20 000 sinistrés et 900 morts. Suivis de la Semaine rouge, du 30 mai au 5 juin, où les ponts de la ville et les rives de la Seine sont pilonnés. « Je suis mort et pourtant bien vivant », écrit Duprey, mobilisé, avec les autres élèves de sa classe, pour participer aux opérations de sauvetage. Il confie dans son carnet intime, « être épuisé d’avoir passé la journée à refaire des morts entiers avec des morceaux pour pouvoir les enterrer. » Christophe Dauphin, de la revue Les hommes sans épaules, écrit : "Écorché, révolté, à vif, en proie au néant, entre colère et dégoût, déjà, le jeune Jean-Pierre Duprey marche dans les décombres de Rouen, le mal être en bandoulière : Donnez-moi de quoi changer les pierres, - De quoi me faire les yeux – Avec autre chose que ma chair – Et des os avec la couleur de l’air ; - Et changez l’air dont j’étouffe – En un soupir qui le respire – Et me porte ma valise – De porte en porte…"

Il rencontre  à l'été 1948 une autre Jacqueline, Jacqueline Sénard, infirmière avec qui il va s'installer à Paris, où il achève l’écriture de Derrière son double, dont il adresse le manuscrit par la poste à la Dragonne, la librairie-galerie où André Breton le découvre. Le 18 janvier 1949, il répond à Duprey : "Vous êtes certainement un grand poète, doublé de quelqu’un d’autre qui m’intrigue. Votre éclairage est extraordinaire. » Peu après, Duprey assiste, en restant silencieux la plupart du temps, précise Dauphin, aux réunions du groupe surréaliste. De même, Fred Deux, après avoir rencontré Cécile Reims en 1951, fait la connaissance de Breton et assiste lui aussi aux réunions de ce groupe. Les deux artistes s'y sont-ils croisés ? On n'en sait rien.  Duprey, à partir de 1950, délaisse l'écriture pour la sculpture. Il ne reviendra à la poésie qu'en 1959, année de grande crise psychique. Pour exprimer sa révolte contre la Guerre d'Algérie, il pisse sur la flamme du Soldat inconnu, sous l'Arc de Triomphe. Passé à tabac par la police, emprisonné, interné à Sainte-Anne du 7 au 30 juillet 1959, il envoie, le 2 octobre 1959,  le manuscrit de son ultime livre de poèmes, La Fin et la Manière, à André Breton, demandant à sa femme d’aller le poster. À son retour, Jacqueline le retrouve pendu à la poutre de son atelier. 

C'est Alain Jouffroy, justement, qui signe une des postfaces de Derrière son double, dans l'édition de Poésie/Gallimard. 

«Jean-Pierre Duprey ne s'est pas contenté de se taire après Derrière son double, il lui a fallu faire succéder à la Fin et la Manière un silence double : celui de son œuvre, celui de sa vie. Il ne s'est pas borné à nous inviter à descendre dans les sous-sols mythologiques où la vie et la mort se regardent en chiens de faïence, il a réuni les rênes de sa catastrophe personnelle dans une seule main. Plus aucune illusion, plus d'antinomies, plus de bipolarité, plus de divorces baudelairiens, mais "tout le vital, ce qui est -", en bloc : "la fuite temporelle" est l'épopée de tous les phantasmes, la mêlée définitive du vrai et du faux, du tangible et de l'intangible, de l'ombre et de la lumière, et cela jusqu'à ce geste triangulaire sur lequel il nous reste à nous interroger : l'envoi du manuscrit de la Fin et la Manière à André Breton quelques minutes avant sa mort.»

Googlisant Fred Deux + Jean-Pierre Duprey, je suis tombé sur un article de la revue Mélusine, qui rend compte des travaux du Centre de Recherches sur le Surréalisme de Paris : La galerie à l'étoile scellée, par Renée Mabin. Le 28 novembre 1952, André Breton a rédigé un texte de présentation pour cette galerie d'art dont il assure la direction artistique (c'est un an plus tard exactement, le 28 novembre 1953, que Kaki se défenestre). Elle est mentionnée dans la biographie du livre Fred Deux Cécile Reims, Une vie à l'année 1954 : "Fred participe à l'exposition surréaliste à l’Étoile Scellée." Le nom de la galerie n'est pas anodin :

Au début de l’article de la revue Arts, Breton explique le choix du titre, A l’Étoile scellée, assez mystérieux, en relation avec l’Alchimie (3) . Depuis le mois de novembre 1952, Breton et ses amis suivent, tous les dimanches, à la Salle de géographie, les conférences de René Alleau sur les Textes classiques de l’Alchimie. René Alleau, un esprit brillant, lie amitié avec les Surréalistes et participe à certains de leurs débats. Placer la galerie sous le signe de l’Alchimie, c’est d’abord faire référence à toutes ces images extraordinaires qui illustrent les traités et constituent un défi pour les interprètes de notre temps. C’est aussi évoquer un langage secret qui a des analogies avec la poésie. René Alleau propose plusieurs noms énigmatiques pour la future enseigne : A la lune feuillée, Au cœur de Saturne, A l’étoile scellée. Selon Jean Claude Silbermann, c’est Julien Gracq qui fait pencher la balance en faveur de ce dernier titre qui permet une lecture plurielle. L’expression peut évoquer le secret de l’entreprise artistique, l’éclat de sa réussite, le mystère de l’œuvre elle-même, mais, phonétiquement, elle change de signification. Les enseignes populaires jouent ainsi sur une dualité de sens créée par les sonorités : Au lion d’or n’est autre qu’Au lit on dort. De même, A l’Étoile scellée peut s’entendre Ah les toiles c’est laid, ce qui rappelle avec humour que l’art surréaliste n’a pas le culte du beau. (C'est moi qui souligne)

La galerie est inaugurée le 5 décembre 1952, avec des tableaux de peintres de la première vague du groupe surréaliste, comme Ernst, Tanguy ou Brauner, "en dépit de toutes les dissensions, parce que l’œuvre des exclus reste représentative de la peinture surréaliste. André Breton reçoit, dit Robert Lebel « avec la courtoisie parfaite d’un maître de maison qui pratique l’oubli des différents et même des injures »(6). En outre, il accueille aussi des jeunes gens réunis autour du poète Jean Pierre Duprey dont le manuscrit Derrière son double, déposé en 1948 à la galerie La Dragonne, l’a enthousiasmé, et qui désormais sculpte des reliefs en béton. Font partie de ce petit groupe, Mirabelle d’Ors, Fred Deux, Maurice Rapin, Andralis."

Ce serait donc dès 1952 que Fred aurait exposé à l’Étoile scellée.

Bon, je m'arrête là pour aujourd'hui. Je reviendrai bientôt sur Debord et le régime de la Séparation.


jeudi 7 novembre 2024

Un nouveau fou à la Maison Blanche

Le 18 octobre dans le billet Un nouveau fou à l'Elysée j'ai raconté comment le thème du doublage s'était imposé par trois fois dans mon quotidien. C'est la fameuse règle de trois auquel je me plie le plus souvent, et que je décrivais ainsi le 17 janvier dernier : "Quand un motif, comme ici la prière, surgit lors de mes lectures, se signale par deux fois, je suis en alerte, je me tiens sur le qui-vive, mais qu'une troisième occurrence s'impose, alors là, c'est comme si l'ange était passé, quelque chose demande à être entendu, écouté, compris."

Le lendemain, je me suis rendu à la librairie Arcanes et je suis resté en arrêt devant le livre de Naomi Klein, Le Double, Voyage dans le Monde miroir (Actes Sud, 2024).

 

Je connaissais Naomi Klein mais n'avais en fait rien lu d'elle, même pas le livre que Pauline m'avait offert en Noël 2019, Plan b pour la planète : le new deal vert. Mais là, soudain, cette coïncidence avec le motif qui s'était imposé la veille. me saisit. J'ouvre le livre, le feuillette, et comprends vite qu'il me faut lire ça sans tarder. 

Extrait de la quatrième de couverture :

    Imaginez : vous vous réveillez un matin et vous vous découvrez un second moi, un double qui vous ressemble un peu et pas du tout ; un double qui a partagé nombre de vos préoccupations mais qui sert à présent les causes que vous avez toujours combattues.
    Cette découverte, Naomi Klein l’a faite à ses dépens : sur les médias sociaux, on la confond avec une certaine Naomi Wolf, ancienne star du féminisme et consultante d’Al Gore devenue, pendant la pandémie de Covid-19, une figure de la droite complotiste.
    La confusion s’amplifiant, Naomi Klein se met à filer son double sur Internet et à enquêter sur le phénomène : le moi numérique que nous nous créons sur les réseaux, notre transformation en marques virtuelles, l’IA qui brouille les frontières entre l’humain et la machine, les réécritures de l’histoire, l’extension de l’État de surveillance, la prolifération des deepfakes, les projections ethno-raciales… Tout un monde souterrain de désinformation et de conspirations qui imitent et circonviennent les croyances et les préoccupations des progressistes, un “Monde miroir” qui se nourrit de leurs silences et de leurs échecs. “Ce qui m’est arrivé avec l’autre Naomi, dit-elle, est arrivé plus largement à la gauche ; dans maints domaines, les causes que nous défendions sont désormais dormantes et ont été usurpées, remplacées par des doubles distordus dans le Monde miroir.” Les nations, les cultures, les partis ont aussi leurs doubles, sombres et vertigineux." (C'est moi qui souligne)

Je poursuivais la lecture du livre encore avant-hier dans la nuit, et puis j'apprends au matin la victoire de Trump, confirmant au passage les analyses sans concession de Naomi Klein. J'ai envie d'écrire sur cette catastrophe et, en même temps, je n'en ai pas la force encore. Alors je reprends une autre tâche, la retranscription de Cristal noir, le livre que j'ai commencé à écrire en août 2022, mais que, pour des raisons que je m'explique mal encore, j'ai interrompu. Un blocage soudain alors qu'il ne me restait qu'une trentaine de pages à écrire. Depuis quelques semaines, j'ai décidé de retranscrire à l'ordinateur (tout avait été écrit à la main jusque-là) les 174 pages dont je disposais. Hier j'ai donc continué, et je suis parvenu sur ce passage où j'évoque le dieu Deux, Omeoteotl, évoqué par Pierre Schneider dans Le commencement et la suite (Flammarion, 1994),  une fascinante sculpture huaxtèque, sculpture de basalte aujourd’hui conservée au musée de Veracruz  :

« Issue d’un cou long et fin, la tête de basalte se divise de part et d’autre de l’arête du nez. La moitié de droite, taillée et polie, montre un visage élégamment stylisé, où survivent des échos du style olmèque. La moitié de gauche est aveugle, plus épaisse aussi, comme une gangue opaque dont on aurait dégagé partiellement un diamant étincelant. Pourtant l’œuvre ne fait pas penser à un travail accidentellement interrompu, pas plus qu’à ces interruptions voulues par Michel-Ange, qui jouent sur le contraste de formes lisses délivrées du bloc informe pour signifier la victoire du sculpteur démiurge sur le chaos. Dans les deux cas, l’achevé refoule l’informe dans les limbes, lui succède ; nous ne sommes pas obligés de les voir ensemble, de les concevoir ensemble. L’œuvre s’est arrachée au néant, elle y replongera, entre-temps elle règne incontestée.

La tête de Veracruz interdit ce regard alternatif. Elle nous somme d’envisager ensemble l’être et le néant, littéralement : tous deux font partie du même visage. Car la pierre tout entière – et pas seulement – et pas seulement sa partie fouillée – a reçu la forme d’une tête. Ordre et désordre sont inséparables. L’ordre véritable, c’est cela et il nous faut le regarder en face, malgré l’horrible frontière où les traits ciselés viennent se déchirer dans les ressacs de la pierre brute. » (p. 132)



Cette tête double était pour moi comme la signature du jour. Et ce matin, écrivant enfin cet article, je décidai, faisant ainsi écho au premier article sur le double, de titrer "Un nouveau fou à la Maison Blanche". Bien qu'il eût été sans doute plus juste de dire "Un fou à nouveau à la Maison Blanche" (Le 7 novembre 2019, cinq ans jour pour jour, je consacrai un article à Franz Xaver Messerschmidt, où il était question de Trump ).

lundi 4 novembre 2024

Quatre Maîtres pénétrèrent dans le jardin

"Les Gentilshommes perses qui détruisirent cette Monarchie maintinrent toute cette splendeur botanique. C'est à eux que nous devons le nom même de Paradis, car on ne le trouve pas dans les Écritures avant l'époque de Salomon et on le suppose d'origine persane. Le mot désignant ce Jardin  dont on a tant parlé ne signifie en hébreu rien d'autre qu'un champ enclos, et de la même racine ont été dérivés le jardin et le Bouclier."

Thomas Browne, Le jardin de Cyrus, José Corti, 2007, p. 15.

Thomas Browne, né à Londres le 19 octobre 1605, est mort le 19 octobre 1682 à Norwich, le jour donc de son 77ème anniversaire. Médecin et écrivain, inventeur du terme electricity, il est cité par Borges dans le dernier paragraphe de la nouvelle Uqbar, Tlön, Orbis Tertius, dans Fictions : "Alors l'Anglais, le Français et l'Espagnol lui-même disparaîtront de la planète. Le monde sera Tlön. Je ne m'en soucie guère, je continue à revoir, pendant les jours tranquilles de l'hôtel d'Adrogué, une indécise traduction quévédienne (que je ne pense pas donner à l'impression) de l''Urn Burial" de Browne."

Sebald écrit de son côté, dans Les Anneaux de Saturne, que Browne est "constamment lesté de toute son érudition, un fonds colossal de citations comprenant les noms de tous ceux qui ont fait autorité avant lui ; il use de métaphores et d'analogies qu'il pousse jusque dans leurs derniers retranchements et bâtit des phrases labyrinthiques, se déroulant parfois sur une et même deux pages entières, foisonnantes, semblables à des processions ou à des cortèges funèbres." (p. 33) Cette comparaison n'est pas fortuite, on s'en doute, et l'on ne s'étonnera pas, après avoir découvert Browne dans ce premier chapitre, de retrouver le baroque écrivain anglais à la toute fin du livre - comme si Sebald devait rééditer le geste de Borges dans la nouvelle de Tlön -, au dixième chapitre donc où il est question de sériciculture :

"Et Thomas Browne, qui devait avoir eu, en tant que fils d'un marchand de soie, un œil pour ce genre de choses, note dans un passage que je n'arrive pas à retrouver de son traité intitulé Pseudodoxia Epidemica, qu'il était d'usage de son temps, en Hollande, dans la maison d'un défunt, de recouvrir de crêpe de soie noire tous les miroirs et tableaux représentant des paysages, des hommes ou des fruits de la terre, afin que l'âme s'échappant du corps ne soit déroutée, lors de son ultime voyage, ni par la vue de sa propre image ni par celle de sa patrie à jamais perdue." (p. 382-383)
Thomas Browne

 

C'est une citation du Paradis perdu ( Paradise lost) de John Milton qui ouvre le récit de Sebald :"Good and evil we know in the field of this world grow up together almost inseparably." Sur l'origine du mot paradis, je suis allé voir le Dictionnaire historique de la la langue française et la notice n'est guère éloignée de Thomas Browne :

PARADIS n.m. est emprunté à date ancienne (v. 980) au latin chrétien paradisus. C'est un emprunt au grec paradeisos, terme exotique désignant le parc clos où se trouvent des bêtes sauvages et employé uniquement à propos des rois et des nobles perses. Par extension, il désigne un jardin d'agrément. La Bible grecque l'emploie pour traduire  le "jardin" [étymologiquement "l'enclos"] de la Genèse". Il s'est ainsi spécialisé au sens de "jardin d'Eden" et de "jardin des Bienheureux après la mort". Le mot grec est emprunté au persan °pardez (avestique pairi daeza "enceinte") qui est à l'origine de palez "jardin" et signifiait "enclos", son premier élément correspondant au grec peri "autour de".

Peu de temps avant de découvrir Le jardin de Cyrus de La Borne, j'avais reçu  le 9 octobre Nous irons tous au paradis, de Daniel Marguerat et Marie Balmary (Albin Michel, 2012), lecture en dialogue autour du motif du Jugement dernier. Je voulais poursuivre l'étude de la passionnante geste interprétative de Marie Balmary sur les textes bibliques. Le 11 octobre, j'avais été amusé de tomber sur un article de Barbotages titré On ira tous au

Il me revint alors en mémoire que le Pardès, "paradis" était aussi traité dans Lire aux éclats, de Marc-Alain Ouaknin, un essai que j'avais acheté à Lyon en avril 1993, et qui m'avait enthousiasmé. Je ressortis le livre de son rayonnage, un marque-page s'y trouvait encore, et il était très précisément inséré à la page 29, qui évoquait le paradis :

"Tout commença par un voyage...
Quatre Maîtres pénétrèrent dans le jardin.
Le premier regarda et crut que ce qu'il voyait était la vérité ; il en mourut.
Le deuxième regarda. Chaque chose qu'il voyait lui apparaissait double ; il devint fou.
Le troisième se mit à couper les plantations. Le monde commença à lui devenir étranger ; il devint l'Autre.
Enfin, le quatrième entra et sortit indemne.

Ce voyage est devenu dans le monde des lettres juives, depuis la lecture qu'en fit Moïse de Léon dans la Zohar, le paradigme épistémologique de l'herméneutique.
Le jardin est le jardin du sens, des sens, des multiples significations de l’Écriture. En hébreu, il porte le nom de Pardès, qu'évoque en français le mot paradis. Le paradis du sens. Le source même de "lire aux éclats"."

samedi 2 novembre 2024

Labyrinthe et jardin de Cyrus

A E. qui m'a conduit jusqu'au labyrinthe,

J'ai beaucoup tiré sur le fil dix-huitièmiste (l'arrondissement bien sûr, pas le siècle), mais il ne faut pas croire que le fil iranien n'avait pas encore une spire à dérouler. 

Le lundi 14 octobre, je me suis rendu pour la première fois au village de La Borne, au-delà de Bourges. Célèbre village de potiers abritant le Centre céramique contemporaine (CCCLB). A cette époque, et un lundi, il y avait peu d'ateliers ouverts, et bien peu d'affluence au Centre, qui accueillait plusieurs expositions. Il était temps, elles se terminaient toutes le 15 octobre. L'une d'elles retint particulièrement notre attention : Le jardin de Ciro et autres histoires, issue d'une résidence commune de l'artiste péruvien Javier Bravo de Rueda et de la céramiste danoise Charlotte Poulsen. Le document de restitution disponible à l'entrée m'avait immédiatement alerté, car j'y avais retrouvé une figure familière.


Cette image de plantation en quinconce, je l'avais en effet reproduite dans un article du 9 octobre 2012, Verger et quinconce, douze ans plus tôt, non pas jour pour jour mais pas très loin. Image que Sebald avait donnée dans Les Anneaux de Saturne : "C'est ainsi que dans sa dissertation sur le jardin de Cyrus, il traite du quinconce, figure constituée par les angles et le point d'intersection d'un carré. Cette structure, Browne la découvre partout, dans la matière vivante ou morte, dans certaines formes cristallines, (...) mais aussi dans le jardin du roi Salomon, dans l'ordonnance des lys blancs et des grenadiers qui y sont alignés au cordeau." (p. 34) C'est avec ce livre qu'en 2003 j'avais découvert Sebald, qui n'avait plus cessé de me fasciner. En octobre 2012, j'avais aussitôt commandé le livre de Thomas Browne, dans sa traduction française par Bernard Hoepffner, chez José Corti.

 

Six ans plus tard, en juin 2018, je suis revenu sur ce livre alors que je travaillais sur le motif du losange.

J'y notais alors que cette édition de 2007 affichait sur sa page de couverture le crâne de Browne, "qui avait connu quelques vicissitudes après une exhumation imprévue en 1840". Ajoutant : "Était-ce là un hommage discret à Sebald (mort dans un accident de voiture, en décembre 2001, près de Norwich où il habitait, et qui avait été aussi la ville de Browne, qui y pratiquait la médecine), Sebald qui avait inséré dans son livre la même photo ?"

 

Le motif en quinconce se retrouve dans l'une des créations de Javier Bravo de Rueda, sur l'une des pièces baptisées Labyrinthe.


Du labyrinthe, il est question dans le document de restitution :

"Selon Borges, le labyrinthe est le symbole de la perte, de la perplexité et de l'étonnement face à quelque chose que nous n'avons pas encore traversé ou connu." Cette survenue simultanée de Jorge Luis Borges et de Thomas Browne n'était pas pour moi une première : en effet, c'est Sebald lui-même qui, dans le premier chapitre des Anneaux de Saturne, avait connecté les deux auteurs : "Les descriptions de Browne prouvent en tout cas que les mutations naturelles, innombrables et défiant toute raison, mais aussi les chimères nées de notre pensée l'ont fasciné au même titre qu'elles fascineront, trois cents ans plus tard, Jorge Luis Borges, l'auteur du Libro de los seres imaginarios dont la première version intégrale  a paru à Buenos Aires, en 1967."

 

Bon, mais me dira-t-on, où est passé ce fameux fil iranien ? Eh bien, il est tiré par Javier Bravo de Rueda lui-même :

A noter, pour en finir (temporairement sans doute), que c'est un autre Javier, l'écrivain espagnol Javier Marias, qui livre un article à la dernière page de la revue Le Promeneur (numéro LVIII) intitulé "Borges : un fragment apocryphe de Sir Thomas Browne, par Javier Marias." Article évoqué par Christian Garcin dans son essai Borges, de loin (Gallimard, 2012), et déclencheur d'une coïncidence que Garcin lui-même qualifie de "faramineuse"(on peut lire l'article que j'y consacre le 6 octobre 2012). 



 

jeudi 31 octobre 2024

Rue Ordener, rue Labat

"Nous ne prendrons que le début de la grande RUE ORDENER (2020 x 20 m) qui traverse le quartier d'est en ouest, et que nous dédions au sublime Rue Ordener Rue Labat de Sarah Kofman. Sarah Kofman (1934-1994) hante cette partie du 18e comme elle hantera peut-être ce livre."

Thomas Clerc, Paris Musée du XXIe siècle, Le dix-huitième arrondissement, Minuit 2024, p. 104.

J'avais noté ce bref passage lors de ma lecture (Thomas Clerc n'ajoute rien de plus), je l'avais noté car Sarah Kofman ne m'était pas inconnue, j'avais lu en effet il y a très longtemps son essai L'enfance de l'art.

J'ai tout oublié ou presque de cet essai, et n'ai jamais lu un autre livre de Sarah Kofman. Et puis voilà que samedi dernier, dans la belle librairie de Bourges qui se nomme Bifurcations, je vois Rue Ordener, rue Labat, réédition chez Verdier de cet ouvrage publié pour la première fois en 1994 (quelques mois plus tard, Sarah Kofman se suicidait, 150 ans jour pour jour après la naissance de Nietzsche - avec Freud, la figure centrale de son travail philosophique).

Un livre court, vingt-trois chapitres, d'une concision, d'une sobriété et d'une force étonnantes. Bereck, le père de Sarah, rabbin dans une petite synagogue de la rue Duc*, est arrêté à son domicile le 16 juillet 1942, il ne cherche pas à fuir, pensant que son arrestation permettra à sa femme et à ses six enfants d'échapper à la rafle. Il ne reviendra pas d'Auschwitz. Les enfants sont cachés dans diverses familles à Paris ou plus loin, mais la petite Sarah, 8 ans, ne supporte pas d'être éloigné de sa mère. Ainsi, placée dans une maison d'enfants juive, rue Lamarck, sa mère l'entend dans l'escalier pleurer, crier, hurler. Elle revient sur ses pas et repart avec elle. Dans la nuit qui suit, la Gestapo investit la maison rue Lamarck et tous les enfants juifs sont déportés : "Ma mère cria au miracle et décida de me garder avec elle, quoi qu'il arrive." Mais un jour, des scellés sont mis sur la porte et il faut chercher un autre refuge. Le recours le plus habituel est la "dame de la rue Labat", Claire Chemitre (Mémé), une ancienne voisine (ce nom n'est pas donné dans le récit).

Dans un article de Libération publié la veille, Frédérique Fanchette écrit que "l’hébergement d’un jour va durer jusqu’à la fin de la guerre. Et cette femme blonde, veuve et aimante, qui risque la mort en cachant des Juifs, va devenir une seconde mère pour Sarah. Ce que la vraie mère supporte mal tout en étant réduite à l’impuissance. Mémé embrasse trop l’enfant selon Feyga qui voit Sarah rhabillée de neuf, recoiffée, nourrie de viande saignante, s’éloigner du judaïsme. Sarah se sent parfois un peu coupable car sa préférence va clairement à Mémé, un épisode relatant la recherche de deux cadeaux pour la fête des mères lui en fait prendre conscience et elle rougit."

Je ne développe pas plus. Il faut lire ce livre dont Georges-Arthur Goldschmidt écrit, dans En attendant Nadeau, qu'il "est la bienvenue en ces temps de confusion, où les faits aiguisent la portée et l’actualité du passé".

Ce n'est pas tout. Un autre livre me fait signe. D'un auteur jusque-là inconnu, Romain Noël, qui signe La Grande Conspiration Affective, un thriller théorique, dans la collection de la Librairie du XXIe siècle, au Seuil (octobre, 2014). "La Grande Conspiration Affective part d’un double effondrement, personnel (une rupture amoureuse) et collectif (la crise écologique). Le livre propose un dispositif littéraire pour « en sortir » : le narrateur enquête sur les méthodes et travaux d’artistes contemporains, il convoque lectures et réflexions afin de reprendre pied. Au fil de ses rencontres, il entend parler d’un manuscrit perdu et d’un groupe mystérieux, la Grande Conspiration Affective, une société secrète qui l’intrigue tout autant qu’elle l’attire." (Extrait de la quatrième de couverture)

J'avais déjà décidé d'acheter le livre lorsque j'ai découvert à la première page de texte ces lignes : "J'aimerais commencer ma recherche là où Barthes a été forcé d'interrompre la sienne, pour cause de mort foudroyante, au niveau de la préparation du roman. Je me tiens sur le seuil où les choses changent et où l'inconnu nous oblige à parler, à écrire et à vivre autrement. C'est pourquoi je reprends la question fatidique posée par Sarah Kofman : comment s'en sortir ?


 

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* La rue Duc est aussi dans le 18e, aussi est-elle mentionnée par Thomas Clerc page 315 : "Au 5,se trouvait la synagogue dirigée par le rabbin Bereck Kofman, le père de Sarah Kofman. Vie antérieure : j'ai suivi un cours de S.K. en 1985 à la Sorbonne." La rue Labat, elle aussi dans le 18e, ne déclenche pas chez Clerc d'évocation de la "dame".