jeudi 7 novembre 2024

Un nouveau fou à la Maison Blanche

Le 18 octobre dans le billet Un nouveau fou à l'Elysée j'ai raconté comment le thème du doublage s'était imposé par trois fois dans mon quotidien. C'est la fameuse règle de trois auquel je me plie le plus souvent, et que je décrivais ainsi le 17 janvier dernier : "Quand un motif, comme ici la prière, surgit lors de mes lectures, se signale par deux fois, je suis en alerte, je me tiens sur le qui-vive, mais qu'une troisième occurrence s'impose, alors là, c'est comme si l'ange était passé, quelque chose demande à être entendu, écouté, compris."

Le lendemain, je me suis rendu à la librairie Arcanes et je suis resté en arrêt devant le livre de Naomi Klein, Le Double, Voyage dans le Monde miroir (Actes Sud, 2024).

 

Je connaissais Naomi Klein mais n'avais en fait rien lu d'elle, même pas le livre que Pauline m'avait offert en Noël 2019, Plan b pour la planète : le new deal vert. Mais là, soudain, cette coïncidence avec le motif qui s'était imposé la veille. me saisit. J'ouvre le livre, le feuillette, et comprends vite qu'il me faut lire ça sans tarder. 

Extrait de la quatrième de couverture :

    Imaginez : vous vous réveillez un matin et vous vous découvrez un second moi, un double qui vous ressemble un peu et pas du tout ; un double qui a partagé nombre de vos préoccupations mais qui sert à présent les causes que vous avez toujours combattues.
    Cette découverte, Naomi Klein l’a faite à ses dépens : sur les médias sociaux, on la confond avec une certaine Naomi Wolf, ancienne star du féminisme et consultante d’Al Gore devenue, pendant la pandémie de Covid-19, une figure de la droite complotiste.
    La confusion s’amplifiant, Naomi Klein se met à filer son double sur Internet et à enquêter sur le phénomène : le moi numérique que nous nous créons sur les réseaux, notre transformation en marques virtuelles, l’IA qui brouille les frontières entre l’humain et la machine, les réécritures de l’histoire, l’extension de l’État de surveillance, la prolifération des deepfakes, les projections ethno-raciales… Tout un monde souterrain de désinformation et de conspirations qui imitent et circonviennent les croyances et les préoccupations des progressistes, un “Monde miroir” qui se nourrit de leurs silences et de leurs échecs. “Ce qui m’est arrivé avec l’autre Naomi, dit-elle, est arrivé plus largement à la gauche ; dans maints domaines, les causes que nous défendions sont désormais dormantes et ont été usurpées, remplacées par des doubles distordus dans le Monde miroir.” Les nations, les cultures, les partis ont aussi leurs doubles, sombres et vertigineux." (C'est moi qui souligne)

Je poursuivais la lecture du livre encore avant-hier dans la nuit, et puis j'apprends au matin la victoire de Trump, confirmant au passage les analyses sans concession de Naomi Klein. J'ai envie d'écrire sur cette catastrophe et, en même temps, je n'en ai pas la force encore. Alors je reprends une autre tâche, la retranscription de Cristal noir, le livre que j'ai commencé à écrire en août 2022, mais que, pour des raisons que je m'explique mal encore, j'ai interrompu. Un blocage soudain alors qu'il ne me restait qu'une trentaine de pages à écrire. Depuis quelques semaines, j'ai décidé de retranscrire à l'ordinateur (tout avait été écrit à la main jusque-là) les 174 pages dont je disposais. Hier j'ai donc continué, et je suis parvenu sur ce passage où j'évoque le dieu Deux, Omeoteotl, évoqué par Pierre Schneider dans Le commencement et la suite (Flammarion, 1994),  une fascinante sculpture huaxtèque, sculpture de basalte aujourd’hui conservée au musée de Veracruz  :

« Issue d’un cou long et fin, la tête de basalte se divise de part et d’autre de l’arête du nez. La moitié de droite, taillée et polie, montre un visage élégamment stylisé, où survivent des échos du style olmèque. La moitié de gauche est aveugle, plus épaisse aussi, comme une gangue opaque dont on aurait dégagé partiellement un diamant étincelant. Pourtant l’œuvre ne fait pas penser à un travail accidentellement interrompu, pas plus qu’à ces interruptions voulues par Michel-Ange, qui jouent sur le contraste de formes lisses délivrées du bloc informe pour signifier la victoire du sculpteur démiurge sur le chaos. Dans les deux cas, l’achevé refoule l’informe dans les limbes, lui succède ; nous ne sommes pas obligés de les voir ensemble, de les concevoir ensemble. L’œuvre s’est arrachée au néant, elle y replongera, entre-temps elle règne incontestée.

La tête de Veracruz interdit ce regard alternatif. Elle nous somme d’envisager ensemble l’être et le néant, littéralement : tous deux font partie du même visage. Car la pierre tout entière – et pas seulement – et pas seulement sa partie fouillée – a reçu la forme d’une tête. Ordre et désordre sont inséparables. L’ordre véritable, c’est cela et il nous faut le regarder en face, malgré l’horrible frontière où les traits ciselés viennent se déchirer dans les ressacs de la pierre brute. » (p. 132)



Cette tête double était pour moi comme la signature du jour. Et ce matin, écrivant enfin cet article, je décidai, faisant ainsi écho au premier article sur le double, de titrer "Un nouveau fou à la Maison Blanche". Bien qu'il eût été sans doute plus juste de dire "Un fou à nouveau à la Maison Blanche" (Le 7 novembre 2019, cinq ans jour pour jour, je consacrai un article à Franz Xaver Messerschmidt, où il était question de Trump ).

lundi 4 novembre 2024

Quatre Maîtres pénétrèrent dans le jardin

"Les Gentilshommes perses qui détruisirent cette Monarchie maintinrent toute cette splendeur botanique. C'est à eux que nous devons le nom même de Paradis, car on ne le trouve pas dans les Écritures avant l'époque de Salomon et on le suppose d'origine persane. Le mot désignant ce Jardin  dont on a tant parlé ne signifie en hébreu rien d'autre qu'un champ enclos, et de la même racine ont été dérivés le jardin et le Bouclier."

Thomas Browne, Le jardin de Cyrus, José Corti, 2007, p. 15.

Thomas Browne, né à Londres le 19 octobre 1605, est mort le 19 octobre 1682 à Norwich, le jour donc de son 77ème anniversaire. Médecin et écrivain, inventeur du terme electricity, il est cité par Borges dans le dernier paragraphe de la nouvelle Uqbar, Tlön, Orbis Tertius, dans Fictions : "Alors l'Anglais, le Français et l'Espagnol lui-même disparaîtront de la planète. Le monde sera Tlön. Je ne m'en soucie guère, je continue à revoir, pendant les jours tranquilles de l'hôtel d'Adrogué, une indécise traduction quévédienne (que je ne pense pas donner à l'impression) de l''Urn Burial" de Browne."

Sebald écrit de son côté, dans Les Anneaux de Saturne, que Browne est "constamment lesté de toute son érudition, un fonds colossal de citations comprenant les noms de tous ceux qui ont fait autorité avant lui ; il use de métaphores et d'analogies qu'il pousse jusque dans leurs derniers retranchements et bâtit des phrases labyrinthiques, se déroulant parfois sur une et même deux pages entières, foisonnantes, semblables à des processions ou à des cortèges funèbres." (p. 33) Cette comparaison n'est pas fortuite, on s'en doute, et l'on ne s'étonnera pas, après avoir découvert Browne dans ce premier chapitre, de retrouver le baroque écrivain anglais à la toute fin du livre - comme si Sebald devait rééditer le geste de Borges dans la nouvelle de Tlön -, au dixième chapitre donc où il est question de sériciculture :

"Et Thomas Browne, qui devait avoir eu, en tant que fils d'un marchand de soie, un œil pour ce genre de choses, note dans un passage que je n'arrive pas à retrouver de son traité intitulé Pseudodoxia Epidemica, qu'il était d'usage de son temps, en Hollande, dans la maison d'un défunt, de recouvrir de crêpe de soie noire tous les miroirs et tableaux représentant des paysages, des hommes ou des fruits de la terre, afin que l'âme s'échappant du corps ne soit déroutée, lors de son ultime voyage, ni par la vue de sa propre image ni par celle de sa patrie à jamais perdue." (p. 382-383)
Thomas Browne

 

C'est une citation du Paradis perdu ( Paradise lost) de John Milton qui ouvre le récit de Sebald :"Good and evil we know in the field of this world grow up together almost inseparably." Sur l'origine du mot paradis, je suis allé voir le Dictionnaire historique de la la langue française et la notice n'est guère éloignée de Thomas Browne :

PARADIS n.m. est emprunté à date ancienne (v. 980) au latin chrétien paradisus. C'est un emprunt au grec paradeisos, terme exotique désignant le parc clos où se trouvent des bêtes sauvages et employé uniquement à propos des rois et des nobles perses. Par extension, il désigne un jardin d'agrément. La Bible grecque l'emploie pour traduire  le "jardin" [étymologiquement "l'enclos"] de la Genèse". Il s'est ainsi spécialisé au sens de "jardin d'Eden" et de "jardin des Bienheureux après la mort". Le mot grec est emprunté au persan °pardez (avestique pairi daeza "enceinte") qui est à l'origine de palez "jardin" et signifiait "enclos", son premier élément correspondant au grec peri "autour de".

Peu de temps avant de découvrir Le jardin de Cyrus de La Borne, j'avais reçu  le 9 octobre Nous irons tous au paradis, de Daniel Marguerat et Marie Balmary (Albin Michel, 2012), lecture en dialogue autour du motif du Jugement dernier. Je voulais poursuivre l'étude de la passionnante geste interprétative de Marie Balmary sur les textes bibliques. Le 11 octobre, j'avais été amusé de tomber sur un article de Barbotages titré On ira tous au

Il me revint alors en mémoire que le Pardès, "paradis" était aussi traité dans Lire aux éclats, de Marc-Alain Ouaknin, un essai que j'avais acheté à Lyon en avril 1993, et qui m'avait enthousiasmé. Je ressortis le livre de son rayonnage, un marque-page s'y trouvait encore, et il était très précisément inséré à la page 29, qui évoquait le paradis :

"Tout commença par un voyage...
Quatre Maîtres pénétrèrent dans le jardin.
Le premier regarda et crut que ce qu'il voyait était la vérité ; il en mourut.
Le deuxième regarda. Chaque chose qu'il voyait lui apparaissait double ; il devint fou.
Le troisième se mit à couper les plantations. Le monde commença à lui devenir étranger ; il devint l'Autre.
Enfin, le quatrième entra et sortit indemne.

Ce voyage est devenu dans le monde des lettres juives, depuis la lecture qu'en fit Moïse de Léon dans la Zohar, le paradigme épistémologique de l'herméneutique.
Le jardin est le jardin du sens, des sens, des multiples significations de l’Écriture. En hébreu, il porte le nom de Pardès, qu'évoque en français le mot paradis. Le paradis du sens. Le source même de "lire aux éclats"."

samedi 2 novembre 2024

Labyrinthe et jardin de Cyrus

A E. qui m'a conduit jusqu'au labyrinthe,

J'ai beaucoup tiré sur le fil dix-huitièmiste (l'arrondissement bien sûr, pas le siècle), mais il ne faut pas croire que le fil iranien n'avait pas encore une spire à dérouler. 

Le lundi 14 octobre, je me suis rendu pour la première fois au village de La Borne, au-delà de Bourges. Célèbre village de potiers abritant le Centre céramique contemporaine (CCCLB). A cette époque, et un lundi, il y avait peu d'ateliers ouverts, et bien peu d'affluence au Centre, qui accueillait plusieurs expositions. Il était temps, elles se terminaient toutes le 15 octobre. L'une d'elles retint particulièrement notre attention : Le jardin de Ciro et autres histoires, issue d'une résidence commune de l'artiste péruvien Javier Bravo de Rueda et de la céramiste danoise Charlotte Poulsen. Le document de restitution disponible à l'entrée m'avait immédiatement alerté, car j'y avais retrouvé une figure familière.


Cette image de plantation en quinconce, je l'avais en effet reproduite dans un article du 9 octobre 2012, Verger et quinconce, douze ans plus tôt, non pas jour pour jour mais pas très loin. Image que Sebald avait donnée dans Les Anneaux de Saturne : "C'est ainsi que dans sa dissertation sur le jardin de Cyrus, il traite du quinconce, figure constituée par les angles et le point d'intersection d'un carré. Cette structure, Browne la découvre partout, dans la matière vivante ou morte, dans certaines formes cristallines, (...) mais aussi dans le jardin du roi Salomon, dans l'ordonnance des lys blancs et des grenadiers qui y sont alignés au cordeau." (p. 34) C'est avec ce livre qu'en 2003 j'avais découvert Sebald, qui n'avait plus cessé de me fasciner. En octobre 2012, j'avais aussitôt commandé le livre de Thomas Browne, dans sa traduction française par Bernard Hoepffner, chez José Corti.

 

Six ans plus tard, en juin 2018, je suis revenu sur ce livre alors que je travaillais sur le motif du losange.

J'y notais alors que cette édition de 2007 affichait sur sa page de couverture le crâne de Browne, "qui avait connu quelques vicissitudes après une exhumation imprévue en 1840". Ajoutant : "Était-ce là un hommage discret à Sebald (mort dans un accident de voiture, en décembre 2001, près de Norwich où il habitait, et qui avait été aussi la ville de Browne, qui y pratiquait la médecine), Sebald qui avait inséré dans son livre la même photo ?"

 

Le motif en quinconce se retrouve dans l'une des créations de Javier Bravo de Rueda, sur l'une des pièces baptisées Labyrinthe.


Du labyrinthe, il est question dans le document de restitution :

"Selon Borges, le labyrinthe est le symbole de la perte, de la perplexité et de l'étonnement face à quelque chose que nous n'avons pas encore traversé ou connu." Cette survenue simultanée de Jorge Luis Borges et de Thomas Browne n'était pas pour moi une première : en effet, c'est Sebald lui-même qui, dans le premier chapitre des Anneaux de Saturne, avait connecté les deux auteurs : "Les descriptions de Browne prouvent en tout cas que les mutations naturelles, innombrables et défiant toute raison, mais aussi les chimères nées de notre pensée l'ont fasciné au même titre qu'elles fascineront, trois cents ans plus tard, Jorge Luis Borges, l'auteur du Libro de los seres imaginarios dont la première version intégrale  a paru à Buenos Aires, en 1967."

 

Bon, mais me dira-t-on, où est passé ce fameux fil iranien ? Eh bien, il est tiré par Javier Bravo de Rueda lui-même :

A noter, pour en finir (temporairement sans doute), que c'est un autre Javier, l'écrivain espagnol Javier Marias, qui livre un article à la dernière page de la revue Le Promeneur (numéro LVIII) intitulé "Borges : un fragment apocryphe de Sir Thomas Browne, par Javier Marias." Article évoqué par Christian Garcin dans son essai Borges, de loin (Gallimard, 2012), et déclencheur d'une coïncidence que Garcin lui-même qualifie de "faramineuse"(on peut lire l'article que j'y consacre le 6 octobre 2012). 



 

jeudi 31 octobre 2024

Rue Ordener, rue Labat

"Nous ne prendrons que le début de la grande RUE ORDENER (2020 x 20 m) qui traverse le quartier d'est en ouest, et que nous dédions au sublime Rue Ordener Rue Labat de Sarah Kofman. Sarah Kofman (1934-1994) hante cette partie du 18e comme elle hantera peut-être ce livre."

Thomas Clerc, Paris Musée du XXIe siècle, Le dix-huitième arrondissement, Minuit 2024, p. 104.

J'avais noté ce bref passage lors de ma lecture (Thomas Clerc n'ajoute rien de plus), je l'avais noté car Sarah Kofman ne m'était pas inconnue, j'avais lu en effet il y a très longtemps son essai L'enfance de l'art.

J'ai tout oublié ou presque de cet essai, et n'ai jamais lu un autre livre de Sarah Kofman. Et puis voilà que samedi dernier, dans la belle librairie de Bourges qui se nomme Bifurcations, je vois Rue Ordener, rue Labat, réédition chez Verdier de cet ouvrage publié pour la première fois en 1994 (quelques mois plus tard, Sarah Kofman se suicidait, 150 ans jour pour jour après la naissance de Nietzsche - avec Freud, la figure centrale de son travail philosophique).

Un livre court, vingt-trois chapitres, d'une concision, d'une sobriété et d'une force étonnantes. Bereck, le père de Sarah, rabbin dans une petite synagogue de la rue Duc*, est arrêté à son domicile le 16 juillet 1942, il ne cherche pas à fuir, pensant que son arrestation permettra à sa femme et à ses six enfants d'échapper à la rafle. Il ne reviendra pas d'Auschwitz. Les enfants sont cachés dans diverses familles à Paris ou plus loin, mais la petite Sarah, 8 ans, ne supporte pas d'être éloigné de sa mère. Ainsi, placée dans une maison d'enfants juive, rue Lamarck, sa mère l'entend dans l'escalier pleurer, crier, hurler. Elle revient sur ses pas et repart avec elle. Dans la nuit qui suit, la Gestapo investit la maison rue Lamarck et tous les enfants juifs sont déportés : "Ma mère cria au miracle et décida de me garder avec elle, quoi qu'il arrive." Mais un jour, des scellés sont mis sur la porte et il faut chercher un autre refuge. Le recours le plus habituel est la "dame de la rue Labat", Claire Chemitre (Mémé), une ancienne voisine (ce nom n'est pas donné dans le récit).

Dans un article de Libération publié la veille, Frédérique Fanchette écrit que "l’hébergement d’un jour va durer jusqu’à la fin de la guerre. Et cette femme blonde, veuve et aimante, qui risque la mort en cachant des Juifs, va devenir une seconde mère pour Sarah. Ce que la vraie mère supporte mal tout en étant réduite à l’impuissance. Mémé embrasse trop l’enfant selon Feyga qui voit Sarah rhabillée de neuf, recoiffée, nourrie de viande saignante, s’éloigner du judaïsme. Sarah se sent parfois un peu coupable car sa préférence va clairement à Mémé, un épisode relatant la recherche de deux cadeaux pour la fête des mères lui en fait prendre conscience et elle rougit."

Je ne développe pas plus. Il faut lire ce livre dont Georges-Arthur Goldschmidt écrit, dans En attendant Nadeau, qu'il "est la bienvenue en ces temps de confusion, où les faits aiguisent la portée et l’actualité du passé".

Ce n'est pas tout. Un autre livre me fait signe. D'un auteur jusque-là inconnu, Romain Noël, qui signe La Grande Conspiration Affective, un thriller théorique, dans la collection de la Librairie du XXIe siècle, au Seuil (octobre, 2014). "La Grande Conspiration Affective part d’un double effondrement, personnel (une rupture amoureuse) et collectif (la crise écologique). Le livre propose un dispositif littéraire pour « en sortir » : le narrateur enquête sur les méthodes et travaux d’artistes contemporains, il convoque lectures et réflexions afin de reprendre pied. Au fil de ses rencontres, il entend parler d’un manuscrit perdu et d’un groupe mystérieux, la Grande Conspiration Affective, une société secrète qui l’intrigue tout autant qu’elle l’attire." (Extrait de la quatrième de couverture)

J'avais déjà décidé d'acheter le livre lorsque j'ai découvert à la première page de texte ces lignes : "J'aimerais commencer ma recherche là où Barthes a été forcé d'interrompre la sienne, pour cause de mort foudroyante, au niveau de la préparation du roman. Je me tiens sur le seuil où les choses changent et où l'inconnu nous oblige à parler, à écrire et à vivre autrement. C'est pourquoi je reprends la question fatidique posée par Sarah Kofman : comment s'en sortir ?


 

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* La rue Duc est aussi dans le 18e, aussi est-elle mentionnée par Thomas Clerc page 315 : "Au 5,se trouvait la synagogue dirigée par le rabbin Bereck Kofman, le père de Sarah Kofman. Vie antérieure : j'ai suivi un cours de S.K. en 1985 à la Sorbonne." La rue Labat, elle aussi dans le 18e, ne déclenche pas chez Clerc d'évocation de la "dame".


jeudi 24 octobre 2024

Baisers volés

Le 21 octobre 1984, François Truffaut mourait à l'hôpital américain de Paris à Neuilly-sur-Seine, d'une tumeur cérébrale. Il n'avait que 52 ans, et, paraît-il, une trentaine d'idées de films encore en tête. Cela fait donc 40 ans et Arte, pour saluer la mémoire du cinéaste, avait programmé ce lundi soir Baisers volés qu'il réalisa en 1968. J'ai souvent évoqué François Truffaut sur ce site, ce sera donc une fois de plus. Ce n'est pas par pure fidélité pour un auteur que j'admire mais bien parce qu'il croise un des fils que je suis en ce moment, celui du 18ème arrondissement, à cause de ou grâce à Thomas Clerc. En effet, cet arrondissement (où reposent déjà les cendres de Truffaut au cimetière de Montmartre) se retrouve plusieurs fois dans le film. Ainsi l'appartement d'Antoine Doinel (Jean-Pierre Léaud) se situe Place de Clichy, donnant sur le Sacré-Coeur.

(Au début du film, Antoine Doinel traverse la place à la recherche d'une prostituée)

Plus tard, on le voit travailler comme veilleur de nuit à l'hôtel Alsina, 39 avenue Junot. "On ne peut relever ici, écrit Thomas Clerc, toutes les splendides demeures de la splendide avenue ; c'est tout de même un cas unique, il n'y a aucun bâtiment laid sur 450 mètres." Il signale aussi que l'avenue faisait partie des 12 Lieux mythiques de Georges Perec, "projet abandonné parce que le souvenir n'accrochait pas, ne déclenchait en lui aucun désir d'écriture." On peut tout de même aller sur le site de Lieux pour consulter les notes prises par Perec. Le mardi 13 octobre 1970, à 12 h 30, il mentionne ainsi l'hôtel Alsina, ainsi que le garage Junot, dont Clerc note qu'il a gardé son beau lettrage mais est devenu une galerie d'art. Le 28 mars, Perec, écrivant alors sur ses souvenirs de l'avenue Junot, commence par
"Je n’ai pas envie de travailler ; d’ailleurs la machine saute des espaces. Ma chambre est dans un désordre qui semble irrémédiable". Un peu plus loin : "Parler de l’avenue Junot, utile discipline ; avoir ensuite le sentiment de n’avoir pas complètement perdu sa journée." Et encore un peu plus loin : "Avenue Junot. Endroit con. Henri ne veut ni le louer ni le vendre. Esther pensait que ce serait un endroit commode pour moi. EEEEEch. Pourquoi pas d’ailleurs ? Quelque chose de mot (je voulais dire : de mort, mais l’omission peut rester)." La note est presque désespérée : "je suis envieux, je suis méchant". Et même :"Je suis un con."

En tout cas, l'hôtel Alsina (qui avait aussi servi de décor au film de Clouzot, L'assassin habite au 21) a fermé ses portes en 1985, et a été reconverti en immeuble d'habitation.

( Doinel sort les poubelles de l'hôtel lorsqu'arrivent deux détectives qui vont lui coûter sa place)

On retrouve le Sacré-Coeur en fond d'image quand Christine Darbon (Claude Jade) a la bonne idée (hum) d'aller voir Antoine au moment où celui-ci reçoit la visite inattendue de Fabienne Tabard (Delphine Seyrig).


Sacré-Coeur qui ne cesse d'apparaître dans le récit de Clerc en tant que Sacré-Cake, ou Sacré-Cuir, mais où il ne pénètre jamais. A la fin de la grande partie "Clignancourt et Montmartre", le voilà tout de même parvenu sur le Parvis du Sacré-Coeur : "Vous l'attendiez ce moment : le voici. Je suis sur la Butte de nuit, c'est bien plus beau, à regarder Paris avec d'autres innocents. Banalité de base : les grandes vues égalisent les hommes, on communie dans une beauté qui nous renvoie à notre insignifiance." Il se dit pris soudain d'un sentiment océanique. Ne pas être dupe de l'ironie.

Un des passages du film que je préfère est celui où Antoine envoie un pneumatique à Fabienne Tabard pour lui annoncer sa démission et signifier le caractère impossible de l'amour avec elle, comme dans Le Lys dans la vallée. 


Ce petit passage presque documentaire (en réalité, le trajet de la lettre si l'on suit les plaques de rue est tout à fait fantaisiste) porte témoignage de l'importance de ce système de communication rapide qui a fonctionné à Paris entre 1879 et 1984 (il disparut donc en même temps que Truffaut), et qui permettait d'acheminer un message dans la capitale en moins de deux heures.


 

"Mais pourquoi avoir inséré ce plan documentaire dans Baisers volés ? s'interroge T. Joliveau sur le site (e)space&fiction, On sait que le film peut se lire comme une variation autour du Lys dans la vallée de Balzac, livre qui a la forme d’une longue lettre dans lequel le héros raconte sa relation à une femme mariée plus âgée. Doinel y fait d’ailleurs référence avec Fabienne Tabard, qui critique la fin tragique du roman et lui laisse entendre que si la passion d’Antoine n’est pas partagée, cela n’empêche pas une relation charnelle sans lendemain. Le film expose une éducation sentimentale moderne et l’abandon de ses rêves creux par un jeune passionné de littérature. On se rappellera que Doinel s’était déjà engagé dans l’armée sur le coup de sa lecture du roman de Vigny : Servitude et grandeur militaires. Fabienne Tabard le libère apparemment de sa fascination pour Le Lys dans la Vallée."


Merveilleuse Delphine Seyrig.

(Merci à Patrick Six dont j'ai repris ici les captures d'écran de son article sur le film.)


mardi 22 octobre 2024

Aucun respect

"Ce jour-là aurait dû compter dans l'histoire de la presse française, mais il semble bien que l'oubli a recouvert la folle tentative d’Émile Bréguier. En effet, le 6 janvier 1913, un lundi, jour des Rois, alors que Charles Péguy s'enflammait pour le 501ème anniversaire de la naissance de Jeanne d'Arc (...Bien prise en sa cuirasse et droite sur l’arçon,/Priant sur le pommeau de son estramaçon, /Après neuf cent vingt ans la fille au dur corsage... ), Emile Bréguier, rentier tourangeau arborant gaillardement une cinquantaine frémissante, sortait le premier numéro de son Journal des Bonnes Nouvelles. Foin, déclarait-il dans son éditorial, de tous ces faits divers sinistres dont la presse regorge, guerres, épidémies, accidents, catastrophes qui sont la pâtée commune distribuée à nos congénères. Place, continuait-il, aux bonnes nouvelles, aux guérisons heureuses, à la joie, à la félicité, aux avancées glorieuses de la science et de l'humanité, oui aux miracles, aux sauvetages, aux succès multiples, à la communion des peuples et des individus. Le tout sur trois quarts de page, finement illustré par une gravure de Louis Fumey, représentant une colombe volant au-dessus des eaux déchaînées de l'Atlantique. "

Gabrielle et le tueur des berges de Seine (roman inédit)

Il me semble que je n'ai jamais autant lu qu'en ce moment. Il faut dire qu'avec le Goncourt des détenus, ma barque est pleine à bas bord. Je ne lirai certes pas les quinze livres de la sélection (les échanges animés que nous avons eu vendredi dernier à la Centrale ont permis d'éliminer quelques titres), mais j'en lirai une bonne partie. Le dernier en date fut Aucun respect, d'Emmanuelle Lambert, dont l'un des amis de Lire pour en sortir avait pourtant eu à son sujet une critique lapidaire et assassine : Aucun intérêt !* Il faut dire que sur le papier - jeune doctorante engagée pour travailler sur les archives d'Alain Robbe-Grillet -, on a peur de se taper un énième roman sis en milieu germanopratin, bien confiné dans l'entre-soi littéraire. Tout de même, j'ai choisi de le lire car j'avais aimé le Giono furioso, la biographie iconoclaste qu'Emmanuelle Lambert avait consacrée au grand écrivain provençal (et j'avais visité la grande exposition rétrospective Giono - dont elle était commissaire -,  qui s'était tenue en octobre 2019 au Mucem de Marseille). Et je ne l'ai pas regretté : ni satire ou portrait à charge, le roman n'en montre pas moins, à travers le regard distancié d'une jeune femme qui ne s'en laisse pas compter, la réalité d'un milieu professionnel où les femmes étaient rarement au pouvoir.


Je dois avouer que je n'ai jamais lu Robbe-Grillet, aucun de ses romans célèbres, Les Gommes ou La Jalousie, ni vu aucun de ses films. Et pourtant, il me semble bien le connaître. Ce qui est, pour le moins, une illusion. C'est sans doute que son nom m'est souvent apparu dans les essais de critique littéraire, lui qu'on surnommait le Pape du Nouveau Roman. Pas assez certainement pour me donner envie de le lire. Emmanuel Lambert ou du moins la narratrice, désignée simplement par "elle" (le roman est largement autobiographique), le rencontre donc en son château de Normandie : "L'accueil de Robbe-Grillet avait tenu en deux phrases : "Alors c'est vous ?", puis "J'ai fait à manger"."L'écrivain avait fait des saucisses et des pommes de terre, et fut satisfait de voir que la jeune stagiaire mangeait beaucoup. Elle était venue avec celui qu'elle appelle le Chef, qui dirigeait l'Institut qui l'employait (et qui deviendra en fait l'IMEC, l'Institut Mémoire de l'édition contemporaine), et quand le Chef passe aux toilettes, Robbe-Grillet pose une question qui tue à la jeune femme : "Vous croyez qu'il est intéressé par vous ?" Elle manque s'étrangler en faisant descendre le verre d'aquavit qu'il lui avait servi : "Intéressé par moi..." Il avait affermi sa voix : "Sexuellement. Je veux dire, intéressé sexuellement." Elle avait répondu avec aplomb qu'elle ne croyait pas, mais il avait continué :
"Il vous intéresse, vous ?
- Non, je les préfère jeunes et beaux.
"

Sans être "d'une drôlerie irrésistible"(quatrième de couverture) - on n'ira pas jusque-là -, le roman est, grâce à l'impertinence de la narratrice, teinté d'humour. Et il est aussi émouvant parfois dans sa description de quelques figures féminines accueillantes à la jeune femme qu'elle était alors, et qui traçaient courageusement leur chemin entre les contraintes de la famille et du travail. Émouvant aussi quand il relate la descente aux enfers du Chef, atteint d'une maladie neurodégénérative. C'est à ce moment aussi que je relevai le passage suivant :

"Les obsèques ont eu lieu à Paris, dans l'église située sur la place des Abbesses. Sur le parvis, Joseph accueillait les gens coiffé d'un étrange chapeau de tueur à gages. En enterrant le Chef, il enterrait son double paradoxal, et une grande part de sa vie à lui."(p. 219)

Place des Abbesses, autrement dit dans le 18ème arrondissement. Vous me voyez venir. Retour à l'index du Thomas Clerc. On la trouve presque à la fin du livre :

"On peut désormais emprunter la fameuse RUE DES ABBESSES (418 X 14 m) avec sérénité, la colonne vertébrale du "village" qui donne son nom à la station de métro la plus profonde de Paris, d'où nous sortons essoufflé car nous avons gravi les 94 marches au lieu de prendre l'ascenseur. Ambiance : il y a beaucoup de monde sur la PLACE DES ABBESSES, et je m'apprête à souffrir car je n'aime pas le monde bien que j'aime le monde." (p. 572-573)

Au 8, il relève que deux boulangeries côte-à-côte se font forcément la guerre. Comme il préfère la plus ancienne, Au levain d'antan, à celle qui vient d'ouvrir récemment, Les Copains, qui "diffuse en outre une musique de variétoche  censée rendre l'ambiance sympa mais paraît, ipso facto, frelatée", il se poste devant l'entrée et conseille aux clients d'aller plutôt au levain d'à côté : "Ils ont tendance à obéir, sauf une japonaise terrorisée  et une bourgeoise rebelle. Après avoir commis ma m.a., je pénètre dans l'église Saint-Jean de Montmartre pour me purifier."

La semaine dernière, j'avais trouvé dans une brocante à Saint-Martin d'Auxigny, près de Bourges, un recueil d'articles de La Science et la Vie, de l'année 1913. Je l'avais acheté en pensant à ma fiction 1913, écrite en 2013 (toujours disponible sur le site des Tasons). Et, parcourant l'ouvrage, j'étais tombé sur cette belle illustration de la station des Abbesses, "récemment ouverte au public".

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* Cela m'a rappelé la critique la plus courte du monde, celle d'un journaliste sur le roman d'Alexandre Jardin qui s'appelait Oui : Non.

vendredi 18 octobre 2024

Un nouveau fou à l'Elysée

Terminé hier le livre de Thomas Clerc sur le 18ème arrondissement. La dernière rue mentionnée est la rue Lucien Gaulard, qui se termine en impasse sur le cimetière Saint-Vincent. Clerc ne dit rien de Lucien Gaulard, on comprend bien qu'il ne peut pas s'attarder sur la biographie de tous ceux (et toutes celles, bien moins nombreuses) qui ont donné leur nom à une rue, une place, un square, etc. Les six cents pages n'y auraient point suffi. Par curiosité, je suis allé voir sur Wiki, où j'apprends que Lucien se prénommait en fait Léon Adrien, onzième enfant d’une famille de douze, fils d’Edmé Gaulard et d’Onézime Justice, mariés le . Onézime Justice, n'est-ce pas incroyable ? Lucien invente le transformateur électrique et le , il inaugure l’usine centrale de Tours où 250 chevaux de machine à vapeur entraînent 2 alternateurs. Hélas, son premier brevet déposé en 1882 a été refusé au motif que l'inventeur prétendait pouvoir faire « quelque chose de rien ».  Gaulard contre-attaque mais perd ses procès et la ruine s'ensuit. Et la folie :  le 1er février 1888, il se présente à l’Élysée en gueulant au concierge « Je suis Dieu et je veux la paix Universelle » comme le rapporte le Matin dans son édition du (que j'ai retrouvée sur Gallica) : Un nouveau fou à l'Elysée (on se demande quel est l'ancien...)*.

Le pauvre Lucien meurt le 26 novembre 1888 à l’hôpital Sainte-Anne, où il avait été interné après son accès de démence élyséen.

Bon, j'ai ajouté ma petite pierre à l'édifice clérical, si je puis m'exprimer ainsi (ce que n'approuverait certainement pas l'auteur, qui ne se caractérise pas par sa religiosité extrême). 

Je n'avais pas attendu, ceci dit, d'en finir avec lui pour aborder un autre livre sélectionné pour le Goncourt des détenus. J'avais en effet attaqué en parallèle Jour de ressac de Maylis de Kerangal. Car j'aime beaucoup Maylis de Kerangal, depuis Naissance d'un pont, que j'avais épinglé ici pour la futile raison que j'y avais trouvé un "alluvions" dans le texte (non, bien sûr, mais c'était un moyen commode et paresseux de vanter ce roman). Et puis, plus récemment, c'est elle qui m'avait orienté vers le formidable Underland de Robert Macfarlane.

La narratrice reçoit un jour l’appel d’un policier. Le corps d’un homme a été retrouvé sur la voie publique, près de la digue nord du Havre. Dans sa poche, un ticket de cinéma avec son numéro de téléphone. Le Havre, c'est la ville où elle a vécu, "j'y ai poussé comme une herbe folle jusqu'à atteindre ma taille adulte, ainsi que les dents, les pieds, le cœur et les poumons qui vont avec", et où elle n'est retournée depuis vingt ans. C'est aussi la ville où Maylis de Kerangal a passé une partie de son enfance et son adolescence. Il s'agit pourtant bien d'une fiction, non d'une autobiographie. On peut croire d'ailleurs au début que l'écrivaine s'est risquée pour la première fois au polar : les ingrédients du polar sont en effet bel et bien présents, avec la présence sourde et menaçante du narcotrafic dans le port du Havre, mais l'enquête ici ne sera pas policière. Le projet littéraire est autre.

Je n'irai pas plus loin dans la description. Voulant juste aujourd'hui m'attarder sur deux points. Tout d'abord, signaler ma surprise de retrouver mon fil moyen-oriental (ce qui n'avait rien d'évident dans un roman centré sur la Manche). Il surgit tout à la fin du livre, où la narratrice retrouve à Paris son mari imprimeur, Blaise, qui vient juste d'acquérir une OFMI Heidelberg, magnifique presse typographique de 1962. Blaise lui raconte que son histoire du Havre lui avait rappelé une autre affaire, encore irrésolue à ce jour, un homme retrouvé mort sur une plage, à Somerton Park, en Australie. Sur cet homme on avait trouvé, au fond d'une poche de pantalon, un petit papier imprimé : "sur ce petit papier, deux mots, taman shud, deux mots qui, eux, avaient été identifiés : ils figuraient sur la dernière page des Rubaïyat, les poèmes d'Omar Khayyam, ça voulait dire "fini", c'était du persan, et cette histoire ayant eu lieu au début de la guerre froide, en 1948, l'hypothèse d'un espion semblait tenir la corde." (p. 238)

Il ne s'agit pas d'une invention de Maylis de Kerangal, cette énigme de Somerton Park est bien réelle et continue d'alimenter les spéculations sur internet.

Autre chose. Le 3 octobre, ma fille Pauline m'avait appelé de Grenoble où elle a emménagé récemment avec Romain, son compagnon. Elle n'avait pas encore trouvé de travail mais elle était contente, car elle avait des droits à une formation et celle qui se profilait était bien alléchante : une formation aux techniques du doublage, à l’enregistrement de textes pour des livres audio. Elle devait avoir lieu bientôt à Lyon, en petit comité. Quatre jours plus tard, à la centrale de Saint-Maur, F., le détenu que je visite et qui travaille à l'atelier son dirigé par le musicien Nicolas Frize**, me raconte qu'une doubleuse est venue au studio pour faire découvrir son travail. Et chacun a pu faire un petit essai de doublage. Un bon moment. J'avais été amusé par la coïncidence avec le stage de Pauline, mais bon, rien de renversant encore. Sauf que ce même jour, je commence donc la lecture de Jour de ressac et découvre que la narratrice est une doubleuse...

J'ai longé le Channel tous les matins durant quatre ans, quand j'allais au collège, les yeux systématiquement tournés vers l'affiche du film de la semaine : graphisme, titre, noms des acteurs - que je n'ai jamais lus autrement que comme des noms de légende -, ces substances percolaient en moi durant tout le trajet, et je me glissais dans la peau de l'actrice principale, lui empruntant son visage, identifiée à elle comme à une autre version de moi, une version toujours plus libre, plus hardie, plus transgressive - maintenant que j'y pense, c'est ce même jeu de dédoublement qui se produit quand je suis en postsynchro, dans une salle de projection, debout face à l'écran, équipée d'un micro ultrasensible, et que ma voix sort de la bouche d'une actrice étrangère, Susan Sarandon ou Liv Lisa Fries. Je remontais alors les artères du quartier Perret tels des couloirs de vent, tête baissée, mon sac US pendu à l'épaule, je filais sur le plan en damier, de case en case, de bloc en bloc, ignorant à l'époque que cette géométrie modulaire, ces canyons perpendiculaires et ces carrefours récurrents, ces tours ces intersections, multipliant les angles morts et les lignes de fuite, créaient un espace propice au hasard, au fortuit, aux coïncidences, un espace devenu la matrice de ma rêverie. (p. 51-52, c'est moi qui souligne)

Pour finir, il y a douze ans exactement, à un jour près, le 17 octobre 2012, je publiais ici cet article sur Le Havre : Porte Océane.


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** Allant sur le net pour faire une recherche sur Nicolas Frize, je tombe sur son site et je vois que le 4 octobre paraît en librairie Le Studio du Temps, un livre sur son expérience à la Centrale de Saint-Maur, longue de plus de trente ans.  C'est fou... (je risque de finir comme Lucien Gaulard).