6 mars 2025. Je vois à Arcanes le dernier récit de Jean-Paul Kauffmann, L'Accident. Je l'achète et le commence aussitôt revenu à la maison, délaissant donc d'autres lectures en cours. C'est que j'entretiens avec Jean-Paul Kauffmann un rapport particulier. Avec ses livres, dois-je préciser, car je n'ai jamais rencontré l'homme. Oui, ses livres qui, toujours, ont suscité des résonances, éveillé des échos, et c'est encore le cas avec ce dernier ouvrage où l'écrivain enquête cette fois sur son enfance, et où il dévoile plus qu'auparavant l'horreur de ce qu'il vécut en tant qu'otage à Beyrouth trois longues années, entre 1985 et 1988.

Quel lien entre cette enfance dans le village breton au nom si singulier de Corps-Nuds et l'enlèvement au Liban ? C'est ce que raconte le livre, dont le cœur est cet accident survenu le 2 janvier 1949, où dix-huit jeunes hommes de la commune, revenant d'un match de football dans un camion Dodge conduit trop vite par le fils du maire, trouvent la mort à cause d'un virage raté et de la chute dans un étang. Une tragédie dont le village d'une certaine manière ne se relèvera jamais.
Pourtant, par une sorte de paradoxe, ce drame n'a pas enseveli l'enfance de JPK dans la noirceur. Cette enfance, il en parle comme d'un temps virgilien ; il écrit que les ennuis ont commencé pour lui après ses 11 ans (où il entre dans un pensionnat). L'état de bonheur, cette trêve, cette "sorte de relâche avant le déclenchement des hostilités de l'existence", ce répit "correspond au monde virgilien que j'ai connu à la faveur d'une fête, les Rogations, au milieu de la nature, ce réservoir inépuisable de symboles et de signes." (p. 190)
Ce passage m'a saisi : il renouait avec l'un des fils suivis ces derniers temps, que j'ai commencé à explorer dans l'article Saint Blaise, au-delà de l'humain, et que je n'avais pas encore développé plus avant.
Il faut rappeler ce que sont les Rogations, à savoir une cérémonie printanière de bénédiction des champs qui avait traditionnellement lieu au cours des trois jours précédant l'Ascension. L'imparfait est de rigueur car les Rogations, sans être aucunement abolis par l’Église, sont pratiquement passées d'usage. Dans les années 50, elles subsistaient donc en Bretagne et l'enfant de coeur JPK, surplis blanc à manches courtes et col carré sur soutanelle rouge, suivait de près le curé Brionne, en habit violet (JPK aime à se comparer au petit enfant de chœur rêveur de l'immense tableau Un enterrement à Ornans de Gustave Courbet, qu'il revient voir régulièrement au Musée d'Orsay).
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Un enterrement à Ornans, Gustave Courbet, 1849-1850 (détail) |
"Cette circumambulation, écrit JPK, à travers les champs encore en chaume où les alouettes couraient à ras le sol pour s'envoler me paraît aujourd'hui un fait incroyable par sa beauté et son évidence païenne. Il me semble que ce dernier aspect n'échappait pas à l'ancien professeur de philosophie, pétri de culture latine." Le curé Brionne ne devait sans doute pas ignorer que les Rogations étaient ni plus ni moins que la reprise d'une fête antique (les Robigalia), à la gloire de la déesse Cérès, lui demandant protection contre les calamités. Rogations instituées en 470 par l'évêque de Vienne, saint Mamert (l'un des saints de glace), et étendues à toute la Gaule par le concile d'Orléans en 511.
"Plus tard, poursuit JPK, au cours d'un long séjour à Rome, siège de la papauté et capitale de l'Empire romain, j'ai compris combien le christianisme avait assumé sans complexe cette part qui dans le paganisme répondait aux aspirations profondes du peuple. L’Église a dû ajuster nombre de coutumes gréco-romaines qu'elle n'a pu extirper. L'habillage chrétien cache un cœur polythéiste toujours tenace." Rome, le curé Brionne y avait suivi en 1929 les cours de théologie du Séminaire français, et c'est la ville de naissance du frère François Cassingena-Trévedy. Docteur en théologie de l'Institut catholique de Paris, il n'en prise pas moins les Rogations, qu'il évoque dans Paysan de Dieu, en parlant de ces "Rogations improvisées à Recoules, depuis l'église jusqu'à la croix communale située sur une saillie rocheuse du plateau et environnée par les vieux frênes que plantèrent jadis les conscrits de la guerre de 1914-1918 avant de partir au front. [...] J'ai ressuscité avec Géraud l'usage tombé depuis longtemps en désuétude et j'ai composé une prière toute neuve pour clore les litanies." (p. 66)
Litanies mineures était le terme employé en 470 par saint Mamert pour désigner la cérémonie (Philippe Walter, dans Mythologie chrétienne (Imago, 2005), rappelle que la litanie désigne une procession qui a un caractère d'expiation et de pénitence). Jacques de Voragine, dans sa Légende dorée, rappelle l'origine de la fête :
Il y avait alors à Vienne de fréquents tremblements de terre, qui
renversaient les maisons et bon nombre d’églises ; on entendait, la
nuit, des bruits effrayants ; et, le jour de Pâques un feu tomba du
ciel, qui consuma le palais du roi. Et, de même qu’autrefois Dieu avait
permis aux démons d’entrer dans le corps d’un troupeau de porcs, les
loups et autres bêtes féroces entraient librement dans les maisons,
dévorant enfants et vieillards, hommes et femmes. Devant une telle
réunion de calamités, l’évêque susdit ordonna un jeûne de trois jours,
institua les litanies et obtint de cette façon la cessation du mal dont
souffrait la ville. Plus tard l’Église décréta que cette Litanie serait
observée par tous les fidèles.
La fête des Rogations est donc instituée pour restaurer un ordre naturel menacé. Jacques de Voragine encore :
Enfin cette fête s’appelle, aussi Procession parce que l’Église fait,
ces jours-là, une grande procession où l’on porte des croix, où l’on
sonne toutes les cloches, et où l’on invoque, en particulier, le
patronage de tous les saints. On porte les croix et on sonne les
cloches, pour effrayer les démons, ou bien encore on porte les croix
pour effrayer les démons, et on sonne les cloches pour rappeler aux
fidèles leur devoir de prier, en présence du danger de la tentation.
Dans certaines églises, surtout dans les églises françaises, on a aussi
l’habitude de porter en procession un dragon avec une longue queue
gonflée de paille, et que l’on dégonfle devant la croix, le troisième
jour : ce qui signifie que, avant la Loi et sous la Loi, le diable a
régné en ce monde, mais que le Christ, par la grâce de sa Passion, l’a
chassé de son royaume. Et l’on a également coutume de chanter, à ces
processions, le cantique des anges : Sancte Deus, sancte fortis, sancte et immortalis, miserere nobis. (C'est moi qui souligne)
Cette mention des dragons est intrigante (voilà un aspect des Rogations que le frère François ne songe pas à restaurer). En cherchant à en savoir plus long, je suis tombé sur un intéressant compte rendu d'un
séminaire sur les Processions et Rogations, organisé par l'IRHT (Institut de Recherche et d'Histoire des textes) le 8 décembre 2017.
"Lors de ces processions, rapporte la chercheuse Nicole Bériou, sont portés trois objets sacrés : les
bannières, les croix, les trompettes pour faire de la musique. Ces
objets symbolisent la patience ou l’élévation du cœur, la pénitence, le
jugement dernier ou Jéricho. Ils donnent une vision large de l’histoire
du salut. Un quatrième objet est porté, à savoir un dragon de grande
taille qui se trouve, les deux premiers jours des Rogations, avant les
bannières (ce qui signifie que les pécheurs appartiennent à la
procession du Diable) et qui est à la fin de la procession, le troisième
jour (ce qui signifie que les hommes se sont enfin convertis). En fait,
cela veut dire que beaucoup de chrétiens appartiennent à la procession
du Diable et bien peu à la procession de Dieu. Ce rituel existe depuis
au moins le XIIe siècle, comme le montre Pierre Lombard dans
le commentaire des psaumes qui parle du dragon qui passe de la première à
la dernière place lors de la procession des Rogations. [...] Au début du
XVIIIe siècle, on utilise encore des dragons de processions.
Le dragon représente les forces qui menacent la civilisation. Cf. saint
Marcel a vaincu un dragon à Paris. Les reliques de Marcel ont été
transférées dans la cathédrale au plus tard au XIIe siècle.
Le dragon processionnel est à la fois le dragon de saint Marcel qui a
civilisé le monde sauvage et le Diable : il y a une interpénétration de
plusieurs modèles (cf. Jacques Le Goff sur la culture folklorique)." (C'est moi qui souligne)
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Combat de Saint Georges et du Dragon à Mons (Belgique), gravure |
Oublions un instant le dragon, ce qui me frappe surtout c'est de lire une même ferveur chez JPK et FCT au souvenir de cette cérémonie, souvenir d'enfance chez l'un et reviviscence récente chez l'autre :
FCT : "Il y a beau temps que les hommes ont oublié les Rogations, mais le vert, le vert abyssal, le vert universel à lui seul les appelle et les justifie. Le vert tout seul chante, le vert chante de mémoire : Te rogamus, audi nos*... A travers les noms tutélaires des saints que le vent emporte, quelque chose revit ce matin, qui rend le vert encore plus vrai. (p. 66)
JPK : "Tous, nous communiions dans cette grande force dynamique du printemps, une ivresse qui m'apparaît soixante-dix ans plus tard comme dionysiaque. Le sentiment de la nature, nous le partagions tous certainement même si la notion nous semblait abstraite. Plus que le sentiment, c'est le corps de la nature que je percevais personnellement, l'appréhension physique du paysage, en fusion avec le monde, comme si l'air, les arbres, les plantes formaient un prolongement de mon être." (p. 194)
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* "Nous t'en prions, Seigneur, écoute-nous."