samedi 21 octobre 2017

# 252/313 - Le test de Voight-Kampff

"Il m’écrivait «Je reviens d’Hokkaido, l’île du nord. Les Japonais riches et pressés prennent
l’avion, les autres prennent le ferry. L’attente, l’immobilité, le sommeil morcelé, tout ça curieusement me renvoie à une guerre passée ou future : trains de nuit, fins d’alerte, abris atomiques... De petits fragments de guerre enchâssés dans la vie courante.» II aimait la fragilité de ces instants suspendus, ces souvenirs qui n’avaient servi à rien qu’à laisser, justement, des souvenirs. II écrivait «Après quelques tours du monde, seule la banalité m’intéresse encore. Je l’ai traquée pendant ce voyage avec l’acharnement d’un chasseur de primes.
À l’aube, nous serons à Tokyo.»

Chris Marker, texte de Sans soleil, 1982.

03/10 - Sans soleil, de Chris Marker, sur Mubi. J'ai déjà plusieurs fois évoqué La Jetée, ce photo-roman de 1962, œuvre unique en son genre, anticipation glaçante et en même temps terriblement humaine d'un temps où le souvenir devient le dernier refuge d'une civilisation  en péril. Sans soleil sort vingt ans plus tard, en 1982, il ne s'agit plus vraiment d'une fiction mais d'un documentaire, d'un genre là encore inconnu, moins un reportage qu'un collage, une narration éclatée entre le Japon et la Guinée Bissau mais traversant aussi bien d'autres lieux, une voix off dite par Florence Delay égrenant les lettres d'un cameraman fictif du nom de Sandor Krasna, des images passées au synthétiseur, des chats et des kimonos, bref un assemblage qui décourage même l'inventaire, au point, par exemple, que Paul Fléchère, le critique de Dvdclassik, renonce même à brosser un quelconque résumé du film : 

"Le voyage, la digression, le clin d’œil et le texte littéraire sont les inspirations majeures de Sans Soleil, documentaire particulièrement original dans sa forme et dans son ton. Il est très délicat de tenter de résumer un film qui saute régulièrement du coq à l’âne, entame des pistes d’une intense profondeur pour les abandonner au profit d’un chemin de traverse fantaisiste.
Plutôt que de le résumer, je vais essayer d’en décrire les dix premières minutes. La richesse des thèmes et des paysages abordés durant ces dix minutes devraient donner, mieux qu’une tentative de synopsis, une idée de ce film de deux heures."
Semblablement je me contenterai de relever ce qui fait écho à la pelote d'algues et aux lucioles qui font mon quotidien. Autrement dit, Marker  entre une nouvelle fois dans le tourbillon de l'attracteur étrange. Et ceci, quasi littéralement, car  la spirale de Vertigo (Sueurs froides) d'Hitchcock y est bel et bien présente.

" II m’écrivait qu’un seul film avait su dire la mémoire impossible, la mémoire folle. Un film
d’Hitchcock : Vertigo. Dans la spirale du générique, il voyait le Temps qui couvre un champ de plus en plus
large à mesure qu’il s’éloigne, un cyclone dont l’instant présent contient, immobile, l’œil..." (texte de Sans soleil)

Le lendemain, je suis allé voir Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve, la suite du premier Blade Runner de Ridley Scott, d'après le roman de Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? Film que j'ai revu cinq jours plus tard sur Arte.
Dans ces deux réalisations, le motif de l’œil ouvre, si l'on peut dire, les débats. Sans soleil et Blade Runner sont par ailleurs quasiment contemporains, mais il ne me semble pas qu'on les ait mis en relation à l'époque, ni même qu'on ait repéré cet identique motif.


Rappelons tout de même pourquoi l’œil a une si grande importance dans Blade Runner. De l'aveu même de Ridley Scott*, c'était vraiment une représentation orwellienne, le monde était devenu un endroit sous contrôle, l’œil était celui de Big Brother. Mais il ajoute ensuite que la raison principale qui lui a fait commencer le film par un oeil et qui lui "a fait mettre de l'emphase sur les yeux dans l'action ou les dialogues était le détecteur Voight-Kampff. Cet appareil  se focalise sur votre oeil et accède à votre âme." C'est Philip K. Dick qui a eu l'idée de l'instrument et du test qui lui correspond.


« Une forme très avancée de détecteur de mensonge qui mesure les contractions du muscle de l'iris et la présence de particules invisibles flottantes dans l'air et provenant du corps. Les soufflets ont été conçus pour cette dernière fonction et donner à la machine l'air menaçant d'un sinistre insecte. Le VK est utilisé essentiellement par les Blade Runners pour déterminer si un suspect est véritablement humain en mesurant le degré de sa réponse empathique par le biais de questions et de déclarations soigneusement rédigées. »
    Description du Voight-Kampff dans le dossier de presse original du film Blade Runner (1982).
Dernière précision : j'avais vu et revu le film sans savoir le nom de ce dispositif. C'est en lisant le dernier billet de Rémi Schulz, double double c quadruple, qui ne faisait par ailleurs aucune allusion au film, que j'ai vu ce mot inconnu :
"Or, si les tests passés au gré de circonstances diverses me laissent présager un QI nettement au-dessus de la moyenne, je me sens fortement inférieur à GEF sur ce plan, encore que je sois dubitatif sur ce que mesure un QI, qui devrait à mon sens être couplé à un Voight-Kampff pour approcher la réelle qualité d'une personne."
En cliquant sur le lien, j'ai donc découvert sa relation directe avec Blade Runner.**

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* Entretien avec Paul M Sammon, in Blade Runner, Rockyrama Hors-série, Romain Dubois § Ludovic Gottigny, 2017.

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Dans le reste de l'article, il est intéressant de relever les allusions à l’œil :
1. Dernier tercet d'un sonnet inspiré de Voyelles de Rimbaud :

O, la loi de Desdémone à Iago,
Un odieux hiatus ioulé du kazoo,
O l'Oméga de Son oeil indigo !

2. Autre proposition de sonnet anagrammatique :

O, suprême Clairon plein des blagueurs étranges,
Silences traversés des Démons et des Anges :
- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! – 

3. Encore une autre proposition :

O rondos vrombissants du sphinx ou du koto
s'insinuant si massifs du paroir au fiasco
Omicrons aux clairs puits d'un iris indigo

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