-Yves Bonnefoy. C'est vrai, j'ai cité, il y a déjà longtemps, Dans les sables rouges, ce récit d'une colonie de la Rome impériale restée vivante, et toujours à parler latin, dans des galeries souterraines du lointain désert de Gobi. Mais plusieurs autres livres de cette nature rêveuse ont compté tout autant pour moi au seuil de l'adolescence, et je pense à eux souvent encore, ou plutôt est-ce eux peut-être qui continuent de penser, à travers moi."
Entretien, in Magazine littéraire, novembre 1992, p. 96.
"(...) je pense à eux souvent encore, ou plutôt est-ce eux peut-être qui continuent de penser, à travers moi." Cette réflexion de Yves Bonnefoy au début de son entretien avec Jean Roudaut me rappela immédiatement une case du roman graphique de Baudoin et Vargas, que je venais de relire la veille :
Le commissaire Adamsberg converse avec son adjoint Danglard. Et il profère donc cette phrase assez énigmatique : "Vous savez bien que je ne pense jamais à aucun truc. Ce sont les trucs qui pensent à moi. En ce moment, le Bélier pense à moi."
L'idée commune à Bonnefoy et Vargas, c'est donc bien une sorte d'inversion des rôles : c'est l'objet de la pensée qui devient en réalité le sujet de la pensée, et celui qui est censé être le sujet pensant devient simple vecteur de la pensée, ou disons le lieu où s'opère cette pensée. Bon, devant de telles affirmations d'aspect paradoxal, on a tendance à ne pas s'attarder, comme s'il s'agissait de simples ornements "littéraires"qu'il serait superflu de prendre véritablement en compte.
Pourtant, si je m'y penche vraiment - et sans doute aurais-je passé moi aussi mon chemin si la coïncidence textuelle ne m'était pas apparue - je ne peux pas ne pas penser à l'anthropologie que cherche à élaborer Eduardo Kohn, dans son livre Comment pensent les forêts, que j'ai évoqué ici, le 25 août.
Il y soutient qu'un autre type de pensée est possible, qui englobe l'humain et le soutient :
"Cet autre type de pensée est celui que les forêts pensent, le type de pensée qui pense à travers les vies des gens comme les Runa (ou les autres), qui interagissent intimement avec les êtres vivants de la forêt d'une façon qui amplifie la logique distinctive de la vie.Je ne veux pas m'avancer plus avant, du moins pour l'instant, sur ce terrain complexe, et je propose plutôt maintenant de nous pencher sur ce Bélier qui pense à moi (Adamsberg). Le Bélier n'est autre, dans l'histoire, que le tueur en série qui menace la vie du jeune Grégoire Braban, et qui doit son surnom à la marque qu'il laisse sur ses victimes.
Ces êtres vivants enchantent et animent la forêt. Je propose une théorie de la réalité de l'enchantement et de l'animisme au-delà de l'humain, et je m'efforce de l'étayer et de la mobiliser conceptuellement dans le cadre d'une approche anthropologique susceptible de nous emmener au-delà de l'humain : c'est l'offrande que je fais, de la main gauche, pour contrer ce que nous tenons pour être les manières "droites" de penser l'humain." (p. 292)
Le Bélier, à cheval entre mars et avril, est le premier signe du zodiaque, qui débute avec l'équinoxe de printemps.
Or, le paon - que nous avons vu apparaître dans le texte de Bonnefoy sur Ravenne - est lui aussi un symbole de l'équinoxe de printemps. L'iconographie chrétienne et d'abord byzantine, "semble bien s'inspirer, écrit Jean Richer,* de ce qu'on lit au sujet du paon dans L'Histoire des animaux d'Aristote (VI, 564 B1) puis dans l'Histoire naturelle de Pline l'Ancien (Livre X, ch. 22) sur le fait que le paon perd son plumage à la chute des feuilles et qu'une nouvelle queue lui repousse à la frondaison, ce qui, incontestablement, renvoie aux équinoxes."
Par ailleurs, au Moyen Age, on croyait que la chair du paon était imputrescible, ce qui explique qu'on en ait fait un symbole d'immortalité.
Paons affrontés à un vase, sous deux coquilles, détail d’un sarcophage épiscopal conservé dans la basilique de St-Apollinaire-in-classe, Ravenne. |
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* Jean Richer, Iconologie et Tradition, Symboles cosmiques dans l'art chrétien, Guy Trédaniel, 1984, p. 17.
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